Du principe d’association appliqué à l’industrie houillère

Du principe d’association appliqué à l’industrie houillère
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 847-863).
DU
PRINCIPE D’ASSOCIATION
APPLIQUÉ
Á L’INDUSTRIE HOUILLÈRE

Les associations formées par des concessionnaires de mines ont fait naître une question grave que la sagesse des chambres est appelée à résoudre. Il s’agit de savoir si la loi interdit les associations de cette nature, si le gouvernement peut les dissoudre, si l’intérêt général les justifie ou les condamne. Que veut la loi de 1810 ? A-t-elle dit que la réunion de plusieurs mines dans une seule main ne pourrait s’effectuer sans l’autorisation de l’état, ou bien a-t-elle permis ces réunions, en prenant dans l’intérêt public des garanties suffisantes ? A-t-elle voulu que la propriété des concessions fût libre, sauf à se maintenir dans des limites déterminées, ou bien, réservant à l’état un droit souverain sur les concessions, a-t-elle livré les mines à l’arbitraire ? Si la propriété des concessions est libre, si la réunion de plusieurs mines dans une seule main est un acte licite, faut-il que les chambres modifient la législation ?

Sous la forme d’un débat particulier entre les producteurs et les consommateurs de houille il est facile de voir que cette question présente un intérêt politique. La houille est l’ame de l’industrie, et un élément de puissance nationale. Sans la houille, point de marine à vapeur, point de chemins de fer. Un changement dans la législation des mines pourrait donc, en modifiant les conditions de notre industrie houillère, influer d’une manière grave sur les destinées de notre pays. Sous ce rapport, la question des mines appelle l’attention sérieuse des hommes d’état ; elle mérite aussi d’être étudiée sous un autre point de vue. Les passions du jour, imprudemment excitées contre les grandes entreprises industrielles, ont donné à la compagnie des mines de la Loire l’importance d’un fait social. On crie au monopole et à la tyrannie des grands capitaux ; on dénonce les envahissemens d’une aristocratie financière ; on somme le gouvernement, au nom de l’humanité et de la justice, de réprimer l’avarice d’une féodalité nouvelle qui opprime les classes inférieures, et ces déclamations, recueillies dans nos manufactures, dans nos ateliers, dans nos usines, pénètrent jusque dans les profondeurs de ces bassins houillers, où l’esprit communiste travaille des milliers d’hommes ! Dans l’intérêt de la vérité et de l’ordre public, dans l’intérêt même de ces classes ouvrières que l’on égare, et pour lesquelles l’agitation est un fléau, il est utile de repousser ces exagérations dangereuses.

Les intérêts privés ne jouent ici qu’un rôle secondaire ; ils ont presque disparu dans le débat qu’ils ont soulevé. La compagnie de la Loire était, dans l’origine, l’objet principal de la discussion ; aujourd’hui toutes les associations houillères sont menacées comme elle. Or, ces associations sont nombreuses ; elles couvrent une grande partie du territoire minéral, et l’on ne peut changer les conditions de leur existence sans réagir sur toutes les industries dont elles ont la base et comme l’aliment nécessaire. La question qui nous occupe a donc par cela seul, et indépendamment de toute autre cause, un caractère de généralité qu’on ne saurait méconnaître.

On sait comment cette question a été portée à la tribune par l’honorable M. Lasnyer. La chambre n’a pas cru que le gouvernement eût le droit de dissoudre la compagnie de la Loire ; mais, frappée sans doute de l’importance du débat et de la violence des passions qu’il excitait, elle a autorisé l’examen d’une proposition de l’honorable M. Delessert, tendant à prohiber pour l’avenir les réunions de mines opérées sans le consentement de l’état. La commission chargée de l’examen de cette proposition a été plus loin : elle a tranché la question pour le passé comme pour l’avenir, en proposant de déclarer que les réunions de mines opérées sans autorisation préalable, et qui seraient de nature à inquiéter la sûreté publique ou les besoins des consommateurs, pourraient donner lieu au retrait des concessions, après une enquête. Le rapporteur de la commission invoque en faveur de ce projet les termes et l’esprit de la loi de 1810, les dangers du monopole, la crainte de voir une grande industrie concentrée dans quelques mains puissantes. Nous chercherons à démontrer que la commission, au lieu de respecter la loi de 1810, propose, au contraire, d’en modifier les bases, et que cette loi, sainement comprise, suffit pour empêcher tous les abus que l’on redoute.

Aux termes de l’article 7 de la loi de 1810, « l’acte de concession donne la propriété -perpétuelle de la mine, laquelle est dès-lors disponible et transmissible comme tous les autres biens. « D’après ce principe, le concessionnaire d’une mine peut donc la vendre à qui il veut et comme il veut. La loi n’a apporté qu’une seule restriction à l’exercice de ce droit : si le concessionnaire d’une mine veut la vendre par lots ou la partager, l’autorisation du gouvernement est nécessaire. Or, les prohibitions ne peuvent être sous-entendues : si le législateur, après avoir déclaré que les concessions sont transmissibles de plein droit, n’a interdit que la faculté d’en disposer par fragmens, il faut en conclure qu’il a permis de les transmettre dans leur entier à qui l’on veut, même à d’autres concessionnaires, et, comme la faculté d’acquérir n’a pas été plus limitée que le droit de vendre, il suit de là qu’un individu ou une compagnie peuvent, sans l’autorisation de l’état, réunir dans leurs mains plusieurs concessions différentes. Interprétée autrement, la loi n’aurait pas de sens.

Il suffirait donc de cet article 7, ainsi que l’a dit M. le ministre des travaux publics, pour établir que la réunion de plusieurs concessions dans une même main est un acte parfaitement licite, et que ce serait une illégalité de l’interdire. Mais il y a plus : la loi elle-même a posé le principe de la réunion dans l’article 31, ainsi conçu : « Plusieurs concessions peuvent être réunies entre les mains du même concessionnaire, mais à la charge de tenir en activité chaque concession. »

On prétend que cet article confère un droit à l’état, et non aux exploitans ; qu’il signifie, en d’autres termes, que le gouvernement peut réunir les concessions, et non pas que les concessions peuvent être réunies sans l’autorisation du gouvernement.

Cette interprétation ne nous paraît pas admissible. D’abord, pourquoi la loi aurait-elle jugé nécessaire de déclarer dans l’article 31 que l’état avait le droit de réunir plusieurs concessions dans une seule main ? Ce droit n’avait-il pas été reconnu ailleurs d’une manière générale ? Ne repose-t-il pas sur le fondement même de la loi ? N’est-ce pas l’état qui fixe le périmètre des concessions ? N’est-il pas libre de leur donner l’étendue qu’il veut ? Ne peut-il pas, après avoir concédé des territoires séparés, supprimer lui-même, à la demande des parties, les limites qu’il a primitivement fixées, et fondre plusieurs concessions en une seule ? Si tel est le droit de l’état, comment l’article 31 lui serait-il applicable ?

L’article 31 renferme deux parties distinctes. D’un côté il émet un principe, de l’autre il pose une restriction. Il dit : Plusieurs concessions pourront être réunies, mais à la condition que toutes soient exploitées. Si cet article avait été rédigé en vue de l’état, il faudrait le lui appliquer en entier. En même temps qu’on lui appliquerait le principe, il faudrait lui appliquer la restriction. Or, comment la restriction posée par l’article 31 pourrait-elle concerner l’état, puisqu’il a le droit, dans l’ordonnance qui approuve les statuts d’une réunion houillère, de supprimer pour elle la condition des exploitations distinctes en rassemblant toutes ses concessions en une seule ?

L’article 31 ne concerne donc que les particuliers. A leur égard, il était nécessaire que la loi s’expliquât formellement. En effet, si l’article 31 n’existait pas, les particuliers, en vertu de l’article 7, n’en auraient pas moins le droit de réunir des concessions ; mais ils pourraient en abuser, et le gouvernement se trouverait désarmé. Il fallait donc que le législateur, prévoyant les réunions qui s’opéreraient sans le consentement de l’état, prît à leur égard des garanties dans l’intérêt public. Voilà toute la pensée de cet article 31, qui a donné lieu à des commentaires si erronés.

Après tout, quand bien même l’article 31 aurait été rédigé dans le but de consacrer le droit de l’état, qu’en résulterait-il ? Pourrait-on dire qu’il renferme une interdiction contre les particuliers ? Si le législateur avait voulu prohiber toute réunion de mines opérée sans le consentement de l’état, une pareille dérogation à l’article 7, qui déclare les concessions disponibles et transmissibles, n’aurait-elle pas fait l’objet d’un texte formel, d’une disposition expresse ? Or, si cette disposition ne se trouve nulle part, peut-on la suppléer ? Une prohibition légale peut-elle résulter du silence même de la loi ?

Qu’on ne s’étonne pas de nous voir insister sur ces raisonnemens bien simples. La question de droit a ici une grande importance. Tout le système de la commission repose sur une interprétation vicieuse de la loi de 1810. La commission ne dit pas qu’elle veut changer la législation existante ; elle dit, au contraire, qu’elle veut la conserver ; mais, comme elle l’interprète à sa façon, et comme les mesures qu’elle propose sont en contradiction manifeste avec les principes même de la loi de 1810, on peut dire qu’elle demande en réalité une loi nouvelle. C’est un point qu’il importe d’établir dans l’intérêt de la discussion.

Poursuivons donc cet examen.

Nous venons de voir que l’on ne pouvait citer un texte pour démontrer l’illégalité des réunions houillères. A défaut du texte, on se retranche dans l’esprit de la loi. On dit que l’unité des concessions a été le vœu du législateur, que la concurrence est le principe de la loi des mines, et que le fractionnement des bassins houillers est la condition de la concurrence.

Oui, la loi de 1810 a voulu donner aux concessions un caractère d’unité, mais non pas dans le sens absolu que l’on prête à ce mot. La loi de 1810 a voulu que les concessions ne fussent pas morcelées au gré des particuliers ; elle a voulu aussi que chacune d’elles, toujours exploitée, fournît son contingent à la consommation, Par là, chaque concession forme en réalité un territoire isolé, toujours distinct, dont l’unité, placée sous la garde de l’état, est permanente, et il est vrai de dire en ce sens, avec la commission, que « l’étendue de chaque mine, une fois fixée par l’état, devient une condition de la concession même, et ne peut plus varier suivant les intérêts ou les caprices de l’exploitant. »

Si donc le concessionnaire d’une mine déplace les limites fixées par le gouvernement au territoire qui lui a été concédé, il manque à son contrat, car la délimitation de ce territoire était d’ordre public et servait à mesurer les obligations que le concessionnaire devait remplir en échange de la libéralité de l’état ; mais le principe de l’unité des concessions ne va pas plus loin. Prétendre que la loi a voulu qu’il y eût, matériellement parlant, autant de concessionnaires distincts qu’il y aurait de territoires concédés, dire qu’elle a voulu qu’un même individu ne pût pas posséder deux concessions sans l’autorisation de l’état, c’est prêter au législateur des intentions qu’il n’a pas eues et qu’il n’a jamais exprimées.

On oppose quelques paroles de M. le comte de Girardin, rapporteur de la loi au corps législatif. Ces paroles ne signifient pas que le législateur de 1810 ait voulu prohiber les réunions houillères ; elles signifient seulement que le législateur, d’accord en cela avec les opinions de notre temps, voyait des dangers dans une agglomération sans limites. Aussi, pour prévenir l’abus, il a imposé des restrictions. Craignant les suites d’une concentration excessive, il a ordonné, par l’article 31, que chaque concession fût exploitée : c’était créer la nécessité de vendre par la nécessité de produire, et protéger les consommateurs contre le monopole. De plus, pour mettre cette disposition sous la garantie d’une sanction pénale, il a réservé à l’état, en vertu de l’article 49, le droit de déposséder le concessionnaire infidèle à son contrat, c’est-à-dire celui qui n’exploite pas ou qui exploite de manière à inquiéter la sûreté publique ou les besoins des consommateurs. Tel est le système de la loi de 1810, système plein de simplicité et de vigueur, qui prévoit les abus, mais ne sacrifie à ses prévisions aucun principe utile. Les paroles que l’on cite, loin d’être en désaccord avec ce système, ne font autre chose que le confirmer.

D’ailleurs, si l’on voulait chercher dans les opinions du temps des signes manifestes de la tendance des esprits à tolérer, ou même à encourager les réunions houillères, les preuves ne manqueraient pas. En 1810, comme aujourd’hui, on reconnaissait que l’exploitation des mines exige des capitaux considérables, et que de semblables entreprises ne peuvent réussir qu’entre les mains des compagnies puissantes. C’était l’opinion de M. de Girardin, c’était celle de Napoléon. Vingt années auparavant, Mirabeau, émerveillé de la grandeur des travaux exécutés par la compagnie d’Anzin, provoquait lui-même les grandes associations sans craindre de froisser les idées d’un temps beaucoup plus porté que le nôtre à exclure les influences capables de dominer la société.

La loi de 1810 a voulu, dit-on, la concurrence. Certainement elle n’a pas voulu le monopole ; mais, si l’on croit que sa pensée a été d’établir sur chaque bassin une lutte entre des concessionnaires livrés à leurs forces individuelles, on se trompe étrangement, ou bien il faut que les divers gouvernemens qui ont régi la France depuis 1810 aient bien mal interprété la loi. En effet, qu’est-il arrivé depuis cette époque ? Trois mois après la promulgation de la loi du 21 avril, un décret spécial autorisait la société d’Anzin, qui venait de réunir dans le bassin de Valenciennes treize concessions formant plus de la moitié du territoire et presque les deux tiers de l’exploitation. Cet énorme faisceau embrassait plus de vingt-six mille hectares. Était-ce là organiser la concurrence ? Plus tard, combien d’autres compagnies ont établi leur prépondérance sur des bassins houillers, soit en recevant de l’état des concessions immenses, qui les rendaient maîtresses de la consommation sur un point du royaume, soit en formant des associations que le gouvernement a jugées légales, puisqu’il ne les a pas dissoutes ! On ne parle aujourd’hui que de la compagnie de la Loire, qui occupe cinq mille hectares ; mais le bassin de Litry, qui comprend près de douze mille hectares, et qui s’étend sur deux départemens, le Calvados et la Manche, n’appartient-il pas à une seule compagnie ? N’en est-il pas de même du bassin de Decize dans la Nièvre, d’Aubenas dans l’Ardèche, de Carmeaux dans le Tarn, de Bouxwiller dans le Bas-Rhin, et de beaucoup d’autres plus ou moins considérables où la concurrence locale a été supprimée au profit d’une exploitation unitaire, soit par l’initiative du gouvernement lui-même, soit avec son autorisation expresse ou tacite ? On veut que les acquisitions faites par la compagnie de la Loire soient illégales ; mais, pour ne parler que des faits les plus récens, n’a-t-on pas vu dans ces derniers temps la compagnie de Blanzy, dans Saône-et-Loire, acheter et réunir ostensiblement entre ses mains plusieurs mines contiguës à son territoire ? Qui donc a blâmé ces acquisitions ? qui a songé à discuter leur validité ou leur convenance ? qui s’est occupé de savoir si elles étaient contraires à la lettre ou à l’esprit de la loi de 1810 ?

Il est difficile de supposer que les gouvernemens qui ont régi la France depuis 1810 se soient tous accordés pour violer un principe fondamental de la loi des mines ; que le conseil d’état, les tribunaux eux-mêmes, les jurisconsultes, se soient rendus complices de cette violation ; que les intérêts froissés aient consenti à se taire pendant plus de trente ans, et que la pensée du législateur n’ait pu se retrouver que de nos jours, après avoir été si complètement méconnue. Nous ne pouvons admettre une pareille supposition. Nous ne pouvons croire que le passé mérite le reproche d’illégalité que la commission fait peser sur lui. Nous croyons au contraire que la loi de 1810 a été fidèlement observée. Si l’on eût attaqué devant le gouvernement de 1810 ces grandes exploitations houillères que la commission déclare illégales, nous pensons qu’au lieu de se ranger parmi leurs adversaires, il se fût empressé de les couvrir de sa protection. Il eût fait pour la société des mines de la Loire ce qu’il a fait pour la compagnie d’Anzin. Il eût agi, à l’égard de l’industrie houillère, comme il agissait à l’égard de toutes choses, c’est-à-dire avec une prédilection marquée pour les moyens qui donnent la puissance et la grandeur. Quand on cherche si soigneusement à démontrer que la loi de 1810 a voulu restreindre l’esprit d’association, qu’elle a voulu empêcher les agglomérations de territoires et de capitaux, qu’elle a préféré les exploitations moyennes aux grandes, on ne s’aperçoit pas que l’on prête au gouvernement de cette époque une disposition tout-à-fait contraire à sa nature, et démentie par le jugement de l’histoire. Le gouvernement de 1810 n’a jamais passé pour un gouvernement timide et peu épris des grandes entreprises ; ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était la centralisation et l’unité. Pourquoi aurait-il refusé à l’industrie l’emploi des moyens dont il tirait sa force ? Quand le gouvernement de 1810 réglementait l’industrie des mines, il avait l’expérience devant lui. Vingt années avaient suffi pour montrer tous les inconvéniens de la loi de 91, qui, en rendant les concessions temporaires et en permettant le fractionnement indéfini du territoire minéral, n’avait engendré que l’impuissance et l’anarchie. Pour ranimer les exploitations, il fallait de grands capitaux, et pour attirer ces capitaux, il fallait leur donner la sécurité avec une liberté d’action suffisante ; c’est ce que fit le gouvernement de 1810. Il donna la sécurité aux capitaux en déclarant les concessions perpétuelles, et il leur donna la liberté en permettant aux exploitations de se réunir et de s’étendre, sauf à respecter les limites tracées par l’intérêt public. Telle fut la pensée du gouvernement impérial. Si cette pensée a produit l’état de choses que nous voyons aujourd’hui, c’est-à-dire une tendance générale à concentrer sur chaque bassin les forces de l’exploitation houillère, il ne faut pas s’en étonner : le principe devait amener ses conséquences.

De tout ce qui précède, il faut conclure que la commission n’a pas le droit d’invoquer la loi de 1810 en faveur des mesures qu’elle propose. Le sens littéral du texte, l’esprit de la loi, l’application constante qu’elle a reçue tout repousse un commentaire qui aurait pour effet de détruire la loi en s’abritant sous elle. Demander un article additionnel où il soit déclaré que les concessions ne pourront être réunies sans l’autorisation de l’état, c’est demander que les articles 7 et 31 soient modifiés ; c’est provoquer une législation nouvelle. Dira-t-on que l’article additionnel de la commission n’aurait d’autre effet que de compléter la loi de 1810 en ajoutant une sanction pénale à la prohibition des réunions ? A qui pourra-t-on persuader que le législateur de 1810, s’il eût voulu interdire les réunions houillères, eût négligé de prendre des mesures pour assurer l’effet de cette interdiction ? S’il avait vu dans la réunion de plusieurs mines la violation du contrat passé entre l’état et les concessionnaires, comment aurait-il oublié de punir une infraction si grave ? Non, le projet de la commission n’est pas un projet complémentaire destiné à réparer un oubli du législateur ; c’est un changement dans la loi même.

Voyons donc la portée de ce changement. Voyons s’il a un caractère d’utilité et de justice. Quelles seraient ses conséquences à l’égard des intérêts particuliers et des intérêts publics ?

Le premier résultat du changement proposé par la commission serait de porter atteinte à deux principes que les gouvernemens modérés ont toujours respectés savoir, que la propriété est inviolable, et que la loi n’a pas d’effet rétroactif. Si la loi de 1810 a permis au concessionnaire d’une mine de la vendre à un autre concessionnaire, il est évident que lui retirer cette faculté, c’est diminuer la valeur de sa propriété, c’est ressaisir dans ses mains un droit que l’état lui avait abandonné, c’est briser le contrat passé sous la garantie d’un engagement réciproque. Il est également évident que, si la loi de 1810 a permis de réunir plusieurs concessions dans une seule main sans le consentement de l’état, déclarer illégales toutes les réunions existantes et les placer sous le coup d’une dissolution, c’est violer des droits acquis sous l’empire d’une législation antérieure, c’est attaquer le principe de non-rétroactivité.

Dira-t-on que l’état est investi d’un droit souverain sur les mines ? Sans aucun doute, la propriété des mines ne peut être considérée comme une propriété ordinaire. Elle a des devoirs à remplir envers l’intérêt public : aussi, la loi de 1810 a pris à cet égard des garanties ; mais, en dehors des restrictions spéciales que le législateur lui a imposées, la propriété des concessions recouvre toute son indépendance. Dès que la mine est concédée, la souveraineté de l’état disparaît pour faire place à un droit de surveillance et de contrainte déterminé par la loi même.

La concession gratuite, dit-on : cela est vrai ; mais, en échange de la concession, le concessionnaire prend l’engagement d’exploiter à ses risques et périls. Or, l’exploitation est souvent ruineuse. La plupart des concessions houillères, si l’on calcule les sommes qu’elles ont englouties, n’ont encore donné que des pertes aux exploitans. L’histoire de chaque bassin houiller est une série d’illusions et de catastrophes. Prétendre que l’état peut retirer une concession par la raison qu’il l’a donnée gratuitement, c’est donc lui reconnaître le droit de commettre une grande injustice.

On objecte qu’en 1838 le législateur a imposé aux propriétaires de mines les obligations nouvelles. En effet, la loi de 1838, en ordonnant aux concessionnaires de faire des sacrifices communs pour arrêter les inondations, leur a imposé une condition qui n’était pas dans la loi de 1810 ; mais cette condition a-t-elle diminué la valeur des concessions houillères ? Si elle a eu pour but l’utilité générale, a-t-elle nui aux intérêts particuliers ? n’a-t-elle pas au contraire garanti la propriété même contre les dangers d’une concurrence égoïste ? D’ailleurs, la loi de 1838 n’a rien innové quant aux principes. La loi de 1810 avait prescrit aux concessionnaires d’exploiter de manière à répondre aux besoins de la consommation. Or, un concessionnaire qui refuse son concours pour arrêter une inondation voisine, est un concessionnaire qui néglige les intérêts de son exploitation, qui exploite mal, et manque par conséquent aux conditions de son contrat.

Ainsi, le projet de la commission attaque à la fois le droit de propriété et le principe de non-rétroactivité. Quelles sont les graves raisons que l’on invoque pour justifier cette violence ?

La commission ne veut pas que l’état laisse subsister une réunion houillère dont l’existence serait de nature à inquiéter des intérêts. Toute réunion de mines lui est suspecte. Elle dit aux concessionnaires : « Si vous formez des réunions sans le consentement de l’état, vous sortez de la légalité. Vous n’existerez plus qu’à titre de tolérance. Si vous ne soulevez aucune plainte, on pourra vous laisser vivre ; mais, si vous excitez des inquiétudes, l’état ordonnera une enquête et pourra vous dépouiller. »

N’est-ce pas d’abord une singulière contradiction de déclarer en principe les réunions de mines illégales, et en même temps de leur permettre d’exister, à la condition de n’inquiéter personne. Si le concessionnaire qui réunit dans sa main plusieurs mines manque par ce fait seul à la loi de son contrat, pourquoi cette infraction si grave demeurerait-elle impunie ? Qu’est-ce qu’une loi qui doute de son principe, au point de tolérer sa violation ? Du moment que la commission pensait que la loi de 1810 a interdit les réunions houillères, ne devait-elle pas déclarer que toute réunion non autorisée entraînerait de plein droit la déchéance des concessionnaires ?

La commission a donc reculé devant l’application nette et franche de son principe. Elle a mieux aimé atteindre les réunions houillères par une voie indirecte. Elle a inventé conte elles un système de suspicion. Elle les a placées sous la dépendance de l’opinion, ou plutôt sous le jugement intéressé des rivalités locales ou des passions de parti. Il est vrai qu’on ne pouvait trouver un meilleur moyen de les dissoudre. Dans un temps comme le nôtre, quelle association houillère pourra vivre et prospérer, s’il suffit, pour la condamner, de dire qu’elle inquiète par son existence seule les ouvriers ou les consommateurs ? Des inquiétudes ! mais il se trouvera toujours des intérêts disposés à les exagérer, ou même à les faire naître, et il y aura souvent des circonstances où le pouvoir, combattu par les difficultés de sa situation, se verra forcé de sacrifier de intérêts légitimes à des exigences injustes ou à des défiances illusoires.

On paraît supposer que ce système de suspicion, si menaçant pour toutes les industries, se retrouve dans l’article 49 de la loi de 1810 : c’es une erreur. Dans la loi de 1810, le concessionnaire est frappé lorsqu’il refuse de produire, ou lorsqu’il exploite de manière à inquiéter les besoins des consommateurs ou la sûreté publique, et, par ces derniers mots, la loi a voulu protéger les ouvriers contre des mesures vexatoires. Ce système est parfaitement juste : il s’applique à des abus démontrés ; il réprime une exploitation négligente ou oppressive. Au contraire, dans le système de la commission, ce n’est pas le fait de l’exploitation qui donne lieu à l’enquête, c’est le fait seul de la réunion de plusieurs mines d’où il suit qu’une association houillère, qui serait irréprochable sous le rapport de l’exploitation, pourrait néanmoins être dissoute, si l’on venait déclarer qu’elle inspire des inquiétudes par sa constitution même.

Nous n’avons pas besoin de démontrer combien un semblable système est arbitraire, que de mauvaises passions il peut soulever, que d’embarras il peut créer au pouvoir lui-même, devenu l’arbitre responsable de tous les mouvemens d’une industrie. Nous n’avons pas besoin de dire combien un pareil principe, s’il était admis dans nos codes, serait menaçant pour la liberté industrielle. La commission, sans doute, ne s’est pas dissimulé la rigueur du moyen qu’elle présentait : seulement elle aura voulu proportionner l’énergie du remède à la violence du mal qui lui était signalé ; ce mal, c’est le monopole.

L’irritation des esprits contre le monopole est facile à concevoir. Une société libre, qui a conquis sa liberté dans les révolutions, et qui connaît le poids de tous les privilèges pour les avoir supportés pendant des siècles, ne peut permettre au monopole de s’établir dans son sein. La liberté du travail, la concurrence régulière, l’intervention de la loi pour réprimer les abus, voilà les principes qui régissent notre industrie ; il faut les maintenir. Il est vrai que ces principes engendrent bien des souffrances, et l’on peut dire que le régime de la liberté industrielle est un combat. Aussi, malgré le cachet révolutionnaire de son origine, la liberté industrielle a aujourd’hui beaucoup d’ennemis, et, chose bizarre, les mêmes esprits qui, dans l’ordre industriel ou commercial, réclament le plus vivement une organisation forte, capable de réprimer tous les excès de la concurrence ; sont souvent les premiers, dans l’ordre politique, à soutenir les doctrines les plus subversives. Quoi qu’il en soit, la liberté industrielle, surveillée par un pouvoir vigilant et ferme, contenue par l’opinion, et appelée, comme tous les principes salutaires, à se corriger par l’action du temps, est encore le système qui convient le mieux à notre époque. Elle défie toutes les réformes et toutes les utopies qu’on lui oppose.

Il faut donc repousser le monopole ; mais, avant de le combattre, il faut savoir s’il existe. Or, quels sont les faits qui signalent sa présence dans l’industrie houillère ? Partout où le monopole se montre, il produit peu pour vendre cher, et il diminue le taux des salaires ; en d’autres termes, il rançonne le consommateur et il opprime les ouvriers. Quelles sont donc les exploitations houillères où se passent de pareils actes ? Est-il un seul bassin où les prix de vente aient excédé mesure de proportion qu’il est juste d’établir entre les produits des mines et ceux des autres industries ? On a publié des chiffres dans quelques documens isolés ; mais l’inexactitude de ces chiffres n’a-t-elle pas été démontrée ? La commission n’a pas voulu les relater dans son rapport ; elle n’a cité aucun fait irrégulier, aucun excès commis ; elle n’a exprimé que des craintes pour l’avenir. C’est donc un procès de tendance que l’on fait à l’industrie houillère.

On cite des agglomérations puissantes qui se sont formées sur plusieurs bassins houillers de la France, entre autres l’association des mines de la Loire. On dit que l’existence de cette société inquiète toutes les industries, et jette le trouble au sein d’une population qui ne peut vivre et prospérer sans les ressources qu’en tire du combustible minéral. Il importe, dit-on, que l’exploitation des mines ne puisse jamais devenir l’objet d’un monopole, et que le prix du combustible soit déterminé par la concurrence naturelle et libre des concessionnaires.

Oui, plusieurs sociétés puissantes se sont formées sur divers bassins houillers, et, en dernier lieu, l’association de plusieurs mines de la Loire a soulevé une vive opposition ; mais cette opposition est-elle fondée ? Ces sociétés qu’on veut dissoudre se sont-elles formées en vue du monopole, et pourront-elles l’exercer ? Voilà ce qu’il convient d’examiner avec la justice et la modération nécessaires.

Le système de concentration qui s’est déjà manifesté depuis long-temps dans l’industrie houillère est le résultat de la nécessité. Il tient à la nature même de cette industrie, aux difficultés immenses qu’elle présente, aux misères dont le système d’isolement et de fractionnement a été la cause. Il n’est pas nécessaire de recourir à des démonstrations techniques pour prouver que l’industrie houillère ne peut réussir qu’avec l’aide des grands capitaux et dans les grands centres d’exploitation ; le bon sens suffit pour comprendre cette vérité. L’industrie des mines exige des frais d’établissement considérables. Il faut creuser des puits, fouiller le sol à de grandes profondeurs, construire des travaux souterrains, des galeries, des machines puissantes pour l’extraction. Il faut ouvrir des voies de transport. Il faut, avant de toucher des bénéfices, payer des redevances aux propriétaires de la surface. Il faut enfin lutter contre des fléaux sans cesse renaissans, tels que le feu, les inondations, les éboulemens, les grèves d’ouvriers, sans compter les procès, qui se multiplient d’autant plus que les exploitations sont plus divisées. Aussi, avant de mettre les recettes au niveau des dépenses, que de sacrifices ! M. de Girardin, dans son rapport sur la loi de 1810, nous apprend que la compagnie d’Anzin a travaillé pendant vingt-deux ans avant d’extraire du charbon, et a dépensé plus de 16 millions pour établir toutes les machines nécessaires à l’exploitation ; et ce que M. de Girardin nous apprend de cette compagnie, on pourrait le dire de cent autres.

Si des compagnies fortement constituées, maîtresses d’une grande étendue de territoire, sont soumises à de pareilles épreuves, quel doit être le sort des petites exploitations ! Que doit-il arriver sur des bassins dont le territoire est divisé en un grand nombre de concessions livrées à la concurrence locale ? Ici les faits parlent d’eux-mêmes. L’expérience d’un demi-siècle nous apprend que le système d’isolement et de fractionnement n’a produit que des désastres. Partout le fractionnement des concessions a engendré l’imprudence et l’égoïsme, l’abandon des règles nécessaires à l’exploitation, le gaspillage des mines, l’encombrement, la baisse ruineuse des prix, l’interruption des travaux, en un mot une anarchie fatale à tous les intérêts.

Voyez ce qui s’est passé dans le bassin de la Loire. Partagé d’abord en huit groupes, ce bassin fut plus tard subdivisé en soixante-cinq concessions. Quelles ont été les conséquences de ce morcellement ? Dès que les exploitations ont obtenu des produits, elles se sont livré une lutte acharnée, une guerre aveugle, où l’intérêt public a été d’abord sacrifié. Chacun a exploité sans suivre d’autre règle que son caprice ou le besoin du moment. Aucun système général n’a été pratiqué. Les travaux d’art, destinés à affermir le sol et à protéger le dépôt des richesses souterraines, ont été négligés pour répondre aux exigences d’une production effrénée. Aussi, en 1829, l’inondation a envahi le bassin, et les concessionnaires, aussi imprévoyans qu’égoïstes, n’ont fait aucun effort commun pour l’arrêter. Lisez ce que dit à ce sujet l’honorable M. Sauzet dans son excellent rapport sur la loi de 1838 : « Les propriétaires menacés ne sont pas allés au secours des propriétaires inondés ; les propriétaires inondés en partie ne sont allés au secours de personne. Ils ont abandonné les couches inférieures, et ils ont exploité avec moins de frais les couches supérieures. Ils ont produit moins, ont diminué la main-d’œuvre, et ont doublé leurs bénéfices. » Ainsi, quelques concessionnaires ont profité d’un désastre pour s’enrichir au détriment de l’intérêt public, et tous les autres ont été ruinés. Voilà ce qui arrive dans les bassins divisés en petites exploitations.

Sait-on ce que le système de fractionnement a coûté aux exploitans du bassin de la Loire ? Il résulte de calculs établis d’après des documens administratifs que, durant une période de trente années, et toute compensation faite entre les époques heureuses et malheureuses, il a été extrait du bassin de la Loire deux cent millions d’hectolitres qui n’ont rapporté aucun bénéfice aux producteurs.

En présence de pareils faits, il ne faut pas s’étonner que le système de concentration ait remplacé sur plusieurs points les exploitations parcellaires. D’abord l’exemple a été donné par le gouvernement lui-même, qui a concédé des bassins entiers à diverses compagnies. Ensuite l’esprit d’association, provoqué par les lois, était secondé par l’opinion, qui voyait dans ces crises de l’industrie un mal politique et social. Comment les concessionnaires, ainsi sollicités et éprouvés, n’auraient-ils pas résolu enfin d’unir leurs intérêts pour échapper à des souffrances communes ? Aussi, les intérêts se sont unis, et les agglomérations ont eu lieu. Les unes se sont formées par voie d’acquisition directe, les autres par voie d’association entre plusieurs mines. Telle est, par exemple, l’association des mines de la Loire.

Voici un fait qui prouve combien, jusqu’à ces derniers temps, les associations houillères ont trouvé d’appui dans l’opinion. En 1842, une société dite charbonnière se forma sur le bassin de la Loire. Cette société était l’ébauche de la grande association qui s’est organisée depuis sous le nom de compagnie générale. Instituée pour vendre en commun les produits d’un certain nombre de mines, et pour maintenir la balance entre elles en réglant leur production, elle était une véritable coalition, et cependant les tribunaux ne l’ont point frappée. Pourquoi ? Parce que ses intentions étaient droites, parce que les concessionnaires, en s’unissant, ne conspiraient contre aucun intérêt, parce que leur but, en réglant la production selon l’importance de chacune des mines associées, n’était pas d’accaparer l’exploitation au détriment des consommateurs ou des ouvriers, parce qu’on ne pouvait leur reprocher une hausse abusive des prix, ni l’abaissement des salaires, parce qu’enfin leur seule pensée était de constituer sur des bases nouvelles un ordre de choses régulier, et de terminer une lutte qui ne pouvait satisfaire que des intérêts égoïstes. Aussi la société charbonnière, malgré l’irrégularité de son institution, ne fut pas attaquée, et la science économique, représentée dans la chaire du Collège de France par l’un de ses plus brillans organes, considéra cette conception comme une arme dont l’industrie pouvait légitimement user pour échapper aux maux d’une concurrence anarchique.

Le mouvement de concentration qui s’opère dans l’industrie houillère est donc naturel et légitime. Il est dans l’ordre des choses. Est-ce à dire pour cela que les consommateurs de houille soient menacés du monopole ? Non, car la concurrence subsiste. Seulement le champ de la concurrence est déplacé. Ce ne sera plus, comme autrefois, dans l’intérieur d’un bassin houiller que la lutte s’établira, ce sera au dehors. Grace au perfectionnement et à la multiplicité des voies de communication, grace aux chemins de fer, qui, d’ici à quelques années, sillonneront notre territoire dans tous les sens, grace aux canaux et aux fleuves, dont la navigation s’améliore, on peut dire qu’il n’y a plus de situations privilégiées dans l’industrie houillère. Le prix de la houille dépend de la cherté des transports : là où les voies de communication sont rares, un bassin houiller, isolé des autres, peut faire la loi aux consommateurs qui l’entourent ; mais, avec les chemins de fer, les bassins se rapprochent, leur situation se nivelle et une concurrence régulière s’établit.

Ce que nous disons d’une manière générale à l’égard des bassins houillers de la France peut s’appliquer particulièrement au bassin de la Loire. Il est environné de départemens qui renferment de grandes exploitations houillères. Le bassin du Creuzot et de Blanzy, dans Saône-et-Loire, a 31,000 hectares ; celui d’Alais, dans le Gard, en a près de 27,000. D’autres bassins, moins importans, mais tout aussi rapprochés de lui, l’entourent comme d’un cercle redoutable. Leurs produits viennent lui disputer la consommation jusque sur le territoire qui lui semble réservé. Sur la place de Lyon, il rencontre les charbons de Blanzy ; dans la vallée du Rhône, il rencontre les produits d’Alais. Supposons que certaines localités voisines restent plus particulièrement soumises à son influence, pourrait-il les opprimer ? Les départemens de la Loire et du Rhône ne consomment que la moitié de la production du bassin ; l’autre moitié s’exporte dans l’Isère, dans l’Ardèche, et dans un grand nombre de départemens de la France ; une partie même s’écoule à l’étranger. Si le bassin de la Loire voulait opprimer les usines qui l’entourent, il faudrait donc, ou qu’il eût deux prix, l’un pour la localité, l’autre pour le dehors, ce qui serait impraticable, ou bien qu’il réduisît sa production, ce que la loi défend, et ce que l’état ne pourrait permettre. Le bassin de la Loire, forcé de produire, sera donc toujours forcé de vendre. Or, pour les charbons qu’il est forcé d’écouler au dehors des départemens de la Loire et du Rhône, il trouve partout des élémens de rivalité. Dans les fabriques d’Alsace, il rencontre les houillères de Ronchamp, d’Epinac, de Saône-et-Loire et de Sarrebruck ; dans la vallée de l’Allier, les mines de Bert et de Fins ; sur les bords de la Loire, Decize et Blanzy ; à Marseille, les mines de la Grande-Combe et les charbons anglais ; et, quand les grandes lignes de l’est et du midi seront terminées avec tous leurs embranchemens, cette ceinture qui environne déjà le bassin de la Loire se resserrera de plus en plus. Pour lutter contre tant de rivaux, il sera toujours forcé de modérer ses prix.

Comme on le voit, la tendance des concessionnaires de mines à concentrer leurs forces sur les divers bassins de la France est, pour les uns, le résultat d’une nécessité présente ; pour les autres, c’est une mesure de prévoyance qu’il est aisé de justifier. Pour autoriser cette tendance de l’esprit d’association, faut-il donc attendre que la concurrence extérieure, jointe à la concurrence locale, ait amené sur chaque bassin houiller de nouvelles catastrophes, et que les concessionnaires n’aient plus à rassembler que des ruines ?

D’ailleurs, ce qui se passe aujourd’hui dans l’industrie des mines ne se passe-t-il pas dans toutes les industries ? Partout, en France, les capitaux individuels, trop faibles pour supporter la lutte, s’associent et concentrent leurs forces. Vous avez livré à l’esprit d’association les grands travaux d’utilité publique ; vous avez remis les chemins de fer à des compagnies puissantes ; il était facile de prévoir que la création de ces grands centres industriels et financiers réagirait sur l’ensemble de notre système économique. Là où la liberté existe, dès qu’une nouvelle force se montre, d’autres forces de même nature s’organisent, et, après une lutte plus ou moins vive, le niveau se rétablit. Les grandes entreprises de chemins de fer ont donc poussé les capitaux à se concentrer et à s’agglomérer dans les autres branches de l’industrie. On a vu les manufacturiers, les marchands de bois, les propriétaires de vignobles, s’associer ; on a vu les capitaux former d’immenses comptoirs, et tout le monde sait que ces vastes associations de l’industrie manufacturière, du commerce et de la banque sont bien autrement menaçantes pour la société que ne peuvent l’être les compagnies houillères, puisque l’industrie houillère est tenue de produire et de vendre sans interruption, tandis que la loi n’oblige pas de mesurer l’escompte selon les besoins du commerce, ni l’activité des manufactures selon les besoins des consommateurs. Quoi qu’il en soit, ce mouvement de concentration universelle n’est pas aussi effrayant qu’on le pense pour les intérêts publics ou privés. Les esprits s’agitent ; on parle d’une féodalité nouvelle, on se croit à la veille d’une révolution sociale, on s’écrie que le monopole nous envahit de toutes parts, et l’on ne voit pas que ces agglomérations d’industries et de capitaux, nées de la concurrence, sont encore contenues et limitées par la concurrence même. En effet, si l’industrie se transforme chez nous, ne se transforme-t-elle pas ailleurs ? Ne voyons-nous pas, dans les états voisins, des coalitions puissantes qui menacent nos produits ? N’y a-t-il pas à nos portes une association industrielle et commerciale qui embrasse plusieurs royaumes ? Comment lutter contre de pareilles forces, si ce n’est avec les moyens qu’elles emploient ? Nos industries, nos manufactures, nos capitaux, ont donc raison de s’associer, puisque c’est la condition de leur salut, et leurs associations ne sont pas dangereuses, puisque, pour les contenir, elles ont le frein de la concurrence extérieure. Ajoutons que, dans l’intérêt de l’humanité, il faut se réjouir plutôt que s’alarmer de ces symptômes, car la puissance des capitaux agglomérés est seule capable d’établir entre les peuples un certain équilibre financier, et de faire tomber les barrières industrielles et commerciales qui les séparent.

Le projet de la commission, en combattant la libre association des capitaux, est donc en opposition avec les idées et les besoins du temps. En proposant d’interdire la libre association des concessionnaires de mines, il porte un coup funeste à l’industrie houillère. Si la réunion des mines devenait l’exception et leur isolement le principe, les bassins houillers seraient menacés de retourner à cet état de fractionnement anarchique qui a causé des pertes irréparables à la richesse houillère du pays. La bouille ne se reproduit pas, et c’est un capital inégalement distribué aux peuples ; toute proportion gardée entre les territoires, les houillères de la France sont dix fois moins riches que celles de l’Angleterre, neuf fois moins que celles de la Belgique ; on dit même que plusieurs de nos bassins seront épuisés avant un siècle. Dans un temps où la marine à vapeur et les chemins de fer commencent à modifier les forces respectives des états de l’Europe, serait-il prudent de livrer l’avenir de nos houillères à de nouvelles vicissitudes ?

Le projet de la commission a été conçu sous l’empire des préoccupations du jour. Hier on déplorait la timidité des capitaux ; aujourd’hui ou s’effraie de leur audace. On les accuse d’une tendance oppressive ; on croit que des concessionnaires de mines ne peuvent avoir d’autre but, en s’associant, que de rançonner les consommateurs. On ne voit pas qu’une association houillère, loin d’opprimer les industries qu’elle alimente, est intéressée à les faire prospérer ; qu’au lieu de peser sur les petits consommateurs, elle doit éviter de les froisser ; qu’au lieu de commettre des violences qui soulèveraient les masses contre elle, elle doit user de son pouvoir avec sagesse. On oublie qu’une compagnie puissante, qui a l’avenir devant elle, qui se sent à l’abri des orages de l’industrie, n’a pas besoin de spéculer sur la hausse des prix pour faire des bénéfices. Ses moyens de succès sont ailleurs : ils consistent dans les avantages d’une direction commune imprimée à l’exploitation de plusieurs gîtes distincts, dans la diminution des rouages administratifs, dans le perfectionnement des méthodes, dans une répartition meilleure des produits de diverse nature suivant les besoins des localités ; ils consistent surtout dans l’économie du capital houiller, dont la conservation exige de grands sacrifices, et qui se perd entre les mains des petites exploitations, toujours prodigues parce qu’elles sont faibles.

Toute industrie a besoin de stabilité. À ces alternatives de hausse et de baisse qu’engendre une concurrence désordonnée, les industries qui consomment la houille préféreront toujours la fixité des prix, qui ne peut s’établir qu’à l’aide d’une certaine concentration sur chaque bassin houiller.

On parle des ouvriers ! La ruine des maîtres ne serait pas une bonne garantie pour le maintien de leurs salaires, et des sociétés puissantes les protégeront toujours mieux que de faibles exploitations, sans cesse ballottées par la concurrence. On dit aux ouvriers mineurs que le fractionnement des concessions est pour eux une garantie, parce que, renvoyés d’une mine, ils pourront toujours entrer, dans une autre. Cela sera vrai tant que la majorité des mines prospérera sur un bassin ; mais si les travaux cessent partout, s’il y a encombrement, comme cela arrive souvent dans les luttes de la concurrence locale, où iront les ouvriers ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’un système qui présente aux ouvriers l’anarchie comme un bien ?

Il est à regretter qu’on mette souvent peu de prudence et de bonne foi dans les discussions que soulève la question des salaires. D’abord on exagère la détresse des ouvriers. Sous l’influence du progrès général, dont l’une des conditions est de mettre à la portée du plus grand nombre toutes les choses nécessaires à la vie, il est certain que la condition des ouvriers s’améliore tous les jours. Le temps a marché pour eux comme pour tous. Si leur existence est quelquefois menacée par des crises affligeantes, il faut le dire, ce n’est pas toujours l’insuffisance des salaires qui provoque ces crises ; elles sont ordinairement le fruit de la débauche et de l’imprévoyance. Les ouvriers les mieux payés ne sont pas toujours les plus paisibles ni les moins exigeans. L’ignorance surtout, chez beaucoup d’entre eux, est la cause de ces excès déplorables qui troublent notre société. L’intelligence crédule de l’ouvrier le met à la merci des mauvaises passions qui veulent s’emparer de lui. Il ignore la portée des coups qu’il frappe. Aussi la réforme des salaires nous a toujours paru un projet chimérique, tandis que la réforme morale et intellectuelle des ouvriers est une pensée juste, dont l’application peut produire des résultats utiles. Quand l’ouvrier sera mieux instruit, il connaîtra mieux ses devoirs ; quand il comprendra les principes élémentaires de l’industrie, quand il saura que le salaire a des lois invariables qu’aucune force ne peut changer, quand l’apparition d’une nouvelle machine ne sera plus pour lui un problème effrayant, il cessera de faire des coalitions.

M. Léon Faucher, dans un curieux travail publié l’an dernier sur le mouvement de l’industrie en Angleterre, a cité un fait qui démontre mieux que des raisonnemens les avantages qu’on peut retirer de cette réforme intellectuelle et morale des ouvriers. Depuis plusieurs années, les manufacturiers des comtés de Lancastre, de Chester et d’Yorck ont pratiqué en grand cette réforme. Ils ont fondé des écoles, ils ont donné des livres aux ouvriers, ils ont concouru eux-mêmes à les instruire, ils ont pris en même temps des mesures destinées à soulager leur vieillesse ou leurs infirmités : qu’est-il résulté de ce système, qui n’est après tout que de l’humanité et de la justice ? La conduite des ouvriers a répondu à celle des maîtres. Les ouvriers ont donné aux maîtres des témoignages publics de leur reconnaissance, en condamnant eux-mêmes les coalitions. Ils ont déclaré, dans des discours adressés à la foule, que « les coalitions sont toujours funestes, que le taux des salaires ne dépend ni des ouvriers ni des maîtres, que le salaire exprime le rapport qui existe entre l’offre du travail et la demande, que le prix de ce travail doit s’élever avec la prospérité de l’industrie et s’abaisser avec l’adversité ; » principes fort justes, que la science a consacrés, et qu’il est nécessaire de faire comprendre aux classes ouvrières, si l’on veut adoucir leur sort.

Le problème ainsi posé, qui peut être chargé de le résoudre ? Si le plus sûr moyen d’améliorer le bien-être des masses est de les éclairer sur leurs devoirs, de leur donner le goût d’une vie régulière, de les lier par la reconnaissance, qui se chargera de ce soin ? Est-ce l’état ? On sait combien de ce côté son influence est bornée. Sans doute, son influence peut être utile, mais il faut qu’elle soit puissamment secondée. Or, où l’état trouverait-il des auxiliaires pour accomplir cette régénération des classes pauvres, si ce n’est dans ces associations puissantes qui occupent des milliers de bras, et pour lesquelles le bien-être moral et matériel des ouvriers est une condition de prospérité et de salut ? Les petites exploitations ne peuvent pas faire les sacrifices que cette œuvre exige. Leur responsabilité morale n’est pas d’ailleurs assez grande pour mettre leurs sentimens au niveau d’une telle mission. Il n’y a que des compagnies fortement organisées qui puissent la concevoir et la remplir. Adressez-vous donc à ces compagnies. Au lieu de soulever contre elles les passions populaires, tirez parti de leurs forces dans un intérêt d’humanité comme dans un intérêt d’ordre et d’avenir. En échange de la protection spéciale que le gouvernement leur accorde, quand elles viennent présenter leurs statuts au conseil d’état, imposez-leur des conditions favorables aux classes pauvres. Par là vous donnerez une sanction morale et politique à ce pouvoir industriel que la démocratie a tort de redouter, car il ne crée aucune influence permanente, et sa mobilité est le contrepoids de sa force. Chaque pouvoir a sa mission dans ce monde ; chacune des grandes influences qui ont passé sur la terre y a laissé une trace de sa légitimité temporaire. Donnez au pouvoir industriel et financier la mission d’améliorer le sort des classes pauvres, ce sera le moyen d’apaiser les préventions qu’il soulève dans le pays.

Jusqu’ici, dans les états modernes, cette pensée de réprimer l’association des capitaux ne se voit nulle part ; au contraire, partout on excite les capitaux à s’associer pour exécuter de grandes entreprises. C’est la condition du progrès, c’est la loi du temps. Disons-nous par là qu’il faille encourager des agglomérations excessives ? La France est-elle menacée d’une conspiration de capitaux ? Est-il question, comme on l’a dit à la tribune, d’accaparer les sources de l’eau et du feu, ou le blé du royaume ? La raison publique n’admet pas les hypothèses de cette nature. D’ailleurs, la loi pénale a prévu le cas où la spéculation prend le caractère d’un délit, et, pour ce qui regarde les associations houillères, la loi de 1810 suffit pour les empêcher d’exercer le monopole. En présence des articles 31 et 49, qui exigent, sous peine de la déchéance des concessionnaires, l’exploitation partielle et permanente de chacune des mines réunies, il n’y a pas d’association houillère qui puisse abuser de son omnipotence sur un bassin ou même sur un point étendu du royaume. Supposons que la compagnie des mines de la Loire, absorbant les mines dissidentes, finisse par occuper le bassin tout entier, quelle sera devant elle la situation du gouvernement ? Armé de l’art. 31, il pourra exiger que la compagnie exploite simultanément toutes les concessions du bassin de la Loire, ce qui lui imposera des charges très lourdes ; armé de l’art. 49, il pourra exiger que toutes ces exploitations soient sérieuses, et qu’elles répondent aux besoins de la consommation. Que veut-on de plus pour empêcher le monopole ? Forcée de produire, la compagnie ne sera-t-elle pas forcée de vendre, et, quand la vente est obligée, le monopole est-il possible ? Toutes les combinaisons que l’on voudra imaginer dans l’intérêt des consommateurs ne vaudront jamais ce moyen simple et énergique, qui va droit au but, et qui arrête le mal dès le principe.

Si la commission n’a eu d’autre but que de prévenir le monopole, elle aurait donc pu se dispenser de modifier la loi de 1810, d’autant plus que son projet, au lieu d’exclure le monopole, lui donne au contraire des ressources et des espérances qu’il n’avait pas. Au lieu d’empêcher le mal, elle l’aggrave. En effet, sous le régime de la loi de 1810, quand une société réunit dans sa main plusieurs concessions, les mines dissidentes peuvent se réunir à leur tour sans l’autorisation de l’état, et former une société de concurrence. Avec le système de la commission, dès qu’une compagnie puissante sera établie sur un bassin, il faudra se laisser ruiner par elle, si l’on n’a pas l’appui du gouvernement. L’état deviendra le maître de répartir à son gré le privilège des exploitations houillères. Son pouvoir n’aura plus de contre-poids. Avec le droit d’autoriser la formation des grandes compagnies, et celui d’empêcher les associations qui leur seraient contraires, il créera le monopole où il voudra. Supposez, avec ce système, une de ces réactions politiques dont l’imagination des partis se préoccupe, peut-être avec quelque raison ; supposez un ministère qui voudrait changer les traditions du gouvernement de 1830, et qui croirait agir dans l’intérêt de sa défense en exagérant le développement de ces grandes influences financières que vous redoutez : quelles ressources lui offrirait un système qui lui donnerait le droit de distribuer et de maintenir dans quelques mains le monopole d’une industrie puissante !

Le projet de la commission va donc directement contre son but. Il veut protéger la liberté industrielle, et il remplace la liberté par l’arbitraire. C’est là, du reste, que viennent échouer presque tous les systèmes qui ont pour objet de réglementer les mouvemens de l’industrie. Dès qu’on veut intervenir dans la libre action des capitaux, on produit des désordres souvent plus grands que ceux que l’on redoute. Ajoutons que les capitaux, par des combinaisons qu’aucune loi ne peut atteindre, finissent toujours par éluder les prétendus obstacles qu’on leur oppose. Quelque mesure que vous preniez pour empêcher la réunion de plusieurs mines dans une seule main, l’esprit de spéculation saura bien la rendre illusoire. Il est évident, en effet, que, si les capitaux ne peuvent s’emparer ostensiblement des exploitations houillères, ils auront toujours la ressource de les accaparer indirectement. Dès qu’on ne pourra plus acheter ou réunir plusieurs mines sans le consentement de l’état, on pourra se passer de ce consentement en prenant un assez grand nombre d’actions dans chacune d’elles pour dominer leur direction. Par là rien ne sera changé à l’état actuel des choses, si ce n’est que le mensonge sera substitué à la vérité.

En résumé, le projet de la commission nous semble une violence inutile. Personne ne peut suspecter les intentions des honorables membres qui composent cette commission. Personne ne peut mettre en doute leur impartialité ni leurs lumières ; on peut croire seulement que les exagérations du dehors ont pu influer sur leur jugement, et que leur bonne foi a été surprise. Nous ne parlerons pas de la proposition de l’honorable M. Delessert, puisque la commission s’est chargée d’en démontrer les ; inconvéniens. La conclusion que nous voulons tirer de tout ceci, c’est qu’il serait dangereux et inutile de modifier la loi de 1810, c’est que le principe d’association contenu dans cette loi est nécessaire à l’industrie des mines, c’est que ce principe est sagement limité, et que le gouvernement a dans les mains des armes suffisantes pour l’empêcher de dégénérer en monopole. M. le ministre des travaux publics a démontré cette vérité avec la dernière évidence, et l’on n’a pas encore pris la peine de le réfuter.

La loi de 1810 a été d’une admirable prévoyance. Rédigée à une époque où l’industrie houillère n’avait pas encore révélé toute l’importance de ses destinées, elle convient cependant au présent comme au passé. La société et l’industrie elle-même y trouvent des garanties suffisantes. Un changement dans la loi de 1810 serait donc une mesure impolitique. Cependant, s’il fallait, dans un intérêt que le gouvernement et les chambres apprécieront, donner une satisfaction à des passions hostiles, ou rassurer quelques esprits timorés, nous pensons que l’on pourrait ajouter à la loi de 1810 une disposition plus sage et plus utile que le projet de la commission. De quoi s’agit-il dans ce débat ? Quel but doit-on se proposer ? Veut-on gêner l’industrie houillère ? Non. On veut seulement empêcher les abus qui pourraient résulter d’une vaste association, maîtresse de la consommation sur un bassin. Eh bien ! au lieu de dire qu’une réunion houillère sera dissoute dès qu’il sera prouvé qu’elle donne des inquiétudes aux consommateurs, déclarez, dans un article de loi, que le retrait des concessions pourra être prononcé dès qu’il sera prouvé, après une enquête, que l’association a dépassé la limite des prix déterminés par le mouvement général de l’industrie et par le jeu d’une concurrence régulière. Sans doute une pareille disposition serait rigoureuse, et il n’y aurait peut-être que l’industrie houillère qui serait assez forte, assez sûre d’elle-même, pour ne pas redouter cette perpétuelle menace insérée dans la loi ; mais au moins cette disposition donnerait aux consommateurs de nouvelles garanties sans introduire dans l’industrie des mines un principe funeste, et l’on ne sacrifierait pas de graves intérêts à des défiances injustes ou illusoires.

Nous comprenons jusqu’à un certain point les appréhensions de la chambre des députés. Ces grandes associations qui se forment de toutes parts, ces capitaux immenses qui se rassemblent pour exécuter des entreprises gigantesques, ce pouvoir de l’argent, hier si timide, aujourd’hui si téméraire, tout cela doit émouvoir le législateur ; mais nous croyons qu’on exagère la portée de ces symptômes. On se livre à des hypothèses que le bon sens repousse. On prête à la spéculation, à l’agiotage, des projets chimériques. On suppose aux influences pécuniaires une puissance qu’elles n’ont pas, qu’elles ne sauraient avoir dans une société comme la nôtre. On n’a pas assez de confiance dans la dignité, dans la moralité de notre pays. Le caractère de notre nation a déjà traversé d’autres épreuves. Le règne de Louis XV n’a corrompu que la cour ; les chemins de fer ne feront pas de notre pays une nation d’agioteurs. On prend des excès passagers pour des passions durables. L’industrie moderne, née des révolutions qui ont enfanté les classes moyennes, ne manquera pas à sa noble origine fille de la liberté, elle ne l’opprimera pas.


JULES PETITJEAN.