Dupleix d’après sa correspondance inédite (Hamont)/09


CHAPITRE IX

NOUVEAUX EMBARRAS.


Les Anglais bloqués à Trichinapaly. — Dupleix cherche à entraver les communications de la place avec le fort Saint-David. — Lawrence vaincu et victorieux le même jour. — Gasendi-Kan envahit le Dékan. — Découragement de Bussy. — Les difficultés qu’il rencontre. — Dupleix cherche à raffermir le moral de Bussy. — Dupleix abandonné par la Compagnie. — État de l’opinion en France au sujet de la colonie. — Dupleix, pour éclairer le roi et la nation, envoie d’Autheuil à Versailles. — Bussy découragé de nouveau. — Dupleix le rassure.


Cependant Morari-Rao et Naud-Rajah maintenaient toujours le blocus autour de Trichinapaly. Entre ceux-ci et Dupleix les relations étaient devenues étroites. Le traité n’était pourtant pas encore signé, mais l’alliance existait de fait. Ne coopérait-on pas à la même œuvre, la guerre contre Méhémet-Ali-Kan et la Grande-Bretagne ? Les Anglais, qui s’étaient concentré sous le fort Saint-David, regardaient du côté de Trichinapaly avec inquiétude. La garnison souffrait déjà. Il était clair qu’ils tenteraient quelque vigoureux effort pour la dégager.

L’intérêt et le devoir de Dupleix, c’était de tout faire pour empêcher la réussite d’une semblable entreprise dont les conséquences pouvaient être funestes à l’œuvre, si bien menée jusqu’ici, de la reconstruction de sa puissance. Il résolut d’entraver les communications des troupes anglaises, campées à Saint-David, avec le détachement de Trichinapaly. Dans ce but, il confia à Kerjean le commandement d’un petit corps de quatre cents soldats européens et de mille cinq cents cipayes avec cinq cents cavaliers, et lui donna l’ordre de s’avancer, par Bahour, vers le Pounar, sur la rive duquel s’élevait le fort Saint-David, afin de couper la route de Trichinapaly. Cette fois encore, il lui remontrait la nécessité de la prudence. Il lui recommandait de veiller attentivement sur les manœuvres de l’ennemi et de tenter, si les circonstances s’y prêtaient, des alertes de nuit, qui inquiètent l’adversaire et le mettent sur les dents.

À la nouvelle de ce mouvement hardi, le major Lawrence réunit quatre cents Européens, avec mille cipayes, et le 27 août s’avança à la rencontre des Français. Dupleix, informé par ses espions de la marche de l’ennemi, expédia à Kerjean l’ordre de se replier sur Villenour et de s’y établir. Le général obéit. Le camp, installé sur un coteau, protégé sur un de ses flancs par un grand étang, semblait solidement assis.

Lawrence n’en risqua pas moins l’attaque, le 6 septembre. Il fut repoussé, perdant beaucoup de monde, et se replia en bon ordre vers Bahour, suivi de près par les troupes françaises. À la nuit, Kerjean fit faire halte dans un endroit peu favorable à la défense ; on y établit le bivouac. « Le plaisir que l’on avait de voir fuir l’ennemi, la sécurité où l’on était qu’il ne songeait qu’à cette fuite, empêcha de prendre les précautions voulues ; on ne se défiait de rien, quoique l’on ne fût qu’à une lieue de l’ennemi, campé à Bahour.

« Cette idée, dont Lawrence était sans doute bien instruit, ainsi que de notre mauvaise situation, l’engagea à attaquer de nuit notre campement. La surprise fut entière, et pendant qu’il amusait par un feu de cipayes à l’avant-garde, l’ennemi entrait par derrière sans que l’on s’en aperçût. Cependant chacun tint bon ; mais il y avait de la confusion. La baïonnette jouait son jeu, et l’ennemi paraissait prêt à fuir, quand le bruit de la mort de Kerjean se répandit. Il n’y eut plus moyen de retenir le soldat ni les cipayes. Tout se débanda, et il ne fut pas possible de ramener les troupes au combat[1]. » Elles ne s’arrêtèrent que sous le canon d’Ariancoupan, où des officiers envoyés aussitôt par Dupleix les réorganisèrent. On avait perdu cinq canons et une vingtaine d’hommes.

C’est le moment où la fatalité semble s’acharner contre Dupleix. Il a beau déployer toutes les ressources de son génie, il a beau combiner, avec un art merveilleux les opérations de guerre, il ne peut communiquer à ses généraux ni son coup d’œil, ni sa décision, ni sa prudence, ni son élan. Aucun n’élève son âme à la hauteur des circonstances. Ils ne savent pas dominer les événements. Le succès les grise, la défaite les abat. Ses plus vieux compagnons, ceux qu’il croit à l’abri de toute défaillance, sont pris de lassitude et montrent du découragement et des doutes. Ils désespèrent du succès et s’effrayent à la pensée des luttes à soutenir. « Dupleix a trop embrassé, s’écrient-ils ; l’œuvre est surhumaine. » Non ! l’œuvre n’a pas grandi outre mesure, ce sont les instruments qui ont rapetissé.

Dupleix, dont les revers excitaient l’énergie, se hâtait de reconstituer l’armée, pour l’envoyer à de nouveaux combats, lorsqu’il reçut une nouvelle du caractère le plus alarmant : Gasendi-Kan avait envahi le Dékan à la tête d’une armée de plus de cent mille hommes ! Ce coup semblait le renversement des projets et des espérances du gouverneur.

C’était Bussy, qui annonçait la formation de cette nouvelle tempête. Sa lettre peignait la situation sous les couleurs les plus sombres. Il y avait une panique à la cour du soubab. Tout le monde y avait perdu la tête. On suivait avec un effroi indicible les progrès de Gazendi-Kan ; on croyait que rien ne pouvait l’arrêter. On exagérait ses forces et la valeur de ses troupes. L’affolement était général. La résistance semblait une folie. On avait évacué Aurungabad. Salabet-Singue et son entourage ne voyaient plus de salut que dans une retraite immédiate sur Mazulipatam. On se demandait même avec anxiété s’il ne fallait pas s’enfuir jusqu’à Pondichéry.

Bussy partageait ces craintes, et ce qui l’effrayait le plus, c’est que la négociation avec Balladgi-Rao n’était pas terminée. Il était convaincu que le Peishwa et Gazendi-Kan s’allieraient fatalement. Dès lors comment résister aux efforts combinés des deux princes ? Il n’avait plus la confiance et la décision d’autrefois. Il oubliait ses triomphes à Ambour et à Gingy, ses victoires sur les Mahrattes ; le dédain qu’il avait montré jusqu’ici pour les armées indiennes, avait fait place à une circonspection alarmante. Il était découragé. Il ne s’indignait pas à la pensée de la retraite ; il en parlait comme de l’opération la plus simple, la plus naturelle ; elle lui semblait la seule ressource.

Il y avait une explication et une excuse à cette défaillance du général. La froide raison et la perspicacité de Ragnoldas n’étaient plus là pour le soutenir. Le brame avait été assassiné. Bussy n’avait plus de guide fidèle pour l’aider à se débrouiller dans ce dédale d’intrigues qui agitent sans cesse une cour orientale. Il était en butte, depuis plusieurs mois, aux coups d’une hostilité puissante et insaisissable ; il marchait littéralement sur un terrain semé de chausse-trapes. C’étaient des difficultés qui s’élevaient à propos de tout. Bussy était d’autant plus irrité qu’il ne savait à qui s’en prendre ; il ne soupçonnait pas que l’auteur de toutes ces machinations, c’était le successeur de Ragnoldas, Saïd-Lasker-Kan, un traître qu’il avait élevé au poste de grand vizir de Salabet-Singue. Bussy était las d’une lutte sans objet avec la dissimulation et la fourberie froides.

En outre, l’anarchie régnait dans le Dékan. Les nababs n’obéissaient pas à Salabet-Singue, et l’on ne pouvait pas les soumettre. Le trésor était vide, et l’on n’avait aucun moyen pour le remplir. Les impôts ne rentraient pas ; les gouverneurs de province ne les levaient pas ou gardaient pour eux les contributions perçues. L’armée indigène mal payée, mal commandée, se révoltait fréquemment. On était en retard de plusieurs mois pour la solde des troupes françaises. Bussy était réduit à user d’expédients pour faire vivre ses soldats. Pour échapper à toutes ces difficultés, à tous ces ennemis, il était prêt à sacrifier, sans le savoir, sa réputation et l’intérêt de la France.

La première impression de Dupleix, en lisant les dépêches de son ami, fut un mélange de colère et de douleur. Le découragement de Bussy était pour le gouverneur plus effrayant que l’invasion de Gazendi-Kan elle-même. Dupleix était sûr que les grenadiers du Dékan, éprouvés par tant de victoires, dissiperaient la multitude que le prétendant traînait derrière lui. Mais pour triompher il fallait se battre, et Bussy pensait à organiser la retraite.

Dupleix, qui connaissait à fond le caractère du général, vit qu’il fallait l’encourager, le raffermir en lui montrant toutes les ressources dont on disposait, pour surmonter le péril qui se dressait ainsi tout à coup, enfin et surtout lui donner des ordres. On pouvait alors être tranquille. En face d’injonctions précises, le vainqueur de Gingy reprendrait sa lucidité d’esprit ordinaire et exécuterait énergiquement et merveilleusement les instructions qu’on lui donnait.

Dupleix mit en route les trois cents hommes désignés pour renforcer le corps d’Arungabad et expédia à Bussy, par des dromadaires, la lettre suivante : « … La retraite du nabab à Pondichéry nous couvrirait de honte, la retraite à Mazulipatam serait plus convenable. Mais même ce parti-là ne doit être pris qu’à la dernière extrémité ; et, avec l’aide du Seigneur, vous n’y serez pas réduit. Les secours reçus par vous vous feront perdre cette idée de retraite. Soyez persuadé que Gazendi-Kan tressaillira de peur à tous les avis qui lui viendront de l’augmentation de vos forces.

« Au cas où des négociations s’engageraient, il faudrait faire les propositions suivantes à Gazendi-Kan : 1° laisser au nabab le Dékan, moyennant une somme versée tous les ans ; 2° en cas de refus, proposer de faire le partage de cette contrée ; 3° si ces deux propositions étaient rejetées, il faudrait se contenter du titre de naïb pour Salabet-Singue.

« Si ces offres n’étaient pas acceptées, il faudrait s’accorder. À cause de notre réputation, l’ennemi cédera sans doute. Car enfin, ne prenant pas le parti de se battre, il ne nous resterait plus que celui de la retraite, et pourriez-vous la faire en présence de l’ennemi ? Le moindre pas en arrière avec les gens de ce pays fait dissiper ceux du parti qui recule, et augmente le courage de ceux de l’autre. S’il y a risque à livrer bataille, il vaut donc mieux faire les offres de loin[2], que d’attendre à les faire en présence de l’ennemi. »

« Si le nabab, ajoutait Dupleix dans un dernier paragraphe qui révèle tout le secret de sa politique, nous était enlevé par trahison ou autrement, il faudrait faire offre de vous et de vos soldats à Gazendi-Kan, au moyen de la confirmation de tout ce que nous possédons et même plus, si vous pouvez, en lui faisant entendre que jusqu’à présent la nation n’a travaillé qu’à la conservation de sa famille. Il est nécessaire de lui faire voir que, dès que nous aurons quitté le Dékan, les Mahrattes en seront bientôt les maîtres. Si Gazendi-Kan n’accepte pas vos offres, faites-les sans balancer à Balladgi-Rao, et tombez avec lui sur Gazendi-Kan. La victoire alors vous est assurée. »

Ainsi Dupleix ne perdait pas l’espoir de sortir vainqueur de cette nouvelle épreuve. Il attendait un navire, le Prince, qui portait sept cents hommes et un vétéran des guerres indiennes, le major de la Touche, dont il connaissait l’audace et la capacité. Avec ces renforts, avec ce général à la tête des troupes, Dupleix comptait reprendre le terrain perdu, secourir Bussy et triompher de ses ennemis du Sud et du Nord.

C’étaient là des illusions ; elles s’évanouirent peu à peu l’une après l’autre. Les jours s’écoulaient, et le Prince n’était pas signalé ; il n’arriva jamais, il avait brûlé en mer, avec tous les passagers. Du 22 août au 15 octobre, la situation changea entièrement ; de bonne, elle devint mauvaise. Dupleix, qui ne pouvait pas envoyer un homme à Bussy, commençait à partager les craintes de ce dernier.

« Ce que vous me mandez, écrivait-il le 16 septembre, me fait trembler, et si vous m’aviez informé plus tôt de votre extrémité, je vous aurais donné l’ordre de revenir… Votre salut doit être mon unique soin… Pourquoi le nabab ne met-il pas en gage ses joyaux ? Enfin, si toutes les ressources manquent et que trois ou quatre lacs de roupies peuvent vous tirer de presse, je suis prêt à les sacrifier, dussé-je vendre jusqu’à ma dernière chemise. Il est juste que je supporte cette dépense. Je suis le seul moteur d’une entreprise à laquelle je n’aurais jamais dû penser. J’aurai bien des alarmes, avant d’être tranquille. »

La cause de la France semblait encore une fois perdue. Les Anglais et les hordes de Méhémet-Ali-Kan ravageaient le territoire de la Compagnie, saccageant tout ; ils brûlaient entièrement Villenour, où l’on avait rassemblé à grands frais plus de douze cents familles de tisserands. On voyait l’incendie du haut des remparts de Pondichéry, et l’on en était réduit à se tenir coi et renfermé ! Naude-Rajah, en apprenant l’invasion de Gazendi-Kan, avait arrêté brusquement son évolution vers Dupleix, tout en restant devant Trichinapaly. L’argent manquait tout à fait au gouverneur. Les lettres reçues de la métropole faisaient une peinture alarmante de la disposition des esprits à Versailles et à Paris. Le conseil, d’accord avec l’opinion, préférait la paix à des conquêtes, et redoutait que l’extension du territoire de la Compagnie ne fût la cause d’interventions répétées dans les guerres des princes indiens. Il désirait n’être mêlé en rien dans ces luttes, et ne voulait pas que la Compagnie devînt une puissance politique de l’Inde. Le programme des directeurs pouvait se résumer ainsi : point de victoires, point de conquêtes, beaucoup de marchandises et quelque augmentation de dividende. Le dividende ! c’était là pour le public, en général, la pierre de touche pour juger du mérite des opérations de l’Inde. On ne comprenait rien aux projets de Dupleix. Il n’entrait dans la tête de personne qu’on pût fonder un empire français dans l’Inde. Quel effet la nouvelle du désastre de Trichinapaly allait exercer sur l’esprit timoré des directeurs, sur l’opinion à Paris et à Versailles !

Deux lettres des directeurs, datées du 1er février 1752, ne laissèrent à Dupleix aucun doute sur les dispositions de la Compagnie et redoublèrent ses inquiétudes :

« L’objet de cette lettre particulière, Monsieur, est de vous instruire de la décision du Roi et de la Compagnie, sur le secours de quinze cents hommes demandés par Mousafer-Singue. Vous avez bien senti vous-même tout l’inconvénient de cette demande ; mais il semble que vous soyez seulement porté à le réduire au nombre de mille hommes, et que vous ne trouviez pas un grand inconvénient à accepter la proposition sur cette réduction. Nous pensons autrement sur cet article ; nous voyons toute la peine que vous avez eue à terminer les troubles de l’Inde…

« Nous craignons tout ce qui pourrait aguerrir les naturels du pays. Y a-t-il quelque chose plus capable de les discipliner, que d’avoir toujours sous les yeux un corps de troupes, qui deviendrait lui-même inutile si on ne le maintenait dans une exacte discipline ? Les naturels du pays, une fois aguerris, ne deviendraient-ils pas nos maîtres, et devons-nous hasarder de nous trouver dans un état si dangereux ? Il est temps de borner l’étendue de nos concessions dans l’Inde. La Compagnie craint toute augmentation de domaine. Son objet n’est pas de devenir une puissance de terre.

« Le parti que nous devons prendre est celui d’une exacte neutralité. Se lier avec Mousafer-Singue et Chanda-Saïb dans des engagements ultérieurs, ce serait s’exposer à servir leur ambition et à perpétuer dans l’Inde des troubles qui ne pourraient jamais manquer d’être funestes à notre commerce. Un revers seul peut suffire pour nous faire perdre la supériorité que nous avons acquise, et vous avez pu voir par les dernières lettres tant du ministre que de la Compagnie qu’une paix solide et durable était le seul but où vous devrez tendre, en écartant avec soin tout ce qui serait capable de la troubler.

« Tout se réunit donc pour refuser à Mousafer-Singue les troupes françaises qu’il demande à sa solde, et vous ne pouvez manquer de raisons pour adoucir et lui faire même approuver ce refus. »

« 1er février 1752.

« Nous ne pouvons approuver, Monsieur, le détachement que vous avez fait de vos cipayes et principalement de trois cents Français qui doivent conduire Mousafer-Singue et rester à sa solde jusqu’à ce qu’ils soient remis dans un de nos comptoirs. Ce détachement paraît inutile si tout le pays était tranquille et soumis, et ne paraît pas suffisant s’il y avait quelque révolution à craindre. Nous sommes d’ailleurs effrayés de la longueur du voyage et de l’incertitude du retour.

« Qu’est-ce que pourront faire ces troupes si Mousafer-Singue leur refuse les secours nécessaires pour traverser la grande étendue de pays qui sépare Aurungabad de nos comptoirs ? Et si ces troupes sont forcées de rester à Aurungabad, ne craignez-vous pas que leur discipline et leur exemple ne tendent à aguerrir les peuples au préjudice de notre commerce et même de notre sûreté ? Beaucoup d’autres raisons nous feront apprendre avec un sensible plaisir le retour de ce détachement…

« Si Mousafer-Singue manque à sa parole et qu’il voulût retenir nos troupes, ne manquez pas de leur faire intimer l’ordre du Roi de rentrer dans nos comptoirs. Les troupes que la Compagnie envoie dans l’Inde sont destinées uniquement à la conservation et à la défense de ses établissements. Les frais et la difficulté du transport, et la conservation des citoyens, qui dans toutes les conditions sont infiniment chers à l’État, exigent qu’on ne s’en serve que pour les usages auxquels ils sont destinés. Vous ne devez donc point faire sortir de troupes de l’étendue de nos concessions, à moins que ce ne soit pour les changer, ou dans le cas d’une guerre défensive…

« Vous voyez par là que l’intention de la Compagnie est d’éviter soigneusement d’entrer dans aucune guerre auxiliaire, à moins qu’on n’y soit forcé par les secours que fourniraient les autres nations européennes. »

C’était l’abandon. Éclairer le roi et la France devenait d’une nécessité absolue et urgente. Dupleix se décidait donc à envoyer d’Autheuil en France « pour y représenter le vrai des choses et le nécessaire ». « Après cette démarche, écrivait-il le 15 octobre 1752 à M. de Savalette, si on ne veut pas m’écouter, je prends congé de la Compagnie et de tout ce qui a rapport à elle. Il y a trop longtemps que je suis sa victime, et je ne trouve chez elle que de l’ingratitude ; c’est assez l’ordinaire de tout ce qui s’appelle Compagnie, où chacun ne regarde que son intérêt particulier. D’Autheuil ira se présenter à vous pour, de concert avec vous, se déterminer sur les démarches qu’il doit faire pour percer un labyrinthe qu’il connaît peu et pour lequel il a besoin d’un guide. Vous lui en servirez.

« L’honneur et la gloire du roi, les avantages de la nation, sont les deux seuls points qu’il aura à traiter ; mais les uns et les autres sont peu connus par la plupart de ceux qui composent la direction, et je ne crois pas que ce soit là où il doit le plus frapper. Il faut que le ministère agisse, que le roi donne des ordres, et qu’en se prêtant à l’activité de la Compagnie, il ait en même temps soin de sa gloire, à quoi je ne vois pas que les directeurs se prêtent… Je ne vous dirai rien sur la lenteur que l’on affecte pour me faire obtenir le grade d’officier général. Je sais que la Compagnie a présenté un mémoire à ce sujet ; mais je sais en même temps qu’il n’a pas été appuyé comme il le devait être par ceux mêmes qui y sont obligés par devoir. »

Le même jour il écrivait à M. de Montaran : « On a affecté de n’avoir aucun égard à mes lettres. On n’ignorait pourtant pas que les Anglais faisaient passer des forces dans l’Inde. Cette connaissance seule eût suffi pour engager d’envoyer le double de ce qui m’était destiné en hommes, et en prenant le même parti que les Anglais, de faire passer ici tous vos vaisseaux de Chine, vous pourriez, sans aucun dérangement dans votre commerce, me jeter ici quinze cents hommes, qui m’eussent mis sur l’eau, moi et la Compagnie[3]… Mais l’on ne veut pas me croire, et l’on pense en savoir plus que moi. Je le veux ; mais au moins je suis en état de donner de bons conseils, et ceux que je donne n’ont point pour but un intérêt particulier. C’est de quoi je vous prie d’être persuadé ; j’ai été à même d’avoir cent millions de biens. Je les ai sacrifiés à l’honneur et à la réputation du roi et de la nation. Je ne vous en dirai pas davantage pour le présent. D’Autheuil vous dira le reste et dira vrai ; je souhaite qu’on l’écoute. »

Madame Dupleix se préoccupait d’aider au succès de la mission de d’Autheuil. Elle adressait à son neveu, pour les offrir à madame de Pompadour, de magnifiques présents, en ayant bien soin d’ajouter dans sa lettre qu’il ne fallait pas les remettre à la marquise, si celle-ci était en disgrâce.

Sur ces entrefaites, Gazendi-Kan était entré sans coup férir à Aurungabad, où il avait été rejoint par Balladgi-Rao. Les deux princes avaient de longues et fréquentes entrevues, où ils discutaient les conditions d’une alliance, quoique le Mahratte n’en continuât pas moins les négociations entamées avec Salabet-Singue. La tactique du Peishwa était simple. Il voulait se faire acheter au plus haut prix possible, et se servait des propositions faites par l’un des partis pour pousser l’autre à enchérir.

Bussy, qui avait reçu à Hyderabad, où la cour de Salabet-Singue s’était réfugiée, la lettre écrite le 22 août par Dupleix, qui dans l’action oubliait ses alarmes, avait envoyé, pour surveiller ces conférences, Saïd-Lasker-Kan, qu’on feignit de destituer de son poste de divan[4], et qui devait, à Aurungabad, prendre l’attitude d’un transfuge, venant, pour se venger, s’unir aux ennemis de son ancien maître. Le rusé musulman avait proposé lui-même ce subterfuge.

« Ainsi, disait-il, je pourrai mieux surprendre les secrets des deux adversaires du soubab, les diviser sûrement et choisir le moment opportun où il sera nécessaire de faire des propositions d’alliance à l’un ou à l’autre. » En réalité, son but était de cimenter l’alliance des Mahrattes avec Gazendi-Kan, dans l’espoir d’expulser avec Salabet-Singue le général français et ses troupes. L’action délétère de ce traître, l’importance des avantages offerts au Peishwa par le prétendant, dont une forte partie de la noblesse du Dékan reconnaissait les droits, allaient amener la conclusion d’un traité entre les deux princes, lorsque Gazendi-Kan mourut, empoisonné par sa belle-mère. Ses partisans se dispersèrent. Balladgi-Rao, assez embarrassé de la situation que lui faisait ce meurtre, resta seul en face du soubab ; il était clair que son désir le plus vif, c’était la paix.

Jamais mort n’arriva plus à propos. Pour Salabet-Singue, c’était peut-être le salut ; pour Dupleix, c’était le moyen de recouvrer sa liberté d’action dans le Carnate. Il pouvait maintenant, dans les négociations, « tenir la dragée haute » au Maïssour, et dicter ses conditions à Balladgi-Rao ; la tragédie d’Aurungabad lui rendait l’ascendant perdu. On signa bientôt après la paix avec les Mahrattes. Morari-Rao et ses cavaliers passèrent au service de la France, moyennant un subside de cent vingt-cinq mille roupies par mois.

On termina les pourparlers avec Naude-Rajah par la conclusion d’un traité, qui obligeait ce dernier à donner à Dupleix quinze lacs de roupies et à fournir un contingent de trois mille cavaliers et de cinq mille fantassins pour coopérer aux opérations militaires contre Méhémet-Ali. Dupleix s’engageait en retour à user de son influence sur Salabet-Singue pour faire délivrer au rajah le paravana de cession de Trichinapaly. Une alliance étroite s’établissait enfin entre Balladgi-Rao et le souverain du Dékan.

Dupleix reprit le projet dont il avait déjà parlé à Bussy, résolut de combiner, avec lui et Salabet-Singue les mouvements d’une opération d’ensemble, dirigée contre les Anglais et Méhémet-Ali. Pendant que l’armée de Pondichéry unie aux Mahrattes et aux soldats de Naud-Rajah, s’avancerait sur Tiravadi et sur la forteresse, témoin du désastre de Law, les groupes de Salabet-Singue entreraient par Bellary dans le Maïssour, pour descendre par la vallée du Cauveri sur Trichinapaly, pris à revers. Les Anglais, tournés, obligés de faire tête à l’est et à l’ouest, de diviser leurs forces, étaient menacés de défaites presque certaines.

Dupleix avait encore un autre but, et tout politique, celui-là. Il avait supporté impatiemment les lenteurs et les tergiversations du Maïssour ; il n’avait qu’une foi très-médiocre dans la solidité de l’alliance conclue avec Naud-Rajah, qui nous abandonnerait vraisemblablement à la première défaite. Il voulait enchaîner le Maïssour à la cause française, et pour cela, le meilleur moyen, c’était de faire descendre cet État du rang de puissance indépendante à celui de vassal soumis et tributaire.

« Maintenant que Gazendi-Kan est mort, écrit-il à Bussy, il faut pousser plus loin les prétentions et faire cracher rudement tous ces gens-là. Pour le moment pourtant, il suffira de dire au Maïssour que, rien ne pouvant se faire sans que le nabab ne vienne en personne avec son armée, pour tirer des mains de l’ennemi Trichinapaly et mettre l’ordre dans le Carnate, il serait inutile de remettre actuellement à Naud-Rajah le paravana de cette place, qui ne lui servirait qu’autant que cet endroit serait soumis ; que lui seul, avec ce que je pourrais lui fournir actuellement, ne serait pas suffisant pour réduire Trichinapaly ; qu’il faut absolument pour en venir à bout que la grande armée s’y rende ; qu’en attendant, il doit toujours se tenir lié avec moi et agir pour la destruction de Méhémet-Ali ; qu’après la prise de Trichinapaly, on la lui remettra à des conditions raisonnables, qu’on doit lui faire entendre être celles dont je serai convenu avec lui, dans la ferme intention cependant de n’en rien faire.

« Une fois dans le pays de ces gens-là, sous le prétexte d’aller à Trichinapaly, on sera en état de les faire chanter, surtout en avoisinant de près la ville capitale, Seringapatam. D’abord il faudra les menacer de se rendre maître du pays, s’ils ne donnent au moins un couron, pour s’être déclarés contre le nabab et être entrés en marché avec Méhémet-Ali pour Trichinapaly ; il y a un compte à faire de plusieurs années de tribut. Cela arrêté, on mettra en avant l’article de la vente de Trichinapaly.

« De compte fait, il sera facile de tirer de ces gens-là deux courons ; mais, pour leur tenir le bec dans l’eau, il ne leur faut parler que de Trichinapaly, et leur dire que le voyage du nabab n’est qu’à dessein de réduire les rebelles de ce côté-ci. Pendant ce temps-là, j’en tirerai de l’argent et me servirai de leurs troupes, qui quoiqu’elles ne valent rien, font toujours nombre. »

À peine l’armée de Salabet-Singue eut-elle commencé la marche vers le Maïssour, qu’une sédition éclata parmi les soldats. Tous, jusqu’aux derniers coulies, déclarèrent qu’on ne leur ferait pas faire un pas de plus vers la Chichena. Peu s’en fallut que le divan ne subît le sort de Ragnoldas et ne fût assassiné par les cavaliers, qui criaient qu’ils ne voulaient pas entendre parler du Maïssour, et qu’on ne lèverait le camp que lorsque la solde serait payée.

Bussy, croyant que sa présence en imposerait aux mutins, vint au camp. On n’osa pas l’insulter, mais il surprit des regards farouches, des gestes menaçants ; il entendit des malédictions sourdes contre les étrangers. Il put se convaincre que cette émeute avait été préparée par d’habiles menées. Ainsi, au début d’une action, il se trouvait paralysé par un complot fomenté par cet ennemi insaisissable qui le poursuivait depuis plusieurs mois. Il était seul à lutter. Salabet-Singue, au lieu d’agir en maître irrité et de faire tomber quelques têtes, avait peur, se rangeait à l’avis de son entourage et cédait aux rebelles. L’armée reprenait le chemin d’Hyderabad. L’incapacité et la lâcheté du soubab écœurait Bussy, qui fléchissait sous le poids d’un nouveau découragement et écrivait à Dupleix : « Je vous le répète, il est impossible de soutenir longtemps Salabet-Singue. Dans les dispositions où sont actuellement les esprits, s’il paraissait sur la scène quelque nouveau compétiteur, il est hors de doute que tout le monde se rangerait de son côté !

« Je souhaiterais bien que vous prissiez des mesures pour éviter l’extrême embarras où vous jetterait encore une pareille révolution… »

À la pensée des dangers qui menaçaient notre allié, Bussy perdait quelque peu la tête. Il oubliait que la personne de Salabet-Singue comptait pour fort peu de chose dans le système de Dupleix, que c’était la possession du Dékan qui était tout, et que le gouverneur n’hésiterait pas à appuyer le prince qui renverserait Salabet-Singue, si c’était le moyen de conserver l’ascendant sur cette contrée.

Il voyait se dresser devant lui la perspective d’une lutte indéfinie contre tout un peuple ; le triomphe lui semblait impossible ; il valait mieux se retirer, alors qu’on pouvait le faire sans déshonneur. « Nous avons réussi, reprenait-il, à établir Salabet-Singue à la place qu’il occupe. Personne ne peut trouver à redire que vous songeassiez à retirer vos troupes, quelques changements qui arrivent dans la suite. Salabet-Singue même dût-il être dépossédé bientôt, tout cela n’intéresserait en rien l’honneur de la nation.

« Nous sommes à bout de ce que nous avions entrepris ; car apparemment que nous ne nous sommes pas engagés à rendre éternelle la domination de Salabet-Singue et de sa postérité. Il n’appartient pas aux hommes de rendre leurs ouvrages immuables.

« Je pense donc qu’après avoir conduit le nabab à Aurungabad ou dans quelque autre endroit qu’il veuille se retirer, il conviendrait que je prisse avec toutes nos troupes la route de Mazulipatam. Vous en laisseriez dans ce comptoir le nombre que vous en jugeriez nécessaire… Le reste se rendrait auprès de vous… Je vous prie de me donner là-dessus des ordres précis, qui ne me mettent point dans la nécessité de rien prendre sur moi, et de me prescrire aussi ce qu’il faudra faire, si le nabab se trouve hors d’état, comme cela va arriver, de donner la paye à nos troupes. »

Quand cette lettre parvint à Pondichéry, Dupleix avait terminé les préparatifs de l’expédition combinée contre Trichinapaly et venait de mettre ses troupes en marche. À la lecture de la dépêche du général, il eut un cri de colère et de douleur. Il se voyait forcé de renoncer à un mouvement dont l’exécution, selon toute probabilité, entraînait la perte des Anglais ; cela était dur ; mais ce qui était plus cruel, c’était la persistance de Bussy à vouloir tout abandonner. Quoi ! c’était le héros de Gingi, l’audace même, l’homme qu’il aimait comme son fils, qui, lui aussi, doutait de l’œuvre commune et en proposait la destruction totale ! Il fallait à tout prix empêcher l’évacuation du Dékan. Grâce à sa femme, il ne lui répondit pas sous le coup de l’irritation où il était : il attendit que le calme fût revenu.

Après avoir réfléchi, Dupleix comprit que l’effarement de son ami provenait autant de l’isolement que du souci causé par les attaques de cet ennemi insaisissable dont Bussy lui avait parlé. Il devina tout de suite que l’auteur de toutes ces machinations, c’était Saïd-Lasker-Kan, le ministre de Salabet-Singue. Il résolut de remontrer encore une fois à Bussy l’absolue nécessité de garder le Dékan ; il voulut surtout le prémunir contre lui-même ; mais le début de la lettre du gouverneur portait encore le reflet des émotions qui l’avaient agité ! Il disait le 14 janvier 1754 à Bussy, comme autrefois à Law : « Je vous ai toujours laissé la liberté d’agir suivant les circonstances ; mais comme, d’après ce que vous me marquez, vous pencheriez pour l’abandon du nabab, je vous prie de ne le faire, si vous vous y déterminez, qu’après une délibération des chefs de troupe, puisque ce n’est que par une pareille pièce que vous pouvez rendre nul tout ce que je vous ai prescrit de contraire à cet abandon et à tout ce que vous m’avez écrit précédemment sur ce même objet.

« Qui aurait jamais pu prévoir que la mort de Gazendi-Kan et l’accommodement avec Balladgi-Rao eussent abouti à une démarche qui ne peut servir qu’à nous déshonorer, et que le nabab, à qui ces événements assuraient le revenu du Dékan, ne pût avoir chez les serafs[5] assez de crédit pour trouver la ressource ordinaire en pareil cas, un mois ou deux de solde pour les troupes ? Dieu ne m’abandonnera pas, et j’espère qu’il me fournira encore une fois le moyen de vous tirer de cet embarras, qui à la vérité n’est pas petit et que vous ne pouvez lever que par l’usage que je vous prie de faire de notre crédit.

« Autant que j’en puis juger, étant donné l’éloignement, je crois entrevoir que Saïd-Lasker-Kan est le moteur de tout ce qui se passe, et que si vous n’aviez pas attendu l’arrivée de cet homme pour vous déterminer sur le projet du Maïssour, vous n’auriez pas rencontré les mêmes difficultés. Je crois même que ce manège est concerté entre Balladgi-Rao et Saïd-Lasker-Kan. Le premier veut retenir le nabab dans le Sud, et en même temps il veut vous donner des défiances contre ceux qui environnent le nabab, afin de vous dégoûter d’une entreprise qui lui sera bien plus profitable sans vous et le nabab.

« Saïd-Lasker-Kan le seconde au mieux, et ce sera nous et le nabab qui seront les dupes de cette bonne foi que vous croyez trouver en lui. Vous avouerez peut-être dans peu que mes conjectures sont vraies…

« Je vous ai déjà marqué mon sentiment sur le nabab. Si celui-ci voulait prendre le parti de la retraite, vous pourriez vous accorder avec son frère.

« Je crois aussi que si vous faisiez cesser la jalousie de Saïd-Lasker-Kan en lui marquant que vous avez résolu de ne vous mêler que de la sûreté du nabab, cet homme reviendrait et abandonnerait tous les projets qui peuvent déranger tout ce que vous avez fait pour Salabet-Singue.

« En vous laissant la liberté de prendre un parti convenable aux circonstances où vous vous trouverez, il faut que vous ayez toujours pour point de vue l’honneur du roi, celui de la nation, le vôtre et le mien… Je vous l’ai déjà dit, c’est vous qui avez fait le nabab ce qu’il est, qui l’avez soutenu et affermi, qui avez fait la paix avec Balladgi-Rao. La raison et votre honneur doivent vous engager à bien finir. »

Quelques jours après, le 17, il écrivait encore à Bussy au sujet du ministre de Salabet-Singue : « Votre jonction avec Saïd-Lasker-Kan, que vous avez jugée nécessaire pour détruire les complots, mérite nos attentions et celles du nabab. Obligé, comme il fait, de céder à la mauvaise volonté de cet homme, ne serait-il pas convenable à son affermissement et à nos intérêts de faire sauter la tête de Saïd-Lasker-Kan ? Un pareil acte de justice ferait le meilleur effet et tiendrait tout dans l’ordre pour l’avenir ; car enfin, avoir près de soi un homme de ce caractère, c’est vouloir être esclave ou malheureux toute sa vie. À de grands maux, il faut de grands remèdes, et c’est le seul et le vrai que je connaisse pour la sûreté du nabab et de nos affaires. » Malheureusement Bussy n’écouta pas ce conseil si sage. Il se contenta de surveiller le musulman.

Saïd-Lasker-Kan trahissait Bussy et le roi son maître. Le ministre était ambitieux et supportait difficilement d’être le second dans les conseils du soubab. Le pouvoir de Bussy lui était odieux. Il voulait expulser les Français du Dékan, pour régner sans partage sur l’esprit de Salabet-Singue ; mais il ne pouvait pas employer la force pour venir à bout de cette œuvre : il eût été brisé d’un seul coup. Il résolut d’arriver à son but par des menées souterraines, à l’aide des moyens que fournissent la perfidie et la ruse. Son plan était de créer sans cesse les difficultés les plus irritantes aux Français, de n’opposer à leurs réclamations que l’inertie, dissimulée sous des paroles doucereuses, de les fatiguer, de les dégoûter afin de les faire partir. Grâce à sa patience et à son astuce d’Asiatique, il avait jusqu’ici mené très-adroitement son complot ; il avait mis, on le sait, Bussy dans un état d’agacement qui lui faisait désirer le retour. Enhardi par le désarroi du général, il s’était adressé au gouverneur de Madras, à Saunders, pour lui demander son appui. Il faisait luire aux yeux de celui-ci la perspective séduisante de remplacer les Français à Hyderabad et d’hériter de leur influence auprès du soubab. Des relations étroites s’établissaient en secret entre lui et les Anglais.

Il continuait ses machinations sourdes et ses fourberies, quand Bussy, souffrant depuis longtemps, vit son mal s’aggraver et fut obligé de quitter Hyderabad et d’aller à Mazulipatam demander aux brises de mer le rétablissement de sa santé ! Il partait avec un vague sentiment d’inquiétude ; il n’avait qu’une médiocre confiance dans la valeur politique de l’officier à qui il lui fallait laisser le commandement. Goupil en effet n’avait rien du diplomate et de l’homme d’État ; il ignorait l’art de mener les Hindous ; il était peu ou pas au courant des vues de Dupleix et de Bussy ; c’était un soldat très-brave sur le champ de bataille, timide dans la vie ordinaire, peu séduisant.

Dupleix apprit avec tristesse la maladie de Bussy et son départ « Avouez, écrivait-il à Moracin, que j’ai bien des mauvais quarts d’heure dans la vie et que j’ai des raisons de me plaindre, quand je vois ceux en état de me seconder, m’abandonner. »

L’éloignement momentané de Bussy donnait beau jeu à Saïd-Lasker-Kan. Il résolut d’augmenter encore les embarras des Français et de ne rien ménager pour les perdre dans l’esprit du soubab et de la population. Malheureusement il trouva une aide dans la mollesse de Goupil, qui laissa tomber les sages règlements édictés par Bussy et ne maintint pas la discipline. L’ivrognerie devint habituelle chez les soldats ; il y eut des rixes fréquentes. Les troupes, naguère les gardiennes de la cité, la troublèrent par leurs débauches et leur maraude. On détesta bientôt les Français.

Saïd-Lasker-Kan écrivait alors à Saunders : « Je me suis arrangé de manière à me délivrer de vos ennemis : le plan est en voie d’exécution, le résultat sera tel que vous le désirez, je compte être avec vous vers la fin des pluies et arranger toutes choses d’une manière satisfaisante. »

Le fourbe ne se vantait pas. Il allait porter aux Français un nouveau coup, décisif, croyait-il. Brusquement, il cessa de payer la solde des troupes que Dupleix avait placées près de Salabet-Singue. Dans les idées indiennes du ministre, c’était le meilleur moyen d’amener une sédition. Il se rappelait la révolte qu’il avait fomentée dans l’armée de son maître, au début de la marche contre le Maïssour, et il croyait à un soulèvement des soldats, habitués au luxe et à une vie relativement large. Sa déception fut grande quand il vit qu’aucune émeute n’éclaterait et que tout se bornerait à des réclamations vives, mais courtoises. La haine qu’il nourrissait contre la France lui suggéra alors une nouvelle perfidie, plus dangereuse que les précédentes. Hypocritement, il redoubla d’amabilités envers Goupil et ses officiers. Prenant l’attitude d’un homme désolé de la pénurie du trésor, il se répandit en lamentations sur l’état du pays, il éclata en malédictions contre les feudataires du soubab, vassaux parjures dont les révoltes mettaient l’empire à deux doigts de la perte ; il eut des cris de colère contre les percepteurs de l’impôt, les zémidars, dont les vols étaient la cause de la ruine des finances. Il dit avec amertume qu’il voyait les maux et qu’il était impuissant à y apporter un remède ; qu’il avait fait tout ce qu’il pouvait pour se procurer de l’argent ; qu’il n’en avait pas. Serrant les mains de Goupil, il ajouta que les Français eussent été dans leur droit en prenant par la force ce qu’on leur devait ; qu’il se prêterait donc à tout ce qu’on voudrait, qu’à ses yeux le problème se posait nettement et simplement : on manquait d’argent, non point parce que le pays était dépourvu de ressources, mais parce que les impôts ne rentraient pas et restaient dans les mains des tributaires ; qu’il n’y avait donc qu’une chose à faire, c’était d’envoyer des détachements français dans les provinces dont les contributions étaient en retard ; qu’à la vue des soldats vainqueurs dans tant de combats, les nababs s’empresseraient d’acquitter le tribut. Il dressa aussitôt une nomenclature des régions où les revenus restaient à percevoir, tout en s’arrangeant pour ne pas laisser voir qu’il les choisissait à dessein dans un rayon très-éloigné d’Hyderabad et à une distance très-grande les unes des autres.

Ces arguments captieux, l’air de sincérité répandu sur le discours, impressionnèrent vivement Goupil, qui ne soupçonna pas le piège caché sous cette rhétorique. Il obéit aux suggestions de Saïd-Lasker-Kan et affaiblit son armée en envoyant des détachements lever les impôts dans les provinces désignées par le ministre. Celui-ci se hâta d’écrire en secret aux nababs et aux zémidars de ces contrées. Il leur donna pour instructions de n’aider en rien les Français, de leur créer au contraire le plus d’obstacles possible, d’opposer la force d’inertie à toutes leurs demandes, de les empêcher enfin de toucher la moindre somme, tout en traitant les officiers et les soldats avec la plus grande courtoisie.

Les vassaux de Salabet-Singue et les zémidars suivirent ponctuellement les ordres du ministre ; ils prirent un malin plaisir à susciter toutes sortes de difficultés aux commandants des détachements, qui bientôt ne surent plus où donner de la tête et se rendirent odieux ou ridicules.

Saïd-Lasker-Kan résolut alors d’enlever le soubab aux Français, pour le mieux dominer. Salabet-Singue était d’un esprit faible. Il ne verrait bientôt plus que par les yeux du ministre, et il ne serait pas alors difficile de lui faire signer l’ordre de renvoyer les troupes de Dupleix. 11 persuada au monarque, en faisant valoir les raisons politiques les plus spécieuses, de retourner à Aurungabad et de ne se faire accompagner que d’une faible escorte française. Le temps était venu de montrer, disait le ministre, que s’il plaisait au souverain du Dékan de garder dans son royaume de valeureux auxiliaires comme les Français, il n’avait pas besoin de leur secours. Il fallait en un mot prouver que le pouvoir du soubab était solidement établi, et que son trône pouvait rester debout sans être étayé par les baïonnettes et les fusils de la France. Salabet-Singue, dont l’amour-propre était flatté, accepta joyeusement ce projet de voyage.

Il ne restait plus qu’à se débarrasser de Goupil, « qui, tout nul qu’il était, occupait, en vertu de sa commission de commandant par intérim des troupes françaises, une position qui, le complot étant arrivé à maturité, lui laissait auprès du soubab une influence suffisante pour le faire avorter. Il alla trouver Goupil, lui fit part des pérégrinations projetées, lui communiqua l’intention du soubab de ne prendre avec lui qu’une petite escorte de troupes françaises, et lui demanda de la commander. Goupil répondit que son devoir était de rester avec le gros de ses forces, et que, l’escorte étant si peu importante, il suffirait de la mettre sous les ordres d’un officier d’un rang inférieur. Il demeura donc à Hyderabad et envoya M. de Jainville, officier de peu de poids et d’expérience, pour commander l’escorte du soubab. » On atteignit Aurungabad sans incident[6].

Saïd-Lasker-Kan se croyait maître de la situation. Il comptait sans la vigilance de Dupleix, qui savait déjà la trahison du ministre. Dupleix, dont la méfiance était, comme on le sait, éveillée depuis longtemps, avait entouré Saïd-Lasker-Kan d’agents fidèles chargés d’épier toutes les actions de celui-ci. Ils interceptèrent une lettre adressée par le traître à Saunders. C’était le plan du complot. Ils l’expédièrent en hâte à Dupleix, qui écrivit aussitôt à Bussy pour lui donner l’ordre de quitter Mazulipatam au plus vite, même si sa santé n’était pas rétablie, et de retourner immédiatement à Hyderabad pour reprendre le commandement de l’armée. « Vous n’y serez pas rendu, lui disait-il, que vous sentirez toute la nécessité de ce voyage et que tout y était perdu sans votre présence. Toutes les lettres que je reçois me font dresser les cheveux. La débauche en tout genre y est poussée à l’excès, et la nation tombée dans un mépris que vous seul pouvez faire cesser. »

Le premier soin de Bussy fut de donner ses ordres pour opérer une concentration de l’armée. Il rappela tous les détachements que Goupil avait si imprudemment dispersés, leur ordonna de rejoindre immédiatement le gros de l’armée devant Hyderabad et se mit aussitôt en route. Dès qu’il fut au milieu des troupes, on sentit renaître la confiance. Il rétablit la discipline et marcha sur Hyderabad. Le gouverneur de cette ville, effrayé, consentit à payer l’arriéré de la solde.

Au milieu du danger, Bussy se sentait fort. Il avait oublié tous ses découragements, et, loin de penser à la retraite, il était uniquement préoccupé d’établir sa domination sur des bases inébranlables. Il résolut de marcher sur Aurungabad pour mettre fin aux trahisons en brisant les traîtres. Il voulait reprendre la personne du nabab et se faire céder un groupe de provinces dont les revenus serviraient à l’entretien des troupes. Dupleix louait son ami d’une idée si politique et l’exhortait à terminer au plus vite.

L’entreprise était audacieuse et difficile. Il fallait parcourir près de sept cents kilomètres avant d’atteindre Aurungabad[7], « et on ne pouvait savoir ce que tenterait Saïd-Lasker-Kan, qui avait en main toutes les ressources des provinces. Il pouvait arriver que cette poignée de Français eût à se frayer par les armes sa route jusqu’à Aurungabad, entourée d’ennemis et n’ayant pour toute aide que sa bravoure et la capacité de son commandant. » Prudemment Bussy, pour protéger ses derrières, avoir un point d’appui en cas de revers et tenir un gage dans ses mains, laissa une garnison dans la forteresse de Golconde, sous le prétexte de la garder au nom du soubab, au moment même où Dupleix lui écrivait pour lui rappeler la nécessité de prendre cette précaution, qui nous assurait la possession d’Hyderabad et nous faisait par cela même les arbitres obligés des différends entre les Mahrattes et les Mogols, « dont la puissance, disait Dupleix, ne se soutenait plus qu’à l’ombre de nos drapeaux ». Bussy se mit en marche dès que la saison des pluies fut passée.

Cependant la situation s’était encore une fois profondément modifiée à Aurungabad. Saïd-Lasker-Kan se trouvait pris à son propre piège. Le trompeur, croyant agir pour lui-même, n’avait travaillé que pour les Mahrattes[8]. « Sans le prompt retour de Bussy à l’armée, Saïd-Lasker-Kan perdait la possession du Dékan pour la famille du Nizam. Balladgi-Rao avait prévu les projets du ministre ; il commençait à agir pour profiter de l’éloignement de l’armée française », et Saïd-Lasker-Kan était hors d’état de l’arrêter par la force ou par la diplomatie. Balladgi-Rao, ce n’était pas douteux, repousserait dédaigneusement toute tentative de négociation venant d’un fourbe, qui l’avait indignement trompé et avait essayé de faire révolter les principaux chefs mahrattes. « Le malheur de Saïd-Lasker-Kan, disait Dupleix, est de ne penser qu’au jour le jour ; il ne sait rien prévoir, ce qui le fait tomber dans des erreurs manifestes dont les ennemis savent profiter. »

Le ministre redoutait les Mahrattes comme le feu et regrettait les Français, puisqu’il en avait besoin. Eux seuls pouvaient en imposer à Balladgi-Rao. Il se retourna vers Bussy. Il devint rampant. Il écrivit à Bussy des lettres nombreuses pour lui offrir les avantages les plus grands et les garanties les plus sûres. Bussy continuait à marcher sans se laisser amuser. Il atteignit enfin Aurungabad.

Saïd-Lasker-Kan trembla à la vue de Bussy. L’air énigmatique de celui-ci, son silence, son attitude de froide dissimulation, sa promptitude à faire reprendre le service de garde autour du soubab, redoublèrent les terreurs du traître. Il espéra qu’une soumission entière apaiserait le général ; il humilia son orgueil devant Bussy et n’eut plus qu’une préoccupation, deviner, pour les satisfaire aussitôt, les désirs du commandant des troupes françaises. Celui-ci, adroitement, les laissa percer. Saïd-Lasker-Kan, voyant le moyen de sauver sa tête, rédigea un projet de traité qui donnait aux Français, pour l’entretien de leur armée, quatre des plus belles provinces de la côte orientale de l’Inde, celles de Mastafœnagar, Ellore, Rajamendry et Chicacole, leur assurait la garde du soubab et une entière liberté d’action dans les affaires du Carnate. Saïd-Lasker-Kan s’engageait enfin, en son nom et en celui de son gouvernement, à ne rien entreprendre sans le concours et l’avis de Bussy. Il ne demandait en retour que d’être maintenu dans son poste de divan. Il mit ce projet de traité sous les yeux du représentant de la France.

C’étaient là des avantages précieux. Bussy était trop politique pour y renoncer, afin de satisfaire sa rancune. Il pardonna au ministre. On signa bientôt après la convention qui rendait les Français « maîtres des plus grands domaines en étendue et en valeur qui eussent jamais été possédés par des Européens ». L’influence française sortait de la crise plus forte que jamais. Bussy était désormais le véritable souverain du Dékan.

  1. Dupleix, Lettre à Bussy. (Archives de Versailles.)
  2. Gazendi-Kan était encore sur la Nerbuda.
  3. Au lieu de lui envoyer des renforts, on venait de lui adresser le titre de marquis. Il l’avait fort bien payé, s’il en faut croire les bruits du temps.
  4. Ministre.
  5. Banquiers.
  6. Malleson.
  7. Malleson, Les Français dans l’Inde.
  8. Dupleix à Bussy.