Dupleix et l’Inde française/2/12

Ernest Leroux (2p. 433-470).


CHAPITRE XII

Le blocus de la côte Coromandel et les attaques contre Goudelour.


§ 1. — Paradis rappelé de Madras : affaire de Sadras. Première expédition contre Goudelour, sous les ordres de Bury (18 décembre 1746).
§ 2. — Second projet contre Goudelour (31 décembre). L’exécution en est confiée à La Tour. L’expédition ne quitte pas Virampatnam.
§ 3. — Négociations et paix avec le Nabab (février 1747). Mafouz Khan à Pondichéry.
§ 4. — Nouvelle tentative contre Goudelour : Paradis et La Tour chargés de l’expédition (11-12 mars). Elle échoue par suite de l’arrivée de l’escadre de Griffin.
§ 5. — Le blocus de la côte Coromandel par la flotte anglaise. Dupleix prend lui-même le commandement d’une quatrième expédition contre Goudelour : elle est de nouveau arrêtée par le retour fortuit de l’escadre de Griffin (15-17 janvier 1748).
§ 6. — Mort de Mohamed Cha et de Nizam oul Moulk. Arrivée de l’escadre de Bouvet.
§ 7. — Dernière tentative contre Goudelour ; elle est confiée à Mainville (27-29 juin) et échoue sous les murs de la ville.

§ 1.

La rivalité de Dupleix et de la Bourdonnais avait empêché notre escadre et nos forces de l’Inde d’aller investir Goudelour aussitôt après la prise de Madras.

Goudelour était alors comme aujourd’hui une ville d’environ 50.000 habitants, située à l’embouchure sud du Gandilam, un petit fleuve assez étroit, même au moment de se jeter dans la mer. Toute son importance résidait dans le commerce qui n’était pas à vrai dire très développé : Madras absorbait à peu près toutes les affaires de la côte. Sur la rive nord de la rivière se trouvait le fort Saint-David, dont il ne reste plus que quelques ruines ; il protégeait la ville et assurait la défense des intérêts anglais jusqu’à plusieurs lieues dans l’intérieur des terres. La Bourdonnais avait proposé de s’en emparer avant d’entreprendre le siège de Madras, et Dupleix ne jugeait pas l’opération difficile ; mais était-ce bien par elle qu’il fallait commencer ? L’idée fut ajournée. La Bourdonnais nous dit qu’il l’eut reprise et réalisée, après la reddition de Madras, s’il se fut entendu avec Dupleix sur d’autres questions et peut-être était-il sincère.

Lui parti, que pouvait faire le gouverneur de Pondichéry ? Il lui restait des forces de terre assez nombreuses, les navires de Dordelin et deux autres hors d’usage. Avec un peu d’audace et quelque chance il n’en fallait pas davantage pour réussir. Dupleix se résolut donc à attaquer les Anglais et à essayer de leur enlever le dernier point d’appui qu’ils eussent à la côte Coromandel. L’entreprise paraissait d’autant plus nécessaire que depuis la perte de Madras nos ennemis y avaient transporté le siège de leur administration et de leurs affaires et que de là ils pouvaient nouer des intrigues dangereuses avec le nabab du Carnatic, dont l’inconstance était pour nous un sujet de perpétuelles alarmes.

Il n’est pas douteux que si l’on avait profité du moment de surprise qui suivit la chute de Fort St -Georges, Fort St -David eut succombé plus aisément encore ; mais après l’immobilisation de nos forces pendant tout le mois que durèrent les querelles stériles de Dupleix et de la Bourdonnais, nous eûmes à repousser plusieurs attaques du nabab et pendant un autre mois il nous fallut rester sur la défensive ou dans l’observation des événements.

Ces lenteurs ou hésitations, plus ou moins imposées par les circonstances, ne nous furent pas favorables. Dupleix avait un instant espéré pouvoir paralyser l’action du vieux nabab en entretenant la division entre ses deux fils Mafouz Khan et Mohamed Ali, extrêmement jaloux l’un de l’autre et dès le mois de septembre il avait engagé avec le dernier des négociations qui pouvaient aboutir à une sorte d’alliance et même quelque chose de mieux. Anaverdi Khan était très vieux — 86 ans — fort malade depuis quelque temps et pouvait mourir d’un jour à l’autre. Sa succession devait normalement revenir à son fils aîné ; mais Mohamed Ali était ambitieux et, en Orient surtout, la force prime le droit. À la suite de négociations dont nous ignorons le détail, Dupleix promit son concours au jeune prince s’il voulait un jour se saisir du pouvoir. Le malheur voulut que Mohamed Ali beaucoup trop impatient nous demanda à l’aider tout de suite. Il n’entrait pas dans les plans de Dupleix de se découvrir si vite ni si complètement ; il fit une réponse évasive et dilatoire. Comptant peut-être lui forcer la main, Mohamed Ali lui écrivit le 1er décembre une lettre où, reprenant tous les griefs de son père et de Mafouz Khan, il lui reprochait d’avoir injustement attaqué Madras. (Ananda, t. 3, p. 136.)

Dupleix envisagea la situation. C’était la guerre qui allait reprendre et cette fois nous aurions contre nous toutes les troupes du nabab et de ses fils. Nous aurions aussi sans aucun doute à subir le choc des Anglais qui avaient renforcé leur garnison de Goudelour avec tous les soldats fugitifs de Madras et attendaient d’un moment à l’antre l’arrivée de l’escadre de Peyton, libre enfin de quitter le Bengale.

Ce concours de forces pouvait être un sérieux danger pour nos établissements. Dupleix ne fut nullement effrayé. Confiant dans les effectifs que lui avaient laissés ou amenés la Bourdonnais et Dordelin[1], il dédaignait toutes les menaces et venait (26 novembre) de refuser un secours de 2.000 Marates que lui proposait Fateh Sing, un de leurs chefs (Ananda, t. 3, p. 126). Il lui parut cependant que s’il pouvait réduire Goudelour avant que les Anglais et le nabab eussent eu le temps de combiner leurs efforts, ce ne serait plus ensuite qu’un jeu d’abattre les Maures et leur imposer la paix. Il répondit donc à Mohamed Ali en rappelant Paradis de Madras et en lui destinant le commandement d’une expédition qui irait aussitôt attaquer Fort Saint-David.

Paradis partit de Madras le 3 décembre avec 300 soldats et cipayes pris à la garnison et tous les effets et marchandises qu’il put emporter : une partie provenait des dépouilles de Madras. Mafouz Khan, informé de ces mouvements par des espions, crut l’occasion favorable pour prendre sa revanche de la défaite de l’Adyar et ramena peu à peu ses hommes à la côte. Il en parut d’abord quelques-uns, puis un plus grand nombre. Paradis qui sans doute ne soupçonnait pas leur importance poursuivit sa route avec une entière confiance. Un peu avant d’arriver à Sadras, son arrière-garde, commandée par Mainville, fut attaquée par 2 à 3.000 cavaliers et piétons. L’assaut fut rude et nous perdîmes au moins une quinzaine d’hommes et une partie de nos bagages. Paradis ne crut pas devoir revenir en arrière pour prendre part au combat et ce fut ensuite l’occasion d’une altercation des plus vives entre lui et Mainville : Mainville menaça de le tuer.

Arrivé à Sadras où le gouverneur hollandais le reçut par impuissance de lui résister, il y embarqua une partie ses hommes et ce qui lui restait de bagages, et partit lui-même par terre pour Pondichéry, où il arriva le 12 décembre dans la soirée. En route il avait rencontré La Tour, qui lui amenait 350 hommes de renfort. Les Maures ayant renoncé à poursuivre leurs attaques, ce secours se trouva inutile.

Tout était prêt pour l’expédition de Goudelour. Outre les forces de terre, Dupleix avait prévu que le Bourbon et une vingtaine de catimarons appuieraient l’expédition terrestre et chercheraient à diviser les forces ennemies par une menace du côté de la mer. Il ne restait plus qu’à faire accepter le choix de Paradis par les autres officiers. Dupleix se trouva là en présence d’une difficulté qu’il n’avait pas prévue. Paradis n’était pas officier de carrière et en admettant qu’on tint compte de son titre de capitaine réformé, des officiers plus anciens que lui devaient être désignés les premiers. Fallait-il parler de la supériorité de ses talents militaires ? Mais les autres capitaines se reconnaissaient- ils comme sans valeur ? Et lui-même n’avait-il pas quelque peu diminué son prestige et son autorité dans l’affaire de Sadras ?

Il semble qu’en désignant Paradis pour diriger l’attaque contre Goudelour, Dupleix ait eu du commandement militaire aux colonies à peu près la conception des anciens Romains, lorsqu’ils prenaient un Cincinnatus à sa charrue pour lui confier leurs hommes. Mais on n’était plus aux temps héroïques. À la nouvelle que Paradis allait les commander, les officiers, Bury, la Tour, Plaisance et deux autres encore opposèrent une sorte de refus de servir et alors que Dupleix était si maître de son personnel civil, il se trouva désarmé devant les règlements et les exigences militaires. Il appela donc au commandement des troupes le « bonhomme » Bury, major de la garnison, dont les titres ne le cédaient en rien à l’incapacité.

Bury partit le 18 au lever du jour avec 1.700 hommes tant blancs que noirs et sept pièces de campagne. La distance qui sépare Pondichéry de Goudelour n’est que de 26 kilomètres, dont 20 jusqu’au Ponéar, une rivière assez large mais pour ainsi dire sans eau qui, avant qu’on eut atteint le Gandilam, constituait une première ligne de défense. Deux kilomètres après ce fleuve se trouvait le grand village de Mangicoupom, avec un jardin et un bâtiment réservés aux commandants de Goudelour[2]. Tout le pays entre les deux villes est plat et bien cultivé ; il n’offrait, avant le Ponéar, d’autre défense naturelle que le Chounambar ou rivière de Gingy, qui se divise en deux bras larges et peu profonds, à cinq kilomètres de Pondichéry. Le petit fort d’Ariancoupom bâti par nous entre ces deux bras servait plutôt de protection à Pondichéry qu’il n’était une menace pour nos ennemis.

Les renseignements parvenus à Dupleix lui permettaient de supposer que nous rencontrerions peu de résistance. On parlait couramment de 2.000 hommes au plus qui se tenaient dans le voisinage de Goudelour sous le commandement de Mohamed Ali. L’expérience prouva qu’ils étaient beaucoup plus nombreux : Mohamed Ali avait avec lui de 7 à 8.000 hommes. Les Anglais, qui s’attendaient depuis plusieurs jours à être attaqués, les avaient par deux fois mis au poste de combat le plus exposé et deux fois Mohamed Ali avait déplacé son camp, de façon à ne pas se trouver directement sur notre route. Il n’avait laissé en face de nous que des groupes de cavaliers plus ou moins nombreux, plutôt pour nous incommoder que pour s’opposer à notre marche. C’est pourquoi nous pûmes arriver jusqu’au Ponéar et, après l’avoir franchi, jusqu’au jardin de la Compagnie d’Angleterre, sans être exposés à d’autres attaques qu’à des escarmouches plus ou moins vives.

Nous nous étions tranquillement installés dans ce jardin et déjà nous y avions fait transporter une partie de nos bagages et de nos munitions, lorsque le lendemain matin, un peu avant le lever du jour, on apprit que la cavalerie ennemie débouchait en grande masse sur notre droite de derrière des bouquets d arbres. Le combat s’engagea aussitôt dans une demi-clarté et dura plus de deux heures. Nos canons et nos hommes firent de leur mieux ; mais tout d’un coup, alors que la lutte était encore indécise et que nos pertes étaient peu nombreuses, Bury donna le signal de la retraite. Il expliqua le soir même à Dupleix qu’il avait eu peur d’être enveloppé, que les munitions commençaient à lui manquer, que les officiers placés sous ses ordres lui obéissaient mal et qu’enfin la diversion maritime attendue ne s’était pas produite. Le malheur voulut que dans notre précipitation nous abandonnâmes la majeure partie de nos munitions, qui tombèrent au pouvoir de l’ennemi et ce ne fut pas une perte sans importance : environ 260 têtes de bétail, 100 porcs, 1.000 moutons, 2.000 poulets, 100 tonnelets de vin, 120 tentes, 250 mousquets, et 50 tonnelets de poudre, sans compter du pain, des biscuits, des plats et des assiettes.

Au passage du Ponéar, une panique se produisit : des soldats jetèrent leurs fusils. Fort heureusement les dragons et les artilleurs avaient gardé leur sang-froid ; ils firent passer les canons un à un sur la rive septentrionale et là ils dressèrent une batterie, qui contint l’ennemi et arrêta sa poursuite. Nous pûmes ainsi continuer notre retraite jusqu’à Ariancoupom, où nous arrivâmes le même jour à quatre heures du soir.

Nous n’aurions perdu dans l’ensemble de ces opérations qu’une douzaine de morts et nous aurions ramené 150 blessés. Les ennemis auraient eu 300 tués. Mais il faut toujours se défier de ces sortes de chiffres, dont les évaluations sont rarement sincères. Les Anglais, qui avaient pris peu de part à l’action, n’auraient eu à déplorer aucune perte et c’est fort possible ; n’est-ce pas une de leurs habitudes de faire tuer les autres à leur place ? N’est-ce pas Mohamed Ali lui-même, qui disait deux ou trois jours après au gouverneur de Fort Saint-David : « Lorsque nous sommes venus à votre secours et que l’ennemi nous attaqua, vous êtes restés enfermés dans votre fort. Vos hommes ne sont pas braves : ils sont bons pour le commerce, mais pas du tout pour la guerre. » (Ananda, t. 3, p. 202).

Dupleix accueillit la nouvelle de cette défaite avec un mélange de tristesse et de satisfaction. Il ne lui déplaisait pas qu’on reconnut combien il avait été avisé en voulant confier le commandement des troupes à Paradis dont le seul nom faisait trembler l’ennemi ; mais aussi quelle diminution de notre prestige ! Et Goudelour qui restait comme un centre d’intrigues avec le nabab et comme un point d’appui pour la flotte anglaise ! Laissons la parole à Ananda, qui eut ce même jour, à minuit, avec le gouverneur, une longue conversation :

« Je suis très heureux, lui dit Dupleix en substance, que nos gens aient éprouvé un revers. J’avais insisté auprès de Bury et des autres officiers pour les décider à accepter Paradis comme commandant en chef, mais ils ont refusé de servir sous ses ordres sous prétexte qu’il n’était qu’ingénieur et ils m’ont demandé de leur laisser l’occasion de prouver qu’ils étaient aussi capables que lui de remporter une victoire. J’avais dès lors la conviction qu’ils pourraient revenir déconfits. C’est ce qui vient d’arriver et j’en suis charmé, bien que je sois abattu à la pensée que nos hommes ont subi une défaite… » (Ananda t. 3, p. 189).

§ 2.

Les journées qui suivirent furent employées par Dupleix à essayer de relever le moral des troupes. Il vint à Ariancoupom et passa une revue des européens et des cipayes, puis il songea aux moyens de continuer la guerre. Il voulut d’abord mettre le feu aux villages et récoltes appartenant au nabab et déjà il avait donné des billets d’exemption à nos amis ou partisans qui pouvaient se trouver répandus dans les aldées, lorsqu’il reçut des lettres d’Anaverdi Khan et même de Mohamed-Ali, qui lui laissaient espérer leur rupture avec les Anglais. Nos ennemis n’avaient sans doute plus assez d’argent pour entretenir indéfiniment une armée de 7 à 8.000 hommes. Dupleix profita de l’accalmie qui en résulta pour préparer une nouvelle expédition, mais de quel côté la diriger ?

Il ne fallait pas songer à Mangicoupom ni à St -David. Nous n’avions pas fait la paix avec le nabab ; nos soldats étaient encore démoralisés et Mafouz Khan venait de renforcer de 5 à 6.000 hommes les forces de Mohamed Ali. Restait la ville même de Goudelour, plus éloignée il est vrai, mais on pouvait l’atteindre par mer, et, comme les vents étaient favorables, le succès semblait certain si l’opération tout entière se faisait dans la même nuit. L’îlot de trois à quatre kilomètres de longueur qui sépare la ville de la mer pouvait dissimuler notre arrivée et nous entrions dans la place endormie et d’ailleurs mal défendue ; d’après les renseignements que Dupleix avait fait prendre, ses forces se composaient de 3 européens, 15 topas et environ 300 pions. Nul doute que tout ce monde ne décampât en nous voyant. Dupleix toujours obsédé à la pensée que Goudelour pouvait à l’occasion retenir une flotte anglaise et perpétuer ainsi à la côte Coromandel la puissance de nos ennemis, se résolut sans peine à jouer la partie.

Il avait à sa disposition les catimarons, qui n’avaient pas pris part à l’affaire de Mangicoupom. Il en fit partir 20 le 31 décembre au soir pour Virampatnam, un petit village de pêcheurs qui se trouve au bord de la mer entre les deux bras de la rivière de Gingy, sous prétexte de ramener à Pondichéry les munitions de la précédente expédition, en réalité pour y prendre 500 hommes qu’on débarquerait à Goudelour où un bon vent pouvait les mener en quelques heures. La Tour et Cheick-Hassem devaient en avoir le commandement.

Mais il était écrit que la fortune de Dupleix viendrait s’échouer contre cette place, comme elle se brisa quelques années plus tard devant Trichinopoly. On embarqua sans trop de difficultés les hommes et les poudres nécessaires à l’expédition, mais on avait compté sans la mer qui était très agitée, comme elle l’est presque toujours à ce moment de l’année. Nos hommes ne surent pas manœuvrer ces embarcations spéciales auxquelles ils n’étaient pas habitués et ils prirent peur ; d’autre part les eaux, en se glissant à travers les jointures des madriers et en affleurant la surface des catimarons risquaient de détériorer les poudres. Après avoir fait quelque chemin en mer, il fallut revenir au rivage et renoncer à l’expédition. Elle n’avait pas duré en tout plus de quatre heures.

Tel fat le second de nos échecs, et bien qu’il ne fut dû qu’à la nature, il ne laissait pas d’être quelque peu décourageant. Nous avions contre nous les hommes et les éléments.

§ 3.

Mais il nous restait l’inébranlable confiance de Dupleix dans le succès. Il comprit toutefois qu’il n’arriverait à rien s’il ne faisait d’abord la paix avec le nabab et il mit tous ses soins à le détacher des Anglais.

L’occasion semblait favorable. Les Anglais attendaient toujours leurs vaisseaux du Gange et il leur restait peu d’argent. Leur puissance et les moyens de l’entretenir vacillaient également.

Le Nizam d’Haïderabad nous était visiblement favorable et s’il ne nous secondait pas effectivement, le désaveu de la conduite de son vassal pouvait à la longue se changer en une invitation formelle à désarmer et il avait les moyens de l’y contraindre.

Enfin il ne semblait pas que le nabab lui-même se fut engagé dans la guerre avec beaucoup de plaisir et avec beaucoup de confiance. C’étaient plutôt ses fils qui entretenaient les hostilités ; l’aîné surtout ne nous pardonnait pas sa défaite de l’Adyar. Maintenant que leurs forces étaient réunies dans le voisinage de Goudelour, comment les diviser ?

Dupleix avait trop le sentiment de la diplomatie indienne pour ne pas savoir qu’on pouvait mener à la fois les négociations les plus osées et les plus contradictoires et faire une guerre sans pitié. Pour impressionner le nabab, il donna l’ordre à d’Espréménil, qui commandait à Madras, d’envoyer un détachement pour brûler les habitations du Grand Mont, où les Maures avaient des habitations de plaisance ; mais en même temps il faisait cadeau au prince d’une horloge valant 100 pagodes et il lui envoyait des mangues choisies et des oranges venant des détroits. Une correspondance des plus aimables s’ensuivait et les messagers avaient comme instructions d’être plus aimables encore. Du côté des princes, ce fut une autre manœuvre. Dupleix laissa égarer et tomber entre les mains des Anglais une lettre où apparaissaient ses tractations avec Mohamed Ali ; les Anglais n’eurent rien de plus pressé que de la communiquer à Mafouz Khan. Dans un premier mouvement de fureur, celui-ci voulut tomber sur les troupes de son frère, mais était-il bien sûr de tous ses officiers ? n’y avait-il pas parmi eux des traîtres qui l’abandonneraient au moment critique ? Après réflexion il contint sa colère, mais sa défiance subsista et, ne fut-ce que pour faire pièce à son frère, il se montra moins disposé à se refuser à toute entente avec les Français. C’était tout ce que désirait Dupleix.

Les mangues et oranges et d’autres cadeaux en argent habilement distribués à quelques personnages de marque avaient produit un heureux effet à Arcate, où déjà le 7 janvier on entrevoyait que la paix se ferait dans les cinq à six jours. Nos prisonniers, Gosse, Kerjean, Schonamille et le jeune Bury, d’abord très durement traités et même brutalisés, avaient été confiés à un nommé Houssein Tarkan, riche propriétaire de la ville, qui finit par leur laisser une grande liberté. Kerjean en profita pour correspondre secrètement avec son oncle et lui donner des informations utiles ; c’est ainsi que Dupleix sut d’une façon certaine qu’Anaverdi Khan envoyait à ses fils des invitations à venir le rejoindre à Arcate, comme pour y préparer la rentrée des impôts de vassalité réclamés par le Nizam.

L’arrivée soudaine de l’escadre de Dordelin à Madras puis à Pondichéry (11 et 18 janvier) précipita les événements. Les Maures, voyant nos forces s’accroître tandis que celles des Anglais restaient stationnaires, eurent peur que nous ne vinssions les attaquer dans leur camp et même à Arcate et ils se montrèrent aussitôt plus accommodants. Ce fut Anaverdi Khan qui fit les premiers pas. Le 17 janvier, il donna la liberté complète à nos prisonniers et les renvoya sans conditions à Pondichéry. Leur retour fut presque triomphal ; ils étaient accompagnés d’une escorte de 200 hommes et amenaient avec eux pour traiter de la paix un grand seigneur de la cour, nommé Mohamed Tavakkal. Dupleix le reçut avec beaucoup de courtoisie. Après les compliments d’usage, Tavakkal lui présenta une lettre où le nabab lui disait en substance : « J’ai reçu les mangues que vous m’avez envoyées et vous en remercie. Si vous évacuez Madras, tout ira bien ; sinon, veuillez me renvoyer les quatre européens. » Ainsi les demandes primitives du nabab revenaient comme base des nouvelles négociations.

Dupleix connaissait trop l’âme indienne pour s’émouvoir de cet obstacle. « Voyez Tavakkal, dit-il à Ananda, et dites-lui que vous le récompenserez honnêtement ; promettez-lui ce qui vous paraîtra le mieux et essayez de l’amener à notre façon de penser. » Et Ananda vit Tavakkal : « Faites-moi savoir ce que vous désirez, lui dit-il, et je m’arrangerai pour que le gouverneur vous donne satisfaction. » — « Si vous me donnez 20.000 roupies, répondit Tavakkal, je réglerai tout selon vos désirs. Les ordres du Nizam sont que le nabab cesse la guerre. Ce dernier est accablé de dettes et, comme il est très fatigué, il désire faire la paix avec vous… » (Ananda, t. 3, p. 261.)

Engagées sur ce terrain, les négociations ne pouvaient pas ne pas aboutir ; elles allèrent toutefois beaucoup moins vite que les premiers pourparlers permettaient de l’espérer. Dupleix commença par réduire à 10.000 roupies en argent et 2.800 en effets et marchandises les sommes demandées par Tavakkal et celui-ci se déclara très satisfait. Mais quand il s’agit de s’entendre sur les conditions mêmes de l’accord, ce fut moins aisé. Anaverdi demandait d’abord qu’on lui rendit Madras ; sur notre refus de le rendre sans l’assentiment du roi — et c’était l’affaire de dix-huit mois — il nous proposa d’y faire flotter le drapeau mogol pendant huit jours, après quoi nous resterions définitivement maîtres de la place. En compensation des incendies autour de Madras, il réclamait encore cinq lakhs de roupies. Il était assez indifférent à Dupleix de donner au nabab une satisfaction d’amour-propre et l’honneur rendu au pavillon mogol n’était pas autre chose ; il se montra moins disposé à verser cinq lakhs. Alors les négociateurs traînèrent en longueur.

On arriva ainsi à la mi-février et rien n’était réglé. Mafouz Khan et Mohamed Ali avaient rapproché leur camp de nos limites et leurs hommes, se considérant toujours en guerre, avaient mis le feu à Archivac, qui, depuis la donation faite à Dumas, était sous notre dépendance. Paradis ne comprenait rien à nos hésitations et disait que s’il ne tenait qu’à lui, il s’en irait attaquer les Maures avec 300 soldats et rapporterait la tête des deux princes. Dupleix finit sans doute par penser comme lui et le 15 février il pria Tavakkal de se rendre auprès d’eux pour leur demander si oui ou non ils voulaient la paix. La discussion fut longue. Mafouz Khan reprit les uns après les autres tous les griefs que lui ou ton père pouvaient avoir contre les Français. Tavakkal à peu près gagné à nos intérêts par Ananda leur répondit comme nous l’eussions fait nous-même avec des arguments où tous nos actes depuis l’origine étaient expliqués et justifiés, Mafouz Khan, qui nous était le plus hostile, parut convaincu et, sur la proposition qui lui fut faite, accepta de venir à Pondichéry pour conférer avec le gouverneur. On lui fit une réception solennelle, qu’il avait réglée lui-même et dont Ananda donne les détails (Ananda, t. 3, p. 324 et 329). Puis, après des banquets, des danses et autres fêtes, on causa et on arriva à un arrangement plutôt qu’à un traité réel, en vertu duquel nous devions faire un lack de présents tant au nabab qu’à ses fils et à quelques personnages de leur entourage et accepter que le drapeau mogol restât hissé sur Madras pendant huit jours. Les négociations avaient duré un mois (19 janvier-20 février)[3].

Après le départ de Mafouz Khan, Mohamed Ali fut également invité à venir à Pondichéry, mais il prétexta un mal de dent et des ordres de son père le rappelant à Arcate ; du moins envoya-t-il à sa place des cadeaux, en signe d’amitié. Que cachait ce refus ? peut-être un peu de rancœur pour certaines déconvenues. Après lui avoir en quelque sorte promis la succession d’Arcate, Dupleix lui avait fait faire, par l’entremise de l’avaldar de Porto-Novo, la proposition de lui céder Goudelour et tous les villages environnant Fort Saint-David ; or cette perspective, elle aussi, risquait d’être fermée par le désir du nabab de voir ce fort rester aux mains des Anglais.

On peut regretter ce contre-temps ou ce malentendu. Des explications verbales eussent peut-être préparé une entente précise entre Dupleix et Mohamed Ali et notre avenir dans l’Inde eut été différent. On sait déjà que par dépit ou pour tout autre motif Mohamed Ali se jeta plus tard dans les bras des Anglais et que c’est lui qui leur donna le Carnatic et, avec cette province, tous les moyens de réduire à rien nos établissements. Mais qui connaît les secrets du destin ?

Quoiqu’il en soit, Mafouz Khan et Mohamed Ali levèrent leur camp le 25 février, le premier pour aller à Trichinopoly et le second pour retourner à Arcate. Mohamed Tavakkal ne tarda pas à suivre leur exemple ; il partit le 3 mars, accompagné de Delarche et de Kerjean, qui allaient demander au vieux nabab la ratification du traité. Ce fut encore l’affaire de plusieurs jours ; après quoi il y eut des fêtes et des réjouissances, comme si l’on eut remporté de part et d’autre une grande victoire. Chacun était content : Anaverdi Khan avait un instant craint que les malheurs ou la couardise de ses fils n’engageassent le Nizam à lui retirer la nababie du Carnatic, si mal défendue et Dupleix avait les mains libres du côté de Fort Saint-David. L’honneur d’avoir réussi ces négociations revient en très grande partie à Ananda ; Dupleix l’avait chargé de les conduire dans le plus grand secret et du commencement à la fin lui seul en tint tous les fils. Madame Dupleix, qui avait sa police et sa politique, n’en savait elle-même rien ; — ce qui prouve tout au moins que son mari ne lui demandait pas toujours des conseils.

§ 4.

Pendant que ces négociations ne poursuivaient, il y avait à Pondichéry un va et vient incessant de hauts personnages indigènes ou leurs représentants ; on eut dit que la ville était devenue un centre d’intrigues où s’agitaient les destinées du pays. Ragogy Bonsla, Naser jing, Chanda-Sahib écrivaient à Dupleix ; le Mogol lui envoyait une sorte d’ambassadeur, sans doute pour quelque mission de peu d’importance ; lui-même entretenait des relations suivies avec les avaldars ou paliagars de la région, comme s’il était le véritable nabab du pays, ou le délégué du Nizam, ainsi qu’il arriva par la suite. Au surplus peu d’événements intéressants. Monson et Morse étaient partis sans éclat, l’un le 30 janvier et l’autre le 7 février, pour retourner en Europe, et Morse avait laissé en otage sa femme et ses enfants. Mahé de la Villebague, frère de la Bourdonnais, avait obtenu le 8 février la permission de passer à l’Île Bourbon sur un simple bot, le seul vaisseau qui durant cette saison fut envoyé aux Îles. L’escadre de Dordelin était repartie le même jour pour la côte Malabar, après une décision spéciale du Conseil supérieur qui annulait les ordres donnés par la Bourdonnais au moment de son départ. Dupleix avait d’abord songé à lui laisser suivre sa destination ; mais il craignit, vu sa faiblesse, de la voir tomber aux mains d’une flotte anglaise qu’elle ne pouvait manquer de rencontrer et puis… ne pouvait-il pas lui-même en avoir besoin pour la protection de nos établissements ? Du moins Dordelin reçut-il comme instructions de participer à la guerre de course et d’embarquer 6.000 Angrias qu’on lui offrait. (Ananda, t. 3 p. 207). Enfin le 9 mars, il arriva de Chandernagor un bâtiment qui déjà l’année précédente nous avait servi à maintenir nos communications et quelque commerce avec nos établissements du nord.

La paix rétablie avec le nabab, Dupleix reporta donc toute son attention du côté de Fort Saint-David. La situation des Anglais ne s’était pas améliorée ; s’ils avaient fait quelques nouveaux travaux de défense, ils n’avaient reçu aucun secours du Bengale et la défection du nabab avait singulièrement réduit leurs effectifs. Il semblait aisé de les vaincre. Restait toutefois la question du commandement. Les officiers refusèrent comme en décembre de servir sous les ordres de Paradis, mais le conflit se résolut autrement. Dupleix put leur faire accepter un compromis en vertu duquel la direction de l’expédition serait confiée à la Tour, moyennant que celui-ci prit les avis de Paradis. Il en fut ainsi décidé le 10 mars et les troupes furent en un instant assemblées, équipées, approvisionnées et prêtes à partir. Elles comprenaient 1.000 européens et topas, 200 cafres, 100 pions, 600 cipayes, 200 hommes du poligar Alattour, et 305 terrassiers, en tout 2, 045 hommes. Il y avait en outre beaucoup de coulis, de porteurs et de lascars, 8 chameaux, 85 bœufs, du riz, du lait, 15 canons, 200 échelles, 5 grandes tentes, des bêches, des haches, des pioches et d’autres munitions de guerre, comprenant de la poudre, du plomb et des bombes.

Cette force conduite par la Tour partit de Pondichéry dès le lendemain matin 11 mars et, après un arrêt à Ariancoupom, arriva auprès du Ponéar un peu avant la tombée du jour. Les Anglais, prévenus de nos desseins, nous y attendaient et s’étaient rendus maîtres des gués. Il y eut quelques coups de canon échangés, puis ce fut le silence de la nuit. Paradis profita de l’obscurité pour lever le camp et passer la rivière en amont par un gué mal défendu. Et au lever du jour, il se trouva installé dans le jardin de la Compagnie, à Mangicoupom. Il s’apprêtait à marcher sur Fort Saint-David, lorsque des voiles furent signalées au large. C’était l’escadre réunie de Griffin et de Peyton, qui arrivait du Bengale avec des renforts d’hommes et d’argent. Paradis la reconnut aussitôt au pavillon et sans perdre de temps il réunit un conseil de guerre, où la retraite fut résolue. À quoi servirait maintenant de s’emparer de Fort Saint-David si par une diversion probable, Griffin allait attaquer Pondichéry ? Nul doute qu’il ne la prit, puisque toutes nos troupes étaient parties. La retraite commença à dix heures et demie et s’effectua en bon ordre : l’ennemi tenta à peine un simulacre de poursuite. À sept heures du soir, nous étions de retour à Pondichéry : notre absence n’avait pas duré plus de quarante-huit heures.

Deux jours de plus et Fort Saint-David était entre nos mains. Pourquoi faut-il que Dupleix ait passé tout un mois à négocier avec les Maures ? Ce fut l’unique cause de son échec. S’il est vrai, comme il y a toute apparence, que les négociations traînèrent en longueur pour des questions d’argent, il dut amèrement le regretter. Ses hésitations en cette circonstance restent d’autant plus inexpliquables qu’il savait que Griffin venait d’arriver d’Angleterre avec deux nouveaux vaisseaux, l’un de 60 et l’autre de 40 canons et qu’il ne tarderait pas à paraître à la côte Coromandel, non seulement avec sa propre flotte, mais aussi avec celle de Peyton. Avec plus de décision, Fort Saint-David eut dû tomber dès le début de février. Aussi ne faut il point mettre uniquement sur la querelle de Dupleix et de la Bourdonnais le maintien de la puissance anglaise à la côte Coromandel.

§ 5.

Ce nouvel échec était plus désagréable que désastreux ; il nous obligeait à nous tenir constamment sur le qui-vive avec les Anglais, mais tant que la flotte de Griffin n’aurait pas été renforcée, il y avait peu de chances qu’elle osât attaquer Madras ou Pondichéry ; elle était trop faible pour entreprendre une telle opération. Le pis qui put arriver était que, solidement ancrée à la côte Coromandel, elle y demeurât ou qu’étant sans cesse en croisières depuis Karikal jusqu’à Paliacate elle ne bloquât nos ports, n’arrêtât complètement notre commerce et n’empêchât tous nos approvisionnements par mer. Elle pouvait ainsi nous réduire, sinon à la famine, du moins à la gène la plus étroite, prélude assez fréquent des découragements et des troubles. Il fallait d’autre part compter avec le nabab d’Arcate qui, en dépit de la paix récemment conclue, pouvait du jour au lendemain modifier son attitude et se déclarer à nouveau notre ennemi, s’il devait y trouver son compte.

La vigilance et une diplomatie très serrée pouvaient seules assurer l’existence et la conservation de nos établissements. Dupleix qui connaissait à merveille l’âme indienne, manœuvra avec une grande habileté. Ananda, chargé d’une sorte de service de renseignements, le tenait presque tous les jours au courant de tout ce qui se passait dans les cours du voisinage et jusque chez les petits paliagars. Dupleix avait une confiance absolue en ses avis ou ses conseils et il était rare qu’il n’y conformât pas sa conduite. Le plus souvent c’était Ananda lui-même qui rédigeait ses lettres et elles étaient nombreuses. Convaincu que nul autre moyen n’était plus propre à entretenir l’amitié ou à retenir les défections, Dupleix s’était fait une sorte d’obligation d’écrire tous les mois au nabab, même quand il n’avait rien d’essentiel à lui communiquer.

Les Anglais jouaient d’ailleurs le même jeu ou un jeu analogue et le nabab se trouvait ainsi sollicité entre les deux nations européennes comme une aimable fille entre deux prétendants. Rien n’était plus flatteur pour son amour-propre ; à l’usage, rien ne pouvait devenir plus dangereux pour nous. À force de jouer en quelque sorte le rôle d’arbitre, il pouvait arriver qu’un jour le nabab voulût imposer ses préférences. Or ses inclinations le portaient du côté des Anglais et s’il eut été complètement libre, peut-être, après l’arrivée de Griffin, se fût-il à nouveau rallié à leur cause ; mais il devait aussi compter avec son suzerain, le vieux Nizam, qui, sans être notre allié, n’hésitait pas à nous donner à chaque occasion des témoignages d’amitié. Son ministre, Iman-Sahib, ancien serviteur de Dost-Ali Khan, se rappelait toujours les excellentes relations qu’il avait eues avec le gouverneur Dumas et les avantages financiers qu’il en avait retirés. Et comme, malgré le temps qui souvent use le crédit, il continuait de jouir d’une grande influence à la cour, son autorité se faisait sentir jusque dans Arcate, où la dynastie était trop récente et trop mal assise pour risquer une politique trop exclusivement personnelle.

Nizam se sentant au déclin de ses jours avait légué une partie de ses pouvoirs et cédé l’administration directe de quelques-unes de ses provinces, notamment le Carnatic, à l’un de ses fils Naser j. et lui avait en même temps donné Iman-Sahib pour remplit auprès de lui les fonctions de conseiller et de ministre. Iman-Sahib se trouva ainsi par les circonstances le maître réel de la situation à la côte Coromandel, et c’est pourquoi, malgré ses sentiments intimes, Anaverdi Kh. n’osa pas se décider à s’allier franchement avec les Anglais. Chaque concession était presque aussitôt suivie d’une réticence : ainsi, en décembre 1747, il promit au gouverneur Floyer[4] de lui fournir 1300 cavaliers ; or il ne lui en donna pas un seul.

Pendant toute une année, nous fûmes en pourparlers avec lui au sujet de Goudelour et de Madras, sans jamais aboutir à des conclusions. En ce qui concerne Goudelour, le nabab eut désiré que nous prissions l’engagement de ne point l’attaquer ; quant à Madras, il était question de lui rendre cette ville, moyennant la cession des aldées de Villenour et de Valdaour, ce qui eut porté nos limites à 20 ou 25 kilomètres dans l’intérieur des terres. Des négociations intermittentes se poursuivirent ainsi jusqu’à l’arrivée de l’amiral Boscawen, sans autre résultat appréciable que de maintenir la paix dans le Carnatic. Rien ne convenait mieux aux intérêts de Dupleix et à ceux de la France.

Nos relations avec le Mysore étaient à peine amorcées. Nous n’avions pas d’intérêts politiques communs avec ce royaume et nous n’y faisions aucun commerce. Le pays ne nous était connu que comme un lieu de passage pour nos courriers ou nos hommes se rendant à Mahé ou en revenant. L’accueil des autorités ne nous était pas en général hostile et l’on pouvait circuler librement, à condition toutefois de se comporter avec une certaine discrétion. Or il arriva au début d’octobre 1747, un incident fâcheux. Dupleix avait envoyé à Mahé pour y porter 1000 pagodes et y recruter 500 cipayes une mission d’officiers, employés et de brames, à la tête de laquelle se trouvait le capitaine Mainville. Cette mission eut le tort de voyager avec trop d’apparat et peut-être de sans-gêne, si bien qu’elle se fit arrêter et mettre en prison. À la faveur du désordre qui suivit cette arrestation, les brames parvinrent à sauver les 1000 pagodes et les rapportèrent à Pondichéry. Dupleix eut beau protester ; la captivité de Mainville et de ses compagnons dura jusqu’à la fin de mars 1748 et ne se termina qu’à la suite de longues et onéreuses négociations. Instruit par l’expérience, Mainville continua plus modestement son voyage pour Mahé.

Le Mysore n’était d’ailleurs pas le seul pays où l’on voyageât avec autant d’insécurité. Le Carnatic n’offrait pas plus de garantie, si l’on passait trop près de la côte à proximité des Anglais. Près de trois ou quatre mois auparavant, le 18 juin, Leriche et Duval de Leyrit venaient de Karikal. Bien que le pays fut de la dépendance directe du nabab, Dupleix leur avait recommandé de faire un très grand détour dans l’intérieur des terres lorsqu’ils approcheraient de Goudelour. Aussi imprévoyants ou aussi confiants que le fut Mainville au Mysore, ils négligèrent cet avis et passèrent à Tirouvadi, qui n’est qu’à dix milles de la côte. Ils furent naturellement faits prisonniers et emmenés à Goudelour. Ce fut en vain que Dupleix protesta auprès du nabab contre cette arrestation opérée sur ses terres ; le nabab fit, il est vrai, des représentations à Floyer, mais elles n’étaient nullement comminatoires, et il est vraisemblable que Leriche et Leyrit seraient restés à Fort St -David jusqu’à la paix, si l’idée n’était venue de les échanger nominalement contre Morse, déjà libre depuis six mois et un nommé Perceval, beau-frère de l’ancien gouverneur Benyon (fin juillet 1747). Chacun trouva son compte à cet accommodement.

Cependant Dupleix n’avait point renoncé à l’idée de s’emparer de Goudelour. Il n’attendait que le départ de la flotte de Griffin pour renouveler ses précédentes tentatives. Or s’il arrivait à l’amiral anglais de prendre parfois le large, ses absences étaient de courte durée et il ne tardait guère à revenir à la côte pour en assurer un blocus plus ou moins rigoureux. Ce fut au cours d’une de ses sorties qu’il parut soudain devant Madras et incendia le Neptune.

Une fois pourtant, en décembre 1747, il fit une plus longue absence et comme c’était le moment où les flottes européennes allaient généralement hiverner à Achem ou à Merguy pour n’en revenir qu’à la fin de janvier, Dupleix espéra qu’il aurait le temps de réaliser ses projets. Et dans la plus grande hâte il fit rassembler 300 bœufs et autant de coulis. Pour faire taire les rivalités qui avaient nui aux opérations précédentes, il avait décidé de prendre lui-même le commandement.

Le 13 janvier toutes nos troupes étaient réunies à Ariancoupom, prêtes à marcher et Dupleix se mit en effet en marche le 15 dans la soirée. Mais à peine avait-il fait six milles qu’il apprit par un message de Pondichéry qu’on venait d’apercevoir se dirigeant vers Goudelour six navires portant pavillon anglais. C’était la flotte de Griffin qui revenait. Le gouverneur, sentant que la partie était perdue pour lui, ne s’obstina pas davantage et ordonna aussitôt la retraite, Le 17, à onze heures et demie du matin, il rentrait à Pondichéry avec Paradis et 50 cavaliers.

C’était une manière prudente mais peu glorieuse de terminer l’expédition. Ananda ne se fit point faute d’incriminer Madame Dupleix que ses espions auraient mal renseignée sur les dispositions des Anglais et notamment celles de leur amiral ? Ananda plus perspicace n’avait-il pas dit trois ou quatre jours auparavant que les Anglais mis au courant de nos préparatifs avaient prié leur commandant de revenir avec son escadre et qu’il allait arriver avec un renfort de 500 hommes ? Aussi ne se gêna-t-on guère pour plaisanter quelque peu Dupleix et, conclut Ananda, « il est évident qu’on ne peut avoir du respect pour qui suit le conseil d’une femme[5]. »

Le contre-coup presque immédiat de ce nouvel échec fut que dans les premiers jours de février — exactement le 9 dans l’après-midi — trois vaisseaux anglais vinrent nous insulter jusque dans la rade de Pondichéry et y incendièrent cinq grabs et sloops nous appartenant et qui sombrèrent les uns après les autres.

Dupleix comprit par là qu’un jour ou l’autre la ville pouvait être investie plus étroitement et de ce jour-là il ne cessa de donner les ordres les plus stricts pour qu’elle fut approvisionnée de tous les grains nécessaires et reçut des campagnes les plus éloignées les vivres pouvant lui permettre d’envisager et de soutenir un siège prolongé. Un nommé Lucas était chargé de lui acheter du blé jusqu’à Cudappah.

§ 6.

On arriva ainsi au mois d’avril 1748, sans qu’aucun événement grave modifiât la situation générale du pays ni nos rapports particuliers avec les Anglais. Mais alors quatre faits d’une grande importance se produisirent coup sur coup. Ce fut d’abord la mort du Grand Mogol Mohamed Cha, et celle de Nizam oul Moulk, puis l’arrivée de l’escadre française de Bouvet à Madras le 22 juin et celle de l’escadre anglaise de Boscawen à Goudelour le 4 août.

La mort de Mohamed Cha, assassiné le 27 avril, ne nous touchait pas directement : Delhi était trop loin de Pondichéry. Cependant, comme l’autorité du Mogol s’exerçait encore nominalement sur l’Inde tout entière, l’arrivée au trône d’un nouvel empereur pouvait se traduire soit par une politique plu » énergique, soit par un nouvel effondrement de la puissance souveraine. Dans l’un et l’autre cas, nos intérêts en supporteraient les conséquences. Ce ne fut pas l’énergie qui prévalut et la décadence de l’empire continua.

Mohamed Cha fut remplacé par son fils Ahmed Cha qui, au moment de la mort de son père, était occupé à faire la guerre aux Patanes et les avait vaincus du côté de Lahore. Il prit en arrivant au trône les titres et noms de Abou Nasser Mourgad oud din Mohammed Ahmed Cha Bahadour Padischa i Ghazi, qui signifient, en dehors du nom propre (Mohammed Ahmed Cha), qu’il était le père des victoires (Abou Nasser), qu’il établissait sa foi sur les autres (Mourgad oud din) et qu’enfin il était arrivé au trône après avoir conquis les puissants Patanes (Bahdadour Padischa i Ghazi).

C’étaient de bien beaux titres pour de bien faibles épaules ; car si Mohamed Cha avait été un prince d’une mollesse extrême, son fils fut plus incapable encore de supporter le poids des affaires. Et peu de temps après son avènement, tout fut confusion à Delhi aussi bien que dans le reste de l’Inde. À Delhi, ce fut la guerre civile dans les rues à propos de changement de vizirs et, dans les provinces, ce furent les nababs et rajahs qui achevèrent de consolider leur indépendance. Moins que jamais le nouveau souverain était l’homme qu’il eut fallu pour empêcher les rivalités des Européens, réfréner leurs ambitions et maintenir l’unité politique de l’Inde.

La mort de Nizam oul Moulk était attendue depuis longtemps ; le vieillard avait, dit-on, plus de cent ans. Fondateur en 1721 de la dynastie qui règne encore aujourd’hui à Hayderabad, il avait plus que nul autre contribué à l’affaiblissement de l’empire mogol en se taillant dans le Décan une royauté quasi indépendante. Mohamed Cha, dont il avait été un instant le vizir, l’avait invité plus d’une fois à venir à Delhi soi-disant pour l’entretenir d’affaires intéressant l’empire, mais en réalité pour le garder et sans doute pour l’assassiner. Nizam, qui se doutait du sort qu’on lui réservait, avait chaque fois décliné l’invitation en invoquant une attaque des Marates qu’il avait su provoquer. Lorsqu’au début de 1748 les Patanes parurent dans le Penjab, il reçut l’ordre de joindre ses forces à celles qui devaient opérer contre eux et ce fut encore aux Marates qu’il s’adressa pour éviter d’obéir : Fatteh Sing et Ragogy Bonsla se disposèrent à envahir ses états et même à pousser jusque dans le Carnatic. Mais ses jours étaient comptés. Il avait à Delhi un fils aîné, nommé Ghazi oud din qui remplissait un poste important à la cour, au moment de la mort de Mohamed Cha. Le nouvel empereur le soupçonna d’avoir favorisé secrètement les Patanes et le disgracia ; le bruit courut même tout d’abord qu’il l’avait fait assassiner, lui et tous ses enfants. La nouvelle était fausse ; c’est cependant d’après elle que Nizam aurait pris le parti de s’empoisonner, estimant qu’à son âge et avec le haut rang qu’il avait tenu, c’était une folie de survivre à de pareils malheurs. Il est vrai que, d’après d’autres récits, ce serait Naser jing lui-même, un de ses fils et celui auquel il destinait sa succession, qui aurait hâté ses jours. L’une et l’autre fin est également vraisemblable, — à moins cependant que Nizam ne soit mort naturellement, comme il peut arriver, même aux hommes politiques.

Il laissait cinq fils qui tous jouèrent un rôle plus ou moins important : Ghazi oud din, Naser jing, Salabet jing, Bassalet jing et Nizam Ali, et dont trois : Naser j., Salabet j. et Nizam Ali, lui succédèrent. Il avait d’autre part d’une fille, mariée à un nommé Satodolaskan, un petit-fils appelé Idayet-Mouddin Kh., qui se trouvait aussi par les hasards de la naissance, un petit neveu du Mogol. La division qui ne tarda pas à éclater dans cette famille, notamment entre Nasser j. et Idayet Mouddin Kh., eut pour l’Inde des conséquences politiques telles qu’on en compte peu d’aussi graves dans l’histoire ; c’est elle qui a donné le principal aliment aux rivalités des Anglais et des Français ; mais n’anticipons pas sur les événements.

Nous avions toujours entretenu de bonnes relations avec le Nizam sans que pourtant il nous eut prêté un concours effectif en aucune circonstance ; mais que ne valaient pas ses sympathies ? Elles étaient pour nous une garantie de sécurité et au moment de la conclusion de la paix avec Anaverdi Kh., elles avaient été d’un certain poids. On pouvait espérer qu’elles nous seraient conservées par son successeur, Naser j. Ce prince avait gardé comme conseiller l’ancien ministre de son père, le très respectable et très puissant seigneur Iman-Sahib, qui depuis plus de douze ans ne cessait de nous donner de réels témoignages de son amitié. Avant de servir directement le Nizam, il avait été le ministre de Dost-Ali et en cette qualité il nous avait fait obtenir le privilège de la frappe des roupies, puis comme faussedar de Mazulipatam, il avait assuré la prospérité de nos deux comptoirs du Godavéry. Depuis qu’il était à Hyderabad, ses bons soins n’avaient pas cessé et quand Nizam mourut, il était en train de nous faire céder les aldées de Villenour. L’avènement de Naser j, ne paraissait donc pas devoir porter préjudice à nos intérêts.

On escomptait encore à Pondichéry les événements qui pourraient résulter de la mort de Mahommed Cha et de Nizam oul Moulk et les suppositions allaient leur train, lorsque l’on vit tout d’un coup, le 20 juin, des mouvements inaccoutumés du côté de Goudelour : Griffin s’armait comme pour une expédition et les marchands évacuaient leurs marchandises dans l’intérieur du pays. Que se passait il donc ? Dupleix ne faisait aucun préparatif militaire et les Maures n’avaient aucune armée dans les environs. On ne tarda pas à apprendre que c’était l’arrivée de l’escadre française de Bouvet, qui causait tout ce remue-ménage. Ignorant encore de quelles forces elle disposait, les Anglais craignaient qu’elle ne vînt attaquer Goudelour et prenaient toutes leurs dispositions de défense.

On se rappelle que cette escadre, composée du Lys, de l’Aimable et du Fulvy, était tout ce qui restait de la flotte que St -Georges devait conduire dans l’Inde en 1747 et qui avait été dispersée d’abord à Belle-Île par la tempête du 30 mars puis par le désastre naval du 14 mai, au cap Finistère. Arrivée à l’Île de France dans le courant d’octobre, elle y avait trouvé les trois vaisseaux de Dordelin, retour de la côte malabare. Elle ne pouvait les ramener avec elle dans l’Inde : depuis plus de deux ans qu’ils avaient quitté la France, bâtiments et équipages étaient également fatigués. Qu’allait-elle faire ?

Le gouverneur David, qui avait la responsabilité des événements, se trouva à peu près dans la même situation que la Bourdonnais plus de deux ans auparavant. Comme lui il avait une flotte insuffisante pour courir sus à l’ennemi et comme lui il attendait d’un jour à l’autre les vaisseaux de France qui, réunis à ceux des Îles, nous permettraient d’engager heureusement la partie. On sait déjà pourquoi les semaines et les mois se passèrent dans une vaine attente. Et finalement David dut compter sur nos seules forces ; or elles pouvaient encore monter à une douzaine de navires, dont 7 à 8 aptes à combattre. Ce n’était peut-être pas assez pour vaincre Griffin. David hésita quelque temps à hasarder leurs destinées, puis songeant que Dupleix avait besoin d’argent et l’attendait depuis de longs mois, il se décida à envoyer Bouvet à Madagascar pour y prendre des vivres et y recruter des cafres, avant de continuer sa route sur l’Inde. L’arrivée inopinée de l’Hercule, parti de Lorient en janvier et qui toucha à l’Île de France le 2 mai, ne modifia pas cet ordre ; du moins David apprit-il, avant son exécution, qu’une nouvelle escadre devait quitter la France au début de 1748 avec le marquis d’Albert. Il se fut peut-être décidé à l’attendre, s’il n’avait appris en même temps que l’amiral Boscawen était parti d’Angleterre le mois de novembre précédent avec 17 navires de guerre. S’ils arrivaient dans l’Inde avant nous, Bouvet risquait de trouver toute la côte bloquée et de ne pouvoir aborder ni à Madras ni à Pondichéry ; il importait donc de les devancer. Bouvet reçut en conséquence par la Princesse Émilie qu’on lui dépêcha à cet effet l’ordre de partir aussitôt pour l’Inde. La 15 juin, il était au large de Pointe de Galles, au sud de Ceylan et trois jours après il rencontrait sur les côtes de l’Inde deux petits bâtiments hollandais, dont l’un fut capturé par le Brillant. L’interrogatoire de l’équipage permit de supposer que douze vaisseaux de guerre anglais devaient se trouver dans le voisinage. Bouvet tint un conseil pour savoir s’il convenait de passer au large ou de continuer directement son chemin, quoi qu’il dut arriver. Ce fut à ce dernier parti qu’il s’arrêta.

Le 20 juin, il arriva devant Karikal, où commandait Paradis. Bouvet n’ayant arboré aucun signe de reconnaissance ne put recueillir aucun renseignement qui l’eut éclairé sur la composition exacte des forces anglaises. À Tranquebar il apprit par les gens d’un catimaron que les vaisseaux anglais étaient réunis à Goudelour. On conclut de leurs déclarations qu’il devait y avoir six vaisseaux de guerre et 4 frégates. Au conseil que tint Bouvet, les capitaines furent d’avis qu’on devait les attaquer.

C’est dans ces dispositions qu’on arriva le lendemain en vue de Goudelour. Les informations recueillies étaient exactes. Dix vaisseaux de guerre rangés sur deux lignes se tenaient à l’estuaire nord de la rivière, tandis qu’un certain nombre de vaisseaux marchands réunis en groupe stationnait plus près de la terre. S’approchant d’eux à moins de deux lieues, Bouvet calcula que l’ennemi devait disposer d’environ 500 pièces de canon[6], tandis qu’il n’en avait lui même que 318 ; il jugea qu’engager un combat dans ces conditions était une grave imprudence et ses officiers partagèrent son opinion. Il resta néanmoins jusqu’au soir face à l’ennemi, qui contrarié par le vent ne put appareiller ; mais, quand la nuit fut venue, il masqua habilement sa retraite en dissimulant ses feux et, favorisé par un vent des plus vifs, il se défila tout le long de la ligne des Anglais qui ne se doutèrent de rien, et arriva le lendemain matin à onze heures, non pas à Pondichéry, où l’escadre ennemie pouvait venir le surprendre pendant les opérations du débarquement, mais à Madras, où il aurait tout le temps nécessaire pour mettre à terre les 60.000 marcs d’argent qui étaient à bord du Lys.

Les renseignements que lui donna Barthélemy sur les forces anglaises de Goudelour furent peu précis, mais tels cependant qu’il ne jugea pas prudent d’aller les atta quer ni de compromettre son voyage de retour. Et comme il risquait en restant à Madras, d’être surpris ou bloqué par Griffin, il mit à la voile la nuit suivante après avoir débarqué non seulement les marcs destinés à Dupleix, mais 300 soldats, des esclaves noirs et quelques volontaires et partit sans faire connaître la direction qu’il comptait prendre. Le 25 juillet suivant, il était de retour à l’Île de France[7].

§ 7.

Les lettres arrivées de France apprirent à Dupleix que dans l’affaire de Madras sa politique avait plus de défenseurs que celle de la Bourdonnais et, comme marque de cette approbation. Bouvet lui ramena des Îles en qualité de prisonnier Mahé de la Villebague pour répondre de sa gestion comme sous-commissaire des magasins de la marine et des vivres, au temps où il était à Fort Saint-Georges. L’ordre de l’arrêter était arrivé de Paris à l’Île de France le 9 avril. La Villebague, débarqué le 22 juin à Madras, fut ramené le 17 juillet à Pondichéry et enfermé dans la forteresse où il fut tenu au secret le plus rigoureux. On arrêta également Desjardins qui avait été chargé dans le même temps que lui des magasins des marchandises.

L’objet de ces poursuites était de vérifier les accusations de vol ou de concussion qui avaient été portées contre eux par Dupleix lui-même dans ses lettres à la Compagnie. Le procureur-général Lemaire releva aussitôt avec soin tous les discours, bruits ou propos qu’il avait entendus à leur sujet, comme sur la Bourdonnais lui-même et commença leur interrogatoire. On désirerait pouvoir ajouter que Dupleix, ainsi qu’il convenait à son rang et même à sa haine, tint à rester étranger à la procédure. Ne lui suffisait-il pas d’avoir politiquement gagné la partie dans l’Inde ? mais peut-être eut-il peur que les accusations qu’il avait envoyées en France sur de simples ouï-dire ne parussent maintenant un peu faibles avec le recul du temps et l’affaiblissement des passions. Quoi qu’il en soit, il se transforma en véritable juge d’instruction sur toutes les affaires même anciennes dans lesquelles Villebague particulièrement avait pu être intéressé. Friell, Guillard, Pillavoine, la Beaume, Cornet et d’autres furent successivement entendus et leurs dépositions consignées au greffe. L’arrivée de l’escadre de Boscawen puis le siège de Pondichéry interrompirent toute la procédure.

Cependant les jours qui avaient suivi l’arrivée de l’escadre de Bouvet ne s’étaient pas passés dans l’inaction. À peine s’était-elle échappée de Goudelour que Griffin, ayant pris des dispositions de combat, se mit à sa recherche. Il supposa d’abord qu’elle s’était dirigée du côté de Karikal et, ne l’y trouvant pas, il comprit qu’il avait été joué par son adversaire et remonta vers le nord. La décision et la rapidité avec lesquelles Bouvet manœuvra en cette circonstance trompèrent encore une fois tous ses calculs, et il passa plusieurs jours à stationner au large de Coblon et de Sadras, en attendant l’heure de nous attaquer.

Dupleix, qui suivait ses mouvements, jugea l’occasion favorable pour renouveler une quatrième fois contre Goudelour l’entreprise qui avait jusqu’alors si mal réussi. Et sans perdre de temps, il arma 2.000 hommes, dont 900 européens, dont il confia le commandement au capitaine Mainville.

D’après un espion, dont madame Dupleix se croyait sûre et qui la trompa, Dupleix croyait s’emparer de Goudelour la nuit en pénétrant dans la ville par une brèche qui, lui disait-on, existait dans le mur d’enceinte. Or cet homme était un agent de Lawrence, le défenseur de la ville. Confiant dans ses déclarations, Mainville partit de Pondichéry dans la journée du 27 juin et, comme on lui fit prendre des chemins détournés, il n’atteignit Goudelour que le lendemain soir. Lawrence, au courant de nos projets, avait ostensiblement ramené tous les soldats anglais à Fort Saint-David, comme s’il craignait une attaque de ce côté et en secret les avait fait revenir à Goudelour. Ainsi nous pouvions croire que la ville était à notre merci.

Lorsque la nuit fut venue, nos troupes descendirent des hauteurs où elles s’étaient assemblées au sud-ouest de la ville, et ne trouvèrent naturellement pas la brèche qu’elles cherchaient ; quant à l’espion, il avait disparu. Elles tentèrent l’escalade avec des échelles, mais à peine les premières étaient-elles posées que les Anglais, dissimulés derrière les murailles, ouvrirent contre les nôtres un feu nourri qui provoqua une panique générale. Nos soldats, ne reconnaissant ni amis ni ennemis, jetèrent leurs armes et, se dirigeant tant bien que mal dans l’obscurité, repassèrent le Ponnéar et revinrent à Ariancoupom. Si les Anglais avaient pu se douter d’une pareille confusion, peu de nos hommes eussent échappé, tandis que nous n’en perdîmes guère que deux cents.

Les premières nouvelles de l’affaire reçues à Pondichéry le 29 au matin furent que la ville était prise. Madame Dupleix, qui par ses manœuvres avait préparé l’expédition, triomphait et son mari proclamait que cette action la couvrirait de gloire auprès du roi de France, des autres rois d’Europe, des chefs musulmans, des nababs, des rajahs et du mogol lui-même. (Ananda, t. 5, p. 79 et 84). Mais bientôt il fallut en rabattre et alors le ton changea. Dupleix fut unanimement blâmé pour avoir laissé à sa femme la direction d’une affaire aussi importante et on les chansonna l’un et l’autre. C’est en vain qu’ils essayèrent de rejeter sur Mainville ou sur la fatalité la cause de ce grave échec ; personne ne fut dupe de cette défense et Dupleix cessa provisoirement d’être un grand homme. (Ananda, t. 5, p. 94 et 95).

Ananda, qui n’aimait pas Madame Dupleix, nous dit que tout autre qu’elle, après une pareille affaire, eut été pendu. Mais, ajoute-t-il, « comme elle est obstinée, je m’attends à ce qu’elle s’occupe à nouveau d’affaires. Nulle autre femme ne voudrait encore intervenir dans celles de la politique, mais elle est une Nili[8]. Les poètes disent qu’il y en a une à chacun des quatre âges. Quand la première parla, les flots se résorbèrent ; quand la seconde parla, les étoiles tombèrent ; quand la troisième parla, le monde trembla ; mais Madame est tout cela à la fois. Je pense qu’elle se soucie peu de la colère de son mari, mais elle a peur qu’il ne laisse à quelque autre la direction des affaires, vu qu’elle l’a publiquement déshonoré ». (Ananda, t. 5, p. 90). L’échec de Goudelour enlevait à Dupleix tout moyen de s’opposer au débarquement de Boscawen à la côte Coromandel. Nul doute qu’à ce moment Pondichéry ne dut courir les plus grands dangers, soit que Boscawen vint l’attaquer par terre et par mer avec ses seules forces, soit qu’il cherchât à renouer avec le nabab les bonnes relations des années précédentes. Aussi Dupleix employa t-il tout le mois de juillet à faire quelques nouveaux préparatifs de défense.

Il rappela d’abord Paradis de Karikal, dont il avait repris le commandement depuis cinq mois. Paradis arriva à Pondichéry le 11 juillet sous un déguisement. Il venait d’être nommé chevalier de Saint-Louis par le roi. Dupleix pensa que c’était un titre suffisant pour qu’il put de son côté le nommer conseiller titulaire au Conseil supérieur et telle fut en effet la décision prise au conseil qui se tint le lendemain. Le poste de second était alors occupé par Legou, âgé de 80 ans, qui avait dans ses attributions le commissariat des troupes. Avec son assentiment, Dupleix le transféra à Paradis, qui acquit ainsi le droit de commander aux officiers et de diriger une expédition, s’il plaisait encore au gouverneur de lui en confier une.

Le gouverneur se préoccupa ensuite de consolider le petit fort d’Ariancoupom, situé à peu près à mi-chemin entre les deux bras de la Gingi et de préparer sur le bras du nord, à quatre kilomètres seulement de Pondichéry, l’emplacement de deux batteries, dont le feu convergent permettrait tout à la fois d’appuyer celui du fort et de prendre en écharpe des colonnes ennemies venant du sud. Les autres défenses de la ville étaient encore suffisantes pour parer aux premiers dangers.

On atteignit ainsi la date du 4 août, dans l’attente des événements et si les habitants ne vivaient pas dans des transes continuelles, ils n’étaient pas non plus très rassurés. Nos insuccès répétés contre Goudelour avaient quelque peu affaibli la confiance en Dupleix que la prise de Madras, remontant déjà à près de deux ans, avait universellement provoquée.


  1. Les forces de Dupleix tant à Madras qu’à Pondichéry s’élevaient à environ 3.000 hommes dont :
    600 hommes de garnison fixe :
    900 soldats ou matelots laissés par la Bourdonnais ;
    300 esclaves cafres, armés et exercés pour la guerre ;
    et environ 1.200 cipayes.

    Mais il s’en fallait que toutes ces troupes, même les européennes, eussent une égale valeur : un très grand nombre de soldats était incapable de tout service et l’on ne pouvait pas toujours compter sur leur discipline ou même leur fidélité.

  2. Le bâtiment existe encore aujourd’hui : il sert d’habitation au collecteur du South-Arcot, une des deux subdivisions actuelles de l’ancienne nababie du Carnatic. Une plaque commémorative indique que Clive y résida. À proximité on a élevé de grandes constructions en briques, qui servent aux bureaux de l’Administration.
  3. Ananda nous donne la liste des présents qui furent faits à Anaverdi kh., Mafouz kh., Mohamed Ali et à quelques autres, comme il nous parle aussi de ceux qui furent offerts à Dupleix, à sa femme et à sa belle-sœur, Madame d’Auteuil. (Ananda, t. 3. p. 331, 341, 342, 392). Tavakkal reçut pour sa part une médaille d’or, avec une double chaîne de même métal, des bracelets d’or valant 200 pagodes et fut honoré du titre de Salik Dund Khan.

    Il nous parait intéressant de citer la liste des présents faits à Anaverdi kh. ; rien ne vaut souvent les petits faits pour préciser une époque ou une civilisation. Ils consistaient en : 1 divan de velours, recouvert d’une étoffe bleu ciel, — 3 oreillers assortis, recouverts d’un galon (galloon) bleu ciel, — 1 pièce de galon d’or, pesant 5 marcs, — 1 pièce de galon d’or d’Espagne, pesant 9 marcs 4 onces, — 1 autre pièce semblable, pesant 12 marcs 4 onces, — 20 yards de velours bleu, à ramages de fleurs, — 118 ½ yards de velours rouge, — 2 rouleaux de velours rouge, avec des broderies de dentelles, — 18 flacons d’eau rose, — 4 rouleaux d’étoffes lamées d’or, contenant 69 ½ yards, — 2 fusils à double canon, — 2 fusils finement ciselés, — 4 paires de pistolets avec monture en cuivre, — 4 couvertures de voyage en drap fin, avec des broderies de dentelles, — 6 petits télescopes de marine, — 4 photophores, — 6 chandeliers, — 23 ½ yards de drap fin de Madras, d’une couleur différente de chaque côté, — 1 boîte de sucre candi, — 6 couteaux de table, — 12 paires de ciseaux, — 12 petits couteaux — 24 flacons de « balm cordial », — 24 flacons d’eau de Hongrie, — 1 sonnette en or, pesant 10 marcs, — 1 rouleau de drap fin, avec des points de dentelle en or, — 20 rouleaux de drap fin d’Angleterre, autant de France, — 2 flacons d’eau rose, ouvragés à Manille et dorés, — 2 plateaux à trois pieds pour les tenir, finement travaillés, — divers objets.

    Mafouz Khan se plaignit un moment que les présents de Dupleix n’eussent pas été plus élevés. Il est certain que, dans des circonstances semblables, les Anglais étaient plus généreux et peut-être cette politique est-elle plus habile : mais elle n’a jamais été dans les traditions françaises et Dupleix considérait que non seulement nous ne devions rien au nabab, mais que nous l’avions tiré d’un mauvais pas en faisant avec lui la paix.

  4. Floyer avait remplacé Hinde, décédé le 26 avril précédent.
  5. Ananda, t. 4, p. 322.
  6. Il n’en avait en réalité que 382. — Bouvet disposait de huit navires et de deux frégates, y compris la récente prise hollandaise.
  7. La conduite de Bouvet et celle de Griffin ont été également critiquées. On a reproché au premier de ne pas être resté plus longtemps dans l’Inde, où il eut pu incommoder l’escadre de GriffIn ; mais quelques jours après arriva l’escadre de Boscawen : qu’eut-il pu faire contre ces forces réunies ? Il fut plus sage en retournant aux Îles, où il avait du moins l’espérance de retrouver la flotte du marquis d’Albert. Griffin fut plus justement accusé de n’avoir pas engagé le combat à Goudelour et comparut devant une cour martiale. Il argua pour sa défense que deux de ses navires n’avaient pas de gouvernail et que s’il avait mis à la voile après que la brise de mer se fut levée, il aurait été reporté au nord de Pondichéry et aurait ainsi laissé la voie libre à Bouvet pour atteindre cette place. La cour trouva qu’il aurait dû appareiller avec le vent de terre avant que l’ennemi fut en vue et l’Amirauté considéra son erreur comme une faute de jugement et non comme un manque de zèle ou de courage. Griffin fut acquitté.
  8. Personnage du Ramayana, type de cruauté, d’impudence et d’effronterie.