Du mouvement politique et provincial en France depuis la révolution de février

DU


MOUVEMENT PROVINCIAL


EN


FRANCE DEPUIS LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.




I

La France présente en ce moment un étrange spectacle. L’assemblée constituante élue au mois d’avril dernier, investie des droits de la souveraineté, dont le titre et l’origine lui permettent de se dire l’expression de la volonté nationale, est assaillie chaque jour par des milliers de pétitionnaires qui contestent la durée de son mandat et refusent de voir plus long-temps en elle la représentation du pays. D’où vient cet antagonisme ? À quoi devons-nous attribuer ce désaccord, arrivé presque à l’état de conflit, entre les représentans officiels de la nation et l’opinion publique ? Quelles sont les circonstances qui ont pu amener, dans une période si courte, un différend aussi profond entre le pouvoir constituant et le peuple dont il est le délégué ? Est-ce le fait d’un entraînement né de la mobilité des passions qui nous agitent, ou la cause en est-elle dans le sentiment froissé des populations ? Pour résoudre ces questions, posées d’une manière si redoutable par la gravité même de la situation, il faut porter le regard au loin, l’étendre sur tout le territoire, sonder les profondeurs de la conscience publique et suivre dans toutes ses phases le mouvement de l’opinion publique en France depuis dix mois.

La révolution du 24 février a produit des effets aussi divers qu’inattendus : quelques-uns se sont déjà amortis et laissent à peine une trace sur le sol ébranlé ; d’autres subsistent qui, loin de s’affaiblir, tendent incessamment à prendre une plus grande importance. Au nombre de ces derniers est l’agrandissement de la scène politique, c’est-à-dire du théâtre où sont mis en jeu les intérêts et les passions qui agissent sur les destinées du pays. Sous la restauration et pendant les dix-huit années du règne de la monarchie constitutionnelle, la vie politique était concentrée à Paris. Ce n’était qu’à de rares intervalles qu’elle s’étendait dans les départemens, et parvenait à y secouer la léthargie où ils étaient plongés. À l’époque des élections générales, elle s’éloignait du centre, et rayonnait, mais tempérée par l’effet de la distance, jusqu’aux extrémités du territoire. Ainsi, quelque temps à l’avance, les journaux de Paris adoptaient une question, habilement choisie, propre à enflammer les esprits. La solution qu’ils indiquaient dans leur polémique quotidienne était le mot d’ordre des partis en présence et servait à les rallier. C’était comme un cartel qu’on échangeait en entrant dans l’arène électorale. Paris faisait plus encore : il décernait par ses comités, par ses recommandations, des certificat de civisme et de vertus patriotiques aux hommes qui se présentaient pour briguer les suffrages ; il désignait les candidats, les prenait ordinairement parmi les personnes qui, au barreau, dans la presse, dans la finance, avaient acquis, sous ses yeux, quelque renom. Le sentiment de localité des électeurs ne se montrait pas bien exigeant, et les conditions qu’on avait à remplir pour le satisfaire étaient des plus simples. C’était ordinairement un extrait de naissance qui prouvait qu’on ne s’était rendu quelque peu célèbre à Paris que pour la plus grande gloire de l’endroit dont on était originaire ; c’était un domaine qu’on voulait bien aller habiter deux ou trois mois de l’année, pendant les vacances parlementaires ; c’était enfin un lien de parenté ou d’affection qui vous rattachait à quelque notabilité influente de l’arrondissement. La chambre se recrutait de Parisiens que les collèges électoraux très humblement investissaient de l’honneur de les représenter. L’urne électorale n’était qu’un écho fidèle de l’opinion de Paris, et le son qu’elle rendait s’appelait alors la voix de la France. Quelques individualités indépendantes surgissaient bien de temps à autre du sein de la province ; mais, par l’effet attractif de la véritable puissance, elles perdaient bien vite, dans l’atmosphère parlementaire et au contact du monde officiel, la couleur trop vive du terroir et se laissaient absorber. Cette omnipotence de la capitale devait naturellement cesser avec le suffrage universel. Toutefois on se tromperait, si on n’expliquait l’avènement des départemens à la vie politique notre nouveau principe d’élection. Ce fait, qui frappe aujourd’hui tous les regards, a une cause plus élevée, et dont il est nécessaire de se rendre compte, si l’on veut connaître exactement la situation du pays.

Lorsque la révolution de février éclata, Paris (nous entendons parler de la portion calme et paisible de ses habitans) ne put croire que ce mouvement fût uniquement le résultat d’un coup de main hardi. Comment penser qu’un pouvoir appuyé sur la majorité des chambres, sur l’armée, entouré de la force morale que donne toujours un long règne de paix et de prospérité, pût être renversé par quelques émeutiers audacieux et comme par surprise ? En France, on aime à expliquer les grands événemens par de grandes causes. Paris ne voulut pas croire qu’un bouleversement aussi profond fût la victoire d’une poignée de soldats des sociétés secrètes, qui, embusqués derrière les légions de la garde nationale, avaient transformé les cris de vive la réforme en cris de vive la république. Il se plut à penser que cette révolution était le fait de la force démocratique s’ouvrant une plus large voie et s’emparant définitivement de la souveraineté. Cette explication avait le double avantage d’être logique et de justifier en quelque sorte la faiblesse avec laquelle on avait laissé tomber la royauté. C’est ce qu’on se disait de bonne foi dans la capitale ; on acceptait le fait accompli, et chacun ne se préoccupait plus que de plier son intérêt, ses convictions, son existence au nouvel ordre de choses issu de cette immense commotion.

On avait bien quelque méfiance à l’endroit des institutions républicaines ; mais on imposait silence à ce sentiment, et l’on se soumettait au gouvernement nouveau comme les esprits timides se soumettent à la fatalité, avec cette excuse que le sort n’admet pas la discussion. D’ailleurs, en face de soi, on avait une puissance révolutionnaire, armée de la dictature, délibérant sur la place publique et toujours prête à faire appel à la force. On se serait bien gardé de l’irriter et on lui savait gré de tous les excès de pouvoir qu’elle ne commettait pas. On s’empressait autour d’elle ; l’armée, la magistrature, lui apportaient leur adhésion. On proclamait la mansuétude des vainqueurs, parce que les maisons n’étaient pas pillées, parce que les citoyens tranquilles chez eux ne couraient pas risque de la vie. M. de Lamartine était un nouveau Curtius, parce qu’il avait écarté le drapeau rouge d’une main indignée, pour relever le drapeau de notre affranchissement et de notre gloire. Les habitans de Paris ne pouvaient douter qu’ils n’assistassent à un de ces grands cataclysmes qui bouleversent l’existence des peuples et leur ouvrent de mystérieuses destinées. Le Luxembourg retentissait des enseignemens de M. Louis Blanc, où toutes les notions du juste et de l’injuste, du vrai et du faux, étaient outrageusement perverties ; l’armée, autrefois l’espoir des bons citoyens, retenue à distance de la capitale et suspecte de sentimens hostiles, ne pouvait plus rien pour le rétablissement de l’ordre ; la garde nationale, sous le commandement du général Courtais, sans foi dans sa force, sans confiance dans son chef, se sentait impuissante à lutter tout à la fois contre les anarchistes dont ses rangs s’étaient grossis, et contre les ateliers nationaux incessamment recrutés pour le service de l’émeute en permanence. C’est sous l’empire de ces circonstances que Paris arriva aux élections du mois d’avril dernier. Ses votes d’alors, jugés aujourd’hui, ne témoignent que trop de l’état moral que nous venons de décrire ; pleins de déférence pour l’esprit révolutionnaire, ils proclamèrent les noms du gouvernement provisoire et de quelques-uns des hommes les plus marquans du parti démocratique, entre autres ceux de MM. Louis Blanc, Albert, de Lamennais, Ledru-Rollin et Flocon.

Dans les départemens, l’opinion publique prit une tout autre attitude. La secousse était trop violente pour ne pas y mettre en éveil toutes les imaginations. Par suite d’une vieille habitude contractée pendant les vingt années de la domination exclusive de Paris, on reçut sans protestation les premières dépêches télégraphiques de l’Hôtel-de-Ville ; mais on croyait que de la capitale viendraient aussi les moyens de salut et qu’ils ne se feraient pas long-temps attendre. On faisait mille conjectures ; on annonçait que les députés dispersés se réunissaient dans une ville du centre, rappelaient l’armée autour d’eux, et marchaient sur Paris pour renverser la révolution. Si les départemens n’eurent pas en ce moment suprême l’initiative qui aurait pu sauver la France, il ne faut en accuser que la dépendance où on les avait tenus. Sans guide, sans chef, ils n’eurent point suffisamment confiance en eux, et n’osèrent rien entreprendre par leurs propres forces ; mais, aussitôt la république proclamée, ils se mirent à commenter ce mot, à lui demander s’il ne recélait pas plus de menaces que d’espérances, à rechercher de quel droit quelques hommes élevés sur le pavois des ouvriers du faubourg Saint-Antoine se permettaient d’imposer un nouveau gouvernement à la France, et de changer ses institutions sans la consulter. Les décrets signés Ledru-Rohlin, Lamartine, Marrast, malgré leur formulaire, au nom du peuple français, soulevèrent partout la véritable voix du peuple, qui répondait par des protestations. Dans chaque localité, dans chaque ville, on compta le nombre des personnes qui adhéraient aux principes nouveaux, on les pesa d’une main sévère ; on reconnut que ces personnes ne composaient qu’une infime minorité, et que leur moralité ne pouvait inspirer aucune confiance. Il se manifesta donc dès l’abord, dans les provinces, une énergique répulsion contre les hommes et les doctrines de la révolution du 24 février.

Cette révolte des départemens devait inquiéter les membres du gouvernement provisoire. Ils résolurent de la vaincre, et, à cette fin, ils empruntèrent leurs moyens de coaction aux traditions de l’époque la plus néfaste de notre histoire. Il se fit alors comme une renaissance des maximes et de la politique terroriste de 93. On exhuma les vieilles devises des jacobins ; on restaura, d’une main amollie par cinquante années de paix et de progrès, les armes du comité de salut public ; on fulmina des arrêtés de destitution contre tous les fonctionnaires suspects de tiédeur pour le régime nouveau ; on arracha des magistrats inamovibles de leurs siéges ; on cassa des conseils municipaux élus pour leur substituer arbitrairement des commissions locales ; on recruta une armée d’agens de toute espèce parmi les individus les plus mal famés, conspirateurs émérites et banqueroutiers frauduleux, et on la lança sur la province pour l’agiter et la ramener à la soumission ; on investit de pleins pouvoirs des commissaires de tous grades, pour qu’ils pussent, au besoin, plier les tribunaux à leurs caprices et requérir la force publique selon leur bon plaisir ; on proféra les menaces les plus impitoyables dans des circulaires où la passion anarchique se dépouillait de tout artifice de style pour mieux effrayer les citoyens. Enfin, ce que le gouvernement provisoire, par un reste de pudeur, n’osait faire en son nom, il le confiait aux soins de sa succursale de la rue de Rivoli, qui, s’intitulant la Commune de Paris, travaillait, au moyen de publications et de correspondances incendiaires, à réveiller un peu de la terreur dont ce nom était autrefois entouré.

Ce système d’intimidation produisit un effet tout contraire à celui qu’on s’en promettait. À peine cet appareil révolutionnaire fut-il exposé aux regards de la France indignée, que presque de toutes parts la résistance, de passive qu’elle était, devint active et énergique. À Bordeaux, à Montauban, à Amiens, à Périgueux, à Grenoble, on chasse les commissaires de M. Ledru-Rollin ; les agens officiels du gouvernement sont poursuivis, arrêtés dans leur mission, et souvent n’ont que le temps de se soustraire par la fuite à la colère des populations. Les journaux qui, avant la révolution de février, faisaient leur polémique avec les journaux de Paris, comprennent que les circonstances leur imposent une grande mission. Ils effacent les nuances qui les séparaient les uns des autres ; ils font taire leurs anciennes rivalités, et, s’unissant dans un sentiment commun, ne disputent plus entre eux que de courage et de dévouement pour combattre l’anarchie et signaler à la défiance publique les hommes du gouvernement provisoire. Dans cette dure épreuve, bien des caractères se sont révélés, bien des talens se sont produits qui s’ignoraient eux-mêmes. La presse départementale, obligée de suffire par elle-même aux nécessités d’une lutte vive et opiniâtre, forcée de ne prendre conseil que d’elle-même, lorsque la presse modérée de Paris succombait sous le nombre des journaux démagogiques et révolutionnaires, la presse départementale a dignement satisfait aux exigences de sa position. Pour apprécier tout ce qu’elle a déployé d’énergie et de bon sens dans ces jours d’orage, il faudrait relire ces feuilles brûlantes où elle stigmatisait de sa plume impitoyable les agens de M. Sobrier et de M. Ledru-Rollin ; il faudrait se rappeler avec quelle audace elle dénonçait chaque jour à l’indignation des honnêtes gens les complots qui s’ourdissaient à Paris, tantôt sous la protection même du gouvernement provisoire, tantôt sous celle de quelques-uns de ses membres en complicité avec les chefs des clubs ; il faudrait reproduire ses virulentes protestations contre les proclamations du ministre de l’intérieur de cette époque, et les menaces qu’elle lui renvoyait en échange de ses impérieuses objurgations. L’auteur du Bulletin n° 16 doit avoir conservé ces souvenirs, quoique la multiplicité et la grandeur des événemens les aient depuis lors à moitié effacés de nos esprits. La presse départementale, dans ce combat contre la révolution, a conquis des titres à la reconnaissance de la France. Elle a montré la force dont elle dispose, l’intelligence politique dont elle est douée, et l’intrépidité qui l’anime pour le service de ses convictions. En tête de ces journaux qui ont si vaillamment défendu la cause de l’ordre, il faut citer le Courrier de la Gironde et le Mémorial bordelais, le Courrier de la Somme, le Courrier de Marseille, le Courrier et la Gazette de Lyon, l’Impartial de Rouen, l’Indépendant de Toulouse, la Gazette du Languedoc et la Guienne. Actuellement ce sont des centres d’action fortement constitués sur différens points du territoire ; quel que soit le pouvoir qui gouverne la France, il devra compter avec eux.


II

Telle était la situation de la province, lorsqu’eurent lieu les élections générales. Cette première épreuve du suffrage universel émut profondément le pays. Tandis que le gouvernement provisoire semblait la redouter, les départemens l’appelaient de tous leurs vœux et y attachaient leurs espérances. Ces dispositions en sens contraire étaient si vives, que l’ajournement de la convocation des collèges électoraux, différée de quelques jours seulement, fut sur le point d’amener un conflit.

Quels sentimens prévalurent dans cette première manifestation du pays ? L’idée qu’il fallait élire des hommes nouveaux fut généralement admise. La France se croyait assez riche en capacités, en intelligences, en caractères, pour pouvoir se donner la satisfaction de renouveler tout son personnel politique. Il y avait d’ailleurs dans chaque localité des personnes qui, depuis bien des années, s’étaient fait remarquer par leur opposition dans les conseils municipaux, les conseils-généraux ou dans l’exercice de leurs droits de citoyen. Elles avaient blâmé l’ancien gouvernement ; elles avaient dénoncé ses fâcheuses tendances. Il était naturel de croire, après la catastrophe qui venait de renverser la monarchie, qu’elles avaient mieux vu et mieux jugé que ceux qui avaient été chargés de la diriger et de la défendre. Leur tour était donc arrivé de mettre la main à l’œuvre. Les représentans de l’ancien parti conservateur se tenaient à l’écart. Ils ne voulaient point, par leur présence dans l’arène électorale, réveiller de vieilles querelles ; ils avaient leur part de responsabilité dans le déplorable événement de février ; ils devaient attendre que l’expérience éclairât l’opinion publique et la leur ramenât, si malheureusement, comme ils en avaient la conviction, les excès de la démocratie justifiaient plus tard leur politique de résistance. Excepté à l’égard de quelques membres qui avaient figuré dans les rangs de la gauche et du centre gauche, l’exclusion des noms parlementaires connus depuis longues années fut donc rigoureusement observée.

Quel était le programme des candidats ? nous avons contracté l’habitude, dans les luttes politiques, de nous servir de mots auxquels nous n’attachons pas leur sens direct. C’est une lâcheté familière aux partis. Nous disons publiquement une chose qui, dans notre for intérieur, en signifie une toute différente. Nous nous laissons aller facilement à ce genre de mensonge, surtout dans les temps de crise. C’est un vice de nos mœurs publiques : si nous pouvions nous en guérir, non-seulement la vérité y gagnerait, mais les caractères s’élèveraient, et les opinions triomphantes seraient bien plus certaines de leur victoire. Les candidats se partagèrent en deux camps : les uns se proclamaient républicains de la veille, les autres républicains du lendemain. À prendre l’intention réelle que couvraient ces mots, nous reconnaîtrons aujourd’hui que les unes désignaient les hommes qui avaient préparé ou fait la révolution du 24 février, et les autres, ceux qui, la voyant d’un œil inquiet, ne l’acceptaient que sous bénéfice d’inventaire. Ce langage renfermait donc un sous-entendu qui ne fut pas compris partout de même. Il jeta un nuage sur quelques positions. À la faveur de cette demi-obscurité, bien des erreurs se sont commises, bien des votes se sont égarés, Toutefois, dans l’ensemble, les sympathies éveillées par ces appellations de convention ont porté sur des noms qui les représentaient. Disons-le, ces finesses, toute question de moralité à part, sont très dangereuses dans le suffrage universel. Elles échappent à l’appréciation de la multitude qui court le risque de se prendre aux apparences et d’ouvrir l’enceinte du Palais National à une représentation en désaccord avec l’opinion du pays. Le pays lui-même, incertain sur la direction de son vote, n’imprime pas à ses mandataires cette conviction qui fait les assemblées douées d’énergie et de foi politique. Peut-être est-ce à cette cause que nous devons attribuer l’esprit flottant et la marche indécise de la constituante de 1848.

Les désignations que nous venons de rappeler voilaient donc des tendances bien autrement opposées que ne le faisait supposer le rapprochement des mots. M. Ledru-Rollin était le chef reconnu des républicains de la veille ; M. de Lamartine voyait se grouper autour de lui les républicains du lendemain. M. de Lamartine, par sa résistance aux emportemens démagogiques de l’Hôtel-de-Ville, méritait alors d’être considéré comme l’homme le plus propre à arrêter la révolution. Sa candidature fut adoptée avec enthousiasme dans les départemens. Elle devint la bannière de tous ceux qui voulaient, dans ce bouleversement général, ressaisir quelques débris de l’édifice social et reconstruire un gouvernement.

Les professions de foi ne furent ni claires, ni précises ; les généralités les plus vagues, les déclamations les plus vides en firent les frais. N’est pas dans ces documens qu’il faut chercher la trace des préoccupations qui dominaient les électeurs. Les clubs démocratiques étaient rares dans les provinces, et n’étaient fréquentés que par des individus décriés ou sans influence. Les réunions du parti modéré, au contraire, étaient nombreuses et retentissaient des protestations les plus énergiques contre l’anarchie. C’est dans ces assemblées que se produisait le véritable esprit du pays. Il se résumait dans ces trois propositions sur lesquelles les candidats étaient provoqués à s’expliquer catégoriquement :

1° Révision de tous les actes du gouvernement provisoire accomplis depuis le 24 février ;

2° Résolution de combattre les révolutionnaires, en quelque sorte maîtres de Paris, et de leur infliger une vigoureuse répression, s’ils venaient, comme ils l’annonçaient, à porter atteinte à l’indépendance de l’assemblée ;

3° Compte à réclamer de la commission de l’Hôtel-de-Ville sur les dépenses faites depuis son installation, et spécialement sur l’impôt des 45 centimes, dont elle avait frappé la propriété foncière.

Ces recommandations se produisaient partout, et, pour capter les suffrages des électeurs, il fallait s’engager à les observer fidèlement. Elles n’étaient que trop légitimes. Pendant son règne de quatre mois, le parti révolutionnaire avait jeté la France dans un affreux chaos ; il avait systématiquement livré Paris aux fureurs et aux extravagances des démagogues dirigés par Barbès, Blanqui et Sobrier ; il avait déclaré la guerre à ceux qu’on nommait les riches ; il avait donné l’exemple de la violation des contrats en pratiquant effrontément la banqueroute à l’égard des détenteurs des bons du trésor et des déposans des caisses d’épargne ; il avait, au mépris de droits incontestables, porté atteinte aux fortunes privées, en plaçant sous le séquestre les chemins de fer d’Orléans et du Centre, en taxant d’une contribution directe les créances hypothécaires, en projetant l’accaparement de toutes les grandes entreprises industrielles, pour les exploiter au nom de l’état ; il avait jeté le désordre dans l’industrie par son décret fixant à dix heures la durée du travail, ne tenant nul compte des conventions librement consenties entre le maître et l’ouvrier ; il avait brisé l’épée de nos généraux les plus renommés ; enfin, il avait mutilé nos corps judiciaires, outragé le sanctuaire de la justice, en suspendant de leurs fonctions des présidens de cours d’appel, des conseillers de la cour de cassation et de la cour des comptes. C’est contre tous ces excès que la grande majorité des électeurs armaient de leur mandat réactionnaire les candidats qui se présentaient à leurs suffrages.

Le programme des opinions démocratiques était fort simple. Il contenait les déclamations habituelles des clubs sur la devise liberté, égalité, fraternité, et M. Ledru-Rollin, dans une de ses circulaires, le formulait en ces termes : « Abolition de tous priviléges, répartition de l’impôt en raison de la fortune, droit proportionnel et progressif sur les successions, magistrature librement élue, développement complet du jury en matière judiciaire, éducation gratuite et égale pour tous, l’instrument du travail (le capital) assuré à tous, reconstitution, démocratique du crédit, association volontaire partout substituée aux impulsions désordonnées de l’égoïsme[1]. »

À prendre la pensée qui dominait la lutte électorale, il s’agissait donc, pour les uns, de revenir au point de départ du 24 février et de rechercher à nouveau les moyens de reconstruire un gouvernement ; pour les autres, d’approuver tout ce qui s’était fait depuis cette époque, et de livrer la révolution à tout son essor.

Les élections donnèrent une grande majorité aux candidats qui s’étaient rangés sous le drapeau des républicains du lendemain. M. de Lamartine fut proclamé dans dix départemens, et c’est à grand’peine que M. Ledru-Rollin obtint une élection en dehors de celle que lui réservaient dans Paris les soldats des barricades et l’armée révolutionnaire des ateliers nationaux. La France prit confiance et se crut sauvée. Elle applaudit bruyamment à sa victoire, car elle triomphait d’une faction qui s’était mise en guerre ouverte contre ses plus chers intérêts. Un rayon d’espérance perça l’atmosphère de tristesse et de deuil qui couvrait le pays.

III

Cette manifestation de la volonté du peuple semblait devoir imprimer à l’assemblée nationale un élan irrésistible vers les principes d’ordre. L’assemblée a-t-elle suivi cette impulsion ? nous n’avons pas l’intention d’examiner ici la conduite de ceux à qui furent confiées les destinées de la nation ; nous nous bornerons seulement à signaler quelques-uns de leurs actes qui les ont écartés et enfin séparés du sentiment du pays.

Les premiers travaux de l’assemblée avaient une grande importance et devaient être décisifs. Les représentans discuteraient-ils le principe du gouvernement ? Auraient-ils à se prononcer sur les institutions républicaines, ou bien prendraient-ils cette question comme résolue par le fait même de la révolution de février ? Le droit était entier pour les constituans. Ils tenaient leurs pouvoirs du suffrage universel, et, d’après la doctrine même des hommes qui s’étaient emparés de l’autorité le lendemain de la chute de la monarchie, ils pouvaient se dire les organes de la volonté du peuple, et à ce titre faire acte de souveraineté. Certaines circonstances leur imposaient l’obligation d’user de la plénitude de leur droit. Le gouvernement provisoire avait déclaré, dans sa première proclamation, « qu’il ne se considérait qu’investi momentanément du soin d’assurer et d’organiser la victoire nationale ; qu’il désirait la république, mais qu’elle ne serait proclamée que sauf la ratification du peuple, qui serait immédiatement consulté[2]. »

Nonobstant la réserve contenue dans ce document et après l’adhésion trop confiante qu’il avait provoquée en faveur du nouveau gouvernement, une seconde proclamation était survenue pour déclarer l’abolition de la royauté et l’établissement définitif de la république. Le rapprochement de ces deux actes avait profondément blessé le pays ; le second témoignait d’une singulière méfiance de la volonté nationale. On se demandait s’il était possible que quelques hommes issus des barricades, comme ils le disaient eux-mêmes, eussent le droit de disposer de la France et de lui imposer une forme de gouvernement. C’était là une grave difficulté, et de la solution donnée à cette question allait dépendre l’existence même de la révolution. La commission de l’Hôtel-de-Ville le comprit à merveille : elle prévoyait que, si la discussion s’ouvrait sur ce terrain, on courrait risque d’être ramené, par l’opinion dont la majorité des représentans était animée, bien en-deçà du 4 février. En présence d’un si grand danger elle eut recours au moyen qui avait assuré son premier succès, à l’audace. Elle résolut de comprimer la liberté de l’assemblée par une force extérieure et d’empêcher le débat. Les mesures furent prises en conséquence. Les tribunes de l’enceinte législative furent occupées, Dès le matin, par les chefs de clubs, par les hommes qui avaient acquis une triste célébrité dans les désordres qui agitaient la capitale depuis quatre mois. Les montagnards, les Lyonnais, la garde nationale mobile, la garde républicaine, couvraient de leurs bataillons brûlans de la fièvre révolutionnaire les degrés, les couloirs et le péristyle du palais. La garde nationale y figurait aussi ; mais on savait que ses rangs étaient grossis d’une masse d’individus qui, loin d’être favorables au rétablissement de l’ordre, étaient prêts à se joindre aux émeutiers et aux anarchistes. C’est dans cette atmosphère chargée des passions les plus violentes que l’assemblée nationale dut faire la première manifestation de ses sentimens. Comment a-t-elle résisté à ces influences ? qu’a-t-elle fait pour conserver le calme qu’on cherchait à lui ravir, pour que la proclamation du nouveau gouvernement, quel qu’il fût, eût le caractère grave et réfléchi que réclamait un acte aussi solennel ? Les faits sont tristes à rappeler.

À peine la commission de l’Hôtel-de-Ville, par l’organe de son président, M. Dupont (de l’Eure), eut-elle fait l’ouverture des travaux de la constituante, que de formidables cris de « vive la république ! » se firent entendre. Ces cris venaient principalement des tribunes publiques. Une grande partie de l’assemblée resta d’abord immobile ; mais bientôt les bancs de la gauche ajoutèrent leurs acclamations à celles de la foule. Les moins enthousiastes s’échauffèrent au milieu de ce tumulte ; ceux qui étaient incertains se laissèrent entraîner, et toute la salle retentit du même vivat. Personne ne demanda la discussion sur la forme du gouvernement. Les orateurs qui se succédèrent à la tribune n’y montèrent que pour interpréter, suivant leur opinion personnelle, le sens de ces acclamations. Les uns disaient qu’elles étaient la consécration de la république une et indivisible ; les autres, de la république démocratique ; quelques-uns enfin, de la république démocratique et sociale. Tous étaient d’accord pour demander qu’il fût pris acte de l’unanimité avec laquelle on avait proclamé la république. Le président eut soin d’ajouter à plusieurs reprises que la proclamation de la république n’était pas en discussion, que personne ne pouvait mettre en doute cette forme de gouvernement. Pas une voix ne s’éleva pour protester contre cette confiscation des droits de la nation. Le général Courtais monta à la tribune et annonça que le peuple demandait que le gouvernement provisoire, accompagné de l’assemblée, vînt proclamer devant lui la république. Le gouvernement provisoire et le président de l’assemblée, suivis de toue les représentans, se rendirent sous le péristyle du palais. M. Audry de Puyraveau fit une nouvelle lecture de la proclamation de la république à la foule amoncelée sur les quais, sur le pont et sur la place de la Révolution, et qui poussait les plus énergiques acclamations.

Voilà par quel acte l’assemblée nationale a inauguré ses travaux, voilà comment elle a usé pour la première fois de la délégation de souveraineté qu’elle avait reçue du suffrage universel, voilà comment, dès le premier jour, elle a incliné la puissance de la France devant les injonctions orgueilleuses de quelques clubs qu’on appelait le peuple de Paris ! nous ne disons pas que, si les choses avaient suivi leur cours naturel, la république n’aurait pas été proclamée : ce n’est pas la conclusion que nous voulons tirer de ce récit ; mais nous voulons montrer en flagrant délit de contradiction les hommes de la révolution et leurs doctrines. Eux qui avaient reproché durant dix-huit ans au gouvernement de juillet de n’avoir pas puisé son droit dans la volonté du peuple librement et franchement exprimée, mettaient tout leur soin à soustraire l’établissement de la république à la discussion des représentans du pays. Ils n’avaient donc pas foi dans leur principe, ou se méfiaient du sentiment national ! Quel désappointement cette séance causa dans les départemens ! Quelles espérances, au contraire, pour les anarchistes, qui croyaient avoir été vaincus dans les élections ! Dès ce moment, les commissaires de l’Hôtel-de-Ville virent qu’ils pouvaient dominer la représentation nationale, et, l’entraîner, malgré ses sentimens secrets, dans le mouvement révolutionnaire. Pour cela, il suffisait d’avoir sous la main, et toujours prête, une armée d’émeutiers. Aussi dès-lors les clubs prirent une plus grande puissance, et les ateliers nationaux furent organisés militairement.

En politique, quand on connaît la faiblesse de son adversaire, on est sûr de le vaincre. Ce premier succès obtenu, tous les efforts des membres du gouvernement provisoire furent employés à s’assurer la conservation du pouvoir. L’entreprise était hardie, car il s’agissait de faire sanctionner par l’assemblée constituante tout ce qui s’était fait depuis le 24 février. Quoi ! approuver cette dictature qui avait foulé tous les droits, lésé tous les intérêts ! Quoi ! glorifier un gouvernement qui avait anéanti le commerce et l’industrie, épuisé le trésor public, répandu la misère sur tout le territoire, chargé la propriété d’impôts, compromis l’honneur et la dignité de la France à l’extérieur dans une propagande révolutionnaire mal déguisée ! Quoi ! demander à ceux qui devaient, pour être fidèles à leur mandat, prononcer une condamnation contre un tel gouvernement, qu’au contraire ils l’exaltent et lui décernent des couronnes civiques ! Cela aurait paru impossible à d’autres hommes que ceux qui avaient pu, en deux heures, par un de ces coups de fortune inappréciables à la raison humaine, renverser une monarchie appuyée sur la majorité du pays.

La commission de l’Hôtel-de-Ville avait dans son sein l’instrument le plus propre à la réalisation de son projet. C’était M. de Lamartine. Ses collègues savaient par quel mobile on pouvait agir sur son esprit ouvert à toutes les séductions, capable de tous les entraînemens. Ils conçurent le projet de s’emparer de la force qu’il portait en lui, d’user de sa popularité d’emprunter son éloquence pour désarmer les représentans, et exercer sur eux cette fascination qui colore le faux et lui donne l’aspect du vrai. M. de Lamartine était l’homme de la situation. Les acclamations de la France le désignaient pour le chef du gouvernement, quelle que fût sa forme ; mais cette manifestation, par le sentiment même qu’elle exprimait, lui imposait l’obligation de rompre avec le parti révolutionnaire et de l’attaquer dans toutes ses positions. Comment est-on parvenu à tourner M. de Lamartine contre lui-même, à le faire réagir contre sa propre puissance ? En flattant son orgueil, en offrant à son imagination un rôle en rapport avec son éloquence théâtrale, en ouvrant des perspectives étendues à son amour de l’inconnu et des aventures. Ce grand poète, quelque soin qu’il prenne pour se donner l’attitude d’un homme d’état, est toujours poète, et n’aurait plus rien à faire sur la scène politique, si elle venait à perdre le caractère dramatique que nous lui imprimons depuis cinquante ans. Aussi que lui disait-on pour le détourner de sa mission ? — Deux forces existent dans le gouvernement provisoire l’une, active et d’impulsion ; l’autre, passive et de résistance. Si elles se séparent, c’est la lutte ; c’est le déchirement qui s’opère dans le sein même de la république. Si elles restent unies, si elles s’associent, si elles se combinent, elles deviennent prépondérantes et dominent les anciens partis épars dans le pays. L’une et l’autre s’entr’aideront et se fortifieront ; l’une soufflera la vie révolutionnaire ; l’autre la contiendra et la réglera. Si ces élémens de natures différentes, mais non opposées, puisque l’un et l’autre procèdent de la révolution de février, se disjoignent, l’œuvre commencée est compromise et risque de disparaître dans un honteux avortement ou dans un conflit sanglant. Ne faut-il pas que les hommes qui portent avec eux la régénération de la France se placent au-dessus des préjuges de la foule, leur résistent, les froissent même, s’il est nécessaire, pour conduire le peuple à ses nouvelles destinées ? L’histoire ne nous apprend-elle pas que tel est le rôle des individualités prédestinées que Dieu fait apparaître dans les momens de crise et de perturbation générale, pour diriger dans les voies du progrès les populations inquiètes et troublées ? Que M. de Lamartine, au lieu d’un triomphe éphémère décerné par cette bourgeoisie poltronne qui l’implore à genoux, ose s’emparer des deux forces contenues dans la commission de l’Hôtel-de-Ville, qu’il se les assimile toutes les deux ; qu’il leur imprime une cohésion énergique ; qu’il les résume et les soumette en sa personne à l’unité : alors, sous leur commune influence, il sera le symbole vivant de la révolution.

Ce n’est pas une supposition que nous faisons en disant que telles étaient les considérations par lesquelles l’illustre poète fut entraîné à poursuivre son essor révolutionnaire ; lui-même les reproduit dans sa brochure intitulée : Trois mois au pouvoir. Il était dans sa destinée de périr emporté comme Mazeppa, laissant ses chairs et ses membres déchirés à travers les phases de notre révolution. Lui, si grand le 5 mai lorsqu’il entrait à l’assemblée constituante, accompagné des applaudissemens de plusieurs millions de voix, on demande aujourd’hui dans l’enceinte législative ce qu’il est devenu. Il ne reste plus vestige de cette immense popularité.

M. de Lamartine se dévoua pour la justification et le triomphe de la portion radicale du gouvernement provisoire. En déposant ses pouvoirs comme membre de la commission de l’Hôtel-de-Ville, il lut un rapport où il exposait, dans un langage semé d’images brillantes et de métaphores poétiques, la situation de la république vis-à-vis de l’Europe. Il. est bon, maintenant que notre sang-froid nous est revenu, de remettre sous les yeux du public ces hyperboles dégonflées au souffle des événemens. « Notre système aujourd’hui, disait le poète en terminant, c’est le système d’une vérité démocratique qui s’élargira aux proportions d’une foi sociale universelle. Notre air vital, c’est le souffle de la liberté dans les positions libres de tout l’univers. Trois mois ne se sont pas écoulés, et, si la démocratie doit avoir sa guerre de trente ans comme le protestantisme, au lieu de marcher à la tête de trente-six millions d’hommes, la France, en comptant dans son système d’alliés la Suisse, l’Italie et les peuples émancipés de l’Allemagne, marche déjà à la tête de quatre-vingt-huit millions de confédérés et d’amis. Quelle victoire aura valu à la république une pareille confédération, conquise sans avoir coûté une vie d’homme et cimentée par la conviction de notre désintéressement ! La France, à la chute de la royauté, s’est relevée de son abaissement, comme un vaisseau chargé d’un poids étranger se relève aussitôt qu’on l’en a soulagé.

« Tel est, citoyens, le tableau exact de notre situation extérieure. Le bonheur où la gloire de cette situation sont tout entiers à la république. Nous en acceptons seulement la responsabilité, et nous nous féliciterons toujours d’avoir paru devant la représentation du pays, en lui assurant la grandeur, les mains pleines d’alliances et pures de sang humain. »

L’enthousiasme fut si grand à la suite de ce discours, que plusieurs orateurs en demandèrent l’envoi dans les départemens et aux gouvernemens des puissances étrangères. M de Lamartine fut obligé de calmer cet élan. Une réunion aussi neuve pouvait seule prendre au sérieux de pareilles rêveries. C’est ce moment d’émotion que les anciens rédacteurs du National saisissent pour réhabiliter solennellement la politique du gouvernement provisoire. Ils proposent un ordre du jour qui déclare que ce gouvernement, par la grandeur de ses services, a bien mérité de la patrie ; puis ils demandent qu’une commission de cinq membres soit déléguée pour exercer le pouvoir exécutif. Les candidats recommandés au choix de l’assemblée sont MM. Arago, Marie, Garnier-Pagès, Lamartine et Ledru-Rollin. M. de Lamartine voit un à un les représentans qui hésitent. Il invoque auprès d’eux l’esprit de conciliation, leur signale le danger qu’il y aurait, en présence des fermens d’insurrection qui brûlent encore les pavés de Paris, à persister dans leur résistance provinciale ; il leur donne sa personne en garantie que le nouveau gouvernement réparera les fautes et les erreurs commises ; il leur exagère la puissance de M. Ledru-Rollin, plus redoutable au dehors qu’au dedans de la commission exécutive, où il sera contenu par l’esprit modéré de la majorité de ses membres ; il leur persuade que cette transaction non-seulement est généreuse, mais patriotique, puisqu’elle sauvera la France d’un horrible déchirement. Cette dérogation à leur mandat sollicitée des représentans du pays est vainement combattue par quelques voix courageuses : l’assemblée déclare presque à l’unanimité que le gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie, et institue une commission exécutive composée de MM. Arago, Marie, Garnier-Pagès, Lamartine et Ledru-Rollin.

Si nous nous sommes étendu sur ces deux premiers actes de la constituante, c’est qu’ils ont en quelque sorte décidé de sa marche ultérieure. On les considéra dans les départemens comme une déviation de la ligne politique tracée par le mouvement électoral. De toutes parts, des plaintes s’élevèrent contre l’assemblée. Envoyée pour combattre l’esprit révolutionnaire, elle était tombée sous son joug dès le premier jour.

Pendant que Barbès, Blanqui et Sobrier, confians dans la tolérance et les sympathies de la commission exécutive, multipliaient les clubs, enrégimentaient les ouvriers et les préparaient à une insurrection pour s’assurer le gouvernement de la république, la résistance s’irritait dans les départemens et devenait chaque jour plus énergique. Les journaux ne se bornaient plus à dénoncer ces coupables menées ; ils menaçaient le pouvoir central de représailles et d’opposition matérielle. L’impôt des 45 centimes ne se recouvrait pas. Les uns refusaient de le payer, parce qu’ils ne voulaient point se dessaisir de leurs dernières ressources, les autres, parce que c’était pour eux un moyen de protester contre un gouverne livré à des mains suspectes. Sûr de voir éclater dans la capitale quelque conflit sanglant, on était résolu, quelle qu’en fût l’issue, à laisser le télégraphe étendre ses bras sans lui permettre d’entraîner encore la France dans une nouvelle révolution. Des hommes de cœur s’entendaient entre eux et se promettaient mutuellement, le cas échéant, de résister à main armée et en rompant toute communication avec Paris, si une surprise, telle que celle de février, faisait passer le gouvernement au pouvoir des nouveaux terroristes. Cette ligue était formidable. Ce n’était point une conspiration, car ceux qui en faisaient partie le déclaraient hautement et publiaient leurs intentions dans les journaux les plus accrédités. Si l’assemblée, par ses premiers actes, avait montré plus de fermeté, ces résolutions extrêmes n’auraient pas été nécessaires ; mais les départemens, par cette attitude, espéraient lui inspirer plus de confiance dans sa force, et enfin la porter à une action plus décisive contre le parti révolutionnaire.

La journée du 15 mai eut lieu. L’enceinte du palais national fut envahie par les hordes de Blanqui et de Sobrier. La garde nationale de Paris, sans se préoccuper, cette fois, des anarchistes qu’elle contenait dans son sein, délivra, l’assemblée, et préserva l’Hôtel-de-Ville d’une nouvelle usurpation.

Les représentans avaient montré une noble attitude au milieu des scènes effroyables qui s’étaient déroulées sous leurs yeux ; mais cette fermeté devait-elle rester passive ? L’audace des factieux, l’impuissance du gouvernement, ne leur imposaient-elles pas l’obligation de retirer à la commission exécutive le pouvoir dont elle usait si mal ? Quelques-uns des membres de la commission n’avaient-ils pas avoué que les ordres qu’ils avaient donnés dès le matin au ministre de l’intérieur, pour faire arrêter les chefs du complot, n’avaient pas été exécutés[3] ? On avait prescrit, mais inutilement, de faire battre le rappel, et la garde nationale, réunie par l’initiative de quelques-uns de ses colonels, n’avait pu arriver que vers quatre heures de l’après-midi pour dégager l’assemblée. Ces faits déplorables n’étaient-ils pas de nature à provoquer la juste sévérité de l’assemblée contre le gouvernement et ses agens ? MM. Garnier-Pagès et Flocon, malgré l’impéritie où la coupable faiblesse de la commission exécutive, osèrent invoquer ses droits à la confiance des représentans du pays. Ils insistèrent vivement pour que l’assemblée laissât le gouvernement seul juge des mesures à prendre, soit pour sévir contre les auteurs de l’attentat, soit pour prévenir de nouvelles insurrections. Les représentans se rendirent à ces exhortations. Ils se bornèrent à autoriser des poursuites contre MM. Albert et Barbès, saisis à l’Hôtel-de-Ville à la tête des insurgés, et contre le général Courtais, arrêté par la garde nationale elle-même, furieuse de sa coupable inaction. Quant au préfet de police, il se justifia dans un langage qui n’appartient qu’à lui, et, par cet aphorisme barbare qu’il « avait fait de l’ordre avec le désordre, pour assurer la splendeur du gouvernement républicain, » il désarma l’assemblée, qui déclara à plusieurs reprises qu’elle n’entendait pas le révoquer de ses fonctions. Néanmoins M. Caussidière donna sa démission, pour aller solliciter une ovation du peuple de Paris, séduit par sa bonhomie révolutionnaire.

Avec plus de décision, l’assemblée pouvait elle-même procéder à la dispersion des clubs, à la révocation des agens coupables de tolérance sur les anarchistes, à la répression des écrits incendiaires, au désarmement de quelques légions de la garde nationale dont le mauvais esprit n’était que trop connu, au licenciement des corps non autorisés, et au renvoi des ouvriers sans travail. Elle nous aurait de la sorte épargné les cruelles douleurs que nous devions subir quelques semaines plus tard.


IV

Le spectacle de ces faiblesses affligeait profondément la province. Le pays, qui perdait une à une toutes ses illusions, s’engagea dès-lors chaque jour davantage dans la résistance. Des élections eurent lieu pour remplir les vides laissés par l’option des députés nommés dans plusieurs départemens. Cette fois, la répugnance pour les noms anciens cessa. On n’était pas satisfait des hommes nouveaux ; on attribuait leurs fautes à l’inexpérience ; on ne leur croyait plus ni l’habileté ni la fermeté nécessaires pour tirer la France de l’affreux chaos où elle était plongée. On voulut leur donner des chefs qui, par leurs talens éprouvés, par leur habitude des luttes politiques, pussent les diriger et les ramener à une appréciation plus juste des besoins et des vœux de la nation. C’est ce mouvement qui fit arriver successivement à la représentation nationale M. Thiers, M. Victor Hugo, M. Ch. Dupin, le général Changarnier, M. Molé, le général Rulhière, le maréchal Bugeaud, M. A. Fould, M. Rivet, etc. Quelques-uns de ces noms avaient une grande signification. M. Thiers, qui, aux élections d’avril, n’avait pu être élu dans le département des Bouches-du-Rhône, son pays natal, recevait alors une sort d’ovation électorale. Il était proclamé représentant dans cinq départemens à la fois. C’était un appel que la France faisait à son patriotisme et à ses lumières. Le département de la Gironde allait chercher M. Molé dans sa retraite. Cet homme d’état, illustre par sa longue carrière et par les principes qu’il avait défendus toute sa vie, était l’expression la plus éclatante de la politique d’ordre et de conservation.

Les élections du mois de juin présentèrent un double caractère. Pendant que la province appelait la représenter les hommes qui devaient être les chefs du parti modéré, Paris accordait ses suffrages à M. Caussidière, à M. P. Leroux, à M. Lagrange, à M. Proudhon, c’est-à-dire aux chefs du socialisme et du communisme. Ces deux manifestations en sens opposé portaient une indication salutaire. Elles prouvaient que les départemens se préoccupaient par-dessus tout de faire rentrer le pays dans les voies légales, tandis que Paris était encore profondément travaillé par l’esprit de révolte et par les idées les plus chimériques. Ces faits, appréciés à leur juste valeur, auraient dû agir sur l’assemblée et lui inspirer une nouvelle politique. Il n’en fut rien. Elle persévéra dans sa complaisance pour la commission exécutive, malgré les preuves quotidiennes que celle-ci lui donnait de son incapacité ou de son mauvais vouloir. De déplorables événemens devaient être la conséquence de cette conduite.

Une formidable insurrection éclate dans Paris. Les communistes, les montagnards et les socialistes réunis parviennent à tenir en échec, pendant quatre jours, le gouvernement, la représentation nationale, l’armée et la garde nationale. Jamais la société ne fut si près de sa perte. Des flots de sang coulent ; le pays perd dans cette lutte fratricide de braves généraux ; nos légions civiques sont décimées ; des actes atroces sont commis, et le télégraphe, loin de transmettre cette fois des ordres impérieux aux départemens, implore minute par minute leur secours. Les gardes nationales accourent de tous les points, même des extrémités du territoire. Grace à cet effort énergique, la démagogie est vaincue. Telle est la catastrophe à laquelle devaient aboutir cinq mois d’un régime révolutionnaire et la faiblesse de nos représentans.

Pendant le combat, les membres de l’assemblée, comme dans la journée du 15 mai, firent preuve de courage individuel ; mais leur conduite politique fut-elle à la hauteur de ces terribles circonstances ? Ce qu’ils n’avaient pas voulu faire une semaine auparavant, de sang-froid et par réflexion, à l’occasion du décret sur les dépenses secrètes, ils le font avec emportement et sous le coup de l’insurrection. Ils renversent la commission exécutive, et remettent la dictature au général Cavaignac. Fallait-il donc la lueur sinistre du canon et le spectacle d’une affreuse collision pour les éclairer sur la situation, et leur faire mesurer l’incapacité du pouvoir exécutif ?

L’abîme était découvert à tous les yeux. Le moment était venu de prendre les résolutions les plus extrêmes. Il fallait organiser un gouvernement puissant non-seulement par sa force matérielle, mais aussi par son ascendant moral. Les hommes classés parmi les républicains de la veille ne pouvaient plus inspirer de confiance. Les élémens du nouveau pouvoir devaient être pris dans cette portion de l’assemblée qui se préoccupait avant tout de restaurer le respect dû aux principes éternels de toute société. C’était d’autant plus nécessaire, que le chef du pouvoir exécutif appartenait par ses liens de famille par son éducation, par ses sentimens, à l’école révolutionnaire. L’assemblée était en droit d’exiger de lui que ses ministres fussent choisis dans les rangs du parti modéré. Elle n’y songea pas. Le général Cavaignac eut complète liberté ; il en usa selon son penchant, et forma son cabinet de personnes qui représentaient à peu de chose près, les opinions professées par les ministres de la commission exécutive.

Les gardes nationales qui étaient accourues au secours de Paris regagnèrent les départemens dans une vive émotion des horreurs de la guerre civile. Elles avaient été les témoins des fureurs de cette armée d’ouvriers agglomérés dans la capitale, se déclarant, sous l’influence de la misère et de doctrines perverses, les ennemis irréconciliables de la propriété et du capital. On les avait vaincus, mais était-on sûr de les guérir ? Il ne suffisait pas de rétablir la tranquillité dans les rues, il fallait la rétablir dans les esprits. L’état de siége, les canons dressés sur les places publiques, la déportation des hommes pris les armes à la main, étaient des moyens de répression nécessaires, impuissans toutefois pour l’œuvre de pacification morale que la France réclamait.

Dés ce moment, la province comprit que c’était par elle que la société pouvait être sauvée. La défiance à l’endroit du pouvoir et de l’assemblée se propagea en tous lieux. Dans les villes, dans les campagnes, ce sentiment pénétra toutes les consciences. Là où il n’était pas éclairé par les principes, il puisa sa force dans l’instinct de la conservation. On sentit partout le besoin de l’union ; on se rallia spontanément sous l’autorité des personnes d’expérience et de capacité. Ce que la loi n’aurait pu faire s’opéra naturellement ; entre les hommes qui concourent à la défense de l’ordre, une sorte de hiérarchie s’établit selon le mérite et les servies rendus. On ne discuta plus les anciennes opinions ; on effaça les classifications de parti. On appela tous les bons citoyens : les plus honnêtes et les plus fermes furent placés au premier rang.

C’est sous l’empire de ce mouvement que se firent les élections municipales et les élections aux conseils-généraux. Qu’on rapproche les élus de ces scrutins des noms proclamés au mois d’avril, et l’on verra à leur dissemblance à leur opposition même, quel progrès vers l’ordre s’était opéré dans les départemens pendant cet intervalle de quatre mois ! Presque toutes les grandes villes composèrent leur conseil municipal des hommes qui, sous la restauration et sous le gouvernement de juillet, s’étaient fait remarquer par leur zèle et leurs lumières. Elles excluaient particulièrement ceux dont les opinions et les tendances se rattachaient à la révolution du 24 février. Elles voulaient ainsi forcer le gouvernement à leur donner pour maires des membres du parti modéré. Dans les campagnes, les paysans se dépouillèrent de leurs préjugés contre les grands propriétaires. Ils allaient à eux et les priaient avec instance de se charger de l’administration communale. Le bon sens de nos agriculteurs leur disait que celui qui avait le plus à perdre était le meilleur défenseur de l’ordre. Le grand domaine garantissait le petit patrimoine. Ainsi, beaucoup d’hommes des classes élevées, qui, en 1830, s’étaient retirés de la vie publique, y rentrèrent par les humbles fonctions de maire ou de conseiller municipal de leur village.

Les élections au conseil-général eurent encore plus de signification. On vit reparaître les notabilités du pays : d’anciens pairs de France, d’anciens députés, des magistrats suspendus ou révoqués de leurs fonctions par le gouvernement provisoire. Vaincus il y a six mois, le suffrage universel les ramenait vainqueurs sur la scène politique. Quelle trahison de la part du suffrage universel ! Les révolutionnaires n’osaient pas encore l’accuser, mais ils expliquaient ses erreurs par l’état d’ignorance où la monarchie avait systématiquement tenu nos campagnes. Cette explication blessait la justice autant que la vérité. Ce retour aux hommes qui naguère étaient au ban de l’opinion publique avait une autre cause. Le pays avait vu leurs adversaires à l’œuvre, dans le gouvernement, dans les préfectures, dans les conseils locaux, et leur règne d’un jour avait suffi pour mettre la confusion et le désordre partout, dans les esprits comme dans l’administration. Ce triste spectacle avait provoqué une comparaison entre le passé et le présent. On se rappelait que, quelques mois auparavant, les intérêts publics et privés étaient protégés, les droits respectés, que la loi était observée, et l’autorité soigneuse de sa dignité. Les habitans des campagnes ne sont pas si ignorans que le prétendent ceux dont ils ont déjoué les desseins. Ils n’ont point l’esprit imbu des doctrines professées dans les clubs, cela est vrai ; mais pendant les trente dernières années, et surtout dans la seconde période de la monarchie constitutionnelle, ils ont appris que le bien-être de chacun est subordonné à la prospérité générale, que la légalité est la garantie de tous les citoyens, et que la fécondité de leur champ est une richesse stérile, si l’ordre public est troublé. Ce n’est pas la politique qui les a ramenés aux représentans de la tradition et des gouvernemens réguliers, c’est bien plutôt un sentiment social. Ils ont cherché auprès d’eux les conditions de leur repos et de leur travail, perdues depuis février.

Le problème le plus grave que l’assemblée avait à résoudre dans la constitution était de décider si le pouvoir législatif serait divisé en deux branches. Elle s’est prononcée pour une chambre unique. Pour faire prévaloir cette solution, ses orateurs les plus écoutés disaient : La nation doit donner sa forme à la constitution et y refléter son génie. Voyez la parfaite unité de la société française. Les élémens dont elle se composait autrefois ont disparu, et se sont fondus ensemble pour ne plus laisser apparaître que le peuple. Plus de classes privilégiées ! L’aristocratie a cessé d’exister ; le clergé est dépouillé de son ancienne influence, et nulle distinction d’origine n’entrave ou ne favorise aucun citoyen. Pourquoi donc deux chambres ? Ce serait ou une superfétation embarrassante, une complication de rouages qui exposerait la machine politique à se briser au moindre choc, ou une provocation à la vanité et à la faiblesse des hommes pour recréer peu à peu une aristocratie.

Mieux encore que les partisans des deux chambres, le pays répondait à cette fausse théorie. Dans les élections, les suffrages se distribuaient avec un bon sens et une rectitude admirables ; les candidats étaient classés selon leur aptitude, les uns au conseil municipal, les autres au conseil du département. Ils étaient appréciés d’après leur caractère, leurs précédens, la nature de leur esprit. Les membres des assemblées départementales étaient choisis particulièrement parmi les hommes les plus distingués par leurs talens et leurs services. L’autorité d’une position acquise, le reflet d’un nom déjà célèbre, le souvenir d’un passé honorable, l’indépendance qu’assure la fortune, déterminaient habituellement le vote des électeurs. Le peuple, avec un discernement qui trompe ses flatteurs, tenait compte de ces circonstances, étrangères, on en conviendra, à ce qu’on appelle l’élément démocratique.

Le parti révolutionnaire a commis une grande faute, lorsqu’il a fait rejeter les deux chambres. Il n’avait de chance de se fortifier que par l’accession continuelle des hommes nouveaux, tout naturellement portés aux innovations et aux hasards de la politique ; de lui-même, il s’est privé de cette ressource. Une assemblée unique met forcément en concurrence les hommes nouveaux avec les notabilités du pays. Le lendemain d’une révolution, l’attrait de la curiosité a pu pousser les populations vers des noms encore inconnus ; mais, le sentiment de la conservation réveillé, les talens éprouvés et les réputations faites reprendront leur empire. À défaut d’un sénat, la représentation nationale se recrutera parmi les personnes qui, dans la pairie et dans les chambres de la monarchie, se sont acquis une réputation de savoir et de patriotisme. Nous ne nous plaignons point qu’il en soit ainsi, car long-temps encore, au lieu de précipiter, nous aurons besoin d’enrayer le mouvement démocratique. Nos adversaires ont trop compté sur la mobilité du caractère français. Nos idées changent vite, il est vrai, mais nos mœurs résistent. Nous médisons des supériorités et cédons à leur influence


V

L’histoire du mouvement dont nous indiquons ici les phases principales démontre assez que, dans les occasions les plus importantes, l’opinion publique s’est trouvée en désaccord avec l’assemblée. Au peu d’action que les départemens ont exercée sur elle, on dirait que ses séances se tenaient dans une salle murée, ne donnant ouverture à aucun souffle, à aucune des voix qui s’élevaient du sein du pays. Elle s’était isolée de la nation et restait comme cantonnée dans son palais. De là son aveuglement. L’élection du président de la république fut une nouvelle preuve de ce défaut d’accord entre l’assemblée et le pays.

Au mois de juin, le département de la Charente-Inférieure était en proie à une vive émotion. On y exécutait des mesures rigoureuses pour le recouvrement de l’impôt de 45 c. Les habitans, appauvris par la suspension des affaires, effrayés des excès des républicains, refusaient de payer cette contribution extraordinaire. Au milieu de cette fermentation populaire, le nom du prince Louis Bonaparte est prononcé par quelques paysans réunis dans un marché. C’était la veille d’une élection de représentant. Ce nom produit l’effet d’une commotion électrique. À l’instant, on le propage, on le répète de bouche en bouche ; on y joint, le cri de : Vive l’empereur ! En peu d’heures, les maisons et les chaumières retentissent des mêmes acclamations. Le nom de Bonaparte rappelle à toutes les imaginations non-seulement la gloire de l’empire, mais la volonté énergique qui comprime et arrête les révolutions Les campagnes se rendent au scrutin avec un enthousiasme que rien ne saurait décrire. Les maires marchent en tête de leurs communes ; des bannières et des drapeaux sont arborés, où est inscrit le nom du candidat. Le prince Louis Bonaparte est proclamé représentant du peuple. Avec moins d’éclat, ce fait se reproduit dans l’Yonne et au sein même de Paris.

Cet élan ne fut pas compris par l’assemblée ; elle n’en apprécia ni la portée, ni la signification. Elle s’occupa seulement de le comprimer. Tout le monde a présens à l’esprit les efforts qu’elle fit pour arrêter, dés son principe, ce que, sans respect pour les électeurs, elle appelait le caprice d’une foule ignorante. De quoi s’avisèrent les adorateurs les plus passionnés du suffrage universel ? D’enlever à la nation le droit d’élire le chef du gouvernement et de confier cette élection à l’assemblée elle-même. Ce moyen était nécessaire, selon eux, pour mettre la république à l’abri d’un nouvel égarement qui pourrait faire passer le pouvoir exécutif dans les mains de Louis Bonaparte ou de tout autre prétendant. C’était arracher sa couronne au peuple, proclamé souverain le 24 février. Le parti modéré parvint à faire rejeter cette proposition, mais elle avait mis en lumière les profondes méfiances de l’assemblée contre le sentiment du pays. Quelques traces de cette jalousie ombrageuse sont restées dans la constitution. N’y est-il pas dit que, si aucun des candidats n’obtenait plus de la moitié des suffrages exprimés, et au moins deux millions de voix, la représentation nationale élirait le président de la république parmi les cinq candidats qui auraient réuni le plus de suffrages ? On espérait, par cette réserve, rendre illusoire le droit d’élection concédé au peuple et se l’assurer à soi-même.

Ces combinaisons ne firent qu’irriter davantage l’esprit public. Bientôt le nom de Louis Bonaparte devint le drapeau de toutes les oppositions, qui cherchaient dans son triomphe celui de leurs ressentimens. D’autres idées se rattachaient à cette candidature. Au milieu de l’abaissement général, dans le naufrage de nos institutions, le nom glorieux de Bonaparte apparaissait comme un phare lumineux qui pouvait nous conduire au port. On espérait trouver dans l’héritier de l’empereur Napoléon la tradition de ce pouvoir vigoureux qui avait une première fois vaincu l’anarchie et rétabli la société sur ses bases. Les anciens partis monarchiques eux-mêmes l’adoptaient, parce qu’ils voyaient sur son front comme un rayon affaibli du principe d’autorité auquel ils ont voué leur foi politique. Aux yeux de tous, cette élection devait être la condamnation de ce qui s’était fait depuis le 24 février et l’aurore d’un meilleur avenir.

Que faisait l’assemblée devant ce mouvement de l’opinion publique Elle n’hésitait pas à le combattre ; elle quittait la sphère de neutralité d’où elle devait planer au-dessus des luttes électorales et descendait dans l’arène ; elle arborait un drapeau et adoptait la candidature du général Cavaignac. Le général Cavaignac, par son nom, par les souvenirs qu’il rappelait, par les déclarations qu’il avait faites du haut de la tribune, par ses liens de famille, par ses affections, était le représentant de la révolution. On ne pouvait pas trouver un terme d’opposition plus radical à la candidature du prince Louis. L’ardeur de l’assemblée fut telle, que ses bancs se dégarnirent, et qu’on vit les représentans parcourir les provinces et se faire les missionnaires électoraux du chef du pouvoir exécutif. Des députations entières signèrent des manifestes à leur département pour célébrer les mérites du général Cavaignac et contester les titres de son concurrent à la confiance du peuple. Rien ne fut négligé dans cette lutte à outrance. Des pamphlets et des caricatures, expédiés des bureaux mêmes de la questure, étaient répandus avec profusion contre Louis Bonaparte, pendant que des brochures où l’on exaltait les services militaires, l’esprit politique et les vertus républicaines du général Cavaignac, circulaient en tous lieux et se distribuaient. Aux écrits se mêlaient les rumeurs les plus menaçantes on disait aux propriétaires, aux ouvriers laborieux de nos villes, aux industriels de tout rang, que l’élection de Louis Bonaparte soulèverait dans Paris les passions les plus violentes ; que le parti républicain la combattrait les armes à la main, et que, dans ce conflit, la voie serait ouverte au triomphe du communisme et du socialisme. Nos représentans dans l’orgueil de leur omnipotence, ne doutaient pas de leur victoire. Jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure, ils restèrent dans cette illusion. Ils connaissaient si peu l’état de la France ! Enfin, le 10 décembre, Louis Bonaparte est élu président de la république par six millions de voix. Le candidat de l’assemblée nationale en réunit à peine quinze cent mille.

Qu’on ne s’y trompe pas : la tactique des partis n’a joué aucun rôle dans cette manifestation du pays. Le suffrage universel se joue de l’habileté des hommes politiques. Ce serait une prétention folle que de vouloir inspirer, puis guider le sentiment de huit millions d’électeurs. La candidature du prince Louis est née dans les campagnes, s’est propagée de là dans les villes et n’a gagné la capitale qu’au dernier moment. Le même mouvement s’est produit dans le monde politique : ce sont les soldats qui ont entraîné leurs chefs. S’il y a une responsabilité ou une gloire attachée à cet événement, elle revient au peuple seul.

À l’occasion de cette élection, les journalistes les plus influens des départemens se réunirent à Paris. Ils n’y vinrent point pour prendre le mot d’ordre, comme ils l’auraient fait avant le 24 février, mais pour exposer aux hommes considérables du parti modéré le véritable état des provinces. Ils publièrent un manifeste. Ils proclamèrent que le prince Louis était leur candidat ; puis, confians dans leur force, au milieu de la capitale, en présence de la presse parisienne, qui avait gouverné pendant trente ans sans aucune contestation, ils prirent l’initiative hardie de déclarer que l’assemblée avait terminé son mandat, et devait se dissoudre après la proclamation du président. Ce fait constatait le déplacement de l’influence politique.

Presque au même moment les conseils-généraux se réunissaient. Ils devaient refléter dans leurs délibérations l’esprit d’opposition qui avait présidé à leur origine. Les présidens nommés furent généralement pris dans les opinions les plus modérées. C’était M. le duc de Broglie dans l’Eure, M. Barbet dans la Seine-Inférieure, M. Muteau dans la Côte-d’Or, M. Monnier de la Sizeranne dans la Drome, M. Bignon dans la Loire-Inférieure, M. Lepelletier-d’Aulnay dans Seine-et-Oise, M. Tesnière dans la Charente, M. Proa dans la Vienne, M. Chasseloup Laubat dans la Charente-Inférieure, M. Duffourg-Dubergier dans la Gironde, enfin M. Lavalette dans la Mayenne. La vie politique affluait avec trop d’impétuosité dans les départemens, pour qu’elle ne fît pas irruption au sein même de leurs conseils. Les barrières légales furent franchies. Le temps était passé des discussions ardentes sur le classement des chemins, sur l’entretien des routes, sur les encouragemens à donner à la race chevaline. Les préoccupations étaient autre part. On ne songeait qu’aux maux de la patrie ; on reportait sa pensée sur les fatales journées du 15 mai et du mois de juin, et l’on recherchait par quels moyens on pourrait prévenir le retour de pareils événemens. L’anarchie était-elle définitivement vaincue ? N’avait-on pas à craindre de lui voir faire quelque nouvelle tentative ? Si elle réussissait à triompher, quelle conduite tiendrait-on ? Les départemens resteraient-ils désarmés de toute force légale, comme ils l’étaient au 24 février, et exposés au despotisme de quelque nouvelle révolution ? Une douloureuse expérience n’apprenait pas aux provinces qu’elles devaient se mettre en mesure de sauver la France, si les factieux venaient à renverser les pouvoirs constitutionnels, ou à disperser l’assemblée nationale ?

Telles étaient les questions qui occupaient les conseils-généraux. Elles donnèrent lieu aux harangues les plus véhémentes. À Rennes, à Lille, à Angers, à Bordeaux, à Rouen, à Amiens, les orateurs s’excitaient mutuellement aux résolutions les plus extrêmes. « Cessons, disaient-ils, de subir le joug de Paris ; ne permettons pas que quelques milliers de conspirateurs disposent à leur gré de la destinée de trente-cinq millions d’individus. Ne laissons plus une poignée d’hommes égarés, profitant de l’inertie des uns, de la terreur des autres, de la connivence de beaucoup, et surtout de l’impéritie du gouvernement, s’emparer du sanctuaire de la représentation nationale et chasser devant eux les élus du pays… Une résistance unanime se déclare contre la tyrannie parisienne ; un violent désir de se soustraire à son joug éclate aux yeux même du gouvernement central. Ce n’est pas une conspiration, encore moins une pensée de fédéralisme ; c’est un dessein ouvert et réfléchi, c’est un besoin de justice universellement senti ; les provinces de France, comme les anciennes provinces des Gaules, ne veulent plus que leurs intérêts aillent s’engloutir dans Rome. » Ces paroles éclataient dans les assemblées départementales et tenaient les populations attentives.

Les griefs des départemens se formulèrent en trois propositions :

1° Réunion des conseils-généraux en cas de dissolution violente de la représentation nationale ;

2° Adresses à l’assemblée constituante pour qu’elle rapproche le plus possible le terme de ses travaux et renonce à voter les lois organiques ;

3° Demande de la décentralisation administrative.

Les conseils généraux de la Gironde, de la Seine-Inférieure, du Pas-de-Calais, de l’Eure, du Nord de la Manche, d’Ille-et-Vilaine, de l’Oise, presque tous enfin, adoptèrent ces propositions, qui résumaient l’état des esprits dans les départemens et constataient la force du mouvement politique dont elles étaient la dernière expression. Résistance à toute révolution nouvelle qui serait faite à Paris et qui ne correspondrait pas au sentiment de la France ; méfiance prononcée contre l’omnipotence de l’assemblée constituante et désir de lui substituer, par de prochaines élections, une chambre qui représente réellement l’opinion du pays ; nécessité d’étendre l’action des conseils municipaux et des conseils-généraux, non-seulement pour obtenir l’administration des intérêts locaux, mais aussi pour relâcher les liens de dépendance qui mettent les provinces à la merci d’une insurrection victorieuse dans la capitale : telle est la pensée politique de la dernière session des conseils-généraux. Elle est le résultat d’une longue souffrance et d’une conviction formée au spectacle des malheurs et des déchiremens de la patrie. Ce serait en vain qu’on voudrait l’étouffer.

La publicité des séances de ces assemblées eut un immense retentissement. Cette innovation attisa en quelque sorte l’ardeur politique des départemens. Le public assistait avec empressement aux délibérations. C’étaient pour lui, sur une scène plus restreinte, les débats de la représentation nationale. Plus les orateurs agrandissaient le cercle de la discussion, plus ils éveillaient l’intérêt de leur auditoire. Si nos constituans ont pensé qu’il serait encore possible, en présence de la foule excitée par nos querelles et nos luttes de partis, d’enfermer les conseils-généraux dans la sphère administrative, ils se sont étrangement trompés. Cette réserve n’est pas compatible avec le régime de la publicité ; lorsqu’on ouvre un forum, il faut s’attendre à voir naître des tribuns. Les tribuns n’ont pas encore paru, mais on a pu voir à quelles opinions le public accordait ses applaudissemens. En tous lieux, la popularité s’attachait aux conseillers qui s’exprimaient avec le plus d’énergie contre les doctrines révolutionnaires et sociales prêchées dans la capitale. Comme le suffrage universel, la publicité des assemblées départementales a trahi l’espoir de ceux qui l’ont proclamée : elle a fortifié et étendu l’influence du parti modéré.

Dans plusieurs départemens, à l’occasion de la réunion des conseils-généraux, il s’est formé des comités pour préparer les élections générales. Ces comités sont en relation avec des sous-comités d’arrondissement et de canton. Les hommes les plus considérables de chaque localité en font partie. Ils se réunissent et correspondent entre eux ; ils s’éclairent mutuellement sur les titres des candidats, sur leurs chances de succès, sur les forces et sur les manœuvres de leurs adversaires. Ces associations combinent les efforts individuels, donnent du courage aux timides et disciplinent les plus ardens. Avec elles, le triomphe des hommes dévoués à l’ordre paraît assuré. Que le parti démocratique compare ces centres d’action avec ceux qu’il essayait de former sous l’ancien gouvernement : il verra la différence. Il s’agitait dans la capitale, faisait des manifestes, enregistrait bruyamment quelques rares adhésions lorsqu’il avait pris soin de les rédiger lui-même et de se procurer quelque partner complaisant pour les lui adresser ; il énumérait ses comités mais ces comités n’existaient que dans ses espérances, et il ne trouvait qu’à grand’peine, dans chaque localité, deux ou trois partisans. C’est qu’il parlait au nom de passions factices et invoquait mensongèrement le salut du pays. Le pays était tranquille, et quelques vanités locales, quelques ambitieux subalternes, feignaient seuls de prendre au sérieux cette mise en scène de la politique démocratique.

Quelles conclusions devons-nous tirer du mouvement qui s’est opéré dans les départemens depuis le 24 février ?

Déplacement de l’influence politique. — Paris, pour avoir abusé en souverain capricieux de son omnipotence, voit les départemens dans une attitude de défiance contre lui, de confiance dans leurs forces, prêts à se saisir à leur tour du gouvernement.

L’assemblée constituante frappée d’impopularité. — Laissée en arrière par le mouvement du pays, malgré quelques efforts honorables pour combattre les idées révolutionnaires, elle est considérée aujourd’hui comme un obstacle au rétablissement de l’ordre et de la tranquillité publique. Accueillie en avril dernier avec des transports d’enthousiasme, elle est actuellement sommée par des millions de pétitionnaires de se retirer et de faire place à une nouvelle assemblée plus en rapport avec les tendances et les sentimens de la France.

Élection du président de la république par six millions de citoyens qui ont trouvé en sa personne l’expression la plus vive de leur répulsion pour les hommes et les choses de la révolution du 24 février. Ministère qui reconnaît que la puissance n’est plus dans la majorité actuelle de l’assemblée, ni même dans la population de Paris, et qui cherche son point d’appui dans l’opinion des départemens.

Ces résultats sont grands, et doivent ranimer le courage de tous les bons citoyens. Grace à l’esprit qui règne dans les provinces, grace à l’énergie qu’elles déploient en faveur des principes d’ordre, la France échappera encore une fois à l’horrible chaos où les révolutionnaires ont voulu la plonger. Tout résolus que nous sommes à ne plus marchander les sacrifices pour atteindre ce but, faisons en sorte qu’il nous coûte le moins cher possible. Ne compromettons pas l’unité du pays ; conservons précieusement cette condition de notre force et de notre grandeur. Sachons consentir à ce que la vie politique se répande sur tous les points du territoire. Au lieu de la laisser s’éteindre, comme sous le gouvernement de juillet, ou se précipiter avec impétuosité, ainsi quelle fait depuis dix mois, cherchons à la régler, à la contenir et à la diriger. Occupons-nous de trouver sa loi d’équilibre. Le problème est posé. Si Paris ne veut pas être réduit à la condition d’un roi qui règne et ne gouverne pas, il faut désormais qu’il tienne grand compte de l’opinion des départemens. À ce prix, il peut encore conserver, non pas la prépotence, mais la juste influence qui lui revient.


HENRI GALOS.

  1. Circulaire du 7 avril.
  2. Proclamation du 24 février.
  3. Discours de M. Garnier-Pagès.