DU MYSTICISME.

Ici même, il y a quelques mois, nous avons combattu le scepticisme dans son représentant le plus redoutable[1]. Nous allons aujourd’hui porter nos études sur une autre plaie de l’esprit humain, sur un mal en apparence moins fâcheux que le scepticisme, mais qui, au fond, n’est pas moins dangereux.

Il nous importe d’autant plus de rompre ouvertement avec le mysticisme qu’il semble nous toucher de plus près, et que par un air de grandeur il peut séduire plus d’une ame d’élite, particulièrement à l’une de ces époques de lassitude, où, à la suite d’espérances excessives cruellement déçues, la raison humaine, ayant perdu la foi en sa propre puissance sans pouvoir perdre le besoin de Dieu, pour satisfaire ce besoin immortel, s’adresse à tout excepté à elle-même, et, faute de savoir s’élever à Dieu par la route légitime et dans la mesure qui lui a été permise, se jette hors du sens commun, et tente le nouveau, le chimérique, l’absurde même, pour atteindre à l’impossible.

Quand nous réfléchissons sur les forces et les lois qui animent et gouvernent la matière sans lui appartenir, ou sur les vérités universelles et nécessaires de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral, que notre esprit découvre, mais qu’il ne fait pas, l’usage le moins systématique de la raison nous fait conclure naturellement des forces et des lois de l’univers à un premier moteur intelligent, et des vérités nécessaires à un être nécessaire qui seul en est la substance et le fondement. Nous n’apercevons pas Dieu, mais nous le concevons, sur la foi de ce monde admirable exposé à nos regards, et sur celle de cet autre monde plus admirable encore que nous portons en nous-mêmes. C’est par ce chemin que la raison nous conduit à Dieu. Cette marche naturelle et régulière est celle de tous les hommes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent. Elle doit donc suffire à une saine philosophie, et elle a suffi en effet aux meilleurs génies dans les écoles les plus diverses, à Platon et à Aristote, à Descartes, à Newton, à Leibnitz. Mais il y a eu de tout temps des esprits faibles et présomptueux, qui ne savent ni aller jusque-là ni s’arrêter là. Dans leur faiblesse, ils n’osent conclure de ce qu’ils voient à ce qu’ils ne voient pas ; croire à l’invisible leur paraît au-dessus de la raison, comme si tous les jours, à la vue du premier phénomène qui paraît à leurs yeux, ils n’admettaient pas que ce phénomène a une cause, même alors que cette cause ne tombe pas sous leurs sens. Ils ne l’aperçoivent point, mais ils y croient, par cela seul qu’ils la conçoivent nécessairement. L’homme et l’univers sont aussi des faits qui ne peuvent pas ne pas avoir une cause, bien que cette cause ne puisse être ni vue de nos yeux ni touchée de nos mains. La raison nous a été donnée précisément pour aller, et sans aucun circuit de raisonnement, du visible à l’invisible, du fini à l’infini, de l’imparfait au parfait. Telle est sa portée naturelle et par conséquent légitime. Elle possède une vertu qui lui est propre, une évidence dont elle ne rend pas compte et qui n’en est pas moins irrésistible à quiconque n’entreprend point de contester à Dieu la véracité des facultés qu’il en a reçues. Mais on ne se révolte pas impunément contre la raison[2]. Elle punit notre fausse sagesse en la livrant à l’extravagance. Quand on a resserré arbitrairement sa croyance dans les limites étroites de ce qu’on aperçoit directement, on étouffe dans ces limites, on en veut sortir à tout prix, et on invoque quelque autre moyen de connaître. On n’avait pas osé admettre l’existence d’un Dieu invisible et infini sur la seule autorité de la raison naturelle, et voilà maintenant qu’on aspire à entrer en communication immédiate avec lui, comme avec les objets sensibles et les objets de la conscience. C’est une faiblesse extrême pour un être raisonnable de douter ainsi de la raison, et c’est une témérité incroyable, dans ce désespoir de l’intelligence, de rêver une communication directe avec Dieu. Ce rêve désespéré et ambitieux, c’est le mysticisme.

Le mysticisme renferme un scepticisme pusillanime à l’endroit de la raison, et en même temps une foi aveugle et portée jusqu’à l’oubli de toutes les conditions imposées à la nature humaine. C’est trop à la fois et ce n’est point assez pour le mysticisme de concevoir Dieu sous le voile transparent de l’univers et au-dessus des vérités les plus hautes. Il ne croit pas connaître Dieu s’il ne le connaît que dans ses manifestations et par les signes de son existence : il veut l’apercevoir directement ; il veut s’unir à lui, tantôt par le sentiment, tantôt par quelque autre procédé extraordinaire.

Le sentiment joue un si grand rôle dans le mysticisme, que notre premier soin doit être de rechercher la nature et la fonction propre de cette partie intéressante, et jusqu’ici mal étudiée, de la nature humaine.

Il faut bien distinguer le sentiment de la sensation. Il y a en quelque sorte deux sensibilités : l’une tournée vers le monde extérieur, et chargée de transmettre à l’ame les impressions qu’il envoie ; l’autre tout intérieure, cachée dans les profondeurs de l’organisation, et qui correspond à l’ame comme la première correspond à la nature. Sa fonction est de recevoir l’impression et comme le contre-coup de ce qui se passe dans l’ame. Avons-nous découvert des vérités sublimes ? il y a quelque chose en nous qui en éprouve de la joie. Avons-nous fait une bonne action ? nous en recueillons la récompense dans un sentiment de contentement moins vif, mais plus délicat et plus durable que toutes les sensations agréables qui viennent du corps. Il semble que l’intelligence ait aussi son organe intime, qui souffre ou jouit, selon l’état de l’intelligence. Nous portons en nous une source profonde d’émotions, à la fois physiques et morales, qui expriment l’union de nos deux natures. L’animal ne va pas au-delà de la sensation, et la pensée pure n’appartient qu’à la nature angélique. Le sentiment, qui participe de la sensation et de la pensée, est l’apanage de l’humanité. Le sentiment n’est, il est vrai, qu’un écho de la raison ; mais cet écho se fait quelquefois mieux entendre que la raison elle-même, parce qu’il retentit dans les parties les plus intimes et les plus délicates de l’ame, et ébranle l’homme tout entier.

C’est un fait singulier, mais incontestable, qu’aussitôt que la raison a conçu la vérité, l’ame s’y attache et l’aime. Oui, l’ame aime la vérité. Chose admirable ! un être égaré dans un coin de l’univers, chargé seul de s’y soutenir contre tant d’obstacles, et qui, ce semble, a bien assez à faire de songer à lui-même, de conserver et d’embellir un peu sa vie, est capable d’aimer ce qui ne se rapporte point à lui, ce qui n’existe que dans un monde invisible ! Cet amour désintéressé de la vérité témoigne de la grandeur de celui qui l’éprouve.

La raison fait un pas de plus : elle va des forces et des lois de ce monde à leur auteur, des vérités nécessaires à l’être nécessaire qui en est le principe. Le sentiment suit la raison dans cette démarche nouvelle. La vérité et la science ne lui suffisent pas ; il ne s’arrête, il ne se repose que dans l’amour de l’être infini.

C’est en effet l’être infini que nous aimons en croyant aimer les choses finies, et même en aimant la vérité, la beauté, la vertu. C’est si bien l’infini qui nous attire et qui nous charme, que ses manifestations les plus élevées ne nous satisfont point, tant que nous ne les avons pas rapportées à leur source éternelle. L’homme de génie est bien loin d’être content à la vue de ses chefs-d’œuvre : il leur découvre mille imperfections ; il rêve une beauté qu’il n’a point vue, et que tout son art ne peut atteindre. Le cœur est insatiable, parce qu’il aspire à l’infini. Ce sentiment, ce besoin de l’infini, est au fond des grandes passions et des plus légers désirs. Un soupir de l’ame en présence du ciel étoilé, la mélancolie attachée à la passion de la gloire et de la science, à l’ambition, à tous les grands mouvemens de l’ame, l’expriment mieux sans doute, mais ne l’expriment pas davantage que le caprice et la mobilité de ces amours vulgaires, errant d’objets en objets, dans un cercle perpétuel d’ardens désirs, de poignantes inquiétudes, de désenchantemens douloureux.

La seule différence qu’il y ait dans toutes les démarches du cœur, c’est que tantôt il cherche l’infini sans savoir qu’il le cherche, et que tantôt il se rend compte de la fin dernière du besoin d’aimer qui le tourmente. Quand la réflexion s’ajoute à l’amour, si elle trouve que l’objet aimé est digne en effet de l’être, loin d’affaiblir l’amour, elle le fortifie ; loin de couper ses ailes divines, elle les développe, elle les nourrit, comme dit Platon[3] ; mais si l’objet de l’amour n’est qu’un simulacre de la beauté véritable, capable seulement d’exciter l’ardeur de l’ame sans pouvoir la satisfaire, la réflexion rompt le charme qui tenait le cœur attaché, dissipe la chimère qui l’enchantait. Il faut être bien sûr de ses attachemens pour oser les mettre à l’épreuve de la réflexion. Ô Psyché, Psyché ! respecte ton bonheur : n’en sonde pas trop le mystère ! Garde-toi d’approcher la redoutable lumière de l’invisible amant qui possède ton cœur ! Au premier rayon de la lampe fatale, l’amour s’éveille et s’envole. Image charmante de ce qui se passe dans l’ame, lorsqu’à la sereine et insouciante confiance du cœur succède la réflexion avec son triste cortége. Tel est sans doute aussi le sens du mythe sacré de l’arbre de la science. Avant la science et la réflexion sont l’innocence et la foi. La science et la réflexion engendrent d’abord le doute, l’inquiétude, le dégoût de ce qu’on possède, la poursuite agitée de ce qu’on ignore, les troubles de l’esprit et de l’ame, le dur travail de la pensée, et dans la vie bien des fautes jusqu’à ce que l’innocence, à jamais perdue, soit remplacée par la vertu, la foi naïve par la vraie science, et qu’à travers tant d’illusions évanouies l’amour soit enfin parvenu à son véritable objet.

L’amour spontané a la grace naïve de l’ignorance et du bonheur. L’amour réfléchi est bien différent ; il est sérieux, il est grand, jusque dans ses fautes mêmes, de la grandeur de la liberté. Ne nous hâtons pas de condamner la réflexion : si elle produit souvent l’égoïsme, elle produit aussi le dévouement. Qu’est-ce en effet que se dévouer ? C’est se donner librement et en toute connaissance. Voilà le sublime de l’amour, voilà l’amour digne d’une noble et généreuse créature, et non pas l’amour ignorant et aveugle. Quand l’affection a vaincu l’égoïsme, au lieu d’aimer son objet pour elle-même, l’ame se donne à son objet, et, miracle de l’amour, plus elle donne, plus elle possède, se nourrissant de ses sacrifices et puisant sa force et sa joie dans son entier abandon. Mais il n’y a qu’un être qui soit digne d’être aimé ainsi, et qui puisse l’être sans illusions et sans mécomptes, sans borne à la fois et sans regret, à savoir l’être parfait qui seul ne redoute pas la réflexion, et qui seul aussi peut remplir toute la capacité de notre cœur.

Le mysticisme s’attache au sentiment pour l’égarer en exagérant sa puissance.

Le mysticisme commence par supprimer dans l’homme la raison, ou du moins il subordonne et sacrifie la raison au sentiment.

Écoutez le mysticisme. — C’est par le cœur seul que l’homme est en rapport avec Dieu. Tout ce qu’il y a de grand, de beau, d’infini, d’éternel, c’est l’amour seul qui nous le révèle. La raison n’est qu’une faculté mensongère. — De ce qu’elle peut s’égarer et s’égare souvent, on en conclut qu’elle s’égare toujours. On la confond avec tout ce qui n’est pas elle. Les erreurs des sens et du raisonnement, les illusions de l’imagination, et même les extravagances de la passion qui entraînent quelquefois celles de l’esprit, tout est mis sur le compte de la raison. On triomphe de ses imperfections ; on étale avec complaisance ses misères, et le système dogmatique le plus audacieux, puisqu’il aspire à mettre en communication immédiate l’homme et Dieu, emprunte contre la raison toutes les armes du scepticisme.

Le mysticisme va plus loin : il attaque jusqu’à la liberté ; il ordonne de renoncer à soi-même pour s’identifier par l’amour avec celui dont l’infini nous sépare. L’idéal de la vertu n’est plus la courageuse persévérance de l’homme de bien, qui, en luttant contre la tentation et la souffrance, accomplit la sainte épreuve de la vie ; ce n’est pas non plus le libre et éclairé dévouement d’une ame aimante : c’est l’entier et aveugle abandon de soi-même, de sa volonté, de tout son être, dans une contemplation vide de pensée, dans une prière sans parole et presque sans conscience.

La source du mysticisme est dans cette vue incomplète de la nature humaine qui ne sait pas y discerner ce qu’il y a de plus profond, et se prend à ce qu’il y a de plus frappant, de plus saisissant, et par conséquent aussi de plus saisissable. Nous l’avons déjà dit, la raison n’est pas bruyante, et souvent elle n’est pas entendue, tandis que l’écho du sentiment retentit avec éclat. Dans ce phénomène composé, il est naturel que l’élément le plus apparent couvre et offusque le plus intime.

D’ailleurs, que de rapports, que de ressemblances trompeuses entre ces deux facultés ! Sans doute, dans leur développement, elles diffèrent d’une manière manifeste. Quand la raison devient le raisonnement, on distingue aisément sa pesante allure de l’élan du sentiment ; mais la raison spontanée se confond presque avec le sentiment : même rapidité, même obscurité. Ajoutez qu’elles poursuivent le même objet et qu’elles marchent presque toujours ensemble. Il n’est donc pas étonnant qu’on les ait confondues.

Une saine philosophie les distingue sans les séparer. L’analyse démontre que la raison précède et que le sentiment suit. Comment aimer ce qu’on ignore ? Pour jouir de la vérité, ne faut-il pas la connaître ? Pour s’émouvoir à certaines idées, ne faut-il pas les avoir eues en un degré quelconque ? Absorber la raison dans le sentiment, c’est étouffer la cause dans l’effet. Quand on parle de la lumière du cœur, on désigne sans le savoir cette lumière de la raison spontanée qui nous découvre la vérité d’une intuition pure et immédiate, tout opposée aux procédés lents et laborieux de la raison réfléchie et du raisonnement.

Le sentiment par lui-même est une source d’émotion, non de connaissance. La seule faculté de connaître, c’est la raison. Au fond, si le sentiment est différent de la sensation, il tient cependant de toutes parts à la sensibilité générale, et il est variable comme elle ; il a comme elle ses intermittences, ses vivacités et ses langueurs, son exaltation et ses défaillances. On ne peut donc ériger les inspirations du sentiment, essentiellement mobiles et individuelles, en une règle universelle et absolue[4]. Il n’en est pas ainsi de la raison ; elle est constamment la même dans chacun de nous, et la même dans tous les hommes. Les lois qui président à son exercice composent la législation commune de tous les êtres intelligens. Il n’y a pas d’intelligence qui ne conçoive quelque vérité universelle et nécessaire, et conséquemment l’être infini qui en est le principe. Ces grands objets une fois connus excitent dans l’ame de tous les hommes les émotions que nous avons essayé de décrire. Ces émotions participent de la dignité de la raison et de la mobilité de l’imagination et de la sensibilité. Le sentiment est le rapport harmonieux et vivant de la raison et de la sensibilité. Supprimez l’un des deux termes, que devient le rapport ? Le mysticisme prétend élever l’homme directement à Dieu, et il ne voit pas qu’en ôtant à la raison sa puissance, il ôte à l’homme précisément ce qui lui fait connaître Dieu et le met en une juste communication avec lui, par l’intermédiaire de la vérité éternelle et infinie !

L’erreur fondamentale du mysticisme est d’écarter cet intermédiaire, comme si c’était une barrière et non pas un lien. Il fait donc de l’être infini l’objet direct de l’amour ; mais un tel amour ne se peut soutenir que par des efforts surhumains qui aboutissent à la folie. L’amour tend à s’unir à son objet ; le mysticisme l’y absorbe. De là les extravagances de ce mysticisme intempérant si sévèrement et si justement condamné par Bossuet et par l’église dans le quiétisme[5]. Le quiétisme endort l’activité de l’homme, éteint son intelligence, substitue à la recherche de la vérité et à l’accomplissement du devoir des contemplations oisives ou déréglées. La vraie union de l’ame avec Dieu se fait par la vérité et par la vertu. Toute autre union est une chimère, un péril, quelquefois un crime. Il n’est pas permis à l’homme d’abdiquer, sous aucun prétexte, ce qui le fait homme, ce qui le rend capable de comprendre Dieu et d’en exprimer en soi une imparfaite image, c’est-à-dire la raison, la volonté, la conscience. Sans doute la vertu a sa prudence, et s’il ne faut jamais céder à la passion, il est diverses manières de la combattre pour la mieux vaincre. On peut la laisser s’user elle-même, et la résignation et le silence peuvent avoir leur emploi légitime. Il y a une part de vérité, d’utilité même dans les Lettres spirituelles, et jusque dans les Maximes des Saints ; mais, en général, il est mal sûr d’anticiper en ce monde sur les droits de la mort, et de rêver la sainteté, quand la vertu seule nous est imposée, et quand la vertu est déjà si rude à accomplir, même très imparfaitement. Le quiétisme le meilleur ne peut être tout au plus qu’une halte dans la carrière, une trève dans la lutte, ou plutôt une autre manière de combattre encore. Ce n’est pas en fuyant qu’on gagne des batailles ; pour les gagner, il les faut livrer, d’autant mieux que le devoir est de combattre encore plus que de vaincre. Entre le stoïcisme et le quiétisme, ces deux extrêmes opposés, le premier, à tout prendre, est préférable au second ; car s’il n’élève pas toujours l’homme jusqu’à Dieu, il maintient du moins la personnalité humaine, la liberté, la conscience, tandis que le quiétisme, en abolissant tout cela, abolit l’homme tout entier. L’oubli de la vie et de ses devoirs, l’inertie, la paresse, la mort de l’ame, tels sont les fruits de cet amour de Dieu, qui se perd dans l’oisive contemplation de son objet. Et encore, pourvu qu’il n’entraîne pas des égaremens plus funestes ! Il vient un moment où l’ame, qui se croit unie à Dieu, enorgueillie de cette possession imaginaire, méprise à ce point et le corps et la personne humaine que toutes ses actions lui deviennent indifférentes, et que le bien et le mal sont égaux à ses yeux. C’est ainsi que des sectes fanatiques ont été vues mêlant le crime et la dévotion, trouvant dans l’une l’excuse, souvent même le mobile de l’autre, et préludant par de mystiques ravissemens à des dérèglemens infames, à des cruautés abominables. Déplorable conséquence de la chimère du pur amour, de la prétention du sentiment de dominer sur la raison, de servir seul de guide à l’ame humaine, et de se mettre en communication directe avec Dieu sans l’intermédiaire du monde visible, de l’intelligence et de la vérité !

Mais il est temps de passer à un autre genre de mysticisme, plus singulier, plus savant, plus raffiné, et tout aussi déraisonnable, bien qu’il se présente au nom même de la raison.

La raison, à moins de détruire en elle un des principes qui la gouvernent, ne peut s’en tenir à la vérité, pas même aux vérités absolues de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral : elle ne peut pas ne pas rattacher toutes les vérités universelles, nécessaires, absolues, à l’être qui seul les peut expliquer, parce que seul il possède en soi l’existence nécessaire et absolue, l’immutabilité et l’infinitude. Dieu est la substance des vérités incréées, comme il est la cause des existences créées. Les vérités nécessaires trouvent en Dieu leur sujet naturel. Nous les apercevons, nous ne les constituons pas. Dieu les aperçoit, et s’il ne les a point faites arbitrairement, ce qui répugne à leur essence et à la sienne, il les constitue en tant qu’elles sont lui-même. Son intelligence les possède comme les manifestations d’elle-même. Tant que la nôtre ne les a point rapportées à l’intelligence divine, elles lui sont un effet sans sa cause, un phénomène sans sa substance. Elle les rapporte donc à leur cause et à leur substance, et en cela, elle obéit à un besoin impérieux et à un principe assuré de la raison[6].

Le mysticisme brise en quelque sorte l’échelle qui nous élève jusqu’à la substance infinie ; il considère cette substance toute seule et indépendamment des vérités diverses qui nous la manifestent, et il s’imagine posséder ainsi l’absolu pur, l’unité pure, l’être en soi. L’avantage que cherche ici le mysticisme, c’est de donner à la pensée un objet où il n’y ait nul mélange, nulle division, nulle multiplicité, où tout élément sensible et humain ait entièrement disparu. Pour obtenir cet avantage, il en faut payer le prix. Il est un moyen très simple de délivrer la théodicée de toute ombre d’anthropomorphisme, c’est de réduire Dieu à une abstraction, à l’abstraction de l’être en soi. L’être en soi, il est vrai, est pur de toute division, mais à cette condition qu’il n’ait nul attribut, nulle qualité, et même qu’il soit dépourvu de science et d’intelligence ; car l’intelligence, si élevée qu’elle puisse être, suppose toujours la distinction du sujet intelligent et de l’objet intelligible. Un dieu dont l’absolue unité exclut l’intelligence, voilà le dieu de la philosophie mystique. C’est l’école d’Alexandrie qui a produit sur la scène de l’histoire cette philosophie extraordinaire.

Comment l’école d’Alexandrie, comment Plotin, son fondateur, au milieu des lumières de la civilisation grecque et latine, a-t-il pu arriver à cette étrange notion de la Divinité ? Par l’abus du platonisme, par la corruption de la meilleure et de la plus sévère méthode, celle de Socrate et de Platon.

La méthode platonicienne, la marche dialectique, comme l’appelle son auteur, recherche dans la multitude des choses individuelles, variables, contingentes, le principe auquel elles empruntent ce qu’elles possèdent de général, de durable, d’un, c’est-à-dire leur Idée ; elle s’élève sans cesse aux idées comme aux seuls vrais objets de l’intelligence, pour s’élever encore de ces idées, qui s’ordonnent dans une admirable hiérarchie, à la première de toutes, au-delà de laquelle l’intelligence n’a plus rien à concevoir ni à chercher. C’est en écartant dans les choses finies leur limite, leur individualité, que l’on atteint les genres, les idées, et par elles leur souverain principe. Mais ce principe n’est pas le dernier des genres ni la dernière des abstractions : c’est un principe réel et substantiel[7]. Le dieu de Platon ne s’appelle pas seulement l’unité, il s’appelle le bien : il n’est pas la substance morte des Éléates[8] ; il est doué de vie et de mouvement[9], fortes expressions qui montrent à quel point le dieu de la métaphysique platonicienne diffère de celui du mysticisme. Ce dieu est le père du monde[10] ; il est le père de la vérité, cette lumière des esprits[11]. Il habite au milieu des idées, qui font de lui un dieu véritable en tant qu’il est avec elles[12]. Il possède l’auguste et sainte intelligence[13]. Il a tiré le monde du chaos et il a créé (je dis créé au sens le plus rigoureux du mot) l’ame de l’homme sans aucune nécessité extérieure, et par ce motif seul qu’il est bon[14]. Enfin il est la beauté sans mélange, inaltérable, immortelle, qui fait dédaigner toutes les beautés terrestres à qui l’a une fois entrevue[15]. Le beau et le bien absolu est trop éblouissant pour que l’œil d’un mortel puisse le regarder en face ; il le faut contempler dans les images qui nous le révèlent, dans la vérité, dans la beauté, dans la justice, telles qu’elles se rencontrent ici-bas et parmi les hommes, de même qu’il faut habituer peu à peu l’œil du captif enchaîné dès l’enfance à la splendide lumière du soleil[16]. Notre raison éclairée par la vraie science[17] peut apercevoir cette lumière des esprits ; la raison bien conduite peut aller jusqu’à Dieu, et il n’est pas besoin pour y atteindre d’une faculté particulière et mystérieuse.

Plotin s’est égaré en poussant à l’excès la dialectique platonicienne, et en l’étendant au-delà du terme où elle doit s’arrêter. Dans Platon, elle se termine aux idées, à l’idée du bien, et produit un Dieu intelligent et bon. Plotin l’applique sans fin, et elle le conduit dans l’abîme du mysticisme. Si toute vérité est dans le général, et si toute individualité est imperfection, il en résulte que tant que nous pourrons généraliser, tant qu’il nous sera possible d’écarter quelque différence, d’exclure quelque détermination, nous n’aurons pas atteint le terme de la dialectique. Son objet dernier sera donc un principe absolu sans aucune détermination. L’abstraction n’épargnera pas en Dieu l’être lui-même. En effet, si nous disons que Dieu est un être, à côté et au-dessus de l’être nous mettons l’unité, de laquelle l’être participe, et que l’on peut dégager pour la considérer seule. L’être ici n’est pas simple, puisqu’il est à la fois être et unité ; l’unité seule est simple, car on ne peut remonter au-delà d’elle. Et encore, quand nous disons unité, nous la déterminons. La vraie unité absolue doit donc être quelque chose d’absolument indéterminé, qui n’est pas, qui ne peut même se nommer, l’innommable, comme dit Plotin. Un tel principe, qui n’est pas, à plus forte raison ne peut pas penser, car toute pensée est encore une détermination, une manière d’être. Ainsi l’être et la pensée sont exclus de la vraie unité. Si l’alexandrinisme les admet, ce n’est que comme une déchéance, une dégradation de l’unité. Considéré dans la pensée et dans l’être, le principe suprême est inférieur à lui-même ; ce n’est que dans la simplicité pure de son indéfinissable essence qu’il est le dernier objet de la science et le dernier terme de la perfection.

Pour entrer en rapport avec un pareil dieu, les facultés ordinaires ne suffisent point, et la théodicée de l’école d’Alexandrie lui impose une psychologie toute particulière.

Dans la vérité des choses, la raison conçoit l’unité absolue comme un attribut de l’être absolu, mais non pas comme quelque chose en soi ; ou si elle la considère à part, elle sait qu’elle ne considère qu’une abstraction. Veut-on faire de l’unité absolue autre chose que l’attribut d’un être absolu, ou une abstraction, une conception de l’intelligence humaine ? Ce n’est plus rien que la raison puisse accepter à aucun titre. Cette unité vide sera-t-elle l’objet de l’amour ? Mais l’amour bien plus que la raison aspire à un objet réel. On n’aime pas la substance en général, mais une substance qui possède tel ou tel caractère. Dans les amitiés humaines, supprimez toutes les qualités d’une personne ou modifiez-les ; vous modifiez ou vous supprimez l’amour. Cela ne prouve pas, comme le croit Pascal, que vous n’aimiez pas cette personne ; cela prouve seulement que la personne n’est rien pour vous sans ses qualités.

Ainsi ni la raison ni l’amour ne peuvent atteindre l’absolue unité du mysticisme. Pour correspondre à un tel objet, il faut en nous quelque chose qui y soit analogue, il faut un mode de connaître qui emporte l’abolition de la conscience. En effet, la conscience est le signe du moi, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus déterminé. L’être qui dit moi se distingue essentiellement de tout autre : c’est là qu’est pour nous le type de l’individualité. La conscience dégraderait l’idéal de la connaissance dialectique, où toute division, toute détermination doit être absente pour répondre à l’absolue unité de son objet. Ce mode de communication pure et directe avec Dieu, qui n’est pas la raison, qui n’est pas l’amour, qui exclut la conscience, c’est l’extase (ἔϰστασις). Ce mot, que Plotin a le premier appliqué à ce singulier état de l’ame, exprime cette séparation d’avec nous-mêmes que le mysticisme exige et dont il croit l’homme capable. L’homme, pour communiquer avec l’être absolu, doit sortir de lui-même. Il faut que la pensée écarte toute pensée déterminée, et, en se repliant dans ses profondeurs, arrive à un tel oubli d’elle-même que la conscience soit ou semble évanouie. Mais ce n’est là qu’une image de l’extase. Ce qu’elle est en soi, nul ne le sait ; comme elle échappe à toute conscience, elle échappe à la mémoire, elle échappe à la réflexion, et par conséquent à toute expression, à toute parole humaine.

Ce mysticisme rationnel ou philosophique repose sur une notion radicalement fausse de l’être absolu. À force de vouloir affranchir Dieu de toutes les conditions de l’existence finie, il en vient à lui ôter les conditions de l’existence même. Il a tellement peur que l’infini ait quoi que ce soit de commun avec le fini, qu’il n’ose reconnaître que l’être est commun à l’un et à l’autre, sauf la différence du degré, comme si tout ce qui n’est pas n’était pas le néant même ! L’être absolu possède l’unité absolue, sans aucun doute, comme il possède l’intelligence absolue ; mais, encore une fois, l’unité absolue, sans un sujet réel d’inhérence, est destituée de toute réalité. Réel et déterminé sont synonymes. Ce qui constitue un être, c’est sa nature spéciale, son essence. Un être n’est lui-même qu’à la condition de ne pas être un autre : il ne peut donc pas ne pas avoir des traits caractéristiques. Tout ce qui est est tel ou tel. La différence est un élément aussi essentiel à l’être que l’unité même. Si donc la réalité est la même chose que la détermination, il s’ensuit que Dieu est le plus déterminé des êtres. Aristote est bien plus platonicien que Plotin lorsqu’il dit que Dieu est la pensée de la pensée, qu’il n’est pas une simple puissance, mais une puissance effectivement agissante[18], entendant par là que Dieu, pour être parfait, ne doit rien avoir en soi qui ne soit accompli. C’est à la nature finie qu’il convient d’être jusqu’à un certain point indéterminée, puisqu’étant finie elle a toujours en elle des puissances qui ne sont pas réalisées. Cette indétermination diminue à mesure que ces puissances se réalisent, c’est-à-dire à mesure que le fini s’approche de l’infini, et elle augmente au contraire à mesure qu’il s’en éloigne. Ainsi la vraie unité divine n’est pas l’unité abstraite ; c’est l’unité précise de l’être parfait, en qui tout est achevé. Au faîte de l’existence encore plus qu’à son plus humble degré, tout est déterminé, tout est développé, tout est distinct, comme tout est un. La richesse des déterminations est le signe même de la plénitude de l’être. La réflexion distingue ces déterminations entre elles, mais il ne faut pas voir dans ces distinctions des limites. Dans nous, par exemple, est-ce que la diversité de nos facultés et leur plus riche développement divisent le moi et altèrent l’identité et l’unité de la personne ? Chacun de nous se croit-il moins lui-même parce qu’il possède et la mémoire et la raison et la volonté, etc. ? Non, assurément. Il en est de même de Dieu. Faute d’avoir passé par une psychologie suffisante[19], le mysticisme alexandrin s’est imaginé que la diversité des attributs est incompatible avec la simplicité de l’essence, et de peur de corrompre la simple et pure essence, il en a fait une abstraction. Par un scrupule insensé, il a craint que Dieu ne fût pas assez parfait s’il lui laissait toutes ses perfections. Il les considère comme des imperfections, l’être comme une dégradation, la création comme une chute ; et pour expliquer l’homme et l’univers, il est forcé de mettre en Dieu ce qu’il appelle des défaillances, pour n’avoir pas vu que ces prétendues défaillances sont les signes mêmes de la perfection infinie.

La théorie de l’extase est à la fois la condition nécessaire et la condamnation de la théorie de l’unité absolue. Sans l’unité absolue comme objet direct de la connaissance, à quoi bon l’extase dans le sujet de la connaissance ? L’extase, loin d’élever l’homme jusqu’à Dieu, l’abaisse au-dessous de l’homme, car elle efface en lui la pensée en ôtant sa condition, qui est la conscience. Supprimer la conscience, c’est rendre impossible toute connaissance, et c’est ne pas comprendre la perfection de ce mode de connaître où l’intimité du sujet et de l’objet donne à la fois la connaissance la plus simple, la plus immédiate et la plus déterminée.

Le mysticisme alexandrin est le mysticisme le plus savant et le plus profond qui soit connu. Dans les hauteurs de l’abstraction où il se perd, il semble bien loin des superstitions populaires, et pourtant l’école d’Alexandrie réunit la contemplation extatique et la théurgie. Ce sont là deux choses en apparence incompatibles, mais qui tiennent à un même principe, à la prétention d’apercevoir directement ce qui échappe invinciblement à toutes nos prises. Ici un mysticisme raffiné aspire à Dieu par l’extase ; là un mysticisme grossier croit le saisir par les sens. Les procédés et les facultés employées diffèrent ; mais le fond est le même, et de ce fond commun sortent nécessairement les extravagances les plus opposées. Apollonius de Tyane est un alexandrin populaire, et Jamblique, c’est Plotin devenu prêtre, mystagogue, hiérophante. Un culte nouveau éclatait par des miracles ; le culte ancien voulut avoir les siens[20], et des philosophes se vantèrent de faire comparaître la Divinité devant d’autres hommes. On eut des démons à soi et en quelque sorte à ses ordres ; on n’invoqua plus seulement les dieux, on les évoqua. L’extase pour les initiés, la théurgie pour la foule.

De tous temps et de toutes parts, ces deux mysticismes se sont donné la main. Dans l’Inde et dans la Chine, les écoles où s’enseigne l’idéalisme le plus quintessencié ne sont pas loin des pagodes de la plus avilissante idolâtrie. Un jour on lit le Bhagavad-Gita ou Lao-tseu[21], on enseigne un dieu indéfinissable, sans attributs essentiels et déterminés, et le lendemain on fait voir au peuple telle ou telle forme, telle ou telle manifestation de ce dieu qui, n’en ayant pas une qui lui appartienne, peut les recevoir toutes, et qui, n’étant que la substance en soi, est nécessairement la substance de tout, de la pierre et d’une goutte d’eau, du chien, du héros et du sage. Ainsi, dans le monde ancien, sous Julien par exemple, le même homme était à la fois professeur à l’école d’Athènes et gardien du temple de Minerve ou de Cybèle, tour à tour chargé d’obscurcir et de subtiliser le Timée et la République, et de déployer aux yeux de la multitude soit le voile sacré[22], soit la châsse de la bonne déesse[23], et, dans l’une et l’autre fonction, prêtre ou philosophe, en imposant aux autres et à lui-même, entreprenant de monter au-dessus de l’esprit humain et tombant misérablement au-dessous, et payant en quelque sorte la rançon d’une métaphysique inintelligible en se prêtant aux plus honteuses superstitions.

Lorsque la religion chrétienne triompha, elle rangea l’humanité sous une discipline sévère, qui mit un frein à ce déplorable mysticisme ; mais combien de fois n’a-t-il pas ramené, sous le règne même de la religion de l’esprit, toutes les extravagances des religions de la nature ! Il devait surtout reparaître à la renaissance des écoles et du génie du paganisme, au xvie siècle, quand l’esprit humain avait rompu avec la philosophie du moyen-âge, sans être encore parvenu à la philosophie moderne. Les Paracelse, les Vanhelmont, renouvelèrent les Apollonius et les Jamblique, abusant de quelques connaissances chimiques et médicales, comme ceux-ci avaient abusé de la méthode socratique et platonicienne, altérée dans son caractère et détournée de son véritable objet. Et même, en plein xviiie siècle, Swedenborg n’a-t-il pas uni en sa personne un mysticisme exalté et une sorte de magie, frayant ainsi la route à ces insensés que j’ai vus[24] me contester le matin les preuves les plus solides et les plus autorisées de l’existence de l’ame et de Dieu, et me proposer le soir de me faire voir autrement que par mes yeux, de me faire ouïr autrement que par mes oreilles, de faire usage de toutes mes facultés autrement que par leurs organes naturels, me promettant une science surhumaine, à la condition de perdre d’abord la conscience, la pensée, la liberté, la mémoire, tout ce qui me constitue être intelligent et moral ? Je saurai tout alors, mais à ce prix que je ne saurai rien de ce que je saurai. Je m’élèverai dans un monde merveilleux, qu’éveillé et de sens rassis je ne puis pas même soupçonner, et dont ensuite il ne me restera aucun souvenir ; mysticisme à la fois grossier et chimérique, qui pervertit tout ensemble la psychologie et la physiologie, extase imbécile renouvelée sans génie de l’extase alexandrine, extravagance qui n’a pas même le mérite d’un peu de nouveauté, et que l’histoire voit reparaître à toutes les époques d’ambition et d’impuissance !

Voilà où on en vient quand on veut sortir des conditions imposées à la nature humaine. Charron l’a dit le premier, et après lui on l’a répété mille fois : Qui veut faire l’ange fait la bête. Le remède à toutes ces folies est une théorie sévère de la raison, de ce qu’elle peut et de ce qu’elle ne peut pas, de la raison enveloppée d’abord dans l’exercice des sens, puis s’élevant aux idées universelles et nécessaires, les rapportant à leur principe, à un être infini et en même temps réel et substantiel, dont elle conçoit l’existence, mais dont il lui est à jamais interdit de pénétrer et de comprendre la nature. Le sentiment accompagne et vivifie les intuitions sublimes de la raison ; mais il ne faut pas confondre ces deux ordres de faits, encore bien moins étouffer la raison dans le sentiment. Entre un être fini, tel que l’homme, et Dieu, substance absolue et infinie, il y a le double intermédiaire et de ce magnifique univers, livré à nos regards, et de ces vérités merveilleuses que la raison conçoit, mais qu’elle n’a point faites, pas plus que l’œil ne fait les beautés qu’il aperçoit. Le seul moyen qui nous soit donné de nous élever jusqu’à l’être des êtres, sans éprouver d’éblouissement ni de vertige, c’est de nous en rapprocher à l’aide du divin intermédiaire, c’est-à-dire de nous consacrer à l’étude et à l’amour de la vérité, à la contemplation et à la reproduction du beau, surtout à la pratique du bien.


V. Cousin.
  1. Voyez dans la Revue des Deux Mondes, du 15 décembre 1844 et du 15 janvier 1845, deux articles intitulés : Du Scepticisme de Pascal.
  2. Appuyons-nous ici sur deux passages admirables de celui qui est à tant de titres le maître vénéré de la philosophie française du xixe siècle. « La vie intellectuelle, dit M. Royer-Collard, est une succession non interrompue, non pas seulement d’idées, mais de croyances explicites ou implicites. Les croyances de l’esprit sont les forces de l’ame et les mobiles de la volonté. Ce qui nous détermine à croire, nous l’appelons évidence. La raison ne rend pas compte de l’évidence ; l’y condamner, c’est l’anéantir, car elle-même a besoin d’une évidence qui lui soit propre. Ce sont les lois fondamentales de la croyance qui constituent l’intelligence, et comme elles découlent de la même source, elles ont la même autorité ; elles jugent au même titre ; il n’y a point d’appel du tribunal des unes à celui des autres. Qui se révolte contre une seule se révolte contre toutes, et abdique toute sa nature. » Œuvres de Reid, t. III, p. 450. — « Quand on se révolte contre les faits primitifs, on méconnaît également la constitution de notre intelligence et le but de la philosophie. Expliquer un fait, est-ce autre chose que le dériver d’un autre fait, et ce genre d’explication, s’il doit s’arrêter quelque part, ne suppose-t-il pas des faits inexplicables ? La science de l’esprit humain aura été portée au plus haut degré de perfection qu’elle puisse atteindre, quand elle saura dériver l’ignorance de sa source la plus élevée. » Ibid.
  3. Voyez le Phèdre et le Banquet, t. VI de notre traduction.
  4. Ne nous lassons pas de citer M. Royer-Collard. Il a marqué l’infériorité du sentiment vis-à-vis de la raison en une page vive et forte, à laquelle nous emprunterons quelques traits. (Œuvres de Reid, t. III, p. 410-411.) « La perception des qualités morales des actions humaines est accompagnée d’une émotion de l’ame que nous appelons sentiment. Le sentiment est un secours de la nature qui nous invite au bien par l’attrait des plus nobles jouissances dont l’homme soit capable, et qui nous détourne du mal par le mépris, l’aversion, l’horreur qu’il nous inspire. C’est un fait qu’à la contemplation d’une belle action ou d’un noble caractère, en même temps que nous percevons ces qualités de l’action et du caractère, perception qui est un jugement, nous éprouvons pour la personne un amour mêlé de respect, et quelquefois une admiration pleine d’attendrissement. Une mauvaise action, un caractère lâche et perfide, excitent une perception et un sentiment contraires. L’approbation intérieure de la conscience et le remords sont les sentimens attachés à la perception des qualités morales de nos propres actions… Je n’affaiblis point la part du sentiment ; cependant il n’est pas plus vrai que la morale soit toute dans le sentiment, qu’il n’est vrai que la perception soit dans la sensation ; et, si on le soutient, on anéantit les distinctions morales… Que la morale soit toute dans le sentiment, rien n’est bien, rien n’est mal en soi ; le bien et le mal sont relatifs ; les qualités des actions humaines… sont précisément telles que chacun les sent. Changez le sentiment, vous changez tout ; la même action est à la fois bonne, indifférente et mauvaise, selon l’affection du spectateur. Faites taire le sentiment, les actions ne sont que des phénomènes physiques ; l’obligation se résout dans les penchans, la vertu dans le plaisir, l’honnête dans l’utile. C’est la morale d’Épicure. Dii meliora piis ! »
  5. Voyez l’admirable livre de Bossuet intitulé : Instruction sur les états d’oraison.
  6. Bossuet, Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même. « Si je cherche où et en quel sujet ces vérités subsistent éternelles et immuables comme elles sont, je suis obligé d’avouer un être où la vérité est éternellement subsistante et où elle est toujours entendue. » — Leibnitz, Nouveaux essais sur l’Entendement humain, liv. IV, ch. ii. « Cela nous mène enfin au dernier fondement des vérités, savoir, à cet esprit suprême et universel qui ne peut manquer d’exister, dont l’entendement, à dire vrai, est la région des vérités éternelles, comme saint Augustin l’a reconnu et l’exprime d’une manière assez vive… Il faut bien que ces vérités nécessaires soient fondées dans l’existence d’une substance nécessaire. C’est là où je trouve l’original des vérités qui sont gravées dans nos ames. »
  7. Platon n’a jamais songé à faire des Idées des êtres subsistant par eux-mêmes ; mais, comme l’ont fait depuis lui et d’après lui saint Augustin, Bossuet, Leibnitz, il les a distinguées de l’esprit humain, qui les conçoit et ne les constitue pas, car l’homme n’est pas la mesure de la vérité, et il a placé leur fondement en Dieu. C’est ce que nous avons démontré ailleurs. Mais Aristote a eu ses raisons pour accuser Platon d’avoir fait des Idées des êtres. Les péripatéticiens modernes ont répété à l’envi cette accusation, et après eux, tous ceux qui ont voulu décrier la philosophie ancienne et la philosophie en général, en prêtant l’apparence d’une absurdité à son plus illustre représentant. Nous regrettons qu’un excellent élève de l’École Normale, M. H. Martin, dans ses Études sur le Timée, ait mis au service d’une mauvaise cause une érudition consciencieuse et en général exacte.
  8. Voyez Fragmens philosophiques. Philosophie ancienne, article Xénophane et article Zénon.
  9. Voyez le Sophiste, p. 261, t. XI de notre traduction.
  10. Timée, t. XII, p. 117.
  11. République, liv. vii, p. 70 du tome X.
  12. Phèdre, p. 55, t. VI.
  13. Le Sophiste, p. 261-262. — Il faut citer ce passage peu connu et décisif que nous avons traduit pour la première fois. « L’Étranger. — Mais quoi, par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement que dans la réalité le mouvement, la vie, l’ame, l’intelligence, ne conviennent pas à l’être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence ? — Théétète. — Ce serait consentir, cher Éléate, à une bien étrange assertion. — L’Étranger. — Ou bien lui accorderons-nous l’intelligence en lui refusant la vie ? — Théétète. — Cela ne se peut. — L’Étranger. — Ou bien encore dirons-nous qu’il y a en lui l’intelligence et la vie, mais que ce n’est pas dans une ame qu’il les possède ? — Théétète. — Et comment pourrait-il les posséder autrement ? — L’Étranger. — Enfin que, doué d’intelligence, d’ame et de vie, tout animé qu’il est, il demeure dans une complète immobilité ? — Théétète. — Tout cela me paraît déraisonnable. »
  14. Le Timée, p. 119. — « Disons la cause qui a porté le suprême ordonnateur à produire et à composer cet univers : il était bon. »
  15. Banquet. Discours de Diotime, t. VI.
  16. République, ibid.
  17. Ibid.
  18. Livre xii de la Métaphysique. Voyez notre ouvrage De la Métaphysique d’Aristote, seconde édition, p. 200 sqq.
  19. Dans un article sur Vanini, inséré dans cette Revue, 15 décembre 1843, nous avons fait voir sur plusieurs points importans quelles lumières la théodicée peut tirer de la psychologie.
  20. Fragmens philosophiques. Philosophie ancienne, article Eunape.
  21. Tome II de la seconde série de nos cours, Esquisse d’une histoire générale de la Philosophie, leçons v et vi.
  22. Voyez l’Euthyphron, tome Ier de notre traduction de Platon.
  23. Lucien, Apulée, Lucius de Patras, etc.
  24. Les magnétiseurs.