Dupleix et l’Inde française/1/7

Champion (Tome 1p. 257-298).


CHAPITRE VII

Le commerce d’Europe.


« Le Bengale, disait Dupleix presque au lendemain de son arrivée à Chandernagor[1], est bel et bon pour y gagner vite du bien, mais l’air n’y vaut pas le diable ; l’on y crève comme des mouches sans avoir le temps de la réflexion. » En dépit de cette appréciation quelque peu excessive, Dupleix se porta en général assez bien, grâce à un régime plus régulier que sévère, mais il ne fit pas une grosse fortune.

Il travaillait presque sans relâche, sauf pendant les lourds mois d’été, où il y avait une certaine stagnation des affaires. Le reste de l’année, il était occupé soit à passer des contrats avec les marchands et à vérifier les livraisons, soit à charger les navires. Il ne ménageait alors ni sa peine ni son temps ; il allait sans cesse des bureaux aux magasins et des magasins aux navires, inspectant tout, contrôlant tout lui-même, ne laissant rien au hasard.

Lorsque les derniers navires étaient partis, fin janvier ou au début de février, il allait se reposer à la campagne, à quelque distance de Chandernagor. Il y avait acheté, dès 1732, à Satgazia, un jardin de 125 toises de long sur 85 de large, auquel il donna tous ses soins et où il séjourna d’abord sous la tente. Puis il fit bâtir une maison qu’il estimait en 1736 l’une des plus belles de l’Inde, « surtout par sa situation gracieuse » ; jardin et maison lui revenaient à 16.452 roupies. Il y recevait volontiers ses amis et principalement les Anglais de Calcutta avec qui il était en relations d’affaires. Lorsqu’il fut sur le point de quitter l’Inde, il offrit à la Compagnie de lui céder le tout au prix coûtant ; nous ne savons quelle fut la réponse[2].

Il ne semble pas qu’en dehors de ses déplacements à Satgazia, lesquels furent eux-mêmes peu nombreux et de courte durée, Dupleix se soit fréquemment absenté de Chandernagor. Il alla au moins une fois à Cassimbazar régler des affaires qui nécessitaient sa présence, mais nous n’avons trouvé nulle part qu’il se soit jamais rendu à Balassor ou à Patna. Ces déplacements dans un rayon très restreint, entre les rives un peu monotones de l’Hougly, étaient plutôt ceux d’un prisonnier que d’un chef de comptoir. Il n’est pas aujourd’hui d’Européen, résidant au Bengale, qui ne se sente attiré par les villes au nom sonore ou gracieux de Mourchidabad, Patna, Bénarès, Allahabad, Agra et Delhi, qui s’échelonnent le long du Gange et de la Gemna et étalent aux yeux des visiteurs une variété fort curieuse de monuments et de palais, dont quelques-uns sont d’une rare beauté. Au début du xviiie siècle on n’avait aucun goût pour l’exotisme, et s’il arriva parfois à Dupleix de s’intéresser aux étrangetés du pays, c’était plutôt aux bibelots et dans un but commercial[3].

Gagner de l’argent, tel fut en effet son but principal, au moins pendant cette première partie de son existence. C’est seulement au xixe siècle, par une autre conception de la politique coloniale, que les divers fonctionnaires de l’État ont été tenus à ne pas s’intéresser dans les affaires dont ils avaient la police générale ; au xviiie siècle ils étaient au contraire moralement obligés de s’associer dans les diverses entreprises qu’ils voyaient s’organiser ; aussi ne sera-t-on pas surpris que Dupleix, comme Dumas, comme Labourdonnais, comme Lenoir et comme tous ses contemporains occupant des situations analogues à la sienne, ait consacré tous ses soins à organiser des affaires pour parvenir, si possible, à la fortune. Il ne pouvait pas espérer retirer de gros bénéfices du commerce d’Europe, où il n’était intéressé que par les port-permis très limités dont jouissaient les employés de la Compagnie, mais il avait toutes chances, avec quelque habileté et un peu d’audace, d’obtenir de meilleurs résultats dans le commerce d’Inde en Inde. Nous allons voir ce qu’il fit dans ces deux champs ouverts à son activité et d’abord étudions le commerce d’Europe.


Année 1731.

Lorsque Dupleix arriva à Chandernagor, en septembre 1731, tous les contrats de marchandises pour l’année courante étaient passés depuis longtemps ; le Conseil de Chandernagor avait autorisé ces contrats jusqu’à concurrence de 1.400.000 roupies. Mais les marchandises n’étaient pas encore expédiées et leur départ pouvait ne pas s’effectuer aisément en raison des difficultés que nous avions avec le nabab, maître de la navigation de l’Hougly. Ces difficultés étaient la suite de l’affaire Malescot et de la non-exécution par nous des conditions financières du firman de 1718 et du paravana de 1722. Dupleix envisagea un instant la possibilité d’une action militaire contre le nabab, ainsi que l’avait recommandé le Conseil supérieur, mais on lui avait dit aussi d’agir pour le mieux, sans lui donner d’ordres précis ni lui prescrire d’action décisive. Dupleix calcula que, pour faire impression sur le nabab, il lui faudrait une garnison d’au moins trois cents hommes à Chandernagor, dont les deux tiers européens : or il n’avait que 65 Européens, dont une partie était toujours occupée à escorter les marchandises. Il pensa qu’il valait mieux terminer l’affaire par une négociation, sauf à faire d’assez gros sacrifices d’argent. Les Anglais et les Hollandais payaient tous les jours des sommes plus considérables pour des résultats moindres. Burat et Saint-Paul envoyés en mission à Moxoudabad donnèrent au nabab 10.000 roupies et reçurent en échange un nouveau paravana, daté du 20 novembre, en vertu duquel les officiers du nabab ne pouvaient « prendre ni exiger les droits de la Compagnie de France que sur le pied de 2 ½ %, ainsi que paient les Hollandais, et ne demander ni exiger aucun autre droit dans les chemins, ni arrêter ni visiter ses bateaux et marchandises, ni se saisir desdits bateaux de force quand même on en aurait besoin pour le service de l’Empereur[4]. »

Ce paravana était accordé à la Compagnie pour ne pas retarder son commerce en attendant le fîrman de l’Empereur. Burat et Saint-Paul étaient de retour à Chandernagor le 11 décembre.

La Compagnie félicita Dupleix du résultat de cette mission par lettre du 21 janvier 1733 et approuva la dépense totale de 22.000 roupies qu’il avait fallu effectuer. « La voie de négociation pour terminer cette affaire, lui fut-il écrit, était l’unique moyen que vous puissiez employer pour la faire réussir, quand bien même vous eussiez eu une garnison assez nombreuse pour vous soutenir par la force et envoyer des détachements en suffisante quantité pour dégager tous les bateaux de marchandises que l’on arrêtait dans les différents chokis. Il n’est pas question de commercer les armes à la main et son intention n’est pas, en augmentant d’une compagnie la garde de la loge, que vous comptiez sur vos forces de manière à prétendre faire la loi au gouvernement. Vous y réussirez d’autant moins que vous avouez vous même la nécessité où se trouvent les Anglais et Hollandais de payer des sommes beaucoup plus considérables que nous, quoique leurs garnisons soient plus fortes que la vôtre[5]. »

Le départ des bateaux put dès lors s’effectuer sans difficulté. Ils étaient trois : la Vierge-de-Grâce, le Jason et l’Argonaute. Partis de Pondichéry, le premier le 29 juillet, les deux autres le 4 août, ils vinrent conformément aux instructions de 1729, directement à Chandernagor sans s’arrêter à Coulpy. Dupleix nous a donné une longue énumération des marchandises qui leur furent confiées dans une lettre du 18 janvier 1732, à laquelle la Compagnie répondit le 16 octobre 1733. Nous retiendrons seulement de cette correspondance que les chargements furent faits dans de bonnes conditions et que les réceptions répondirent assez exactement aux commandes. La Compagnie en témoigna sa satisfaction à Dupleix ; elle lui fit seulement observer ainsi qu’au Conseil par lettres différentes du 13 octobre 1732 qu’avec un peu plus de soin on aurait pu faire tenir plus de marchandises. L’arrimage avait été défectueux ; il fallait prendre modèle sur les Anglais qui à égalité de tonnage chargeaient toujours plus de marchandises que les Français.

La Vierge-de-Grâce était partie le 10 décembre et les deux autres navires le 19 janvier. Ils arrivèrent en France le 9 juin et le 29 juillet.

Cette opération fut pour Dupleix la première occasion de croiser le fer avec le Conseil de Pondichéry ; il ne la laissa pas échapper. Par sa détermination, prise en 1729, de faire passer quelques-uns de ses vaisseaux au Bengale sans toucher à Pondichéry, la Compagnie avait paru créer au Conseil de Chandernagor une sorte d’autonomie, en rendant impossible ou du moins fort difficile l’intervention du Conseil supérieur dans ses affaires commerciales. Dupleix supposa que la Compagnie, qui l’avait favorisé aux dépens de Dirois en le choisissant comme directeur, voulait encore accroître son autorité en lui donnant des facilités pour traiter directement du commerce avec elle et, à titre d’épreuve, il lui envoya par le retour des bateaux de janvier 1732 sa correspondance et sa comptabilité, tandis qu’il n’envoyait à Pondichéry que le duplicata de sa correspondance, en excluant toutes factures et tous livres de comptes. Or c’était une règle pratiquée depuis l’origine que la comptabilité de tous les comptoirs devait être revue chaque année à Pondichéry par le teneur de livres général. Le Conseil supérieur feignit de ne pas comprendre le sens de cet oubli et se contenta de faire une observation modérée par lettre du 16 mars suivant :

« Nous avons pris communication des lettres que vous avez écrites à la Compagnie par les vaisseaux que vous avez expédiés pour Europe. Nous ne croyons pas que vous puissiez vous dispenser de continuer à nous les envoyer, comme cela s’est toujours pratiqué, sans contrevenir aux intentions de la Compagnie ; de la façon dont vous vous expliquez et par l’omission des factures, il semble que vous ayez quelque doute là-dessus…

« Ayez pour agréable de réparer une telle faute le plus diligemment que vous pourrez en nous les envoyant par des pattemars. Sans penser que vous eussiez dessein de vous soustraire à l’ancien usage, nous vous avons recommandé par notre lettre du 29 juillet 1731 de nous envoyer des copies des factures de ce que vous envoyerez…

« Vous n’avez pas moins mal fait de changer l’usage établi depuis trente ans d’envoyer ici les livres. Le parti que vous avez pris de les adresser directement à la Compagnie, loin de lui être d’aucune utilité, l’embarrassera sur les comptes des Indes qui ne peuvent se trouver d’accord à la solde du 30 juin prochain à cause d’une omission de cette conséquence[6] ».

En s’exprimant ainsi, le Conseil supérieur pensait exactement comme la Compagnie. Sans connaître encore l’incident soulevé, celle-ci l’avait pour ainsi dire prévu et réglé dès le 22 septembre 1731 par une lettre adressée à Dupleix. Elle lui disait : « l’exécution de cet ordre (envoyer directement les vaisseaux du Bengale en France) ne doit pas vous dispenser de rendre à M. Lenoir et au Conseil supérieur un compte exact de votre gestion : l’intention de la Compagnie étant que vous lui soyez toujours subordonné, que vous entreteniez avec lui la même correspondance que par le passé, que les livres de voire gestion lui soient envoyés annuellement par les bâtiments que le conseil de Pondichéry y fait passer[7]. »

L’affaire des correspondances se régla donc sans avoir mis franchement les adversaires aux prises ; ce fut une simple escarmouche dont la lettre de la Compagnie empêcha le retour.




1732.

Les affaires de 1732 furent particulièrement brillantes. Dès la fin de 1731, la Compagnie avait résolu d’envoyer au Bengale trois vaisseaux avec une quantité considérable de matières et de marchandises, dans l’intention de « pousser le commerce de l’Inde beaucoup plus loin qu’il n’a été porté jusqu’à présent ». Elle demandait entre autres choses 19.800 pièces de garas blancs, 7.000 pièces de sanas blancs, 18.000 pièces de mouchoirs, 12.020 pièces de mallemolles, 600 pièces de serbatis, 7.000 pièces de doréas, 1.360 pièces de térindanes, 6.320 pièces de térindins, 140 caisses de gomme-laque, 400 pièces de broderies sur térindanes, tangebs et nansouks, une grande quantité de soie tany[8]. Elle demandait encore deux pièces de différentes étoffes des plus riches et des plus curieuses, des oiseaux rares, des animaux non connus en Europe avec un mémoire sur la manière de les nourrir, enfin tout ce qui se trouverait de plus curieux et de plus utile en graines, plantes, et autres produits du pays[9].

Les vaisseaux destinés à rapporter ces marchandises étaient le Philibert et le Dauphin, tous deux de 500 tonneaux et le Saint-Louis. Les deux premiers partirent de Lorient en octobre 1731 avec 45.000 marcs de matières d’argent. Le Sainl-Louis devait partir de Bordeaux avec un chargement de vin, mais comme il arriva fort tard à la côte de Coromandel, Lenoir resté libre de changer les arrangements et la destination des vaisseaux suivant les occurrences, y substitua la Duchesse et la Reine. Mais en envoyant ces deux vaisseaux, il doubla aussi les fonds qui furent ainsi portés à 90.000 marcs.

Le Philibert arriva à Chandernagor le 3 juin, le Dauphin le 8 juillet, la Duchesse le 13 septembre et la Reine vers la même époque. Outre les 90.000 marcs ils apportèrent 100.000 roupies de draps d’Europe et 10.000 roupies de corail. Les officiers avec leur port-permis disposaient de 36.000 roupies. Le conseil de Chandernagor avait emprunté au début de l’année 400.000 roupies, dont les intérêts n’étaient exigibles qu’à partir du 1er septembre et tiré sur la Compagnie une lettre de change de 2.000 marcs ou environ 40.000 roupies, valeur reçue en espèces au comptoir. On arriva à un total de fonds disponibles de 2.098.000 roupies. Jamais des sommes aussi importantes n’avaient été rassemblées.

Le Conseil put ainsi satisfaire sans difficulté aux demandes de la Compagnie. Comme s’il avait prévu qu’il disposerait de fonds extraordinaires, Dupleix avait passé dès le mois de février un contrat de 1.300.000 roupies avec un seul marchand sans lui faire aucune avance[10]. Les vaisseaux repartirent, le Philibert et le Dauphin le 1er décembre, l’un avec 505.863 roupies de marchandises, l’autre avec 500.400 ; la Duchesse et la Reine le 22 janvier 1733, le premier avec 663.462 roupies et le second avec 585.550. Au total 2.254.230 roupies[11].

Nous donnerons maintenant quelques particularités sur certaines marchandises qui firent l’objet de ces expéditions, arrivée et départ.

À l’arrivée, on a presque tout énuméré lorsqu’on a parlé des draps, du corail et des vins. Les draps se vendirent difficilement. Nous en demandions dix roupies l’aune, alors que les Anglais cédaient les leurs à raison de huit roupies au maximum. Nous dûmes faire les mêmes conditions, sans parvenir encore à concurrencer utilement les draps étrangers. Plus tard, le 31 octobre 1733, la Compagnie autorisa à baisser encore les prix ; elle se souciait au fond assez peu de réaliser des bénéfices appréciables sur les marchandises qu’elle exportait ; elle les considérait plutôt comme des objets d’échanges au pair, équivalant à un envoi de fonds. Elles tenaient de la place sur les navires, qui autrement eussent voyagé sur lest.

Le corail aussi trouva péniblement preneur ; cette marchandise ne s’écoulait guère que du côté d’Agra et de Delhi. À la fin on trouva un marchand qui voulut bien s’en charger à raison de 12 roupies la serre. Le même marchand prit aussi 25.000 roupies de draps et s’engagea d’autre part à fournir pour le prochain exercice pour 200.000 roupies de marchandises, sans autre paiement actuel que celui du corail et des draps, le surplus payable au fur et à mesure qu’on recevrait des fonds d’Europe[12].

Il y avait peu de fluctuations dans le cours des vins. Le bordeaux se vendait ordinairement 200 roupies la barrique ; le vin de Canarie sec et celui de Malvoisie entre 210 et 290. La Compagnie réservait à ses employés une quantité déterminée d’avance, et correspondante à leur situation.

Pour les marchandises de retour, il n’y avait pas comme en Europe des stocks constitués d’avance : là, si le marchand trouve à s’en défaire d’un seul coup, les prix diminuent. Dans l’Inde, c’était le contraire ; personne n’avait de provision ; les tisserands ne travaillaient que sur commandes et plus ces dernières étaient fortes, plus les prix étaient élevés. Nouvelles difficultés au moment de la livraison : les pièces répondaient rarement aux modèles. Il fallait pourtant les accepter telles qu’elles et si défectueuses fussent-elles : les navires étaient dans le fleuve et ne pouvaient attendre. En 1732 on en visita pourtant un grand nombre pièce par pièce et on en rebuta une partie.

Sans que nous croyons utile d’entrer dans l’explication de noms variables comme les modes et quelques-uns d’une durée fort éphémère, il fut expédié cette année 563 balles de garas à 50 roupies la balle, des sanas servant à faire des robes et des chemises, des baffetas pour robes brodées, des adatys, des hamans, des casses de diverses sortes ; bouron, jagrenot, coqmarie, Malde, des tangebs Santos, Sautepour et Savaspor, des doréas, des basins, des mouchoirs bleus et blancs, 81.177 roupies de cauris, dont 36.000 provenant des Maldives, 1.000 mans de soie tany, quelques balles de toques et de cravates, des laques en bois, sans bois et en feuilles, enfin du salpêtre, du poivre et des broderies de Dacca, parmi lesquelles des nansouks.

Il fut chargé 7.000 mans de salpêtre dont plus de 4.000 provenaient de Purnia, au-dessus de Patna. À leur descente, le nabab les fit arrêter au-dessus de Cassimbazar sous prétexte que la marchandise ne nous appartenait pas, notre habitude n’étant pas de la faire venir d’aussi loin. L’affaire se fut peut-être arrangée si l’on ne s’était également avisé de faire arrêter les soldats qui escortaient les bateaux. Ceux-ci ne purent supporter l’affront et l’un d’eux, dans un moment d’impatience, eut le malheur de tuer le fils d’un fakir qui assistait en spectateur à l’incident. De six qu’étaient les soldats, trois furent retenus et menés pieds et poings liés à Cassimbazar où ils restèrent en prison pendant près de trois mois. Enfin, après bien des peines, les soldats et le salpêtre furent relâchés moyennant la somme de 6.000 roupies. Pendant ce temps les eaux avaient baissé dans la rivière ; il fallut débarquer les marchandises et les amener à Chandernagor sur des bateaux plus petits ne pouvant porter chacun que 25 sacs. Cela occasionna une nouvelle dépense de 1.000 à 1.200 roupies, augmentant d’autant le prix du salpêtre.

Les poivres venaient tous de la côte malabar : le Bengale n’en produit pas. Il en fut chargé 200 milliers apportés par les bateaux de Pondichéry et 3.500 mans achetés au Bengale aux Anglais et Hollandais.

Quant aux broderies de Dacca, fort prisées à ce qu’il semble, elles étaient toutes faites par des femmes musulmanes, hors de tout contrôle et il fallait absolument les recevoir dans l’état où on les livrait. Encore eut il été impossible de se les procurer, si Dupleix n’avait entretenu une amitié personnelle avec deux seigneurs maures qui lui servaient d’intermédiaires. Ces seigneurs étaient d’ailleurs fort exigeants ; pour obtenir d’eux des broderies demandées, il fallait leur faire des diminutions de fret considérables sur les vaisseaux particuliers. Le commerce était si difficile en cette ville que les Anglais songeaient à abandonner la loge qu’ils y avaient.

La Compagnie avait demandé des curiosités du Bengale : Dupleix lui envoya par le Philibert un tigre royal et une caisse contenant 33 sortes de graines d’herbes potagères. Toutes ces opérations terminées il se déclara très satisfait. « Nous nous flattons, Messieurs, écrivit-il en France le 22 janvier 1733, que les précautions que nous avons prises cette année pour vous faire des envois riches, bien choisis et bien assortis auront la réussite que nous en attendons. Nous vous disons franchement que nous ne savons pas mieux faire et, si la Compagnie n’est pas contente, il sera difficile d’y parvenir jamais[13]. »

Nous souscrirons volontiers à ces éloges ; jamais opérations commerciales aussi importantes n’avaient été effectuées au Bengale. Nous rappellerons pourtant que le mérite unique n’en revient pas à Dupleix ; il revient aussi à la Compagnie qui envoya des fonds et à Lenoir qui les doubla.


1733.

Les opérations de 1733 furent un peu moins brillantes. Aussi bien, pour procurer aux navires le chargement demandé par la Compagnie, Dupleix avait-il dépassé de 300.000 roupies les crédits dont il disposait. Il devait toute cette somme avec les intérêts au début de 1733 et ne pouvait naturellement la payer qu’avec des emprunts ou des fonds envoyés par la Compagnie ; or ces fonds n’étaient pas attendus avant le mois de juin ou de juillet. Il lui fallait d’autre part, nonobstant cette dette et cette attente, assurer les contrats de l’année courante. Pour liquider le passé, il délivra aux marchands des billets à intérêt des sommes dont il était redevable ; pour l’avenir, il fit des contrats avec divers marchands jusqu’à concurrence de 1.200.000 roupies ; les marchandises payables suivant l’usage à l’arrivée des premiers fonds d’Europe et ces fonds eux-mêmes commençant à porter intérêt à partir du 1er septembre.

L’importance réelle des opérations à effectuer dépendait toutefois du nombre des navires arrivés de France, des fonds et marchandises apportés et des ordres définitifs d’achat ; si ces ordres excédaient les contrats conclus, le Conseil de Chandernagor se trouvait dans la nécessité ou de ne pas les exécuter ou de recourir à des emprunts.

En principe la Compagnie ne recommandait pas ces emprunts, qui comportaient toujours de gros intérêts, mais ils ne l’effrayaient pas non plus outre mesure, par la facilité qu’ils lui donnaient de se procurer pour le retour des navires le plus de marchandises possible. Pour 1733 notamment, elle était très satisfaite des ventes de l’année précédente, où les bénéfices avaient largement couvert les intérêts des sommes empruntées pour se procurer le fret supplémentaire de 300.000 roupies et elle ne voyait en conséquence aucun inconvénient grave à ce que Dupleix recommençât l’opération. Mais telle n’était point l’opinion du Conseil supérieur. « La Compagnie, écrivait-elle à Chandernagor le 20 juin, demande sans cesse de forts retours ; elle vous prescrit même d’emprunter pour les augmenter ; mais nous lui rendrions un mauvais service en excédant ses ordres à cet égard. Vous n’ignorez pas, non plus que nous, que ce sont de pareils emprunts qui ont dérangé les affaires à Surate, à Bengale et ici. Il faut donc éviter autant que nous pourrons de retomber dans les embarras et discrédit où nous nous sommes vus il y a quelques années[14]. » Comme conclusion, il prescrivait de ne se servir de la faculté d’emprunter donnée par la Compagnie que pour le contrat de 1734 et non pour augmenter ceux de 1733.

Dans un siècle comme le nôtre où le crédit est l’âme du commerce, de pareilles prescriptions paraissent un non-sens : elles étaient des plus sages au moment où elles furent écrites. Que fut-il arrivé, par exemple, si usant de la liberté donnée par la Compagnie, Dupleix eut emprunté 400.000 roupies dans le second semestre de 1733, pour satisfaire aux commandes de France ? Aucun désagrément sans doute, si les bateaux avaient pu emporter toutes les marchandises assemblées ; mais supposons que la Compagnie ait envoyé moins de fonds ou moins de navires qu’elle ne l’avait fait prévoir. Dans le premier cas, il aurait fallu un nouvel emprunt pour payer toutes les marchandises achetées ; c’était l’avenir gravement obéré. Dans le second cas, les marchandises auraient dû attendre l’année suivante pour être exportées et cependant les intérêts auraient couru, sans aucune chance cette fois d’être amortis par le bénéfice des ventes à Nantes ou à Lorient.

Or ces conditions se réalisèrent l’une et l’autre en 1733. La Compagnie avait décidé l’envoi de quatre navires, elle n’en fit partir que trois : le Prince-de-Conty, la Thétis et le Jupiter ; elle avait promis 60.000 marcs ; elle en donna seulement 50.000.

Le Prince-de-Conty arriva le 4 juillet. Les fonds qu’il apporta, s’élevant à 25.000 marcs, servirent à acquitter la dette de 300.000 roupies, portée à 360.000 par les intérêts et à donner 10 % d’avances aux marchands sur le contrat fait avec eux au mois de février[15].

La Thétis et le Jupiter arrivèrent le 17 août, avec le complément des fonds, soit 26.174 marcs. Les trois vaisseaux apportaient en outre 160.000 livres de marchandises de France et 300 milliers de bois rouge pris à Pondichéry pour servir de lest, sans compter 500 milliers de poivres venus de Mahé et une certaine quantité de cauris.

On commença aussitôt à charger les marchandises et le Prince-de-Conty put repartir le 25 novembre avec 1.150 balles ou caisses de marchandises grosses et fines, 124 milliers de salpêtre, 120 milliers de bois rouge et 174 milliers de poivre, le tout se montant à la somme de 509.366 roupies[16].

Pour effectuer le chargement de la Thétis et du Jupiter, le Conseil supérieur, qui disposait alors de fonds inutilisables par suite d’une grande disette à la côte de Coromandel ayant à peu près suspendu tout commerce, fit passer au Bengale d’abord 7.800 marcs puis 21.339 livres en piastres, ce qui porta à la valeur de 76.000 marcs l’ensemble des fonds reçus par Dupleix : l’année précédente, il en avait reçu 90.000. Ces fonds furent toutefois insuffisants pour payer les marchandises achetées et Dupleix se trouva obligé d’emprunter 100.000 roupies, en engageant d’autant l’exercice 1734. Que serait-il advenu s’il était arrivé quatre navires au lieu de trois ? ils auraient dû s’en retourner chargés aux deux tiers.

La Thétis et le Jupiter repartirent ensemble vers le 22 janvier 1734, le premier avec 453.341 roupies de marchandises et le second avec 578.310. Avec le chargement du Prince-de-Conty cela fit 1.541.017 roupies contre 2.254.230 en 1730.

Le chargement de ces navires n’appelle aucune observation particulière, sauf pour les broderies de Dacca qu’il fut de plus en plus difficile de se procurer. Selon l’usage on répartit les marchandises de même nature sur les différents vaisseaux, de façon à éviter une perte totale en cas d’accident survenu à l’un d’eux. Comme l’année précédente on envoya différentes curiosités du pays, des graines, des animaux vivants et d’autres conservés dans l’eau-de-vie. Dupleix adressa personnellement une petite caisse à l’académie royale des sciences et une autre à M. de Jussieu.

En dehors des cargaisons confiées à ces trois vaisseaux, le Conseil de Chandernagor fit encore passer à Pondichéry par le Saint-Pierre et le Saint-Joseph (9 décembre et 10 janvier) des marchandises destinées à être transbordées sur les vaisseaux de France partant directement de la côte de Coromandel. Le Conseil supérieur y trouva trop de qualités fines pour avoir pu remplir les vaisseaux et pria en conséquence Dupleix de s’attacher surtout au choix des grosses marchandises, conseils qui reviendront sans cesse dans la suite aussi bien de Pondichéry que de Paris ou de Lorient.


1734.

Le règlement des comptes de 1733 et la préparation de la campagne 1734 ne se firent pas sans quelques tiraillements entre les conseils de Chandernagor et de Pondichéry. Le Conseil de Pondichéry n’avait chargé que deux vaisseaux pour France en 1733, mais il avait reçu des fonds pour faire le chargement de trois : le troisième devant partir avec des marchandises dont la plupart apportées du Bengale par un des bots de fin d’année. Or, faute de marchandises, ce bateau, la Galathée, ne put retourner en Europe. Malgré les instructions du Conseil supérieur, Dupleix avait préféré donner à la Thétis et au Prince-de-Conty une quantité considérable de marchandises fines. Le Conseil supérieur ne fut pas satisfait qu’on eut tenu si peu compte de ses instructions. Dupleix expliqua sa conduite par les défenses d’emprunter qu’on lui avait opposées et qui l’avaient mis dans l’impossibilité de faire des achats suffisants. Mais cette autorisation lui ayant été accordée pour l’année 1734, Dupleix exposa que les réflexions à lui faites l’année précédente l’obligeaient à plus de retenue pour l’avenir et qu’au surplus la guerre survenue en Europe peu de mois auparavant avait enlevé toute confiance dans la Compagnie. Cependant, dans le même temps, le Conseil supérieur ayant invité les autres comptoirs à ne plus tirer de traites sur Chandernagor afin de ne pas affaiblir ses ressources, Dupleix riposta que le « crédit de la Compagnie était bon au Bengale » et qu’il était en état de faire honneur aux traites qu’on pourrait faire sur Chandernagor. Le Conseil supérieur apprécia peu ces considérations et le lui fit savoir par lettre du 8 octobre 1734 :

« Nous sommes fâchés de vous dire que nous remarquons dans toutes vos lettres une étude particulière à chercher l’impossibilité à l’exécution des ordres que nous vous donnons. Le crédit de la Compagnie ne doit pas être aussi diminué que vous le dites. Nous ne sommes point en guerre avec aucune nation qui puisse troubler notre commerce de l’Inde en Europe. La Compagnie n’a point discontinué d’envoyer des vaisseaux dans le Gange. Vous ne devez rien du passé ; nous ne regardons point comme argent comptant les draps et autres marchandises que la Compagnie et nous nous vous envoyons ; nous savons que ces fonds là ne rentrent que peu à peu ; mais ils ne laissent pas d’être un objet et un fonds réel sur lequel on peut emprunter[17]. »

Quoiqu’il on soit de ces contestations, la Compagnie avait destiné deux vaisseaux seulement cette année pour aller au Bengale, le Philibert et la Duchesse, avec 40.000 marcs de matières. Présumant que Dupleix, comptant sur un troisième navire, aurait pu « contracter » plus de marchandises qu’il n’en fallait, elle lui avait en même temps donné l’ordre d’expédier avant la fin de l’année un vaisseau à Pondichéry avec 300 balles de grosses marchandises pour entrer dans le chargement des bateaux qui partiraient de la côte de Coromandel.

Outre ces 40.000 marcs, le Conseil supérieur en fit passer 5.000 autres pour remplacer les 10.000 roupies consommées l’année précédente par le Saint-Pierre et le Saint-Joseph. Il s’excusait de ne pouvoir faire davantage ; ce qu’il avait lui-même reçu n’était pas à beaucoup près suffisant pour fournir à ses engagements, payer les lettres de change qui lui viendraient de Moka, entretenir les comptoirs de Mazulipatam, Mahé et Surate et pour envoyer tous les effets demandés par les îles, sans compter les fonds absolument indispensables pour acheter à Mahé une quantité de poivre suffisante pour les vaisseaux de l’année suivante[18].

Au moyen de ces fonds représentant un peu plus de 900.000 roupies, augmentées de 500.000 que le Conseil fut autorisé à emprunter, de 30.000 du port-permis des officiers, de 324.000 livres de marchandises apportées d’Europe et d’une traite de 30.000 roupies tirée sur la Compagnie, Dupleix disposa de près de deux millions de roupies. Dès le mois le mars il avait été autorisé à contracter pour 1.500.000 ; en avril il avait déjà dépassé ce chiffre et était arrivé à 1.779.000, après un emprunt de 400.000 roupies pour donner des acomptes aux marchands[19].

Il devait acheter surtout des marchandises grosses. Les syndics et directeurs préposés aux ventes à Nantes venaient de signaler qu’il restait dans leurs magasins beaucoup de marchandises fines invendues. Ce fut pour le Conseil supérieur une nouvelle occasion de faire valoir sa prévoyance :

« Permettez-nous de vous dire à cette occasion, écrivit-il à Chandernagor le 21 juin, que nous avons eu raison de vous recommander annuellement de vous attacher par préférence aux grosses marchandises, qui encombrent davantage, sont toujours de défaites et donnent plus de profit que les fines. Votre but en faisant dominer le fin dans vos envois a été de les rendre plus riches ; vous vous êtes peu mis en peine du dérangement que cela pouvait causer aux affaires de la Compagnie en France et aux Indes ; car enfin vous n’avez pu faire de si forts retours qu’en vous endettant et il nous a fallu chaque année nous priver d’une grande partie des fonds qui nous étaient destinés, pour vous mettre en état d’acquitter vos dettes. Vous n’ignorez pas que ces remplacements de fonds nous ont mis annuellement hors d’état de faire travailler à l’avance icy, à Mazulipatam, à Mahé, à Surate et nous ont incommodés dans les opérations dont nous étions chargés. D’ailleurs ces marchandises fines, qui restent invendues à la Compagnie et celles qu’elle a été obligée de vendre avec peu ou point de bénéfice l’empêchent de vous faire et à nous des envois plus considérables ; voilà le fruit de ces riches cargaisons dont vous avez fait parade à la Compagnie[20]. »

Faut-il incriminer complètement cette parade ? nous dirions aujourd’hui bluff. Nous ne le pensons pas. Dans ses lettres de 1731 et de 1732, la Compagnie demandait surtout des assortiments de marchandises fines ; en les envoyant Dupleix fut le fidèle exécuteur d’ordres reçus. Mais le Conseil supérieur, connaissant mieux la situation de la Colonie, voyait les choses tout différemment et, plus conscient de sa responsabilité, n’hésitait pas à méconnaître les ordres transmis : « Nous vous répétons encore, écrivait-il, à Dupleix, le 27 mars, que vous ne devez point suivre ses états d’assortiments (de la Compagnie) et que vous devez vous attacher par préférence aux grosses marchandises, qui est le seul moyen de bien charger les vaisseaux et de ne pas vous endetter[21]. »

Tant d’admonestations, tant d’instructions, tant d’ordres finirent par être entendus ; le Philibert et la Duchesse repartirent de Chandernagor au début de 1735 avec des marchandises grosses presque exclusivement. Ils emportaient en outre 300 milliers de poivre et 220 milliers de bois rouge, venus de Mahé et de Pondichéry. Le chargement du Philibert fut de 439.138 roupies, celui de la Duchesse de 538.825. Il fut en outre expédié à Pondichéry par un des bateaux de décembre 300 balles de marchandises, qui furent emportées le 29 janvier par l’Apollon et le Chauvelin.

Ces opérations terminées, le Conseil de Chandernagor se trouva encore redevable d’une somme de 400.000 roupies vis-à-vis des marchands. En dépit des précautions prises, il était impossible d’éviter les dettes.


1735.

Pour en répondre, Dupleix avait en magasin 70.000 roupies de marchandises et il comptait sur les fonds de France. Selon l’usage, il n’attendit pas leur arrivée pour « contracter » de nouvelles marchandises.

La Compagnie n’approuva pas que le Conseil de Chandernagor eut hésité à faire toucher à Pondichéry le vaisseau demandé par le Conseil supérieur et elle le « blâma » de l’avoir bondé de poivre malgré les ordres reçus ; elle lui recommanda de les exécuter à l’avenir avec plus d’exactitude et elle autorisa expressément le Conseil supérieur à donner à celui de Chandernagor telles instructions qu’il jugerait convenables pour faire toucher à Pondichéry l’un des vaisseaux du Bengale. C’était un désaveu manifeste du « peu d’attention » apporté par Dupleix à reconnaître une autorité supérieure[22].

La Compagnie envoya pour les prendre deux navires, le Duc d’Anjou et le Prince-de-Conty et affecta 40.000 marcs au chargement. Ces vaisseaux arrivèrent six semaines ou deux mois plus tard que d’habitude ; sur un ordre spécial de la Bourdonnais, le Prince-de-Conty s’en alla directement de Bourbon à Chandernagor.

Ce déroutement donna lieu à un incident qu’il convient de relater. Le Conseil supérieur s’en étant plaint à la Compagnie, celle-ci répondit le 30 octobre 1736 par ces quelques mots : « le parti que M. de la Bourdonnais a pris d’expédier le Prince-de-Conty en droiture pour le Gange a eu un bon motif. Cependant, comme ces sortes de déroutes imprévues dérangent l’ordre de nos dispositions, nous lui marquons qu’il ne doit user du pouvoir que nous lui avons donné à cet égard que dans des cas absolument forcés et dans lesquels il doit donner toute son attention pour que rien ne souffre, s’il est possible, de ces sortes de changements ». En lisant ces lignes, le Conseil supérieur se rendit aisément compte que la Compagnie défendait moins un principe qu’elle ne plaidait des circonstances atténuantes, et il se donna la satisfaction de répondre (2 janvier 1738) : « Nous ignorions que M. de la Bourdonnais eut le pouvoir de changer la destination des vaisseaux des Indes. La Compagnie ne nous a rien marqué ; son ambition lui a fait demander à la Compagnie des pouvoirs beaucoup plus étendus qu’il n’en devrait naturellement avoir. S’il dispose à son gré des vaisseaux qui viennent aux Indes, nous devons nous attendre à voir tous les ans quelque changement dans la navigation qui pourrait déranger les affaires. Les Compagnies d’Angleterre et de Hollande suivent dans leur commerce et dans la navigation de leurs vaisseaux un plan fixe et invariable, formé sur une longue expérience, sans donner dans de chimériques projets dont le but n’est pour l’ordinaire que de satisfaire l’ambition et la cupidité de leurs auteurs. Le commerce et la navigation des Indes doivent être le principal objet auquel tout autre doit céder[23]. »

Ambition, cupidité, voilà de bien gros mots sous une plume officielle. Dupleix n’en employait pas d’autres l’année précédente dans sa correspondance privée. Sans exagérer leur gravité, ils éclairent pourtant comme d’un jour naissant la grande querelle qui devait éclater dix ans plus tard et qui paraît bien avoir été moins le résultat de circonstances fortuites que le long aboutissement de rancunes lointaines et de conflits mal dissimulés. Mais revenons au commerce.

Outre les fonds, le Prince-de-Conty et le Duc d’Anjou apportaient une certaine quantité de marchandises et notamment des draps. La Compagnie s’obstinait à en envoyer plus que les comptoirs n’en demandaient ; après les envois de 1735, le comptoir de Pondichéry en eut 500 balles dont 101 retour de Moka, où elles n’avaient pu se vendre. La Compagnie justifia les dernières expéditions par l’ouverture de la loge de Patna où l’on pouvait plus aisément les écouler. Le gros obstacle à leur défaite était toujours la question de prix ; les draps anglais se vendaient moins cher que les nôtres et leurs couleurs étaient meilleures. Dupleix en avait envoyé des échantillons à Paris pour tâcher d’obtenir l’envoi de pareilles qualités.

La vente présumée de ces draps était une recette des comptoirs qui s’ajoutait aux fonds en numéraire. Sur le stock dont il disposait le Conseil supérieur en fit passer à Chandernagor 160 balles d’une valeur d’environ 55.000 roupies. Les sortes envoyées furent surtout des londrins et des vingtains.

Nous n’avons pas les chiffres d’expédition du Duc d’Anjou et du Prince-de-Conty. Nous savons seulement que toutes les opérations terminées, le Conseil de Chandernagor ne devait aux marchands que 25.000 roupies, mais qu’il avait en magasin des effets pour une somme plus considérable ; il avait donc devant lui quelques réserves. Pour arriver à ce résultat, le chargement des deux navires fut un peu plus faible que les années précédentes. Admettons, si l’on veut, une réduction d’un dixième et fixons autour de 900.000 roupies la valeur de l’exportation. Outre les marchandises propres au Bengale, elle comprenait 58.000 livres de bois rouge pris à Pondichéry, 489 milliers de poivres de Mahé, et enfin 293.000 livres de salpêtre venu de Patna : la Compagnie n’en demandait que 250.000. Les chargements, composés uniquement de marchandises, ne furent pas conformes aux assortiments demandés. Cela tenait à une hausse sur les cotons qui se manifesta au début de l’année. Ne sachant si elle se maintiendrait, Dupleix hésita à passer des contrats avant d’avoir reçu les fonds de France et quand il les eut, la saison étant fort avancée, il dut accepter les marchandises qu’on lui présenta.

Le Duc d’Anjou fut l’objet d’un léger incident, où l’on retrouve l’esprit frondeur de Dupleix. Le Conseil supérieur avait prié de lui réserver 260 à 300 balles, pour être chargées à bord de ce navire exceptionnellement détourné de sa route. Le Duc d’Anjou toucha en effet à Pondichéry le 4 janvier, mais il n’avait aucune place disponible. Dupleix n’avait rien réservé. On dut faire débarquer autant de poivre qu’il fut possible et on mit à la place 152 balles de cotonnades. Les poivres furent ultérieurement renvoyés à Chandernagor, pour contribuer aux expéditions de la fin de 1736. C’étaient des risques et des frais superflus. Le Duc d’Anjou put reprendre la mer le 19 janvier.


1736.

La crainte de complications en Europe avait empêché la Compagnie de faire tout l’effort commercial désirable en 1734 et 1735, mais, sans que l’année suivante la paix fut encore rétablie, l’horizon s’était assez éclairci pour qu’elle se crut autorisée à plus de hardiesse. Elle n’accrut pas cependant le nombre des navires, mais elle porta les envois de fonds à 76.000 marcs en invitant Dupleix à en réserver une partie pour l’ouverture de l’exercice 1737.

Les navires destinés à Chandernagor furent la Paix et l Amphitrite, chacun du port de 550 tonneaux. Les bateaux desservant Pondichéry pouvaient aller jusqu’à 700 et 800, mais ils ne quittaient pas la haute mer. La Paix et l’Amphitrite arrivèrent à Pondichéry le 26 juin et le 31 août et repartirent les 7 juillet et 10 septembre pour le Bengale. Ils y apportèrent avec leurs fonds convertis au préalable en roupies à la monnaie d’Alemparvé[24], 500.000 livres de marchandises d’Europe, principalement des draps (180 balles), des fers et du corail. Malgré cette grande quantité de fonds, la Compagnie estimait que le Conseil de Chandernagor se trouverait encore en arrière de 400.000 roupies, comme les années précédentes. Dupleix avait en effet l’ordre non seulement de rassembler les marchandises nécessaires pour les deux vaisseaux d’Europe, mais encore de procurer 600 balles de garas pour un troisième navire qui partirait directement de Pondichéry. Les marchandises fines n’étaient pas exclues. Pour compléter les chargements de l’Amphitrite et de la Paix, le Conseil supérieur envoya en juillet par le Saint-Joseph, 550 candils de poivre et 110 milliers de bois rouge ; la quantité de bois rouge pouvait toutefois être diminuée au départ du Bengale, si le Conseil de Chandernagor, à qui l’on demandait 260 milliers de cauris et 300 milliers de salpêtre, pouvait y suppléer avec tout ou partie de ces produits. Les 600 balles de garas demandées pour le bateau de Pondichéry furent expédiées en décembre par le Fort-Louis, et furent réexpédiées par le Phénix le 27 janvier 1737. La Paix était partie le 16 janvier et l’Amphitrite quelques jours plus tard.

Nous ne savons pas à quel chiffre se montèrent les opérations de la Paix et de l’Amphitrite ; mais on peut admettre sans crainte les chiffres les plus élevés des années précédentes, soit plus d’un million de roupies. Les fonds reçus à divers titres avaient atteint de 18 à 1.900.000 ; après le départ des navires et tous comptes soldés, y compris ceux du Fort-Louis, il resta environ 300.000 roupies en argent comptant et environ 400.000 roupies de draps et autres marchandises en magasin. Jamais une année financière ne s’était encore terminée dans d’aussi bonnes conditions.


1737.

Tous comptes soldés, il fut possible en 1737, avant l’arrivée des vaisseaux de France, de remettre aux marchands comme avances 260.000 roupies en argent et 40.000 roupies de draps trente quatrains. Le surplus consistait en draps et autres marchandises encore en magasin et ne pouvant servir d’avances aux marchands. Ces fonds furent renouvelés et accrus dans le cours de l’année, par 66.000 marcs apportés par le Philibert, le Chauvelin et le Triton, sans compter 300.000 rs. d’effets et de marchandises et 6.600 piastres pour chaque navire pour le port-permis des officiers. D’autres navires, mais plus petits, partis de Pondichéry, le Saint-Benoît (12 avril), le Fort-Louis (13 mai) et l’Union (15 septembre), portèrent en outre à Chandernagor 200.000 rs. de draps et de poivre et plus de 400.000 rs. d’autres marchandises. Le Conseil de Chandernagor eut ainsi à sa disposition, pour l’année 1737, 2.330.000 roupies[25].

D’après les instructions de la Compagnie, les navires de France devaient prendre à Pondichéry 400 milliers de poivres et le bois rouge nécessaire pour leur lest. Parmi les marchandises apportées de France se trouvaient 60 balles de draps vingtains à destination du Bengale et 34 caisses de corail. On avait veillé à ce que les draps fussent aussi parfaits en couleurs que ceux d’Angleterre ; quant au corail il en fut envoyé 15 caisses à Chandernagor.

Les navires envoyés de France étaient de 600 tonneaux. Jusqu’alors les navires allant au Bengale n’en jaugeaient pas plus de 450. La Compagnie entendait que chacun de ces navires lui apportât une cargaison de 1.000 balles au moins de marchandises, indépendamment des poivres, bois rouge et salpêtre de Patna ; la quantité de salpêtre était fixée à 120.000 livres par navire.

Le Conseil supérieur avait reçu pour son compte le Bourbon, le Fleury, le Lys et la Reine. Une disette affreuse qui régnait depuis plusieurs mois à la côte Coromandel et risquait de se prolonger, décida le Conseil supérieur à faire passer le Lys au Bengale pour y prendre un plein chargement de riz. Le Lys jaugeait 700 tonneaux. Il était quelquefois entré de plus grands vaisseaux dans le Gange ; le Lys arriva sans incidents à Chandernagor. Il était parti de Pondichéry vers le 15 septembre ; quelques jours après, le 21 septembre, la Reine, du port de 450 tonneaux, arriva de France et apprit à Dumas que la Compagnie avait l’intention de faire passer en 1738 quatre vaisseaux d’Europe dans le Gange. Afin de mettre le Conseil de Chandernagor en état de travailler à l’avance aux cargaisons de ces vaisseaux, le Conseil supérieur résolut de faire passer immédiatement ce navire au Bengale avec 240.000 rs. et 187.756 liv. de poivre, valant 11.776 pagodes[26].

Ainsi cinq navires de France remontèrent cette année à Chandernagor mais trois seulement servirent aux opérations courantes. La fortune ne leur fut pas également favorable, non plus qu’aux autres bateaux de moindre importance partis de Pondichéry.

Le Philibert s’échoua à l’embouchure du Gange mais fut sauvé par les Hollandais qui lui fournirent les secours nécessaires pour le tirer du banc où il était engagé. Le 22 août, le Fort-Louis périt en descendant le Gange avec le chargement de riz qu’il ramenait à Pondichéry. Le Chandernagor et le Saint-Benoit qui descendaient après lui avec un pareil chargement durent rester dans le fleuve pour se réparer. L’Alcyon sombra en rade de Balassor. Dans des mers plus lointaines, un bateau des îles destiné à servir de ponton à Chandernagor, sombra à quarante lieues de l’île de France. Enfin le 11 octobre, il y eut au fond du golfe du Bengale un orage d’une violence extraordinaire qui causa de grands ravages. Le Saint-François s’y perdit corps et biens ; l’Union, le Maure et le Saint-Benoit furent fort maltraités.

Dupleix informa la Compagnie de cet orage par une lettre confiée au Philibert dans les derniers jours de novembre, mais il n’en écrivit rien à Dumas. Celui-ci l’apprit par voie anglaise et n’en fut pas satisfait. « Est-il naturel, écrivit-il à Dupleix, que nous soyons obligés d’aller chercher chez les Anglais des nouvelles aussi intéressantes pour notre Compagnie et pour nous[27] ? » Il s’en plaignit à la Compagnie, « Dupleix, lui écrivit-il, le 24 janvier 1738, n’a pas jugé à propos de nous en faire le détail ni de nous envoyer copie de sa lettre par Philibert. Il nous a seulement remis copie de sa lettre du 19 décembre où ce détail n’est point marqué[28] ». La plainte était modérée, mais à la même époque Dumas était en conflit avec Dupleix sur presque toutes les questions et ce conflit était tel qu’il proposait presque à la Compagnie la rupture de toutes les relations avec Chandernagor.

Notre navigation souffrit encore d’autres infortunes. Le Lys et la Reine arrivèrent à Chandernagor avec leurs équipages en mauvaise santé. Le nombre des malades fut si nombreux que Dupleix se crut autorisé à ne plus renvoyer ces deux navires à Pondichéry ; il expédia le Lys directement en France et fit partir la Reine pour Pondichéry. Dumas fut fort mécontent de cette substitution ; le Lys, d’un plus fort tonnage, lui eut apporté une plus grande quantité de riz et la disette continuait à la côte Coromandel. Dumas remarqua encore que la Reine étant arrivée à Chandernagor trois semaines après le Lys, et repartie environ un mois plus tôt, son équipage n’avait pas eu le temps de se rétablir. Il lui parut fort imprudent de n’avoir confié au Lys que des marchandises du Bengale ; c’était trop de risques sur un seul vaisseau[29].

Pas plus que pour les années précédentes, nous n’avons le détail complet des opérations qui s’effectuèrent au Bengale après la distribution de tous les fonds ; mais nous en connaissons assez pour saisir au moins sur un point la vivacité de l’antagonisme entre les deux conseils.

Les marchandises expédiées à Pondichéry ne répondirent pas en général au désir exprimé par le Conseil supérieur. Il avait demandé des jarres de beurre et d’huiles ; elles étaient en terre mal cuite et beaucoup se cassèrent. Il avait demandé une grande quantité de gonis ; on lui en envoya si peu que Dumas put se demander si, faute d’emballage, il pourrait faire le chargement des navires pour France au mois d’octobre 1738. Il avait enfin demandé du riz ; celui qu’il reçut était vieux et échauffé, et, bien qu’il n’eut pas de provision en magasin, le Conseil supérieur fut obligé de le vendre pour en éviter la perte totale. Cependant à la même époque un vaisseau portugais en avait apporté de Chandernagor même de très bonne qualité. Les questions d’approvisionnement sont toujours les plus délicates. Dumas perdit patience et écrivit le 5 mars 1738 à la Compagnie :

« Nous voyons arriver tous les ans la même chose. La Compagnie peut le remarquer par notre correspondance avec Chandernagor. Elle n’y a jamais fait assez d’attention ; ces vaisseaux armés à Chandernagor sont bien servis ; l’on donne à ceux de la Compagnie et à ceux d’ici tout ce qu’il y a de plus mauvais. Le Conseil de Chandernagor ne veille point sur la conduite d’Indinaram qui seul est en possession de faire toutes les fournitures à Chandernagor. Nous ne pouvons que nous en plaindre ; le conseil se moque de tout ce que nous pouvons lui en écrire ; il affecte au contraire de prendre le contre-pied de ce que nous lui marquons et fait toujours en sorte d’éluder les ordres que nous lui donnons. Il est impossible que notre correspondance avec Chandernagor dure plus longtemps sur le pied qu’elle est ; il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, que la Compagnie nous mette en état de faire exécuter nos ordres à Bengale ou qu’elle nous permette de n’y en donner aucun[30]. »

Des vaisseaux retournés en France, nous savons que le Chauvelin partit avec 1.104 balles de la côte, 50 milliers de salpêtre, 100 milliers de bois rouge et 99 milliers de poivre, le tout montant à 104.620 pagodes et la Reine avec 902 balles de la côte, 71 milliers de salpêtre, 70 milliers de bois rouge et 103 milliers de poivre, le tout d’une valeur de 99.278 pagodes. Le Philibert, le Triton et le Lys durent charger les marchandises propres au Bengale, telles que casses, baffetas, doréas, garas, etc.

Le Conseil supérieur ignorait encore à la fin de mai 1738 le bilan de Chandernagor pour l’année écoulée. Il eut certes peu coûté au Conseil de Chandernagor de le faire connaître ; mais à ce moment la lutte entre les deux conseils était arrivée à son acuité la plus extrême à propos de la frappe des roupies, et à Chandernagor l’insubordination dominait plus que l’autorité ne s’exerçait à Pondichéry.


1738.

Les vaisseaux destinés au Bengale pour l’année 1738 furent le Comte de Toulouse, la Duchesse et la Thétis, jaugeant le premier 600 tonnes et les deux autres 550. Le Comte de Toulouse, arrivé à Pondichéry le 6 mai, plus tôt qu’à l’habitude, en repartit immédiatement avec 240.000 roupies arcates. Cela facilita beaucoup les opérations de Chandernagor, en permettant de donner des avances aux marchands six semaines environ avant l’époque accoutumée. D’après une répartition faite par la Compagnie, le Conseil de Chandernagor reçut pour ses opérations la valeur de 75.000 marcs ou 1.490.000 roupies, dont 828.000 en numéraire et le reste en matières, sans compter les marchandises de France et 6.000 piastres pour le port-permis de chaque navire. En dehors de ces prévisions, le Conseil Supérieur envoya 448.000 roupies pour permettre au Conseil de Chandernagor de satisfaire en partie aux engagements pris avec les marchands, acheter diverses provisions ou marchandises demandées à Pondichéry pour ce comptoir et pour les îles, et intéresser au besoin la Compagnie dans les armements particuliers. Si la somme n’était pas suffisante pour préparer la campagne de 1739, celui-ci était autorisé à emprunter 200.000 roupies. Le Bengale reçut enfin par divers vaisseaux 250.000 milliers de poivre, 153 milliers de bois rouge, 12 balles de draps de Surate restés en souffrance à Mahé l’année précédente et 72 balles de draps de France arrivées par le Saint-Géran et valant 93.508 roupies.

Il n’était pas besoin de tant de fonds pour charger trois navires ; les marchands ne purent même pas remplir leur contrat. Mais le Conseil de Chandernagor fut prévenu qu’il ne devait pas à l’avenir compter sur de pareilles avances ; le Conseil de Pondichéry avait lui-même de grosses dettes à acquitter et le Bengale avait été cette année favorisé aux dépens de la côte Coromandel.

Nous n’avons pas le compte des opérations de l’année 1738. Tout porte à croire qu’elles s’effectuèrent comme les années précédentes sans incidents et avec un chargement de 500 à 600.000 roupies par navire. D’autres marchandises furent aussi suivant l’usage portées à Pondichéry par des bots ou des bâtiments de faible tonnage pour être chargées en janvier 1739 sur les grands navires se rendant en France. Les trois vaisseaux chargés à Chandernagor s’en allèrent en droiture à Lorient. Le dernier partit avec beaucoup de retard, en février, ne put pas doubler le Cap et dut venir relâcher à l’île de France.

Les relations maritimes spéciales avec Pondichéry ne furent pas aussi fiévreuses ni hâtives que les deux années précédentes ; la disette avait cessé à la côte Coromandel et les besoins de riz étaient moins urgents. Plusieurs bateaux, la Concorde, le Neptune, le Pondichéry, etc., s’en allèrent au Bengale y porter ou en rapporter des marchandises. Dumas avait prié Dupleix en presque toutes ses lettres de les lui envoyer de bonne heure, afin que revenant à Pondichéry dans le courant de janvier, il fut possible de leur donner une destination convenable. Non seulement Dupleix ne fit aucune attention à ses prières, mais il parut au contraire avoir pris à tâche de les expédier plus tard qu’à l’ordinaire. Le premier ne quitta le Gange que le 3 janvier, à une époque où il aurait dû se trouver à Pondichéry. Le Pondichéry, destiné à la côte malabar, n’arriva que le 5 mars, trop tard pour aller à Mahé. Si le Conseil supérieur n’avait pris le parti d’y envoyer auparavant le Saint-Joseph, il n’eut pas eu de bateau pour en rapporter les poivres nécessaires aux chargements de fin d’année. Le Conseil craignait que ce bateau ne fut pas suffisant. Ainsi par la faute ou la négligence du Conseil du Bengale, la Compagnie risquait de n’avoir pas sa provision de poivre. Dumas pria Dupleix de renvoyer désormais les navires du 15 décembre au 10 janvier au plus tard[31].

La Compagnie fut très mécontente et en fit les plus vifs reproches tant au Conseil supérieur qu’à Dumas personnellement. Dumas remercia la Compagnie de l’attention qu’elle avait eue en lui écrivant particulièrement à ce sujet ; mais il fit observer qu’il n’était pas plus que personne le maître de la mer et des vents ni des événements qui peuvent retarder le départ d’un vaisseau. D’après lui tous les départs s’étaient effectués en temps opportun, bien qu’à leur limite extrême et la faute des retards n’en était pas plus à Pondichéry qu’à Chandernagor.


1739.

Trois vaisseaux et 100.000 marcs étaient destinés au commerce du Bengale pour l’année 1739. De ces navires, deux seulement, le Chauvelin et l’Argonaute, arrivèrent à destination ; le troisième, le Philibert, se perdit fin juin par un temps calme à l’entrée du Gange par la mauvaise manœuvre d’un pilote anglais ; mais l’équipage et 30.000 roupies qui se trouvaient à bord furent sauvés. Le reste fut perdu, ce qui, d’après une première estimation de Dupleix, représentait près de 1.200.000 roupies dont 800.000 en argent et le reste en marchandises, y compris la valeur même du navire.

Les 60.000 autres marcs convertis en roupies à Alemparvé et envoyés par divers navires produisirent 1.207.995 roupies au lieu de 1.185.892 avec un bénéfice de 22.103 roupies pour Chandernagor. Le Conseil de Pondichéry y ajouta 5.000 marcs pour remplacer une certaine quantité d’or retenue au début de l’année au préjudice du Bengale afin de pourvoir aux envois pour Pondichéry et les îles.

Aux marchandises apportées par les navires se rendant directement au Bengale, vinrent s’ajouter 89 balles de draps, différents échantillons et 20 tonneaux de cristaux, arrivés par le Duc d’Orléans et le Maurepas et transbordés à Pondichéry. Le Pondichéry et le Saint-Joseph qui les apportèrent à Chandernagor y amenèrent aussi 100 tonnes de bois rouge, 375 candils de poivre de Mahé et des cauris venant de Mozambique.

Les opérations du Bengale purent donc s’accomplir dans des conditions à peu près normales, malgré la perte du Philibert. Il y eut seulement quelque retard dans la passation des contrats ; les banians hésitèrent à nous continuer leur confiance ; les marchandises furent par suite trop vite exécutées et leur visite moins rigoureuse. L’incursion de Nadir Cha ajouta encore à ces difficultés. Nous ignorons comment Dupleix fit ses chargements habituels et quelle fut leur valeur ; nous savons seulement que nos navires repartirent en temps opportun pour arriver en France le 18 juin et le 24 juillet 1740 et qu’après leur départ Dupleix se trouva fort obéré ; le 12 janvier 1740 il évaluait ses dettes à 100.000 roupies et calculait qu’il lui faudrait environ 100.000 marcs tant pour les éteindre que pour bien charger les navires attendus. Il eut beaucoup de mal pour maintenir la confiance en notre crédit et reconnut que, depuis son arrivée à Chandernagor, il ne s’était jamais trouvé dans une situation aussi difficile. Il est juste d’ajouter qu’il ne fut pas un instant effrayé des responsabilités qui lui incombaient ; il les accepta avec courage et bonne grâce.


1740.

Les opérations de 1740 se présentèrent d’abord dans des conditions favorables. La Thétis et la Paix n’étaient arrivées à Lorient que les 23 mai et 18 juin 1740, avec huit mois de retard. La Duchesse se perdit en mer. La Compagnie manquant ainsi la vente de ses produits de l’Inde ne put envoyer autant d’argent qu’elle l’eut désiré ; elle destina seulement 80.000 marcs pour Pondichéry et 66.000 pour Chandernagor. La moitié ou le tiers de cette dernière somme devait être en matières d’argent et le surplus en roupies arcattes avec le bénéfice de leur conversion, suivant les désirs exprimés par Dupleix. Si ces fonds étaient insuffisants, Dumas devait faire tout son possible pour faire passer à Dupleix le supplément qui lui était demandé, sans cependant se dégarnir lui-même. La Compagnie exigeait au surplus que les discussions particulières qui pouvaient exister entre eux ne portassent aucune atteinte au bien du service ; elle ne voulait point en entendre parler[32].

On a l’impression en lisant ces instructions, que la Compagnie, sans témoigner la moindre défiance à l’égard de Dumas et du Conseil supérieur, avait comme une sorte de préférence pour Dupleix et appréciait davantage le commerce du Bengale, plus varié et plus lucratif. Dumas en eut connaissance le 11 avril 1740 par le Saint-Géran et écrivit aussitôt à Dupleix qu’il pourrait compter sur tous les fonds qui lui étaient réservés mais qu’il ne devait pas s’attendre à en recevoir davantage. Le Conseil supérieur avait lui aussi des besoins à satisfaire, des contrats à exécuter.

Mais la révolution survenue cette année à la côte Coromandel, en y empêchant à peu près tout commerce, vint subitement favoriser les intérêts de Chandernagor, même au delà des désirs de Dupleix. Les Marates avaient, comme on l’a vu plus haut, envahi le Carnatic ; le nabab Dost Ali Khan avait été tué le 20 mai aux défilés de Canamay avec un de ses fils et un grand nombre de ses officiers et une panique générale s’était répandue dans tout le pays. Les habitants se sauvaient en masse dans les places au bord de la mer, la veuve du nabab se réfugia à Pondichéry tandis que Chanda-Sahib, son gendre, allait s’enfermer dans Trichinopoly dont il était gouverneur. Les tisserands de notre colonie abandonnèrent leurs métiers pour sauver leur vie et les marchands ne purent par suite nous fournir les marchandises convenues. Mis ainsi dans l’impossibilité d’effectuer les chargements prévus et ne voulant pas immobiliser les vaisseaux de la Compagnie. Dumas aima mieux faire passer à Chandernagor les fonds dont il disposait et il pria instamment Dupleix défaire tous ses efforts, malgré l’heure tardive, pour charger un troisième navire.

Dupleix avait déjà reçu en mars 100.000 roupies par la Rose ; après l’arrivée du Saint-Géran, il reçut encore en mai 304.000 roupies par ce vaisseau lui-même et 50.000 piastres par la Marie-Gertrude, 400.000 roupies le 1er juin, 200.000 roupies et 528 marcs de matières le 28 juillet, 352.000 roupies et 290 marcs le 5 août, 200.000 roupies le 18 août, enfin 250.000 roupies le 15 septembre. C’était à cette date 400.000 roupies de plus que la somme annoncée le 1er juin et ce ne fut pas tout. Le 1er octobre Dumas envoya encore 4.950 marcs de piastres non converties en roupies et le 9 octobre 80.000 roupies. Dupleix eut en somme 600.000 roupies au delà des fonds que la Compagnie lui avait destinés. Jamais il n’avait disposé de moyens d’action aussi puissants. Il reçut encore par différents envois 650 candis de poivre, 50 candis de kaire et 50.363 livres de bois rouge.

Il put ainsi charger dans les meilleures conditions le Saint-Géran (cap. Latouche-Poret) et le Fulvy (cap. Grout de Saint-Georges), tous deux de 600 tonneaux qui lui arrivèrent le premier le 17 mai et le second beaucoup plus tard. Le Saint-Géran repartit le 17 novembre. Dumas avait annoncé un troisième navire, le Phénix, mais au dernier moment il lui parut plus urgent de l’envoyer à la côte malabar, et d’inviter Dupleix à lui faire parvenir à Mahé par le Pondichéry le chargement qui lui était destiné et qui fut de 1.100 balles, valant 467.609 roupies. Cela équivalait à un chargement direct.


1741.

Les opérations de 1741 ne s’annoncèrent pas dans des conditions moins favorables. La Compagnie avait prévu l’envoi de trois navires ; le Conseil supérieur, qui continuait de ne pouvoir faire du commerce à cause des Marates, décida d’en envoyer un quatrième et invita Dupleix à en préparer le chargement concurremment avec celui des trois autres. Dans ce but, il lui fit parvenir du 2 mars au 2 juillet par le Fidèle, le Saint-Joseph et le bot le Masulipatam, 400.000 roupies. Les navires de France apportèrent 904.000 roupies ; des envois successifs de Pondichéry élevèrent cette somme à 1.987.340 roupies, dont 10.000 marcs ; ainsi Dupleix eut plus de 500.000 roupies à donner à chaque bâtiment, indépendamment du poivre et du bois rouge.

Pendant que les opérations se préparaient, les Marates qui avaient fini par prendre Trichinopoly le 26 mars, se trouvèrent au même moment rappelés en leur pays par des complications extérieures et, moyennant quelques présents habilement distribués par Dumas, conclurent avec lui un accommodement qui sauvegardait notre territoire. La confiance néanmoins ne se rétablit pas aussitôt dans l’intérieur des terres et Dumas aima mieux continuer d’envoyer ses fonds au Bengale plutôt que de les réserver à la côte de Coromandel pour des opérations hypothétiques.

Dupleix reçut tous les fonds qui lui avaient été annoncés, mais il n’en fut pas de même des navires ; il n’en vint que trois au Bengale, le Triton, cap. Butler, l’Argonaute, cap. des Chenaye, et le Chauvelin, partis respectivement de Pondichéry le 3 juillet et les 11 et 27 août. En dehors des marchandises et des fonds qu’ils apportaient, le comptoir de Chandernagor reçut encore de Pondichéry par différents navires, 408 candils de poivre et 85 bards de kaire (3 août[33]), 200 bards de poivre, 247 bards de coton, 340 balles achetées pour le voyage de Chine et 4.300 carreaux de pierre (8 août), 189 bards de poivre (11 août), 140.396 livres de poivre et 619 bûches de bois rouge pesant 50.000 livres (11 septembre). Il dut par contre envoyer à Pondichéry pour y être teintes en bleu 3 à 4.000 pièces de baffetas et 1.500 pièces de garas, réclamées par les directeurs des ventes à Lorient. Malgré ces envois, le Conseil supérieur ne pensait pouvoir faire cette année que deux chargements médiocres. Le Condé qui devait être le quatrième navire n’alla pas plus loin que l’île de France ; c’est là que le Conseil de Chandernagor lui fit passer par le Pondichéry 1.050 balles de marchandises, de poivre et de salpêtre. Le Triton, l’Argonaute partirent du Bengale les 25 novembre et 15 décembre et le Chauvelin entre le 20 et le 25 janvier 1742.

La Compagnie par lettre du 14 janvier 1741 espérait que les discussions entre le gouverneur et le directeur n’auraient aucune répercussion sur la bonne marche des affaires, « Continuez à aider le Conseil de Chandernagor des fonds dont il aura besoin et dont vous pourrez vous dégarnir en consultant dans ces occasions ce qui peut procurer le plus d’avantages à la Compagnie et en oubliant entièrement les discussions que vous avez eues avec le Conseil[34]. »

Ces discussions, on a pu s’en rendre compte, ne furent pas très préjudiciables au commerce. Comme Dupleix ne pouvait rien faire sans les fonds que la Compagnie lui faisait parvenir, si ces fonds venaient à manquer ou étaient insuffisants, son ingéniosité et son zèle ne pouvaient y suppléer ; il devait nécessairement limiter ses opérations aux moyens financiers dont il disposait. Son initiative était par conséquent très réduite ; elle ne s’exerçait en réalité que dans le choix des marchandises, et non dans la quantité. Initiative cependant assez grande, puisque le succès des ventes à Lorient ou à Nantes en dépendait presque uniquement, et que ces ventes furent en général satisfaisantes.

Ce n’est donc pas sur le commerce avec la France qu’il faut juger l’œuvre de Dupleix au Bengale ; il n’y fut le plus souvent qu’un agent passif des ordres reçus. C’est ailleurs, c’est dans le commerce d’Inde en Inde qu’on doit rechercher les causes du crédit qu’il obtint et qui lui assurèrent après quelques années d’épreuves parfois très dures le gouvernement de tous nos établissements. C’est là véritablement que Dupleix déploya avec énergie et parfois avec audace les qualités spéciales qui firent sortir Chandernagor de l’obscurité où la prudence et la timidité de ses prédécesseurs l’avaient maintenue.


  1. B. N. 8979, lettre du 30 novembre 1731.
  2. Nous n’avons pu déterminer où était Satgazia, Satgasia, ou Satgascia. Dupleix nous dit dans plusieurs lettres que sa propriété se trouvait à une lieue de Chandernagor, non loin de Banquibazar. Nous l’avons cherchée à cette distance. Nous n’en avons trouvé aucune orthographiée Sagatzia qui signifie les sept ermites. Faut-il lire Satgachia, qui signifie les sept arbres, le nombre sept étant souvent pris en bengali pour indiquer une grande réunion d’objets de même nature ? Il y a une localité de ce nom à 12 milles en amont de Chandernagor : elle répondrait assez bien aux conditions qu’on exige d’une maison de campagne où l’on va faire un déplacement de quelque durée, mais on affirme que les Européens n’auraient jamais bâti de villas sur l’Hougly en amont de Suksagar, à quatre milles au nord de Chandernagor, Peut-être faut il admettre que, sans tenir compte du nom, qui aurait disparu de la mémoire des hommes, le jardin de Dupleix se confonde avec celui de Goretty, situé effectivement à une lieue de Chandernagor, en face Banquibazar, et où la tradition le place encore aujourd’hui.
  3. Sa correspondance est pleine de renseignements sur son amour plus ou moins spéculatif pour les bibelots ou curiosités. Le 24 décembre 1735, il demanda à Martin, chef de l’établissement de Surate, de belles agathes soit pour dessus de tabatières, soit pour boutons ou poignées de cannes. Le 15 décembre 1736, il pria Lanoë au Pégou de lui procurer un beau rubis et l’autorisa à aller jusqu’à 700 pagodes. Le même jour, il commanda en Chine, à Brignon, deux beaux services de thé, trois pièces de satin uni cramoisi, bleu et jonquille, une douzaine de beaux éventails, sans compter des ouvrages en ivoire, or ou argent. Il écrivit à Groiselle de lui envoyer de Patna, un sabre, un arc, un carquois garni de flèches, un service à dessert de verres dorés, et de lui dire tout ce qu’il verra de curieux. De Bassora, il fit venir des médailles de cuivre, d’or et d’argent. Un sieur du Cap lui apporta des monnaies du Népal, des boîtes d’argent et reçut la mission de poursuivre toutes sortes de recherches. Le P. Joachim, à Patna, devait lui procurer les curiosités du pays et même celles de Delhi. Il voulait tout « de bon goût et rien de commun. » Dupleix revient volontiers sur ces expressions.

    B. N. 8979, lettre du 4 novembre 1731 ; 8980, lettres des 8 et 12 juin 1737 ; 8932, lettres du 15 janvier 1739 et du 5 février 1740. Ars. 4744. lettre du 15 décembre 1736.

  4. Lettres & conventions des gouverneurs de Pondichéry avec les princes de l’Inde, publiées à Pondichéry en 1911, p. 26.
  5. A. P., 102, p. 123.
  6. C. P., t. I. p. 157 et 159.
  7. A. P., 102, p. 28.
  8. Nous donnerons d’après P. Blancard, Commerce des Indes et de la Chine, p. 292 et 293, une description succincte des principaux articles exportés du Bengale :

    Garas, toile de coton blanche, commune,

    baffetas, autre toile de la classe des communes, mais supérieure aux garas ;

    émertis, toile également dans la sorte des communes, mais d’une fabrication plus serrée. Ces trois sortes de toiles étaient très employées en France pour l’impression ;

    hamans, toile fine et fort serrée, se rapprochant assez des toiles de Hollande ;

    casse, espèce de mousseline généralement fine ;

    adatis, mousseline d’une fabrication serrée, mais plus déliée que les casses ;

    doreas, autre mousseline, dont il y a une très grande variété de sortes et de finesses : on en faisait de rayées et à carreaux ;

    mallemolles, cette sorte de mousseline est une de celles qui varient le plus dans les degrés de finesse ; la fabrication en était généralement claire et déliée ;

    nansouque, autre mousseline dans le genre des mallemolles ;

    tanjebs, sorte de mousseline double qui est cependant dans la classe des claires ; il y en avait d’unis, de rayés et de brodés ;

    térindanes ou térindins, mousseline unie que l’on peut classer entre les tangebs et les nansouques.

  9. A. P. 102, p. 59-61.
  10. A. P. 102, p. 201.
  11. A. P. 102, p. 304.
  12. A. P. 102, p. 277.
  13. A. P. 102, p. 285.
  14. C. P., t. 3, p. 217.
  15. A. P. 102, p. 305.
  16. A. P. 102, p. 309.
  17. C. P. 1, p. 292.
  18. C. P. 3, p. 270.
  19. A. P. 1, p. 248.
  20. C. P., t. III, p. 271.
  21. C. P., t. III, p. 261.
  22. A. P., t. V. p. 9. Lettre de la Compagnie du 30 octobre 1736.
  23. A. P., t. V. Lettres de la Compagnie du 30 octobre 1736 et réponse du Conseil supérieur du 2 janvier 1738.
  24. La conversion de 40.068 marcs à cette monnaie donna exactement 786.735 roupies ; les 76.000 donnèrent donc 1.492.260 roupies, l’opération laissa 70.000 roupies de bénéfice.
  25. C. P., t. I, p. 395 et 398.
  26. C. P., t. I, p. 415.
  27. C. P., t. II, p. 3.
  28. A. P., V, p. 81.
  29. C. P., t. II, p. 2.
  30. A. P., t. V, p. 98.
  31. C. P. t. II, 67.
  32. A. P., t. VI. Lettre du 26 septembre 1739.
  33. Cette date et les suivantes sont celles du départ de Pondichéry.
  34. A. P., t. VI. Lettre du 14 janvier 1741.