Du régime commercial de l’Algérie
De récentes mesures attestent, de la part du pouvoir, la volonté de pousser l’œuvre de la colonisation algérienne. Des changemens importans viennent d’être introduits dans le régime administratif de notre possession d’Afrique, changemens d’hommes et de système. La conquête achevée, on veut sans doute ramener dans ses justes limites l’action militaire, qui jusqu’à ce jour était demeurée prépondérante, et attribuer à l’élément civil une plus large part. Les soldats doivent peu à peu faire place aux colons. C’est une grande œuvre assurément ; elle soulève des questions de principe et d’opportunité dont l’examen est très complexe, et la solution très difficile. Les nouveaux rouages sont à peine en mouvement ; il convient d’attendre au moins quelque temps avant de les juger : toute appréciation serait aujourd’hui périlleuse et même puérile. Malgré les nombreux écrits qui depuis vingt-huit ans ont été publiés sur l’Algérie, nous ne sommes pas encore, il faut l’avouer, complètement éclairés sur la situation intérieure de ce pays. Nous savons les noms des champs de bataille où se sont illustrées plusieurs générations de notre armée, mais nous ne connaissons qu’imparfaitement la constitution politique, la condition économique et sociale des peuples que nous avons vaincus et que nous sommes appelés à gouverner. Ces notions sont indispensables, si l’on veut étudier sérieusement la colonisation algérienne. Il est un point toutefois sur lequel nous possédons dès à présent des élémens assez nombreux et assez certains pour exprimer une opinion réfléchie ; nous voulons parler de la législation commerciale qu’il convient d’appliquer aux rapports de l’Algérie soit avec la France, soit avec l’étranger. C’est une question déjà traitée et à moitié résolue. Elle s’agite de nouveau avec une ardeur que justifie la gravité des intérêts qui s’y rattachent dans le présent comme pour l’avenir. Elle mérite qu’on s’y arrête, car en pareille matière la décision qui sera prise aura nécessairement une grande influence sur les destinées de la colonie.
La législation douanière de l’Algérie a déjà donné lieu à de nombreuses études, et il n’est pas sans intérêt de rappeler les mesures qui ont été prises à diverses époques. Dès 1835 (11 novembre), une ordonnance, remplaçant les arrêtés des gouverneurs, régla les tarifs de la colonie. Les transports entre l’Algérie et la France étaient réservés au pavillon français ; pour les relations internationales, le pavillon étranger pouvait être admis, moyennant le paiement d’une taxe de 2 francs par tonneau. Les marchandises françaises, ainsi que les marchandises étrangères qui avaient acquitté les droits dans les ports français, étaient reçues en franchise. Le même régime était appliqué aux denrées alimentaires, aux matériaux à bâtir et à divers articles de première nécessité, sans distinction de provenance. Les autres marchandises importées de l’étranger devaient acquitter le quart ou le cinquième seulement des droits du tarif français, et celles qui étaient prohibées dans ce tarif étaient soumises à des droits de 12 ou 15 pour 100 de la valeur. — Ainsi, dès les premiers temps de la conquête, on avait compris la nécessité d’un tarif modéré pour une colonie naissante où tout était à créer. La prohibition ne figurait pas dans le tarif algérien. Quant à l’importation en France des produits de l’Algérie, elle demeurait assujettie aux règles du tarif ordinaire, c’est-à-dire que ces produits étaient traités à nos frontières comme étrangers ; mais en 1835 cette disposition était insignifiante. L’Algérie ne produisait rien encore ; c’était un champ de bataille. La France n’avait à recevoir de sa nouvelle possession que des cargaisons de soldats blessés ou malades et des bulletins de victoire. Les Arabes chevauchaient dans la Metidja. Le libre échange le plus parfait n’eût été, à cette époque, d’aucune utilité pour l’œuvre, nécessairement ajournée, de la colonisation.
Un incident de détail prouve néanmoins que le gouvernement n’était pas éloigné d’adopter, à l’égard de l’Algérie, une politique libérale. Une ordonnance du 27 février 1837 accorda au pavillon étranger, sous la condition d’un droit de 2 francs par tonneau, la faculté d’effectuer les transports entre l’Algérie et la France et de se livrer au cabotage sur les côtes de la colonie. C’était une dérogation très considérable à notre système douanier, et elle était caractéristique ; elle indiquait que l’administration n’entendait pas enchaîner l’Algérie dans les liens du vieux régime colonial. Le pavillon étranger s’empressa de profiter de la brèche qui lui était ouverte, et il accapara promptement une part notable des transports, au détriment du pavillon français. De là, des plaintes assez vives auxquelles on se crut obligé de donner satisfaction. L’ordonnance du 7 décembre 1841 supprima la tolérance -concédée en 1835, et, à partir de cette époque, les rapports de la métropole et de l’Algérie, ainsi que le cabotage, demeurèrent réservés au pavillon national.
Cependant quelques symptômes de progrès se manifestaient en Algérie. En 1835, la population européenne ne s’élevait guère qu’à 11,000 âmes, et l’effectif de l’armée d’occupation comptait près de 30,000 soldats. En 1843, le nombre des Européens recensés en Algérie était successivement arrivé à 60,000 et l’effectif de l’armée à 75,000 hommes. Sans doute ce progrès était bien lent, l’accroissement de la population européenne devait être attribué surtout à l’augmentation des forces militaires, et les élémens civils qu’une armée traîne à sa suite, qui se groupent autour de ses garnisons et de ses campemens, ne sont pas d’une utilité bien grande pour un établissement colonial. Il y avait alors en Algérie plus de cabaretiers que de colons ; mais en définitive il fallait nourrir, loger, vêtir ce commencement de population militaire et civile, et l’ensemble du commerce algérien, qui en 1835 atteignait à peine une valeur de 20 millions de francs, fut en 1843 de 83 millions. Dans ce chiffre, les importations en Algérie figurèrent pour 75 millions, et les exportations pour 8 millions seulement. L’industrie française, qui se montrait fort impatiente de trouver, sur l’autre rive de la Méditerranée, le débouché promis à ses entreprises et destiné, d’après les assurances qui accompagnaient chaque demande de crédits, à couvrir, et bien au-delà, les dépenses de la conquête, l’industrie française réclama avec instance la possession du marché algérien, où elle voyait en 1843 l’industrie étrangère placer plus de 40 millions de produits.
Ce fut sous cette impression que l’on prépara les deux ordonnances du 16 décembre 1843, relatives, l’une au tarif des produits algériens à leur entrée en France, l’autre au traitement des produits étrangers à leur importation en Algérie. La colonie semblait avoir fait assez de progrès pour que l’on songeât d’une part à favoriser le placement de ses productions dans la métropole, d’autre part à y créer pour l’industrie métropolitaine une situation privilégiée. Le droit de tonnage, élevé de 2 fr. à 4 fr. à l’égard du pavillon étranger, et l’établissement de surtaxes protégèrent davantage le pavillon national. La France reçut, moyennant le paiement de droits de faveur représentant en général la moitié des droits inscrits au tarif général, les produits naturels de l’Algérie. En échange de cet avantage, on fixa à un taux plus élevé les taxes appliquées en Algérie aux produits des manufactures étrangères : ainsi, pour les tissus de coton et de laine, les droits, fixés à 15 pour 100 de la valeur par l’ordonnance de 1835, furent portés à 30 pour 100 et calculés au poids. Sans doute il eût mieux valu pour l’Algérie qu’en lui accordant des conditions moins rigoureuses dans ses rapports avec la métropole, on continuât à lui assurer, par le maintien de ses anciennes franchises, un approvisionnement plus économique en produits étrangers ; mais on doit, pour apprécier sainement une législation, et avant de juger trop sévèrement les hommes d’état et les administrateurs qui proposent un système de douanes, se rendre compte des conditions générales, des traditions, des préjugés au milieu desquels est préparée cette législation. Or il ne faut pas perdre de vue que l’une des ordonnances de 1843, celle qui réglait le traitement des produits algériens au moment de l’introduction en France, devait être soumise à la sanction des chambres, et l’on se souvient de la recrudescence protectioniste qui se manifesta, vers cette époque, au sein des assemblées législatives. C’était le moment des grandes batailles qui se livraient à la tribune et dans la presse à propos de la graine de sésame. Les dispositions de l’ordonnance de 1843 n’eussent jamais été acceptées par la chambre des députés, elles n’auraient point trouvé place dans la loi du 9 juin 1845, si le gouvernement n’avait pas offert aux industriels les perspectives d’un placement plus sûr de leurs tissus, grâce à la protection d’un droit de 30 pour 100. Il ne serait donc pas équitable de critiquer trop durement les modifications qui furent apportées en 1843 aux tarifs de l’Algérie. C’était une grande conquête sur les préjugés du temps que d’obtenir pour les céréales, pour les bestiaux, pour les huiles de la colonie, des taxes réduites, quand l’agriculture, dans ses frayeurs sincères, mais extravagantes, se figurait déjà que les blés arabes allaient nourrir une partie de la France, et que les bœufs du Maroc se préparaient, en troupes serrées, à envahir notre sol ; c’était surtout un grand point d’avoir épargné à la colonie la prohibition, ce mot fatal qui, une fois écrit dans un tarif, s’y incruste en caractères indélébiles. Du reste, les résultats de la législation de 1843 répondirent à peu près aux prévisions. On a vu plus haut que, pendant cette année, l’ensemble du commerce algérien représentait 80 millions de francs. Dès 1846, avec une population civile européenne de cent onze mille âmes et un effectif militaire de cent mille hommes, l’Algérie importait pour sa consommation une valeur de 111 millions, dans laquelle les produits métropolitains figuraient pour les deux tiers, et elle exportait 9 millions, à savoir 4 millions pour la métropole et 5 millions à destination directe de l’étranger.
Nous voici à la période de 1848. Si la colonie vit à regret s’éloigner vers l’exil un gouverneur que son mérite personnel autant que son titre de prince devait lui rendre précieux, elle voyait en même temps arriver à la tête du gouvernement et aux commandemens les plus élevés plusieurs généraux de l’armée d’Afrique. Formés à l’école du maréchal Bugeaud, les généraux Cavaignac, de Lamoricière, Bedeau, Duvivier, n’avaient point seulement les qualités qui distinguent les militaires habiles et intrépides, ils s’étaient aussi livrés à de sérieuses études sur la colonisation, et les personnes qui se sont tenues au courant des écrits consacrés à l’Algérie n’ont sans doute pas perdu le souvenir des brochures que ces généraux, tour à tour chefs de bureaux arabes, commandans d’expéditions, gouverneurs de cercles ou de provinces, ont publiées avant 1848 pour éclairer l’opinion sur les ressources du sol conquis, et surtout pour combattre la tiédeur que rencontraient trop souvent dans certaines régions législatives les intérêts algériens. On remarqua, notamment à cette époque, les plans développés par les généraux Bedeau et de Lamoricière dans des rapports officiels. Il était donc tout simple que, dès leur avènement au pouvoir et à l’influence politique, ces mêmes hommes fussent très activement préoccupés de la question africaine. Ils se trouvaient d’ailleurs secondés dans cette prédilection, qui de leur part était si légitime, par un nouveau courant d’idées qui portait instinctivement la France à chercher au dehors les moyens d’écouler et de discipliner une population inquiète. On songe toujours aux colonies en temps de révolution. On voit en elles un expédient nécessaire, un lieu de refuge et de repos, ou, si l’on veut, un exutoire où se déportent d’elles-mêmes les imaginations trop ardentes qui, aspirant aux choses nouvelles et mal à l’aise dans le modeste horizon de la mère-patrie, se laissent séduire par les lointaines perspectives, Il en fut ainsi lors de notre première révolution, comme on peut en juger par un mémoire peu connu de Talleyrand, et nous avons assisté en 1848 à la réalisation, trop précipitée il est vrai et mal combinée, de cette même pensée, lorsque furent créées ces malheureuses colonies agricoles que le gouvernement essaya d’inaugurer en Algérie à l’aide d’élémens pris au hasard dans les faubourgs de nos villes. En résumé, bien que par des causes trop faciles à comprendre, ces plans de colonisation aient misérablement échoué, il n’en demeure pas moins certain que, sous l’influence des anciens généraux d’Afrique et sous la pression des événemens, une plus grande part de l’attention publique fut en 1848 attirée vers les affaires de l’Algérie. L’Algérie entrait décidément en scène ; elle était inscrite à la première page dans le programme du gouvernement nouveau.
On pouvait craindre que, sous la dictature du général Cavaignac, représentée au ministère de la guerre par le général de Lamoricière, la lutte, depuis longtemps engagée sur le terrain de l’Algérie, et avec des forces si inégales, entre l’élément militaire et l’élément civil, ne tournât complètement à l’avantage du premier. Cette appréhension fut démentie par les faits. Les deux généraux, il faut leur rendre cette justice, ne se laissèrent pas entraîner plus avant sur la pente du régime militaire, qui, depuis l’origine de la conquête, avait été strictement appliqué à la colonie. Ils favorisèrent, plus qu’on n’aurait osé l’espérer d’eux, l’action de l’administration civile. Pendant que la constitution plaçait l’Algérie sous le régime de la loi et consacrait en principe l’assimilation si souvent réclamée, le chef du pouvoir exécutif augmentait le nombre et les attributions des fonctionnaires civils. Quant à la question commerciale, dont nous nous occupons ici plus spécialement, elle ne fut point oubliée. Le 26 octobre 1848, le ministre du commerce, de concert avec celui de la guerre, institua une commission pour examiner les réformes qu’il convenait d’apporter à la législation de 1843. Ce fut le point de départ des études approfondies qui aboutirent à la loi du 11 janvier 1851.
L’impulsion était donnée. Le président de la république n’hésita pas à suivre, relativement aux tarifs algériens, la voie qui venait d’être ouverte. Il y eut même à cette époque entre le gouvernement et l’assemblée législative une sorte de concurrence en faveur de l’Algérie. Les deux pouvoirs rivalisaient d’empressement à élever l’édifice de la nouvelle législation promise par la constitution républicaine. En décembre 1849, le ministère de la guerre nommait une commission chargée de préparer les projets de loi concernant la colonie. A la même date, l’assemblée confiait la même tâche à une commission spéciale. Au sein des deux commissions, la législation commerciale fut examinée, et dès le mois d’avril 1850 le gouvernement se trouvait en mesure de soumettre aux délibérations du conseil-général de l’agriculture, des manufactures et du commerce, réuni au Luxembourg sous la présidence de M. Dumas, un projet de loi sur le régime douanier de l’Algérie. Enfin la question fut portée devant l’assemblée, et après une discussion très complète la loi qui règle aujourd’hui encore la situation économique de la colonie fut adoptée à une majorité considérable.
Ce n’est pas sans intention que j’ai suivi dans tous ses détours la pénible route par laquelle a dû passer la loi de 1851, et que je me suis condamné à énumérer les travaux des commissions, les discussions du Luxembourg, les débats de l’assemblée législative, c’est-à-dire tant de préparatifs, tant de délais, tant de discours, sans compter les délibérations des chambres de commerce et les mille voix de la presse. Cette lenteur de décision peut impatienter les esprits ardens et faciles, qui fuient l’objection, méprisent l’amendement et n’apprécient que le vote ; mais, lors même qu’elle serait poussée à l’extrême, ainsi que nous venons de le voir, elle présente un avantage incontestable en ce sens que, laissant à toutes les opinions la faculté de se produire, à tous les argumens le temps de s’épuiser en quelque sorte dans les derniers efforts de la lutte, elle produit des résultats durables. Si les lois politiques veulent en général être faites rapidement, il n’en est pas de même des lois économiques. Les premières sortent d’une situation plus ou moins nette que le législateur juge au coup d’œil, avec son instinct plus ou moins sûr, trop souvent avec ses passions ; elles n’ont parfois de vertu que par l’à-propos et la promptitude. Les secondes, intervenant dans le règlement d’intérêts contradictoires, affectent nécessairement les uns ou les autres, et, ce qui est plus grave peut-être, elles tracent aux capitaux et au travail la direction dans laquelle ils doivent s’engager. Il convient donc qu’elles soient préparées très mûrement : il est équitable que les intérêts qui se prétendent lésés obtiennent en temps utile tous les moyens de se faire entendre. L’improvisation en pareille matière serait à la fois une faute et une injustice, et les intérêts, plus persévérans, plus opiniâtres, plus vindicatifs que les passions, se redresseraient sans relâche contre un arrêt qui les aurait frappés par surprise. Il s’agissait, dans le projet de loi voté en 1851, de décider que les produits naturels de l’Algérie seraient désormais admis en franchise de droits dans la métropole. La législation de 1843, qui les accueillait déjà par faveur, moyennant le paiement de la moitié des droits inscrits au tarif général, avait rencontré de graves objections, et l’agriculture française avait manifesté de vives craintes devant la concurrence des produits algériens ; les industriels ne s’étaient résignés qu’en obtenant pour leurs tissus importés dans la colonie une protection de 30 pour 100 contre les tissus étrangers. Mais cette fois, que devaient penser les agriculteurs et les manufacturiers d’une mesure qui, consacrant la franchise complète, avait le double tort, à leurs yeux, de présenter quelque affinité avec la doctrine du libre échange et de compromettre davantage, par une concurrence au moins probable, et dans tous les cas provoquée et encouragée, le travail national métropolitain ! Tant qu’on ne leur demandait que de proclamer l’Algérie une terre à jamais française, ils étaient tout prêts à faire chorus avec les discours officiels prononcés depuis 1830. Oui, l’Algérie était bien une terre française, glorieusement française ; l’armée qui l’avait conquise, les colons qui essayaient de la mettre en valeur, méritaient au plus haut degré l’admiration et la protection de la mère-patrie. Il fallait diriger vers cette nouvelle France l’esprit d’entreprise, les capitaux, les bras. Aucun sacrifice ne devait coûter pour développer les élémens de richesse que recelait notre possession africaine. Puis, avec cette logique qui n’appartient qu’aux intérêts, les mêmes hommes entendaient taxer les céréales, les laines, les bestiaux, les huiles, etc., de l’Algérie, et ils considéraient qu’en ne les taxant qu’au demi-droit, ils s’étaient montrés fort généreux. Voilà quel était l’état des esprits. Pour calmer ces appréhensions, pour dissiper ces préjugés, pour faire en un mot que l’adoption, jusqu’alors assez stérile, de l’Algérie comme terre française devînt une vérité, ce n’était pas trop des longues discussions, des éclaircissemens multipliés, des argumens répétés jusqu’à satiété que j’ai rappelés tout à l’heure. La lutte a été complète et la victoire décisive, circonstance fort heureuse pour la campagne qui s’engage de nouveau, car le terrain est bien déblayé, et les défenseurs de l’Algérie n’auront qu’à se replacer dans les positions conquises de 1848 à 1851 pour réclamer des concessions plus étendues.
Ce fut en vérité une belle discussion que celle de la loi douanière de l’Algérie. On ne regrettera point de s’y reporter. Bien que l’assemblée fût déjà bien divisée et grosse d’orages, elle se possédait à ce moment ; elle demeurait calme, et prêtait une attention bienveillante et réfléchie à ce débat, qui la reposait de ses luttes politiques. Les partis semblaient avoir conclu une courte trêve sur le berceau de l’Algérie. A l’exception de l’honorable M. Desjobert, qui ne pouvait souffrir l’Afrique, et chez lequel il fallait respecter une vieille habitude, les représentans, très nombreux à leurs bancs, écoutaient avec intérêt les orateurs qui se succédaient à la tribune. Les marques d’adhésion partaient fréquemment de toutes les régions de l’enceinte. L’extrême gauche et l’extrême droite applaudissaient avec un égal empressement aux paroles de M. Dufaure, de M. Passy, de M. le général Daumas, commissaire du gouvernement. M. Charles Dupin, président et rapporteur de la commission, compléta un intéressant rapport par deux discours, qui, à distance et à la lecture, paraissent presque éloquens. Ces orateurs se partagèrent entre eux le soin de répondre à MM. Darblay, d’Havrincourt, de Limairac, qui voulaient, au nom de l’agriculture, repousser la franchise proposée en faveur des céréales, des graines oléagineuses, des laines de l’Algérie. Sans faire tort aux considérations développées par M. Charles Dupin, ni aux exposés très complets de M. le général Daumas, qui a, depuis cette époque, rendu d’autres services à la cause de l’Algérie, on peut dire que les honneurs de cette brillante discussion reviennent surtout à MM. Dufaure et Passy, dont les discours méritent d’être cités comme des modèles de sagesse politique et de science économique. Ce qui distingue ces discours, ce qui en fait la force et l’éloquence, c’est qu’ils sont vrais aujourd’hui comme ils l’étaient il y a sept ans ; c’est qu’ils retracent en termes saisissans les destinées futures de l’Algérie, c’est qu’ils marquent le but que nous devons atteindre, et nous éclairent ainsi la route droite que nous avons à suivre, jusqu’à ce que ce but soit touché
En effet, si dès cette époque la démonstration fut complète, l’œuvre législative ne fut qu’à moitié accomplie. On obtenait pour les principaux produits naturels de l’Algérie l’exemption de tous droits à leur introduction dans la métropole. Ces produits étaient énumérés dans un tableau annexé à la loi ; mais il pouvait se présenter d’autres produits non dénommés, comme on dit en style de douane, qui réclameraient et mériteraient la même franchise, soit dans l’intérêt de l’Algérie, soit même dans l’intérêt de la métropole, qui les emploierait utilement à son travail industriel. Ces produits devaient-ils demeurer soumis au tarif général et continuer à être taxés comme étrangers ? Le mode le plus simple eût été, sans nul douter de ne point faire de catégories, et de décider que toutes les productions naturelles de provenance algérienne seraient affranchies de droits. On n’osa pas aller si loin, tant on avait à cœur de ne point blesser les susceptibilités protectionistes et de ne procéder qu’à l’égard des produits connus ! On se borna à insérer dans la loi une disposition qui attribuait au pouvoir exécutif la faculté de prononcer par décret, sous la réserve de la sanction législative, la libre admission des productions naturelles qu’il paraîtrait convenable de joindre à l’énumération de celles qui étaient déjà désignées. Cet expédient sembla, pour le moment, devoir suffire. Quant aux produits fabriqués de l’Algérie, la loi accorda l’importation en franchise d’un certain nombre d’articles de main-d’œuvre indigène, tels que tapis, haïcks, burnous, pipes, etc. : on désirait favoriser la petite industrie arabe, ce qui était un bon sentiment et une grâce sans péril, car notre travail national n’avait point encore songé à fabriquer des haïcks ni des pipes turques ; mais tous les autres produits demeurèrent frappés des droite du tarif général ; ce qui indiquait que l’on entendait empêcher ou au moins ajourner toute tentative d’industrie manufacturière dans la colonie.
Le tarif d’importation des marchandises étrangères en Algérie fut également révisé par la loi de 1851. On conserva la franchise à certains articles de première nécessité, soit pour l’alimentation, soit pour les constructions urbaines ; on jugea cependant qu’il était essentiel d’établir sur les céréales les droits appliqués dans la métropole aux grains étrangers (1re classe du tarif de l’échelle mobile). Pour les tissus de coton et de laine, les droits de l’ordonnance de 1843 furent maintenus. Le tarif des fers fut fixé à moitié des droits du tarif général. Quelques autres articles obtinrent aussi des taxes de faveur. L’ensemble des marchandises non dénommées dans les catégories exceptionnelles demeura soumis au régime du tarif métropolitain, les marchandises prohibées par ce tarif continuant toutefois à être admises, comme par le passé, dans les ports de l’Algérie, et devant acquitter des droits de 20 à 25 pour 100 de la valeur. Enfin les navires étrangers arrivant sur lest furent affranchis du droit de tonnage, fixé à 4 francs par tonneau et payable seulement au premier port d’arrivée pour les bâtimens qui déchargeraient successivement leurs cargaisons dans plusieurs ports de la côte.
Ainsi la loi du 11 janvier 1851 était un mélange sagement combiné de libéralisme et de protection. L’Algérie gagnait, ce qui était le point capital, l’admission de ses principaux produits naturels sur le marché français, et cette fois encore elle échappait à la prohibition dans le règlement de ses rapports internationaux. Seulement l’accès des marchandises étrangères était rendu un peu moins facile, car le législateur entendait qu’une situation privilégiée fût faite, dans les ports de la colonie, aux produits fabriqués et au pavillon de la métropole. En ces termes, le contrat était acceptable, et l’Algérie se montra reconnaissante de l’avoir obtenu. — Terminons cet exposé nécessaire, sinon récréatif, de la législation commerciale de l’Algérie, en mentionnant le décret du 11 août 1853, qui autorisa les relations, prohibées jusqu’alors, de la colonie avec l’empire du Maroc et la régence de Tunis par les frontières de terre, et en signalant un article de la loi de douane du 26 juillet 1856, qui accorda au pouvoir exécutif le droit de prononcer provisoirement, par voie de décrets, la libre importation en France des produits fabriqués de l’Algérie non compris dans la nomenclature annexée à la loi de 1851. Ces deux mesures étaient inspirées par une pensée libérale et par les intentions les plus bienveillantes à l’égard de la colonie.
Nous avons hâte de sortir de ces détails techniques pour arriver enfin à la discussion des systèmes qui, dans ces derniers temps, ont été proposés, soit pour détruire, soit pour modifier le régime établi en 1851. C’est une bonne fortune pour l’Algérie que cette question ait été de nouveau soulevée. Toutes les fois que l’Algérie a vu discuter ses intérêts, elle y a gagné : l’attention ne peut être appelée sur elle sans qu’elle en profite. Comment en serait-il autrement ? L’Algérie est notre conquête, la conquête de notre génération : le drapeau français, fixé sur cette terre d’Afrique, éveille en nous un sentiment bien légitime de satisfaction et d’orgueil. L’Algérie est notre enfant d’adoption ; nous l’avons prise sous notre tutelle, et cette conviction est si profonde, si populaire, que tous les gouvernemens depuis 1830 ont prodigué les dépenses et les sacrifices pour la conserver, pour l’élever, pour la doter magnifiquement. A aucun moment, pas même aux jours les plus critiques pour notre équilibre financier, on n’a osé contester sérieusement, ni même diminuer les crédits demandés pour elle. Les plus rigides mathématiciens du budget, les Cassandres du déficit, ont à peine tenté de rogner sa part. Et puis notre amour-propre, plus que notre gloire peut-être, se trouve en jeu. Combien de fois nous a-t-on dit et répété que nous ne savons pas, que nous ne pouvons pas coloniser ! combien de fois, et en France même, a-t-on déclaré que nous sommes dépourvus de l’aptitude pratique qui crée les établissemens lointains ! Et en même temps, oubliant que nous aussi nous avons connu les splendeurs coloniales, et que notre langue et nos lois nous survivent encore sur plus d’une terre transatlantique, on nous jette dédaigneusement à la face l’exemple de l’Angleterre, des Pays-Bas, de l’Espagne ! Il y a pour nous une sorte de point d’honneur à démentir cette injure et à relever ce défi. L’Algérie sera notre réponse. Il faut qu’elle nous venge, et par elle nous devons montrer à nos détracteurs que nous sommes capables non-seulement de fonder et d’organiser une colonie, mais encore de nous assimiler la race indigène au point que, sur un sol conquis, on ne reconnaîtra plus les vaincus. Pour résoudre ce problème, que ni les Anglais dans l’Inde, ni les Hollandais à Java, ni les Espagnols aux Philippines, n’ont pas même encore osé aborder, la première condition est de procéder à une répartition équitable de la propriété territoriale, et tout porte à croire que le gouvernement s’en occupe ; en second lieu, et cette condition n’est pas moins essentielle, il convient d’encourager la production, soit agricole, soit industrielle, de développer le travail sous toutes ses formes et de procurer aux produits une circulation abondante, qui attire l’échange en même temps que les colons, c’est-à-dire les capitaux et les bras. Telle doit être l’œuvre de la législation commerciale ; on voit qu’elle est immense.
Il était impossible que, dans cette occasion, quelques partisans peu avisés de la liberté absolue des échanges ne se missent pas en campagne ; aussi avons-nous entendu annoncer récemment que ce système économique allait être appliqué à l’Algérie. Un avis officiel a brusquement détruit cette illusion ; mais, bien que cet avis diminue à certains égards l’intérêt du débat la question subsiste : elle se représentera tôt ou tard, et l’on aurait mauvaise grâce à ne point l’examiner avec l’attention qu’elle mérite. — Comment ! disent les auteurs de la proposition, vous avez devant vous un vaste pays à peupler et à cultiver ; vous devez y poser la première pierre d’une constitution économique, et sur ce sol vierge encore vous songeriez à élever des barrières de douane, soutenues par les échafaudages de la protection ! Vous pouvez, grâce à Dieu, employer les moyens simples et naturels, et vous iriez, architectes imprudens, recourir aux procédés artificiels et compliqués ! Est-il désirable de transporter en Algérie, avec les embarras, avec les périls qui en résultent, les luttes de systèmes, si ardentes dans la métropole, alors que, dès le début, par une décision une fois prise, l’on peut prévenir ces embarras et ces périls ? Si vous voulez, à l’époque où nous sommes, fonder une colonie, ne cherchez pas vos plans ailleurs que dans les principes de la liberté commerciale. L’ancien système colonial a fait son temps ; toutes les nations intelligentes l’ont abandonné ou cherchent à se dégager de ses entraves. L’Angleterre n’en veut plus, et ses nouvelles possessions de l’Australie prospèrent sous un régime libéral. Que l’Algérie puisse vendre partout ses produits, elle les vendra plus facilement et plus cher, les capitaux lui viendront en abondance ; qu’elle puisse acheter partout les marchandises dont elle a besoin, elle les achètera moins cher et en qualité meilleure, les colons afflueront chez elle. C’est folie que de lui retirer le concours du capital étranger en limitant les échanges, et il y a presque tyrannie à lui enjoindre de consommer à un prix exorbitant les tissus de Rouen, de Reims ou de Mulhouse, les fers du Creusot, etc. Laissez grandir l’Algérie sur les solides assises de la liberté, résignez-vous, s’il le faut, à n’y point trouver tout d’abord un débouché considérable pour l’industrie française, si alourdie dans sa marche par les chaînes de la protection. Quand l’Algérie sera adulte, quand elle sera peuplée, alors elle se suffira à elle-même, elle se défendra, elle ne vous imposera plus les dépenses énormes qui, depuis près de trente ans, écrasent vos budgets, et alors aussi elle deviendra pour vos produits de toute sorte un grand marché, car entre une colonie et sa métropole, le courant d’affaires, entretenu par le lien politique, par la communauté de mille intérêts, par les relations de famille, s’établit et se développe naturellement. Il n’y a donc pas à hésiter : point de douanes en Algérie !
Tels sont les argumens que l’on fait valoir en conseillant dès aujourd’hui l’adoption du libre échange pour nos possessions d’Afrique. Ils paraissent, à première vue, très rationnels ; ils s’inspirent de principes généralement vrais. Comment arrive-t-il donc que, si l’on envisage les choses au point de vue pratique, ils perdent singulièrement de leur valeur, et que les perspectives si séduisantes que l’on offre à nos regards s’évanouissent à la lumière des faits ? Cela tient à ce que, dans l’exposé de ce plan, l’on paraît ne se préoccuper en aucune manière de la législation de la France. Partout et de tout temps, le régime commercial des colonies est demeuré très étroitement lié à la législation des métropoles. On a pu voir l’Angleterre, alors qu’elle était sous l’empire des prohibitions, ouvrir sur certains points de ses immenses domaines quelques ports francs, par exemple Singapore, dans la mer des Indes. La même observation s’appliquerait au Danemark, qui possède l’entrepôt de Saint-Thomas dans les Antilles, à la Hollande, à la France même. Ce ne sont là que des exceptions. Le fait général, c’est que les tarifs coloniaux sont taillés sur le modèle des tarifs en vigueur dans la mère-patrie. Par conséquent, avant d’inaugurer en Algérie le libre échange, il faudrait l’établir en France. En sommes-nous là ? Il ne s’agit point de savoir si la prohibition, qui tient encore tant de place dans le tarif français, ne devrait pas être supprimée, si la protection du travail national n’est pas excessive et s’il n’y aurait pas intérêt à tempérer dans une forte mesure les rigueurs de notre système économique. Cette question est résolue pour tous les bons esprits, et il suffirait d’énumérer les réformes de détail accomplies ou annoncées par le gouvernement depuis quelques années pour démontrer que l’administration est animée en ces matières d’un sentiment assez libéral. Ce qu’il faut considérer, ce n’est pas ce qui devrait être au gré des impatiens, c’est ce qui est. Tant que la France demeurera protectioniste, la liberté commerciale telle qu’on la propose n’a aucune chance de prévaloir en Algérie.
Et il ne faudrait pas attribuer à une puérile recherche de symétrie l’harmonie constante qui, chez tous les peuples, a été maintenue entre les tarifs métropolitains et coloniaux. Cet état de choses n’est que l’expression d’un intérêt réel, parfaitement compris de part et d’autre, le résultat d’une sage entente. On a eu raison de critiquer les folies de l’ancien système colonial, parce que, dans le pacte tel qu’il était encore exécuté au commencement de ce siècle, les conditions n’étaient point équitablement réglées : la métropole, qui dictait la loi, l’avait faite dure et tyrannique ; mais ce même système pratiqué modérément, avec les exceptions et les tolérances nombreuses qu’il comporte, ne mérite point tous les anathèmes qui ont été prononcés contre lui. De quoi s’agit-il en effet ? La métropole assure à ses colonies un marché privilégié pour leurs récoltes, et elle demande en retour que les colonies consomment de préférence ses produits fabriqués. Le principe de cet arrangement est logique, et les colonies elles-mêmes l’ont fréquemment invoqué. Voudrait-on chercher un argument dans les réclamations qui, à certaines époques, sont émanées des assemblées législatives ou des chambres de commerce des colonies relativement au régime commercial ? Si l’on étudie le sens vrai de ces réclamations, on voit qu’elles s’appliquent le plus souvent à la violation même du contrat, par exemple à la concurrence tolérée du sucre de betterave, ou qu’elles ont pour objet d’obtenir, dans un intérêt d’alimentation, de trafic local ou de rapports avec quelques pays voisins, certaines dérogations partielles à la loi fondamentale. Malgré les modifications profondes qu’a déjà subies l’ancien pacte, il reste encore dans notre législation coloniale des restrictions à supprimer, des entraves à alléger ; mais en définitive les colonies tiennent par-dessus tout à la conservation du débouché métropolitain : elles consentent à sacrifier, en vue de cet intérêt supérieur, une portion de leur liberté, et elles ne partagent pas entièrement la confiance de leurs conseillers officieux quant aux avantages qu’elles obtiendraient sur les marchés étrangers. De même que la métropole se condamne à payer plus cher les sucres, les cafés et les autres produits tropicaux qu’elle achète aux colonies, au lieu de se pourvoir au dehors, de même les colonies se résignent à recevoir de la métropole, sauf à les payer également plus cher, les articles manufacturés. Tout cela se tient et s’enchaîne. Le jour où la France cessera de s’alimenter de préférence en produits coloniaux, ce jour-là le régime que l’on propose sera nécessairement appliqué dans ses possessions. Jusqu’à ce moment il n’y faut pas songer ; ce que l’on demande est simplement impossible, et, dans l’intérêt même du principe de la liberté commerciale, il vaut mieux ne pas engager prématurément, sur un point de détail, une lutte dans laquelle on aboutirait à une défaite certaine.
Ce n’est pas tout. A supposer que l’on réussisse, contrairement à tous les exemples jusqu’ici connus, à concilier le libre échange colonial avec la protection métropolitaine, il convient d’examiner si l’Algérie aurait sérieusement intérêt à jouir de la liberté absolue pour ses échanges. Nous venons de dire que nos possessions des tropiques ne se soucieraient probablement pas d’accepter, avec toutes ses conséquences, le bienfait qui leur est offert. Pour l’Algérie, la question ne saurait être douteuse. N’oublions pas que, dans l’hypothèse que nous examinons, les produits de nos possessions africaines cesseraient d’être admis en France avec un traitement de faveur ; ils ne pénétreraient sur le marché métropolitain qu’aux conditions du tarif général, absolument comme s’ils venaient de l’étranger. À ce prix, les colons africains auraient toute latitude pour acheter leurs tissus, leurs fers, etc., aux fabriques étrangères. Eh bien ! il est probable que l’Algérie serait pour le moins très embarrassée de la liberté qu’on lui aurait ainsi octroyée. Où vendrait-elle ses produits ? Ce ne serait pas en France, car nos barrières de douane, hérissées de taxes et de prohibitions, se relèveraient contre elle. Serait-ce en Espagne, en Italie, en Autriche, en un mot dans les pays que baigne la Méditerranée ? Pas davantage, car dans tous ces pays elle se verrait, en sa qualité de possession française, traitée comme étrangère, et elle devrait acquitter des droits de douane. Il n’y aurait que le marché anglais qui lui offrirait un écoulement pour ses céréales, parce que l’Angleterre est toujours à court de grains ; mais la Grande-Bretagne, qui la solderait en tissus, en fers, en houilles, ne lui paierait ses blés qu’aux prix très variables de la concurrence établie dans ses entrepôts entre les blés de tous les pays du monde. Reconnaissons pourtant que, dans certaines années, les échanges de l’Algérie avec les îles britanniques pourraient devenir considérables. Cet avantage intermittent, très aléatoire, compenserait-il la perte du marché de la France, qui s’approvisionnerait ailleurs à meilleur compte en laines, en tabac, en huiles, etc. ? Personne n’oserait le soutenir, et l’on ne citerait pas en Algérie une chambre de commerce, ni une chambre d’agriculture, ni une autorité quelconque qui sollicite l’épreuve de ce régime. — L’Algérie, dit-on encore, deviendrait l’entrepôt de l’Afrique centrale ; par ses ports et par son territoire passerait le grand courant commercial qui s’établira entre l’Afrique et l’Europe. Et déjà l’on nous montre de loin les caravanes qui traversent les déserts et qui transportent dans toutes les directions, du nord au sud, de l’est à l’ouest, les plus riches cargaisons, y compris la civilisation, cette glorieuse compagne du commerce. Sans dédaigner les relations que l’on peut créer un jour entre l’Europe et Tombouctou, il est permis de n’être que médiocrement touché de l’argument, au moins dans ses conséquences prochaines. Il faut se livrer à un grand effort d’imagination pour apercevoir dès à présent, à travers les sables du désert et dans les horizons confus de l’Afrique, ces magnifiques perspectives commerciales. — En résumé, si l’on considère la question commerciale, les communications de l’Algérie avec la métropole sont les plus profitables, et l’on ne doit point les compromettre. Même avec le régime en vigueur, l’Algérie peut exporter ses produits à l’étranger et par tous les pavillons. Cette faculté, bien qu’elle soit nécessairement restreinte par un droit de tonnage dans certains cas, et par le tarif d’importation qui frappe les marchandises, lui suffit en l’état présent de sa production, et elle pourra, elle devra même être successivement élargie, à mesure que les transactions, en se développant, provoqueront dans la colonie, comme dans la métropole, une législation économique plus libérale.
Si maintenant l’on se place au point de vue de la colonisation, la liberté absolue semblera pour le moment moins avantageuse pour l’Algérie qu’on ne serait tenté de le croire. Les Antilles et la Réunion sont des colonies adultes ; elles possèdent des cultures en plein développement, et lors même que sous une loi de concurrence elles se verraient obligées de baisser les prix de leurs sucres, par conséquent de réduire leurs bénéfices, elles ne seraient point condamnées à périr ; les champs de cannes garderaient leurs trésors de fertilité accumulés sous le travail de plusieurs générations. L’Algérie au contraire se trouve, sous le rapport des cultures, dans les douleurs de l’enfantement. Certes nous avons, nous aussi, nos blue-books, et les rapports officiels, de même que les panégyriques officieux, ont plus d’une fois entonné, à la gloire de l’Algérie, l’hymne de la prospérité croissante. On aurait tort de les quereller sur ce point, car dans une telle entreprise, où nous avons exposé notre honneur et notre fortune, il faut tenir sans cesse en éveil l’intérêt et la faveur du public. Les bulletins de colonisation ne sont pas moins nécessaires que les bulletins de victoire, et l’exagération bien intentionnée n’est pas un grand crime ; elle semble d’ailleurs presque sincère, et il est si naturel de se complaire dans son œuvre ! Mais sérieusement, sauf les céréales, quelle est la culture de laquelle on puisse dire qu’elle est implantée, naturalisée en Algérie ? La production du tabac donne de belles espérances ; l’exportation dépasse déjà plus de 3 millions de kilogrammes. Ce commencement de prospérité se maintiendrait-il, si l’administration ne se chargeait plus d’acheter à un prix rémunérateur la presque totalité de la récolte ? C’est encore l’administration qui achète les soies provenant des magnaneries algériennes (1,500 kilogrammes exportés en 1857) ; c’est elle qui, à grand renfort de primes, est parvenue à élever à une centaine de milliers de kilogrammes la production du coton ! Pour la garance, pour la cochenille, pour tous ces produits européens et tropicaux qui doivent un jour se plaire sous le ciel favorisé de l’Algérie, nous voyons les efforts : tout est préparé, encouragé, primé ; mais on attend encore les résultats. Tout est semé, mais où est la récolte ? Sans doute, et les libres-échangistes ont raison sur ce point, si ces encouragemens et ces primes n’exercent point, dans un délai de quelques années, une influence décisive sur la production, il faudra y renoncer sans hésitation, et ne point s’acharner à la création d’une sorte d’agriculture officielle. Il n’est pas indispensable que l’Algérie produise du coton ; il n’est même pas utile qu’elle produise cette matière première, si pour la qualité comme pour les prix elle ne doit pas se trouver en mesure de soutenir sur notre marché la concurrence des États-Unis. Cependant ce n’est pas au début des expériences qu’il convient de perdre courage, et l’on ne saurait supposer que le gouvernement abandonnera brusquement le système qu’il a adopté dans l’intérêt de la colonie. Il convient donc, dans la discussion, d’accepter pour quelque temps au moins ce système, et dès lors on ne doit pas compter sur une agriculture, à l’état d’essai et d’embryon, pour fournir immédiatement à l’Algérie des élémens d’échange sur les marchés étrangers, où ses produits rencontreraient une concurrence écrasante ; si la main protectrice de l’état se retirait (et ce serait la conséquence inévitable du nouveau régime), ces premières apparences de culture rentreraient vite sous le sable. La liberté, dit-on, attirerait les capitaux, qui féconderaient l’industrie agricole. Dans les circonstances que nous venons de décrire, où serait le capitaliste assez audacieux pour défricher un domaine algérien, s’il n’obtenait pas, pendant ses premières années d’exploitation, l’appui d’une législation qui lui garantirait le placement de ses produits ? Sous prétexte de faire vivre l’Algérie, selon l’ordonnance de la doctrine économique, on tarirait en elle les sources de la vie, et, dans le vain espoir de la pousser plus rapidement vers l’âge adulte, on l’étoufferait au berceau. Les colons le sentaient bien, lorsqu’ils demandaient si instamment, avant 1851, l’admission libre en France de leurs produits naturels ; à aucun prix, ils ne sacrifieront ce privilège, qui, pour un temps plus ou moins long, sera nécessaire aux progrès de la colonisation.
On cite les possessions anglaises, et en particulier l’Australie. Oui, le libre échange existe aujourd’hui dans les territoires de la Grande-Bretagne. De la métropole, il est passé aux colonies. Le Canada et les Indes ont supprimé la prohibition, les taxes et les surtaxes, après que l’Angleterre, leur en eut donné l’exemple. Les faits ont observé la marche logique : la législation des colonies, très restrictive d’abord, puis très libérale, a suivi pas à pas les évolutions de la loi métropolitaine. Il en sera de même en France, car, faut-il le répéter ? cette harmonie dans le régime économique des différentes parties d’un empire est attestée par l’histoire de tous les temps. L’Angleterre d’ailleurs se trouve, pour la solution de ces problèmes si complexes, dans une situation spéciale qui simplifie beaucoup les combinaisons. Elle n’est pas seulement devenue la première puissance manufacturière du monde, ce qui lui permet de n’avoir plus besoin, comme autrefois, de marchés réservés, et de ne plus imposer à ses colonies les rigueurs du vieux système qu’elle a poussées en d’autres temps aux dernières limites de la tyrannie ; elle est aussi la première nation maritime, et cette supériorité, qui est l’essence même de sa grandeur, de sa vie politique, assure à son pavillon la majeure partie des transports. La concurrence illimitée est donc tout à fait inoffensive pour ses manufactures comme pour sa marine. Est-il nécessaire de démontrer que malheureusement ces conditions ne se rencontrent en France à aucun degré ? Quant à la prospérité des possessions australiennes, que l’on compare trop souvent avec l’Algérie, on ne saurait l’attribuer exclusivement à la loi commerciale ; elle provient d’autres causes. En premier lieu, l’Angleterre n’a pas eu à lutter contre les difficultés de la conquête ; pas d’ennemis, pas de régime militaire : une sécurité absolue. En second lieu, le sol australien possédait, dès le début de la colonisation, une grande industrie naturelle, l’industrie pastorale, exploitation aisée et féconde qui pouvait rémunérer tous les capitaux, employer tous les bras venant d’Europe. En dépit de ces avantages, l’entreprise coloniale, viciée dans son principe par l’élément des convicts, marchait lentement, lorsque se sont produits deux faits d’un caractère tout à fait spécial, à savoir la découverte des mines d’or et l’immigration subventionnée. A la première nouvelle de la découverte des mines d’or, le peuplement de la colonie était assuré ; la Fortune battait le rappel, et tous les aventuriers de l’Europe, de l’Amérique, de l’Asie, accoururent tumultueusement sous son drapeau. C’était la répétition du spectacle qu’avait présenté, peu d’années auparavant, la Californie, peuplée comme par enchantement. Vainement dira-t-on que ces agglomérations fébriles de mineurs acharnés à la recherche du métal ne valent pas quelques familles d’honnêtes colons, et qu’on ne bâtit pas solidement sur les sables aurifères. Les mineurs, qui consomment, attirent les agriculteurs et les négocians ; l’ordre se fait bientôt dans cette mêlée confuse, et la société coloniale se constitue. Que sera-ce si, à ce flot d’immigration volontaire, vient s’ajouter le courant de l’immigration subventionnée, telle que l’Angleterre seule, avec les mœurs et les besoins de sa population exubérante, avec le produit des mines d’or, peut l’exécuter sur une grande échelle ! Voilà le secret de la prospérité australienne. La loi douanière n’y joue qu’un rôle secondaire.
Je me suis appliqué à laisser de côté dans cet exposé l’intérêt métropolitain. Sans retomber dans les excès du régime colonial, sans sacrifier la colonie à la métropole, on pourrait dire que la France, après tant de dépenses qu’elle est loin de regretter, a bien quelque droit à voir ses produits mieux traités que les produits anglais ; on ajouterait que sa marine marchande, pépinière de la marine militaire, mérite aussi certaines faveurs, que sous le rapport politique, l’élément national doit, autant que possible, prédominer dans la constitution de nos départemens africains, et que, pour assurer ce résultat, il faut se garder de rompre les liens commerciaux. Ces considérations pratiques pourraient être invoquées ; mais il ne semble pas nécessaire d’y recourir : il vaut mieux envisager la question au point de vue de l’intérêt purement algérien. Or l’Algérie ne réclame pas encore la pleine et entière liberté de commerce, qui a fait l’objet d’une récente polémique, et, d’après la déclaration même du gouvernement, la métropole ne serait point disposée à la lui accorder. En conséquence, quelque sympathie que l’on éprouve pour les principes invoqués en faveur du nouveau système, quelque désireux que l’on soit de hâter le triomphe d’idées plus larges en matière d’échanges, on fera sagement de ramener dans des limites plus modestes l’examen des modifications à introduire dans le régime douanier de l’Algérie. Pour être plus restreint, le champ du débat n’en demeure pas moins le théâtre de conflits ardens, où les partisans du libéralisme peuvent intervenir utilement.
Ainsi nous sommes en présence d’une proposition qui consiste à assimiler complètement l’Algérie à la France, c’est-à-dire à admettre librement dans la métropole les produits, naturels ou fabriqués, originaires de la colonie, et à transporter tout d’une pièce le tarif général sur la côte d’Afrique, ainsi qu’aux frontières de Tunis, du Maroc et du désert. Il n’y aurait plus de Méditerranée ; l’empire du tarif comprendrait les trois nouveaux départemens d’Alger, d’Oran et de Constantine ; l’Algérie serait soudée à la France. D’après ce système, la loi de 1851 se trouverait doublement modifiée : d’une part, les produits algériens, sans distinction aucune, entreraient en franchise dans notre consommation, tandis qu’aujourd’hui les produits naturels n’y sont admis qu’avec restriction et la plupart des produits fabriqués en sont exclus ; d’autre part, les exemptions ou abaissemens de droits dont jouissent, à leur importation en Algérie, un certain nombre de marchandises étrangères, disparaîtraient. Dans son ensemble, cette proposition est assurément logique ; elle paraît faire la part de l’intérêt métropolitain et de l’intérêt colonial, ou, pour mieux dire, elle confond entièrement les deux intérêts par une transaction qui est, à première vue, équitable ; elle compte parmi les industriels français de nombreux partisans.
Mais cette assimilation complète serait-elle réellement un bienfait pour l’Algérie ? Le marché plus large que la colonie obtiendrait en France compenserait-il le préjudice que lui causerait la perte des facilités dont elle jouit dans ses rapports avec l’étranger ? — Après avoir exposé les motifs qui s’opposent aujourd’hui à l’application complète du libre échange en Algérie, je me trouve amené à combattre les exigences du parti protectioniste, qui appuie cette seconde proposition, car dans ces sortes d’affaires il faut moins s’attacher aux principes absolus qu’à l’application opportune, mesurée, de ces mêmes principes, et l’on doit, sans crainte de blesser quelquefois la logique, sans fausse honte, emprunter tantôt au système de la protection, tantôt à la doctrine libérale les procédés de législation qui mènent le plus directement au but. C’est une question de discernement. On peut donc, sans mériter le reproche d’inconséquence, se rallier à une opinion mixte qui a été exprimée par de bons esprits, et qui recommande à la fois la suppression de toutes barrières de douane entre l’Algérie et la France, ainsi que le maintien des faveurs spéciales que la loi de 1851 a conservées à l’Algérie pour l’importation des marchandises étrangères.
A vrai dire, si l’on ne s’en tenait qu’au présent, l’Algérie aurait obtenu presque tout ce qui lui est absolument utile quant à ses échanges avec la métropole. Le gouvernement peut augmenter, par voie de décrets, le nombre des produits admissibles en franchise et pourvoir ainsi au traitement des produits nouveaux qui se révéleraient ; mais il y a dans cette situation un élément d’incertitude qui pèse sur l’avenir et paralyse l’esprit d’entreprise. L’admission en France d’un nouveau produit du sol algérien dépend d’une décision administrative ; cette décision peut être lente, elle sera peut-être refusée, si certaines influences de la métropole se jettent à la traverse. Dans le doute, le colon hésite à essayer de nouvelles cultures, et le capitaliste, en homme prudent, s’abstient tout à fait. Les questions relatives à la concurrence que les produits algériens feraient sur notre marché aux produits français ont été décidées en principe par la loi de 1851. Quand on a admis la franchise pour les céréales, pour les laines, pour les bestiaux, pour les huiles, comment hésiterait-on à étendre le même régime à tous les autres produits naturels ? Qu’on lève donc la restriction tacite qui résulte de la loi, et l’effet moral de cette mesure sera excellent.
Pour les produits fabriqués, les intérêts de la colonisation exigent impérieusement qu’on leur ouvre, comme aux produits du sol, le marché de la France. Les défenseurs du régime prohibitioniste n’ont aucune bonne raison à faire valoir contre l’importation de marchandises fabriquées sur une terre française, avec le capital et par les bras de nos colons. En ce moment, l’Algérie n’est point manufacturière, et sa concurrence serait nulle pour la métropole ; mais négligeons cet argument, qui, tout en voulant rassurer des intérêts trop prompts à s’alarmer, ne tromperait personne. Il vaut mieux dire les choses franchement et déclarer sans détour que cette concurrence, fût-elle sérieuse, le bon sens et la justice commanderaient de la tolérer et de l’accueillir. Il importe en effet que l’industrie se développe en Algérie et qu’elle exploite les branches de travail qui, sous ce climat et avec la population que l’on aura sous la main, paraîtront avoir chance de vie. Comme on peut le voir par l’exemple de nos départemens du nord, l’agriculture est d’autant plus prospère qu’elle s’exerce dans le voisinage d’une plus grande activité manufacturière, et le nombre, ainsi que la richesse de la population, s’accroît en raison des facilités que le capital et le travail rencontrent pour se porter simultanément ou successivement, dans les limites d’un même horizon, vers l’agriculture et vers l’industrie. On serait fort embarrassé d’indiquer aujourd’hui les articles que la colonie se trouverait en mesure de fabriquer avec succès. Produira-t-elle des tissus, du fer, de l’acier, du sucre, etc. ? Ces industries ou d’autres s’établiront-elles de l’autre côté de la Méditerranée sur une grande échelle ? Nul ne le sait encore ; mais on doit souhaiter que cela arrive, autrement mieux vaudrait abandonner l’Algérie. Or on ne sera éclairé sur les ressources de la colonie que lorsque l’esprit d’entreprise aura exploré le terrain, lorsqu’il aura essayé, cherché, réparé un échec par une tentative nouvelle, et il ne se mettra sérieusement à l’œuvre qu’à la condition de ne plus avoir devant les yeux la barrière qui ferme à ses espérances le marché français.
Les protectionistes se résigneraient, nous l’avons dit, à cette réforme, si en même temps l’on appliquait sur les frontières de l’Algérie, contre l’importation des marchandises étrangères, le tarif français. Alors, s’écrient-ils en empruntant le langage de leurs adversaires, l’Algérie deviendrait la France, l’assimilation tant prônée serait parfaite ! — Il y a là un abus de mots ou une méprise d’interprétation qu’il est essentiel de relever. Sans doute, il est désirable que, pour les principes de gouvernement et d’administration, l’Algérie soit assimilée à la métropole, que la population jouisse dans la colonie de tous les droits, de toutes les garanties qu’elle obtient sous la législation européenne, en un mot que le régime jusqu’ici trop militaire fasse place aux institutions civiles. Voilà ce que l’on entend par le terme vague d’assimilation qui reparaît à chaque instant dans le débat. D’un autre côté, quelques efforts que l’on fasse, on n’arrivera pas à démontrer que la situation agricole et industrielle de l’Algérie est semblable à celle de la France, et qu’il convient de soumettre l’une et l’autre absolument à la même loi. L’Algérie est un pays neuf qu’il faut organiser au plus vite pour la population et pour la production. Est-il possible de revenir sur les dispositions si sages des lois antérieures, qui ont prononcé la franchise des objets propres aux constructions urbaines et rurales, ainsi qu’à la reproduction agricole ? Le maintien de cette faveur est indispensable, et elle n’a pour la métropole qu’un médiocre intérêt. — Les fers, les fontes et les aciers étrangers n’acquittent que la moitié du droit. Doit-on relever le droit intégral ? Cette rigueur serait peu intelligente, et on pourrait faire observer que, sous la loi actuelle, l’industrie métropolitaine n’a pas à se plaindre de la part qui lui est laissée. Sur 3 millions de kilogrammes environ, qui, en 1857, ont été importés en Algérie, les forges françaises ont fourni plus de 1,700,000 kilogrammes, c’est-à-dire plus de la moitié. Le fer, comme le bois, est une matière première de la colonisation. Le taxer au point d’exclure la concurrence anglaise et de livrer entièrement le marché au monopole des métallurgistes français, ce serait commettre un véritable non-sens. Nous avons vu, dans nos assemblées législatives, des députés réclamer, en faveur de l’agriculture, l’abaissement des droits qui grèvent à l’entrée les instrumens aratoires, les machines à fabriquer les tuyaux de drainage, et ces députés protestaient en même temps de leur attachement au système, protecteur. Ce système, sainement compris, ne fait donc pas obstacle à ce que, dans des cas déterminés, on admette exceptionnellement la nécessité de taxes réduites. De même, au début de la construction des chemins de fer, la chambre des députés a été sur le point d’adopter une disposition qui diminuait de moitié le droit d’importation sur les rails, et à cette occasion, puisque l’on paraît s’occuper d’établir des voies ferrées en Algérie, nous exprimerons le vœu que le tarif des matériaux nécessaires pour ce grand travail subisse une réduction considérable, afin que, le capital à amortir et à rémunérer se trouvant moindre, les frais de transport puissent être fixés à un taux très bas. — Si nous examinons les autres articles que, sous les règles du tarif actuel, l’étranger a la faculté d’introduire en Algérie, nous voyons que les importations de la métropole surpassent en général celles de l’étranger. Ce fait prouve que la protection résultant de ce tarif est très suffisante pour assurer à l’industrie nationale une large place sur les marchés algériens, pendant que la modération des droits d’entrée applicables aux marchandises étrangères garantit l’Algérie contre l’exagération des prix et contre les abus du monopole. Pourquoi modifierait-on cet état de choses ?
Il n’est pas malaisé de voir ce qui froisse le plus nos industriels dans l’économie du tarif algérien : c’est la suppression des prohibitions. La prohibition des tissus, l’arche sainte, a été renversée en Algérie ! Les calicots, si sévèrement repoussés par les douanes métropolitaines, peuvent s’étaler, dans la colonie, sur des épaules arabes devenues françaises ! Voyons cependant les faits. En 1857, il a été importé en Algérie des tissus de coton pour une valeur de 20 millions de francs, et sur cette somme les fabriques françaises ont fourni 16 millions, tandis que les fabriques étrangères, sous le coup d’un droit de 30 pour 100, n’ont fourni que 4 millions. Il a été importé 6 millions de tissus de laine ; la part des fabriques françaises a été de 5,700,000 fr., et celle des fabriques étrangères, de 300,000 fr. Prenons un autre article qui n’est pas moins célèbre dans l’histoire de nos discussions douanières : la poterie, prohibée en France, mais admise en Algérie moyennant un droit de 20 à 25 pour 100. Sur une importation totale de 721,000 kilogrammes en 1857, les manufactures françaises ont fourni 567,000 kilogrammes, et les manufactures étrangères 154,000. L’industrie nationale n’éprouve donc pas de préjudice sérieux par suite du tarif en vigueur, et le régime, dont nous demandons le maintien, a eu pour résultat de sauvegarder l’intérêt du travail national et de défendre la colonie non-seulement contre le fléau de la cherté, mais encore contre les fraudes commerciales dont il parait qu’elle aurait pu être victime. Nous lisons dans un document officiel qui fut distribué en 1850 au conseil-général du commerce, et qui contient l’exposé d’un projet de loi sur le régime douanier de l’Algérie, le passage suivant : « Les droits sur les tissus étrangers de laine et de coton ont été maintenus tels qu’ils avaient été fixés par l’ordonnance du 16 décembre 1843. Ce tarif a assuré à notre industrie l’approvisionnement presque exclusif de la colonie ; mais le gouvernement, en demandant le maintien de la protection de 30 pour 100, a dû se préoccuper des fraudes nombreuses qui se commettent dans la vente des tissus, fraudes qui, en déconsidérant notre commerce aux yeux des consommateurs indigènes, auraient pour résultat de développer la contrebande des tissus étrangers. » Hâtons-nous d’ajouter que la chambre de commerce de Rouen avait été la première à signaler ces fraudes et à demander qu’il y fût porté remède ; mais ce qui est surtout remarquable dans la citation qui précède, c’est qu’en 1850, il y a plus de huit ans, avant les expositions universelles de Londres et de Paris, où les progrès de nos manufactures ont été constatés avec tant d’éclat et si justement récompensés, le gouvernement lui-même, dont on ne saurait méconnaître les sentimens à l’égard du travail national, proclamait l’efficacité du droit de 30 pour 100.
Quel est donc le motif qui engagerait nos industriels à exiger que la prohibition absolue vînt remplacer en Algérie un droit qui suffit pour les protéger ? Ce motif, que nous chercherions vainement dans les faits, on le trouverait peut-être dans la crainte que l’absence de prohibition sur la frontière de l’Algérie, devenue, quant au régime douanier, partie intégrante de la France, n’entraînât la levée de la prohibition, que l’on veut à tout prix conserver à la frontière métropolitaine. Condamnés par l’instinct public, par l’observation impartiale des faits, par les expériences accomplies dans d’autres pays, par le gouvernement, qui leur a déjà marqué leur dernière heure, les prohibitionistes se cramponnent avec obstination à la question de principe ; ils défendent la prohibition pour elle-même, ils soutiennent que, pour certains produits de nos grandes industries, elle doit être uniformément appliquée partout, et ils sentent bien que, s’ils toléraient une brèche en Algérie, leurs positions en France seraient vite emportées. On leur a déjà plus d’une fois opposé les statistiques algériennes, quand ils prétendaient que les manufactures de tissus ne pouvaient résister que par la prohibition à la concurrence étrangère ; on leur a dit : « Puisque vous soutenez victorieusement la lutte sur le marché africain avec un droit protecteur de 30 pour 100, comment osez-vous dire que vous seriez écrasés dans la métropole, sur votre propre terrain, avec un droit égal ? » Voilà ce qui les gêne dans l’appréciation du tarif algérien. Il y a là contre eux un argument terrible à la veille des réformes annoncées pour 1861.
Il ne faut pas que l’Algérie porte la peine de ces discussions qui s’agitent en dehors d’elle et au-dessus d’elle. Le tarif que nous proposons se concilie parfaitement avec la doctrine de la protection, qui régit la métropole. Cette doctrine est en effet très féconde en expédiens. Elle sait, quand il le faut, se modérer, et elle se prête avec une élasticité nécessaire aux exigences de chaque région. Qu’est-ce que l’échelle mobile pour les céréales, sinon un expédient destiné, dans l’opinion même de ses partisans, à tempérer les rigueurs du système ? Qu’est-ce que le régime des zones pour les houilles, sinon une des formes de la protection ? On ne détruit pas le principe, parce que sur tel point de la frontière les houilles de l’étranger sont moins fortement taxées que sur un autre point. Ce que l’on réclame pour l’ensemble du tarif algérien n’est que l’emploi d’un procédé protectioniste. De même que l’intérêt de nos départemens de l’est et du midi a engagé le législateur à faciliter, au moyen de droits réduits, l’achat des houilles prussiennes ou anglaises, de même l’intérêt de la colonisation, un intérêt de premier ordre, lui prescrit aujourd’hui d’assurer, par des taxes spéciales, l’approvisionnement aisé et peu coûteux des marchés algériens. Quant à l’objection tirée de ce que, si le tarif général n’était pas appliqué aux frontières de l’Algérie, les produits étrangers pourraient, après une simple escale dans un port de la colonie, pénétrer frauduleusement en France sans acquitter de droits de douane, elle a déjà été réfutée lors de la discussion de la loi de 1851. Notre service des douanes est trop intelligent pour ne point déjouer l’abus que l’on redoute ; en outre, la nécessité de débarquer les marchandises étrangères dans un port algérien, de les entreposer dans des magasins où elles prendraient en quelque sorte le cachet de la naturalisation, de les embarquer de nouveau pour les diriger vers un port de France, toutes ces manœuvres, tous ces embarras entraîneraient des frais qui seraient assez élevés pour décourager la contrebande, et qui, dans la plupart des cas, équivaudraient au montant des droits que le commerce de mauvaise foi aurait voulu éluder.
La question des tarifs algériens a été récemment examinée au sein d’une société qui, sous le nom de Société centrale de colonisation, a entrepris d’exposer les besoins et de discuter les intérêts des colonies françaises. Composée de colons, de publicistes, de fonctionnaires qui ont habité ou habitent encore l’Algérie, cette société libre, dont on ne saurait trop encourager les utiles travaux, a consacré une partie de sa première session à l’étude du tarif. L’opinion qui vient d’être développée y a été soutenue avec autorité par un publiciste distingué, M. Jules Duval, et par un habite colon, M. Dupré de Saint-Maur. L’un et l’autre ont demandé le maintien de la loi de 1851, complétée par une clause générale portant que tous les produits de l’Algérie, naturels ou manufacturés, seront admis en franchise dans les ports français. « Pour satisfaire les intérêts réels de la colonisation, a dit M. Dupré de Saint-Maur, il n’est besoin ni d’introduire en Algérie le libre échange, qui rompt en visière à toutes les pratiques commerciales de la mère-patrie, ni d’y importer toutes les complications d’un vieux système douanier. Le régime actuel, modifié en ce sens que la libre admission serait désormais la règle générale, sauf à statuer ultérieurement sur les exceptions jugées nécessaires, assurerait le succès de l’œuvre ; il offrirait de plus l’avantage de permettre une application facile, immédiate, et de ne point briser, de resserrer au contraire les liens de toute nature qui doivent unir la vieille France et la jeune France d’outre-mer[1]. » Il serait difficile d’indiquer en termes plus précis et plus clairs la modification bien simple que comporte la loi de 1851. Les partisans d’un régime plus libéral en matière d’échanges devraient accueillir avec empressement la suppression des obstacles qui gênent encore les relations de l’Algérie avec la France, et les partisans de la protection douanière ne sauraient contester légitimement la sagesse d’une réforme qui laisserait intacte la condition présente de l’industrie métropolitaine sur les marchés de la colonie.
L’agitation qui s’est manifestée récemment dans nos principaux centres manufacturiers ne répondait évidemment qu’à une menace de libre échange absolu. Tout serait demeuré calme, si, au lieu de dresser cet épouvantail, l’on s’était borné à faire pressentir simplement la révision d’une loi qui, après plus de sept ans de durée, peut recevoir d’utiles amendemens, indiqués par l’expérience. Cette nouvelle n’eût surpris ni effrayé personne, car on comprend que la création d’un ministère de l’Algérie et la présence d’un prince à la tête de ce ministère annoncent le projet très arrêté d’imprimer à l’œuvre de la colonisation une impulsion plus énergique. Il est donc permis d’espérer que la réforme, très modeste assurément, que les colons algériens appellent de leurs vœux, s’accomplira dans un avenir prochain. Elle n’implique, de la part de la métropole, l’abandon d’aucun principe, le sacrifice d’aucun intérêt immédiat. Elle procurerait à l’Algérie les moyens d’attirer plus sûrement les immigrans et les capitaux, d’obtenir une production plus abondante et plus variée, enfin de se créer sur notre marché une meilleure clientèle, tout en conservant ses rapports avec l’étranger. Ce serait un pas de plus dans la voie qu’a tracée la loi de douane de 1851, en même temps qu’un grand service rendu à la colonisation africaine. En présence d’une pareille œuvre, que la France est engagée d’honneur à mener à bonne fin, les stériles disputes d’écoles doivent se taire, les intérêts exclusifs doivent s’incliner. Nous avons peine à croire qu’une transaction conçue dans les termes qui viennent d’être indiqués n’obtiendrait pas l’assentiment des pouvoirs législatifs, si elle était soumise à leur examen.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Procès-verbaux de la Société centrale de colonisation (séance du 21 juin 1858), publiés par les Annales de la Colonisation algérienne, n° d’août 1858.