Du pays du sommeil au pays du réveil

Contes hors du tempsAmis de l’Institut supérieur des arts décoratifs (p. 70-84).
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Du pays du sommeil au pays du réveil.



Lorsque le prince de Cynthie s’éveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Saturne, qui attendait au chevet du lit de son maître, en écarta les grands rideaux de mousseline.

On était au printemps. Par la fenêtre s’apercevaient les toits et les tours d’une ville gothique. Des sons de cloches, des voix d’enfants, de femmes, de marchands s’élevaient dans les airs.

Le prince, assis sur son séant, écoutait cette rumeur avec une expression d’étonnement telle qu’on eût dit qu’il l’entendait pour la première fois.

C’était un jeune homme, au visage pâle, aux traits aristocratiques et affinés. Avec ses yeux bleus, sa longue chevelure blonde et ses longues mains fines, il ressemblait à une jeune fille.

Saturne, n’osant troubler le prince qui peut-être s’attardait au bord d’un de ses rêves, attendait, silencieux, qu’il lui adressât la parole.

Enfin celui-ci lui demanda :

— Où suis-je ?

— Où vous êtes, Seigneur ? Mais sur la terre.

— Quel jour est-ce ?

— Dimanche.

— Quel mois ?

— Avril.

— Pourquoi font-ils ce vacarme ?

— On fête Pâques, dans l’illustre ville de votre père.

— Oui, je me souviens, dit le prince, et il écouta encore.

En ce moment, la grosse cloche se mit à sonner, un âne à braire sur la place, puis deux, puis plusieurs et l’on entendit meugler un bœuf.

Alors il se fit un silence, immédiatement suivi de cris divers et d’une bruyante fanfare qui déboucha sur la grand’place.

— Pourquoi font-ils toute cette musique, demanda le prince, et sonnent-ils le bourdon de fête ?

— Que Votre Seigneurie, répondit Saturne, me permette de lui rappeler que c’est aujourd’hui Pâques, le jour où le Christ est ressuscité, où s’ouvre la foire traditionnelle de Porqueville et où sort le cortège du bœuf gras. Et se penchant à la fenêtre, il ajouta :

— Toute la ville est déjà en habits de fête. Que de monde ! Voici la corporation des bouchers qui défile sur la place, musique en tête. Ils ont un grand drapeau de velours rouge où une lyre dorée est brodée. Ils se rendent à l’église pour la messe des actions de grâces. Et voici le syndicat des Épiciers et des Charcutiers ! Qu’ils sont nombreux ! La garde civique à cheval les suit. Entendez-vous le piaffement des chevaux ? Le drapeau national est arboré à toutes les fenêtres. Il n’y a que la nôtre qui n’en ait pas. Si Sa Seigneurie veut se lever, il est l’heure d’aller rejoindre Sa Majesté, à l’église. Voici son pourpoint de satin et son haut-de-chausse.

— Ah ! juste ciel ! s’écria le prince en joignant les mains, fermez la fenêtre.

Saturne obéit.

— Et descendez le store, rallumez la veilleuse. Je veux rentrer dans la nuit.

Saturne ralluma la petite lampe.

— Je ne veux plus me réveiller aujourd’hui. Ce soir peut-être lorsqu’ils dormiront, ou demain, lorsqu’ils auront fini.

— Je vous comprends, Seigneur, et vous avez raison, dit Saturne. Leur joie est bruyante. Si l’âge ne m’avait rendu un peu sourd, elle offusquerait aussi mes oreilles. — Sa Seigneurie veut-elle lire les journaux du matin : La Liberté, l’Aurore, Le Soleil ?

— Donnez-moi La Rosée, s’écria le prince. Et n’avez-vous aussi La Brise, Le Chant de l’Alouette, et La Senteur des Bois ? Apportez-les-moi. Où sont-ils ?

Mais Saturne interloqué ne répondit point et resta bouche bée, les journaux sur les bras.

— Jetez-les au feu ! s’écria le prince. N’avez-vous pas honte de vous tenir au chevet de mon lit, à la lisière de mes rêves, avec ces abominables papiers ? Au feu !

Les papiers ne firent qu’une flambée et disparurent par la cheminée, en ronflant.

— Mon bon Saturne, dit le prince radouci, il y avait là un petit sentier entre des fleurs blanches, sans doute des aubépines. Je le suivais. Quelqu’un marchait devant moi, un être lumineux et léger comme un sylphe. Il se retournait de temps en temps, mais je ne distinguais pas son visage. J’allais l’apercevoir quand ils m’ont réveillé : l’âne s’est mis à braire, cette cloche à sonner. Crois-tu que si je me rendormais, je pourrais retrouver mon rêve au détour du même sentier ?

— J’ai grand’peur que non, dit Saturne. Les rêves sont si fantasques ! Ils ne se laissent pas saisir aisément. On croit qu’on les tient et ils ont fui. Quant à en renouer deux, un de la veille à celui d’aujourd’hui, c’est une pénible affaire. J’ai essayé souvent ; j’ai toujours échoué.

En ce moment ils entendirent un vacarme tellement violent qu’il semblait qu’une grêle de sons s’abattait sur les vitres. C’étaient toutes les cloches de toutes les églises de la ville qui sonnaient à la fois.

— Fermez les volets, cria le prince en se bouchant les oreilles, étouffez leurs bruits. Je hais la vie ou plutôt c’est leur vie que je hais.

On frappa à la porte.

— C’est le grand chambellan du roi votre père qui est là. Il vient prendre vos ordres, dit Saturne.

— Je n’en ai pas. Je n’en ai plus. Chasse-le. Voici mon épée. Tue-le, s’il le faut.

Et Saturne, l’épée à la main, brusquement bondit sur lui, derrière la porte. Et on entendit un grand vacarme dans l’escalier.

Puis il rentra, essuyant son épée, et s’assit tout essoufflé.

— Il est mort, dit Saturne, d’un ton flegmatique, il ne fera plus de bruit.

Il y eut, en effet, un grand silence dans la maison.

— C’est bien assez de bruits au dehors, dit le prince. Le braiment des ânes, le tintamarre des cloches et leurs fanfares m’assourdissent. J’en ai assez ! Oui ; la vie est belle, le soleil aussi, et l’air pur des montagnes ; mais leur vie me désole ; leur vulgarité et leur ignominie me choquent. Je veux, au moins, dormir en paix. Ah, dis-moi mon bon Saturne, toi qui sais tant de choses et qui as lu tant d’histoires que lisaient autrefois nos pères, n’est-il pas raconté dans ces vieux livres pleins de sagesse qu’il y eut des gens qui dormirent des années, même des siècles ?

— Il y en eut, maître, répondit Saturne. Tel le sage Épiménide, qui dormit plus de cent ans, et qui, lorsqu’il se réveilla, trouva tout changé dans ce monde. Et tel Rip van Winkle, qui ne s’éveilla qu’après plusieurs siècles. D’autres ont dormi plus longtemps encore, jusqu’à l’avénement du siècle où nous sommes.

— Eh bien, dit le prince, puisque de nos jours le progrès est si lent, je voudrais dormir, moi, pendant mille années, jusqu’à ce qu’ils en aient fini de leurs petites fêtes et de leurs petites misères, jusqu’à ce que le monde ait enfin un peu changé, et que le neuf sous le soleil ne soit plus éternellement du vieux neuf. Mais est-ce possible, Saturne ?

— Tout est possible, Maître, dit Saturne, et si vous daignez le permettre, je m’endormirai avec vous.

— Mais connaissez-vous, du moins, le secret d’Épiménide ?

— Il est simple, dit Saturne. Le sommeil est une plante qui croît dans les prairies solitaires et humides. Je sais où on la trouve. C’est un champignon vénéneux, les hommes et les bêtes n’y touchent pas. On le nomme vulgairement pain de sorcières, et il est bleu. Les sages, qui en ont mangé, ne sont pas morts, comme on croyait ; ils se sont endormis d’un sommeil si long, si fabuleux qu’on l’a cru éternel.

— Mène-moi dans cette prairie, dit le prince. Nous mangerons du pain des sorcières, puis nous nous enfermerons dans quelque grotte pour y dormir en paix.

— Oui, maître, mais cette prairie est à une journée d’ici. Si nous voulons y arriver avant le soir, il faudra partir sur l’heure.

Aussitôt le prince se leva et tous deux s’apprêtèrent ; Saturne fit son sac pour le voyage du long sommeil. Il y mit, en perspective du lointain réveil plutôt, son vêtement de dimanche, qui était de satin, couleur de soleil ; il emporta sa flûte, une épée, un pain, des nourritures terrestres, toutes choses inutiles, déclara le prince, et dont il prétendait se passer. Quant à lui, il ne voulut rien emporter de la terre, il resta en chemise et pieds nus, pour mieux marquer son dédain du monde.

Aussitôt ils sortirent secrètement du palais et prirent, par des rues détournées, le chemin des champs. Personne ne fit attention à eux, les croyant fous ou lunatiques, ce qui pour les gens de Porqueville était la même chose.

Vers la tombée du jour, ils sortirent de la ville par le vieux pont en bois, dit le pont de la Sirène. Il menait dans une vaste prairie solitaire et humide. D’énormes quantités de champignons y croissaient, précisément de ceux dont avait parlé Saturne, qui étaient bleuâtres et vénéneux et auxquels personne, ni bêtes, ni gens, ne touchait par crainte de la mort. Toute la vallée que la lune inondait en ce moment semblait phosphorescente, comme un jardin magique ou un site d’un autre monde.

Voici la Prairie du Sommeil, dit Saturne, et le Pain des Sorcières, et voilà tout proche la grotte où nous nous retirerons pour dormir.

Sur quoi tous deux se mirent à cueillir des brassées de champignons et les emportèrent dans la grotte.

Elle était profonde, obscure et fraîche. Saturne roula à l’entrée une énorme pierre, semblable à la porte d’un tombeau. Tous deux se mirent à manger en silence. Puis ils s’endormirent. Les champignons bleuâtres luisaient comme du phosphore dans les ténèbres. Ils avaient un goût laiteux dans leurs bouches et s’y éteignaient lentement, comme de petites étoiles. Une obscurité d’or se fit dans l’obscurité azurée. Puis leur âme se détacha du monde, devint infiniment lointaine, nébuleuse. Ils dormaient.

Sur la terre l’aube revient. Le soleil se lève, monte et se couche. Puis une autre aube, et d’autres et d’autres encore. Les oiseaux chantent, aiment, meurent. Le temps passe. Les fleurs croissent, s’épanouissent, se fanent, meurent. Les fruits croissent, mûrissent, tombent. Les feuilles poussent, tombent. L’eau suit son cours, et le temps passe, et tout passe. Les nuages circulent. Il pleut, il neige. La terre tourne. C’est le printemps, c’est l’été, l’automne, l’hiver, et c’est de nouveau le printemps, l’été, l’automne, l’hiver. Et cela recommence, comme le temps passe, comme les nuages passent, comme le vent souffle, et cela reprend toujours, sans cesse, un an, dix ans, vingt ans, un siècle, mille ans, dix mille ans, cent mille ans, des milliers de siècles.

Ils dorment toujours.


Un jour, enfin, Saturne s’éveilla le premier. Il s’étira les bras. « Quelle heure peut-il être ? » se dit-il. Il se leva dans l’obscurité et se dirigea vers l’entrée. Un mince rayon de soleil filtrait sous la pierre. Il l’écarta, et une aveuglante clarté fit irruption dans la grotte. Il ne vit rien d’abord. Il lui semblait que le monde n’était plus qu’une clarté. Il se frotta les yeux, peu à peu s’habitua et aperçut la terre.

Elle était toujours là devant lui, verte et radieuse. Combien de temps avaient-ils dormi ? une longue nuit sans doute, car il se sentait infiniment reposé et rajeuni, il se sentait plein d’une fraîcheur et d’une gaîté juvéniles. Sa joie était si vive qu’il en rit aux éclats et dansa comme un enfant dans la clarté du soleil. Il aperçut alors le prince qui s’était levé en même temps que lui et se tenait à ses côtés, toujours silencieux. Il regardait la lumière éclatante et contemplait en extase le monde ébloui et virginal qui semblait plongé dans le ravissement. L’herbe avait grandi. Jusque sur le seuil de la grotte, avaient poussé de merveilleuses et étranges fleurs bleues. Elles brillaient comme des étoiles vivantes vacillant sur des tiges légères. Les jeunes arbustes étaient devenus des arbres ; les feuilles, des plumes ailées. La prairie ressemblait à un vrai paradis terrestre traversé d’ombres et de rayons. On reconnaissait dans le pré, entre tous les autres, les champignons de la veille à leur immense dôme bleu qui les faisait comparer à des mosquées d’un culte fantastique.

Soudain, ils entendirent au-dessus de leurs têtes une petite voix flûtée qui disait : des hommes !

Au même instant, un écureuil s’enfuit, la queue en panache, au haut d’un arbre. Il en tomba une pomme d’or aux pieds de Saturne. Il la ramassa, la goûta et la rejeta aussitôt avec horreur C’était comme du feu.

— Où sommes-nous ? s’écria-t-il. Nous sommes-nous levés pendant le sommeil ? Avons-nous erré par la terre, comme des somnambules, tandis que nous dormions ? Est-ce ici la Mésopotamie, ou l’Arabie heureuse, que les pommes d’or y croissent sur les arbres et que les oiseaux y parlent ! Et quel est ce fleuve, là-bas, ce grand fleuve scintillant ? Est-ce la petite rivière que nous avons quittée hier ! Tout a bien changé.

— Que les dieux soient bénis ! s’écria le prince. Nous avons dormi longtemps, très longtemps. Attendons-nous à voir un monde nouveau, un siècle nouveau. Mais ne manifestez donc pas tant de surprise !

— Maître, dit Saturne, ne croyez-vous pas qu’il est temps de se lever, à présent ? Voici le jour. Nous pourrions nous baigner, là-bas, dans ce beau fleuve.

— Oui, répondit le prince, à qui le flegme de Saturne faisait plaisir, oui, et allons nous purifier de la terre ancienne.

Tous deux allèrent se baigner.

En sortant de l’eau ils se mirent au soleil et restèrent quelque temps assis, nus, dans l’herbe et les fleurs. Saturne retira de son sac le pain qui n’était plus qu’un caillou noir et le lança dans l’eau ; puis il prit ses vêtements de fête, son épée et sa flûte. Mais le vêtement, qui autrefois avait été de satin jaune, était passé au point de ressembler à du damas de vieil or. Il donnait à Saturne l’allure d’un des personnages légendaires qu’on voit aux vieilles tapisseries, figure que complétait à merveille l’épée dont il se ceignit et la flûte qu’il tenait en main. Il acheva sa toilette par un chapeau de soleil qu’il cueillit dans la prairie parmi les innombrables champignons bleus. La plupart étaient devenus gigantesques et formaient une coiffure fraîche et légère, faite à souhait pour Saturne, lequel, comme Socrate, était chauve. Mais le prince, dédaigneux de vains atours, resta nu, tel qu’il venait de sortir du fleuve. Il ressemblait ainsi, dans l’air tiède et radieux de ce beau jour, à Apollon Cynthien, dont il avait le visage, les longs cheveux bouclés et l’allure juvénile et triomphante.

— Par les dieux ! dit-il, ce doit être aujourd’hui jour de fête en la terre entière, tant il fait joyeux et serein. Allons voir le monde !

Mais avant de partir, ils décidèrent d’inspecter l’horizon du haut de leur rocher qu’ils nommèrent la grotte du Sommeil. Vue de là, la ville présentait un aspect fantastique.

— On s’y reconnaîtrait à peine, s’écria Saturne. Ils ont presque tout rebâti ! Heureusement, qu’ils ont conservé quelques vieilles tours et ce vénérable pont de la Sirène que j’aimais et où je jouais, enfant. C’est fort heureux, car c’était la tendance et la manie d’hier de tout rebâtir en fer, l’abominable métal de cet âge. À part cela, c’est à peine s’il reste rien de Porqueville. Au milieu de quelques vieux clochers du moyen âge, ils ont bâti des kiosques et des tourelles de cristal, d’un style inconnu, oriental il semble, mais qui se marie admirablement, en tout cas, à l’exubérance de la végétation actuelle. Jamais on ne vit tant d’arbres à Porqueville, ni de plus étranges et de plus exotiques ; ni plus de terrasses. On se croirait aux jardins de Babylone. Mais le plus curieux c’est le cours d’eau qui hier encore n’était qu’une rivière et que voilà devenu, en une nuit, un grand fleuve ; et chose plus surprenante encore il a changé de cours, il remonte à sa source. Le temps avait beau passer autrefois, un fleuve ne remontait jamais son cours pour autant que je sache. Celui-ci, qui sortait de la ville, sous ce vieux pont des Sirènes, traversait ensuite cette prairie-ci, passait devant la grotte du Sommeil et dévalait là-bas, à droite vers la mer, vient à présent de la mer, qu’on voit à l’ouest, à travers la forêt ». Saturne indiquait de la main la vaste plage couverte de forêts qui plongeaient dans la mer. Le fleuve en débouchait en un large estuaire plein de vaisseaux toutes voiles déployées, puis passait, en deçà, dans la prairie, s’engouffrait en bouillonnant sous le vieux pont de la Sirène, et se perdait en ville.

— C’est étonnant comme nous avons dormi et comme les choses sont changées ! conclut Saturne.

— Pour moi, il n’y a rien là qui m’étonne, répondit le prince avec calme. Nil mirari, c’est la maxime du philosophe poète. Descendons, et allons voir la ville.

Tous deux descendirent du rocher du Sommeil et prirent le large sentier qui, entre les hautes herbes et la forêt des champignons, menait droit vers la ville.

Ils n’avaient pas fait cent pas qu’ils rencontrèrent une bergère, qui menait son mouton.

— Bergère, dit Saturne, ce chemin conduit-il à Porqueville ?

— Il mène à Brocéliande-au-Bois.

— À Brocéliande-au-Bois ! s’écria Saturne. Allons toujours, prince. Cette fillette se moque de nous.

Une vieille passa, qui portait une oie sous le bras.

— Holà, la mère, fit Saturne, est-ce bien là le chemin de Porqueville ?

— Que parlez-vous de Porqueville ? répondit la vieille. Il y a mille ans qu’elle n’existe plus. D’où sortez-vous, vous deux ?

Tenant toujours son oie sous le bras, elle se mit à dévisager curieusement derrière ses besicles les deux étrangers, l’homme vêtu d’or et l’homme tout nu que le premier appelait son maître et à qui il donnait le titre de prince.

— Ne faites pas l’ahurie, la mère, s’écria Saturne. Nous avons dormi quelques siècles, voilà tout, comme un certain Épiménide de Grèce, et un certain Rip van Winkle, parce que le monde nous dégoûtait. Cela vous surprend-il ? Nous pas ; d’ailleurs rien ne nous étonne. Demandez à Monsieur. Nous nous attendions à quelque changement : par exemple, celui de l’aspect de la ville, aspect jadis déplorable, celui de son nom si roturier et de mauvais goût, et même, puisque tout change sous le soleil, que ce fleuve remontât son cours ; mais ce qui nous surprend c’est qu’il y ait toujours des vieilles et des oies qui se moquent du monde. Nous prendriez-vous par hasard pour des naïfs et auriez-vous, la vieille, la prétention de nous conter comme du neuf l’antique légende de Rip van Winkle, que connaissent tous les enfants ? Ce serait perdre votre temps et votre peine. Le prince n’aime pas à entendre des histoires banales. Dites-nous simplement, sans tant bavarder, si c’est là la ville ; son nom nous importe peu. Nous allons la visiter et voir si les gens d’à présent valent mieux que ceux d’hier.

— Les gens d’à présent ! fit la vieille. Il n’y en a plus, heureusement. Saturne et le prince se regardèrent avec stupéfaction.

— Alors l’humanité serait morte ? demanda le prince.

— Oh ! il y a bien longtemps.

— Et vous alors, la mère ? dit Saturne, incrédule.

Mais la vieille haussa les épaules, sans répondre et l’oie fit de même.

— Pourtant, poursuivit Saturne, il y a toujours la ville, les arbres, les bêtes ?

— Tout est mort, vous dis-je. Il n’y a plus rien de vivant sous le soleil.

— Mais la terre existe et le soleil !

— Oui, la terre seule n’est pas morte, ni le soleil.

— Êtes-vous la Mort en personne ? s’écria Saturne, en se reculant.

— Bien au contraire, je suis la Vie.

— Et la fille là-bas dans le pré, ne vit-elle pas non plus ?

— Bavard ! répondit la vieille. Mais c’est La Bergère et son mouton. Pourquoi ne vivrait-elle plus ? C’est une éternelle enfant. Elle vivra toujours, cette belle légende. Mais pourquoi, dites, vous deux, n’êtes-vous pas morts comme les autres ?

— C’est que nous avons mangé des champignons bleus, dit Saturne. Nous en avons mangé des tas, tout un pré, peut-être trop.

— Plus que vous n’auriez voulu, sans doute ? C’est une erreur, dit la vieille. Un champignon bleu eût suffi pour dormir un siècle. Vos mères savaient cela. Vous avez mangé trop de champignons, voilà ! Et maintenant il n’y a plus rien que nous. Vous avez dormi des milliers de siècles ; il y a plus de quarante mille ans que tout est mort, tout, jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier oiseau, jusqu’à la dernière des fleurs ; jusqu’au ciel, jusqu’à Dieu lui-même. Tout est mort, sauf nous.

— Juste ciel ! s’écria Saturne visiblement décontenancé.

— Vous avez mangé trop de pain de sorcières, répéta la vieille, en éclatant de rire, et en même temps son oie se mit à clabauder.

Mais le prince, qui décidément ne s’étonnait de rien, paraissait ravi.

— Que la Mort soit bénie, s’écria-t-il, qui nous a délivrés de la vie ; je l’attendais.

Saturne cependant paraissait incrédule et se grattait la tête :

— Que nous contez-vous là, la vieille ? dit-il. Tout est mort, mais ne vois-je pas la ville, la forêt, le fleuve, ces arbres, et vous, et cette oie ?

Et ce disant, il tira l’oie par la patte et elle se mit à clabauder horriblement.

— Vous voyez, dit-il au prince, cette vieille se moque de nous. Tout existe encore, grâce à Dieu, qui existe encore lui-même.

Mais la vieille, comme une sibylle, mit un doigt sur ses lèvres et dit :

— Je suis LA MÈRE L’OIE.

— Je le sais bien, mordieu, répliqua Saturne, et que voulez-vous que cela nous fasse ?

Mais le prince, souriant en son âme répondit avec sérénité :

— Je comprends enfin ; cette vieille a raison. Tout est mort. Il n’existe plus que ce qui ne peut mourir, ce qui est immortel, les Idées. Tout le reste, qui était périssable, a péri. Platon avait déjà prévu ce temps qui s’est enfin réalisé. Il n’y a plus que des rêves, de beaux rêves. Ce qui était une fantaisie de poète, la légende, est devenu la réalité, l’unique réalité. Le monde d’à présent est le seul véritable, le plus beau des mondes, et le plus logique. C’est lui qui devait être parce que les poètes et les sages l’avaient rêvé, et c’est lui que voilà. Aujourd’hui sans doute tout n’obéit plus qu’à des lois de beauté et de vérité. Les arbres portent des fruits d’or pour le plaisir des yeux des poètes et pour apaiser leur faim ; les fleurs sont si magnifiques, — aussi fantastiques que les abeilles et les papillons dont elles sont nées — les étoiles, si animées parce que ce sont les fleurs vivantes des cieux supérieurs. Voilà pourquoi ce fleuve a remonté son cours vers le soleil dont il descend et pourquoi cette vieille mère l’oie, cette bergère et son mouton ne sont pas mortes. Et il en doit être de tout ainsi dans l’univers réorganisé selon la loi de la suprême harmonie. C’est ainsi que tout aurait dû être dès l’origine du monde, si Dieu ne s’était trompé et avait consulté les poètes, ou s’il avait réalisé sa propre idée. Toutes ces Idées que nous voyons enfin étaient déjà en lui, le sens pratique seul lui a manqué comme il a manqué en général à tous les grands poètes. Platon, le premier, tenta de réaliser l’idée divine, mais n’y réussit pas. Saint Augustin, après lui, eut une idée géniale et l’énonça clairement : l’Absurde seul est croyable ; il faut croire à l’absurde parce que c’est l’absurde et que tout ce qui est vraisemblable ou humainement raisonnable est faux, antidivin. Saint Augustin échoua parce qu’il comptait trop sur les dieux de ce temps-là, qui étaient de fabrication humaine et sauvage, de véritables monstres à figure d’hommes.

« En présence de leur échec, ils ne voulurent plus se mêler d’être les conseils des dieux, les devinant plus bêtes encore que les hommes et obstinés dans les gâchis et les abominables besognes qu’ils avaient réalisées sous prétexte de créations. Platon dénonça les dieux, les rendit hardiment responsables de tout le mal qui existe dans le monde, de tout le manque de bon sens. En cela il eut du courage. Il osa dire publiquement la vérité aux dieux malgré qu’il en eût coûté cher à Socrate.

« Il avait résolu de chasser les dieux de sa république et de se substituer à eux. C’est ce qui a été réalisé dans l’avenir, le présent actuel dont cette vieille ignore l’histoire, par l’humanité, la sagesse humaine, seule force organisatrice que Platon avait si bien reconnue capable de se passer de dieux. L’âme humaine l’a fait dans la suite des siècles. Elle a réalisé ce que les dieux n’ont pu faire faute de suite dans les idées et de sens pratique. Elle a profité de toutes les expériences des dieux, des poètes et des sages et s’est réorganisée elle-même. Ainsi, finalement, ce sont les poètes qui, en remplaçant les dieux, ont recréé le monde tel qu’il aurait dû être, tel qu’il est aujourd’hui. Et puis, son œuvre faite, la pensée humaine, elle aussi, s’est reposée. Elle a trouvé qu’elle était bonne ; cette fois elle avait raison comme nous le verrons assurément, au cours de notre voyage, et est morte.

« Elle n’a pas voulu survivre à son œuvre sublime ; ce qui lui survit réellement ce sont des Idées, toute sa volonté éternelle de Sagesse, de Beauté, toute sa force d’organisation dans le sens de ces grandes lois. Évidemment, conclut le prince, c’est ce que l’idée sibylline de cette vénérable Mère l’Oie voulait exprimer en disant que les dieux mêmes n’existaient plus. De fait ils ne sont plus ; il n’existe plus que la vie idéale et divine ; tout le reste est mort.

— C’est cela, dit la vieille, qui avait écouté avec extase ces magnifiques paroles du maître. L’homme tout nu a bien compris ; de dieux il n’en existe plus, vous n’en trouverez plus dans la belle ville où vous allez vous rendre ; mais elle les honore en idées et en quelques images de grands hommes comme Platon, qu’elle appelle immortel et divin. Et elle honorera cet homme-ci, en qui je reconnais un immortel à sa sagesse, et un dieu à sa nudité.

— Il l’est en effet, Madame, dit Saturne en faisant une révérence devant la Mère l’Oie, c’est mon maître, l’illustre prince de Cynthie, devant qui les immortels eux-mêmes doivent s’incliner comme je m’incline devant lui.

« Ah ! Maître, c’est à peine croyable, ajouta Saturne, tout en restant humblement courbé et chapeau bas : ce qui ne paraissait qu’imaginations absurdes et rêveries de songes-creux est la vérité même. Par Charon ! si je m’en doutais ! Nous sommes donc hors du temps, et il n’existe plus que des rêves, des légendes, des fables, tout ce que les gens sensés croyaient suprêmement puéril. Tout ce à quoi l’on croyait avec tant de force est folie et fantasmagorie, mais les contes de fées sont réels, les rêves des enfants, des poètes et des fous sont la vérité, l’évangile n’est plus l’évangile, mais les contes de ma Mère l’Oie. C’est à en perdre la tête. Comment vais-je discerner à présent le réel de l’irréel ? Comment parler encore à quelqu’un ? Toucher à rien de ce monde fabuleux ? Tout ne va-t-il pas s’évanouir entre mes doigts ? Heureusement la terre existe encore, la vieille terre où je suis né. J’ai plaisir à me sentir toujours d’aplomb et debout sur mes vieux os humains. Je me demande avec effroi ce qu’il fût advenu de nous si la mort ne nous avait miraculeusement sauvé la vie en la prolongeant au-delà de notre propre existence. Si nous avions mangé un champignon de plus, donc dormi un siècle de plus, la terre se fût sans doute évaporée comme une bulle de savon et résorbée au sein de l’univers en l’universelle rêverie. Et nous, comme des images qui se reflètent sur ces bulles, comme des fantômes, des illusions, qui flottent à leur surface, nous aurions été évaporés en poussière d’eau, avec des yeux qui ne voient plus rien et des bouches qui n’ont plus rien d’humain.

« À quoi se raccrocher ! En tout cas, je ne veux plus agir à l’égard des divines chimères comme je reconnais qu’agissent trop souvent les hommes grossiers et vulgaires ; ainsi que je fis par exemple à l’égard de l’immortelle Mère l’Oie, que j’aurais dû vénérer et aimer comme ma mère me l’apprit dès l’enfance. Au lieu de m’incliner devant elle et lui dire : « Sainte Mère l’Oie, je vous bénis, vous êtes digne de vivre en ce monde meilleur », je m’en moquai et tirai sacrilègement la patte à son immortelle oie. Je veux vénérer aussi désormais l’immortelle Bergère et son divin mouton, et agir de même envers toutes les belles idées immortelles que je rencontrerai. Mais plaise à ces divinités nouvelles de ne pas s’offusquer si par malheur et par ignorance je leur manque de respect. C’est à genoux et nu-tête que je les prie de me le pardonner. Je ne suis ni poète, ni philosophe, mais un vieux domestique, humble et soumis, et si ignorant en philosophie platonicienne qu’il serait sans doute incapable de retrouver son chemin à Utopie ou à Brocéliande-au-Bois, si par malheur il s’y perdait.

— Agis, dit le prince, selon ta nature et ton tempérament, et sois sans crainte, c’est la bonne sagesse antique et humaine. Elle ne t’égarera pas. Il n’est pas besoin de tant de métaphysique. Un bon sens admirable suffira.

— Je l’espère », dit Saturne, en se relevant, car il était resté à genoux et avait gardé son champignon en main par déférence envers la Mère l’Oie et la sagesse de son maître ; « je l’espère, et dès ce moment je veux que toutes mes paroles, si elles ne sont pas encore divines, car, ma foi, je ne suis qu’un homme, aient du moins quelque apparence d’éternité. Je ne foulerai plus cette terre qu’avec respect. Elle est sacrée. Je ne respirerai plus cet air merveilleux qu’avec extase. Je ne regarderai plus les choses qu’avec un saint émerveillement. Je dirai comme Saint Augustin : cela est absurde, cela n’a pas le sens commun, donc cela est la vérité absolue, la seule réalité possible, et c’est tout le reste qui est absurdité et folie ».

Tout en devisant ainsi Saturne et le prince arrivèrent au vieux pont de la Sirène qui formait les portes de la ville.

Le soir tombait. Le couchant embrasait le fleuve qui ressemblait à un torrent de roses ardentes. Un chant d’une suavité inouïe s’élevait des eaux. Tous deux se penchèrent au-dessus du parapet pour voir d’où venait une pareille harmonie. Ils virent une sirène qui se baignait sous le pont et chantait tout en peignant ses cheveux. Elle était nue, et d’une beauté surhumaine. Sa chevelure d’or longuement dénouée flottait dans l’eau merveilleuse.

— C’est une sirène, déclara le prince. Autrefois il y en avait sous les vieux ponts, et c’est à cause de ce touchant usage d’hospitalité féerique que cette vieille hôtellerie s’appela depuis l’Hôtellerie de la Sirène. Elles sont revenues avec ces temps heureux.

Passé le pont, sur le seuil de l’Hôtellerie, l’Hôtelier se tenait avec ses trois filles pour recevoir ses hôtes. C’était un homme gros, à mine joufflue et joviale, et qui portait le costume blanc du marmiton.

— Soyez les bienvenus, messeigneurs, dit-il.

Ses trois filles s’inclinèrent devant les étrangers, et pas une n’eut l’air de s’apercevoir que le prince était nu.

— Oh ! les belles filles ! s’écria Saturne, en leur prenant le menton, il me semble déjà avoir rencontré dans quelque existence antérieure ces charmants visages.

Il fouillait sa mémoire, les yeux fixés dans leurs beaux yeux, mais ne trouvait rien. Il ne s’en tourmenta pas longtemps l’esprit. Tandis que le prince agissait dans le rêve, timidement comme un somnambule au bord d’un toit, s’efforçant toujours, dans ses gestes et ses paroles, de se maintenir à la hauteur de l’irréel et de l’immortalité splendide de ses hôtes, et dans la conscience du monde surhumain où il devait vivre, Saturne n’en avait cure ; il n’était, s’avouait-il, ni philosophe, ni poète, et déjà il en prenait à son aise avec ses hôtesses.

Il avait complètement oublié l’irréalité et il est à croire qu’il s’en moquait.

— Vous êtes ici à l’Hôtellerie de la Sirène, dit la plus jeune des filles, une blonde qui ressemblait à une Gretchen. Logerez-vous ici ? Vous aurez une excellente chambre donnant sur le pont, d’où vous pourrez cette nuit contempler et entendre la sirène.

— Cela fera mieux l’affaire de mon maître, répondit Saturne en prenant Gretchen par la taille ; le prince est poète et philosophe, et peut-être a-t-il suffisamment dormi les nuits précédentes ; pour moi qui ne suis que son serviteur, si vous permettez, mademoiselle, je partagerai votre lit.

— Pauvre mortel ! » dit le prince en riant. Sur quoi chacun prit son bougeoir et monta à sa chambre.

Dès qu’il fut arrivé à la sienne, le prince se mit à la fenêtre pour écouter la sirène et la voir nager dans l’eau argentée où la lune se levait précisément. Quand elle aperçut sur elle un reflet argenté elle se mit à chanter l’air célèbre de Loreley :

Ich weiss nicht was soll es bedeuten
Dass ich so traurig bin.

Le prince, ému de nostalgies lointaines, et de tout ce qu’il avait éprouvé de bonheur ce jour-là, fondit en larmes.

Il resta longtemps cette nuit à la fenêtre de l’Hôtellerie, à contempler la merveilleuse et immortelle sirène, et à se souvenir de tout ce qu’elle rappelait de beau et de tendre à son âme. Il se coucha enfin et s’endormit vers l’aube, comme on dort dans un pays où le rêve est situé de l’autre côté du sommeil.