Du rôle colonial de l’armée (éd. Armand Colin)/II

Armand Colin (p. 17-32).
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II


Voilà pour la première période : conquête, occupation, pacification.

Voyons ce que devient la méthode, en quoi consiste le rôle colonial de l’armée dans la période suivante, dans la vie normale du pays pacifié.

Ici encore, il n’y a qu’à laisser la parole aux instructions du 22 mai 1898 :


Le soldat se montre d’abord soldat, ainsi qu’il est nécessaire pour en imposer aux populations encore insoumises ; puis, la paix obtenue, il dépose les armes. Il devient administrateur…

Ces fonctions administratives semblent incompatibles, au premier abord, avec l’idée qu’on se fait du militaire dans certains milieux. C’est là cependant le véritable rôle de l’officier colonial et de ses dévoués et intelligents collaborateurs, les sous-officiers et soldats qu’il commande. C’est aussi le plus délicat, celui qui exige le plus d’application et d’efforts, celui où il peut révéler ses qualités personnelles, car détruire n’est rien, reconstruire est plus difficile.

D’ailleurs, les circonstances lui imposent inéluctablement ces obligations. Un pays n’est pas conquis et pacifié quand une opération militaire y a décimé les habitants et courbé toutes les têtes sous la terreur ; le premier effroi calmé, il germera dans, la masse des ferments de révolte que les rancunes accumulées par l’action brutale de la force feront croitre encore.

Pendant cette période qui suit la conquête, les troupes n’ont plus qu’un rôle de police qui passe bientôt à des troupes spéciales, milice et police proprement dite ; mais il est sage de mettre à profit les inépuisables qualités de dévouement et d’ingéniosité du soldat français. Comme surveillant de travaux, comme instituteur, comme ouvrier d’art, comme chef de petit poste, partout où l’on fait appel à son initiative, à son amour-propre, à son intelligence ; il se montre à hauteur de sa tâche. Et il ne faudrait pas croire que cet abandon momentané du champ de manœuvre soit préjudiciable à l’esprit de discipline et aux sentiments du devoir militaire. Le soldat des troupes coloniales est assez vieux, en général, pour avoir parcouru maintes fois le cycle des exercices et n’avoir plus grand’chose à apprendre dans les théories, et assouplissements auxquels on exerce les recrues de France.

Les services qu’on réclame de lui, au contraire, entretiennent une activité morale et physique qui est décuplée par l’intérêt de la besogne qui lui est confiée.

En outre, en intéressant ainsi le soldat à notre œuvre dans le pays, on finit par l’intéresser au pays lui-même. Il observe, il retient, il calcule même et, souvent, au moment de sa libération, il sera décidé à mettre en valeur quelque coin de terre, à utiliser dans la colonie les ressources de son art, à la faire bénéficier, en un mot, de son dévouement et de sa bonne volonté. Il devient un des plus précieux éléments de la petite colonisation, complément indispensable de la grande.


Et nos soldats, fidèles à ces instructions, se sont transformés, dans la plus large mesure, en agriculteurs, en ouvriers d’art, en instituteurs.

Dire que cette adaptation s’est faite sans résistance, ce serait méconnaître la persistance des habitudes acquises et l’inertie des mouvements coutumiers. Bien que l’état moral et physique de nos troupes ait été ainsi autrement préservé que par l’oisive routine de la vie des postes, les préjugés régimentaires n’en ont pas moins fait de vigoureux retours offensifs, et il est à souhaiter qu’une réforme de l’organisation de nos troupes coloniales débarrasse le commandement territorial des obstacles qui, dans cet ordre, entravent encore trop souvent son action.

Bref, le but poursuivi par le général Galliéni, c’est l’utilisation coloniale de chaque homme du corps d’occupation conformément à ses aptitudes. Ce qu’il n’admet pas, c’est que la force vive que représente un Français aux colonies reste inemployée. Du jour où le secteur assigné à une compagnie a été pacifié et où le dernier coup de fusil a été tiré, cette compagnie ne représente plus seulement l’unité militaire, mais surtout une collectivité, un réservoir de contremaîtres, de chefs d’atelier, d’instituteurs, de jardiniers, d’agriculteurs, tout portés, sans nouvelles dépenses de la métropole, pour être les premiers cadres de la mise en valeur coloniale, les premiers initiateurs des races que nous avons la mission providentielle d’ouvrir à la voie industrielle, agricole, économique, et, aussi, oui, il faut le dire, à une plus haute vie morale, à une vie plus complète.

Et combien cela est facile avec le cher soldat français, redevenu, une fois dispersé par un, par deux, parmi les villages malgaches, le paysan de France, l’ouvrier de France, avec tout ce que ces/mots comportent de qualités d’ordre, de prévoyance, d’ingéniosité et aussi d’endurance, de cordialité, de belle humeur.

Ah ! cette idée audacieuse de la dispersion de nos hommes à travers les populations indigènes, tolérée, que dis-je préconisée, ordonnée par le général Galliéni, que n’en avons-nous pas entendu dire par les gardiens des rites sacrés !

Or, les faits sont là.

Il me souvient d’avoir trouvé, dans un poste où je comptais établir le siège d’un commandement important, une compagnie d’infanterie de marine, épuisée par les trois années de campagne et d’insurrection, anémiée, oisive, incapable de fournir un service actif, mais d’ailleurs concentrée dans la main de son chef et accomplissant les rites métropolitains aux heures traditionnelles du tableau de service. Il était visible que ces hommes, à 3 000 lieues de leur village, mal abrités, inoccupés, périssaient d’ennui, de spleen et de mal du pays. Malgré les objections tirées de l’état de santé de ces hommes, de l’impossibilité qui en résultait de les livrer à eux-mêmes, loin de l’infirmerie et de la surveillance, de leur état de dépression, de la nécessité de les avoir sous la main, je les ai dispersés sur l’heure. Ils se sont transformés en contremaîtres d’une école professionnelle, en chefs d’exploitation agricole, en jardiniers, en constructeurs déroutes, et, deux mois après, à ce ramassis d’infirmes s’était bien réellement substituée une compagnie prête à se rassembler au coup de sifflet, l’œil clair, le jarret sec, l’allure dégagée et le fusil prêt. C’est que chacun d’eux, en face d’une responsabilité et d’une initiative, s’était ressaisi : qu’ils avaient retrouvé une raison de vivre.

Et cela fut l’histoire de la plupart des Compagnies.


D’autre part, cette dispersion entraîne une autre conséquence, c’est que le soldat, au contact immédiat du pays, s’y attache et souvent y reste.

A Madagascar, la petite colonisation par le soldat libérable (et non libéré) donne lieu à une expérience intéressante et jusqu’ici satisfaisante, bien que très localisée encore. Le soldat désireux de se fixer dans la colonie, et présentant d’ailleurs toutes les garanties, reçoit une concession dès sa dernière année de service et est mis en mesure d’en commencer immédiatement l’exploitation. Il est déjà acclimaté, connaît le pays, la langue, les ressources, a traversé aux frais de l’État la période de tâtonnements toujours si critique. Souvent, comme chef de poste ou chef d’exploitation, il a déjà eu l’occasion d’expérimenter les méthodes. En lui attribuant une concession, tandis qu’il est encore au service, tandis que l’État pourvoit encore à ses besoins et en lui faisant des avances de semences et de matériel, on l’amène graduellement à sa libération, qui coïncide avec le moment où il entre de plain-pied dans la période de rendement utile de son exploitation. Plusieurs de ces tentatives ont déjà eu plein succès sur le plateau central.

C’est la tradition du maréchal Bugeaud, mais modifiée sur un point essentiel. Il ne s’agit plus ici de « villages militaires », où tous les travaux de la vie rurale ou de la vie domestique étaient réglés au son du tambour : ceux-ci, au contraire, ont le stimulant de l’initiative, de l’intérêt personnel et de la responsabilité individuelle…

En échange de ces avantages, ils doivent à l’État[1], pendant trois ans, leur concours pour le maintien de la sécurité du pays et forment, avec leurs engagés, de petits corps de partisans ; ils sont à l’égard des indigènes de vrais agents de surveillance et de direction.

Pour que l’expérience présentât toutes les garanties de succès et de durée, il faudrait qu’ils pussent se marier avec des femmes françaises. La ménagère n’est guère un-produit exotique et pourtant, ainsi que le mot l’indique, elle est, pour la réussite d’une exploitation, un élément essentiel. En outre, le métis est une mauvaise solution. Ce sont de vrais enfants de France dont il faut semer la race en Émyrne. Cette nécessité de faciliter le mariage à nos colons n’est pas passée inaperçue. Le comte d’Haussonville a parlé ici même[2] de l’œuvre fondée par Mme Péjard : la Société d’émigration des femmes, inspirée de la grande œuvre anglaise « United British Women emigrations association ». Qu’il s’agisse de créer une émigration féminine ou d’obtenir de l’État des congés sans frais qui permettent à nos soldats libérables de venir se marier en France, l’essentiel est de réussir. Et si le problème trouve sa solution, si l’administration met tout en œuvre pour la faciliter, on est en droit de prévoir sur ce plateau central si sain de Madagascar la formation d’une race de petits colons de bon sang français, trempés, habitués à peu, tenant à ce sol qu’ils auront mis en œuvre, ayant gardé l’habitude héréditaire du fusil. Et, qui sait, ce sont peut-être des Boers français que l’on préparerait ainsi !


Nous n’avons, envisagé jusqu’ici que l’emploi colonial des troupes européennes. Sans remplir le même rôle, certaines troupes indigènes peuvent être, elles aussi, largement utilisées. C’est ainsi que, dans le haut Tonkin, les postes de tirailleurs tonkinois autour desquels se groupaient leurs familles, ont été, dans les régions dévastées par la piraterie, les premiers agents de reconstitution locale. Ils y ont formé, comme, l’indiquait la lettre de M. le gouverneur général Rousseau, précédemment citée, « une population provisoire à l’abri de laquelle se reconstituaient la population réelle et la remise en exploitation du sol ». C’est ainsi qu’à Madagascar, des postes de tirailleurs hovas, établis sur de grandes voies de communication, traversant des régions désertes, ont été transformés en villages militaires avec concession de terres en toute propriété, afin d’y créer des noyaux de repeuplement et des centres de ressources[3].


On s’élève souvent contre la charge onéreuse que présente pour la métropole l’entretien des corps d’occupation. On admet d’ailleurs que le moment ne semble pas précisément favorable à leur réduction. L’utilisation coloniale de ces corps ne donne-t-elle pas le meilleur moyen de ne pas les laisser à l’état de force improductive ?.. Il est facile de se rendre compte de l’économie que représente, pour les budgets coloniaux ou métropolitains, un tel emploi de nos soldats s’il est partout compris et pratiqué. A Madagascar, une centaine d’écoles où les petits Hovas commencent à parler couramment le français, organisées et dirigées par nos soldats ; des écoles professionnelles où les soldats contremaîtres ont formé des ouvriers, des chefs d’atelier même, parmi les indigènes dans des régions où il n’y avait aucune industrie, aucun ouvrier d’art ; des fermes-écoles où, sous la direction de soldats, s’apprend l’usage de nos instruments aratoires, où se fait l’expérimentation de nos graines et de nos cultures, et enfin les routes, les ponts, les constructions, dont les chefs de chantiers, les maçons, les briquetiers sont encore et toujours des soldats.

On se demande, ou plutôt la question est résolue, par cela même qu’elle est posée, comment, avec les ressources budgétaires à peu près nulles dont disposaient les commandants de cercles, une telle œuvre aurait pu être réalisée, si, à défaut du réservoir militaire, il avait fallu faire venir de France à grands frais ce personnel.

Que quelques abus puissent se produire parfois de la part des soldats ainsi livrés à eux-mêmes, c’est incontestable. Il n’y a point d’institution humaine qui n’ait son revers, et qui résisté à l’examen des cas particuliers. L’argument est trop facile ; et il appartient à l’autorité de réprimer avec la dernière rigueur les moindres abus, et surtout de les prévenir en choisissant avec quelque soin les hommes ainsi livrés à eux-mêmes. En tout cas, inconvénients pour inconvénients, le système inverse, qui laisse les hommes périr dans les postes d’oisiveté et de spleen, en a bien d’autres.

Ce qu’il faut voir, c’est l’ensemble et le résultat.


Reste la grande objection, celle à laquelle ont déjà répondu les instructions du 22 mai 1898 du général Galliéni, celle que les opposants ne cessent d’invoquer, le cliché de la « démilitarisation », On l’applique aussi bien aux officiers qu’aux soldats attelés à la besogne coloniale.

D’abord, jamais on ne nous fera admettre qu’un mode d’emploi qui met en œuvre quotidiennement, à toute heure, toutes les facultés viriles, initiative, responsabilité, jugement, lutte contre les hommes et les éléments, démilitarisé… Il « décaporalise » peut-être, ce qui n’est pas la même chose.

Je me rappelle, à mon arrivée au Tonkin, tout proche encore de la douce vie de la métropole, encore accoutumé au confortable superflu qui, devient un nécessaire, quelle impression me fit, à ma première tournée avec le colonel Galliéni sur la frontière de Chine, la rude vie des jeunes officiers chefs de poste. J’en revois un, à peine sorti de Saint-Cyr, habitué en France à une existence aisée et distinguée, élégant et charmant, qui, pour recevoir le colonel au poste perdu où il vivait seul Français avec ses trente tirailleurs, avait mis sa plus belle tenue, correct, ganté, comme pour le bal, et tandis que, évoquant avec lui le souvenir de ses camarades de la cavalerie, où il eût pu entrer, et des brillantes garnisons suburbaines, je ne pouvais m’empêcher de remarquer et sa vie sévère loin des choses familières et aimées, et sa belle humeur : « Mais, fit-il vivement, je ne m’ennuie pas un instant : avec le soin de mes hommes, la reconstitution de ces rizières à peine reprises à la piraterie, mes briqueteries, mes constructions, mon marché, mes règlements de comptes avec le poste chinois d’en face, la topographie de la région, mes journées sont trop courtes ! »

Un an après, presque jour pour jour, sur la haute rivière Claire, dans les grands combats livrés par le colonel Vallière et si heureusement terminés par la destruction de la grande piraterie chinoise, il tombait, frappé en plein cœur, debout derrière sa ligne de tirailleurs déployés, en commandant le dernier feu de salve de la journée, après avoir combattu tout le jour. S’était-il démilitarisé, celui-là ?

Ses compagnons l’ont enseveli dans un grand drapeau tricolore sous les plis duquel il dort là-bas, sur la frontière de Chine. J’ai revu sa tombe quelques mois après, parmi des rizières mûres, auprès d’un marché ressuscité, dans ce coin de terre que, depuis vingt ans de piraterie, toute vie avait quitté.

Il n’était pas mort pour rien. Et c’est la grandeur de la guerre coloniale ainsi comprise, c’est qu’elle seule fait de la vie.

Et si des humbles je passe à ceux qui sont déjà, tout vivants, entrés dans la légende, était-il démilitarisé par trois années de brousse le jeune chef qui, de l’Oubanghi au haut Nil, obtenait de ses officiers, de sa troupe, les prodiges d’énergie presque surhumains que chacun sait ? Avait-il, loin du contact des écoles, perdu un atome de sa prudence, de son jugement, l’homme qui savait dire au sirdar égyptien les paroles mesurées et fermes dont notre patriotisme vibre encore ?


Il y a dix ans, descendant le bas Danube jusqu’à son embouchure, je rencontrai à Soulina sir Charles Hartley, le grand ingénieur qu’en 1806 la commission de navigation du Danube avait appelé, tout jeune, à rendre à la navigation le grand fleuve, qui depuis l’origine des temps se perdait dans les marais. Il s’était d’abord installé dans un abri de pêcheurs sur pilotis ; toute sa vie, lutte de trente années contre la fièvre, contre les obstacles, contre la nature, avait été vouée à cette grande œuvre et maintenant, à cette même place où il n’y avait jadis que quelques huttes misérables, il y avait une ville et un port, et les plus grands bateaux suivaient ce bras du fleuve que franchissaient seules autrefois des barques de faible tonnage, et je regardais, — avec quelle émotion ! — cet homme, vieillard aujourd’hui, qui pouvait s’endormir, sa bonne tâche accomplie, après avoir appelé à la vie ce grand fleuve inutilisé depuis l’origine du monde, l’avoir délié pour ainsi dire, — et il me semblait qu’il ne pouvait y avoir de vie plus noblement remplie.

Je ne pensais guère alors que, plus tard, je verrais, vivant de leur vie, des chefs coloniaux pétrir de leurs mains créatrices des terres en friche pour en faire des rizières, des vallées endormies pour en faire des artères de vie, donner le coup de baguette qui met en œuvre un coin du vaste champ offert à l’activité de l’homme. Quelle plus noble tache pour l’homme d’action. Celui qui a trempé ses lèvres à cette coupe en garde à jamais le goût ! Quel plus noble emploi pour la force armée, avec celui de défendre le sol natal, que de préparer, d’assurer et de développer de telles conquêtes !

  1. Arrêté du 23 avril 1899.
  2. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1898.
  3. Décision du général Galliéni, du 20 janvier 1898, affectant une compagnie de tirailleurs malgaches à la route de Majunga : « … Considérant qu’il est utile de repeupler une route d’étapes importante en y créant des ressources pour les voyageurs et que cet essai de colonisation militaire, déjà expérimentée avec succès dans d’autres colonies françaises et étrangères, est particulièrement intéressant au point de vue du repeuplement des parties actuellement désertes de l’île ; — Considérant que cette organisation, en créant des intérêts à la troupe contribue a l’amélioration de son état physique et moral dans des régions éloignées de tout centre de population… décide… »