Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/07

Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 772-798).
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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES.




LES OUVRIERS DU MIDI DANS LES CÉVENNES
ET L’INDUSTRIE DE LA SOIE.[1]




On pourra bientôt se rendre en un jour, à travers la France entière, des froides régions que baigne la Mer du Nord aux tièdes rivages de la Méditerranée. On aura quitté la veille des champs où croissent le pommier et le houblon à côté du chêne druidique, et on se trouvera le lendemain au milieu des grenadiers, des oliviers et des ravissans arbustes du jardin des Hespérides. L’aspect des populations n’aura pas moins changé que l’aspect de la nature. Entre les hommes du midi et ceux du nord de la France, il existe des différences essentielles et de visibles contrastes à côté de traits communs qu’expliquent les progrès généraux de la civilisation et le mouvement si rapide de la nation française vers l’unité. Ces variétés sont beaucoup plus frappantes dans les couches inférieures de la population, condamnées à l’isolement de la vie locale, que dans les rangs élevés, où les relations embrassent une plus grande sphère et où le degré d’instruction est à peu près le même en tous lieux. C’est au sein des classes ouvrières que se conservent le plus fidèlement l’esprit du sol et le caractère traditionnel des races. L’existence matérielle, la vie morale, le mouvement intellectuel, tout diffère dans ces classes de province à province. Ainsi l’Alsace et le Forez ne nous ont pas offert des spectacles pareils à ceux de la Flandre ou de la Normandie. Le tableau du midi de la France est empreint de couleurs encore plus singulières et plus inattendues. Ici règnent, puissantes et respectées, des influences absolument inconnues dans le reste du pays. De plus, tandis que les classes ouvrières du nord sont associées à un mouvement industriel déjà ancien et qui se continue, celles du midi dépendent presque partout de fabrications nouvellement acclimatées, ou dont l’essor est récent. Aussi le caractère originel de ces dernières populations n’a-t-il pu être que faiblement entamé encore par les usages que tend à propager la vie manufacturière.

On ne connaît d’ailleurs que fort imparfaitement l’état industriel de nos provinces méridionales, soit parce qu’elles sont éloignées de la capitale et que les moyens de communication y sont assez rares et souvent difficiles, soit parce que le régime du travail s’y présente dans des conditions auxquelles on n’est pas accoutumé. Au lieu d’avoir, comme la Flandre, pour l’écoulement de ses produits des canaux rayonnant en tous sens, la vieille Gaule narbonnaise ne possède que le canal des Deux-Mers, monument admirable sans contredit, mais débouché commercial insuffisant. En fait de chemins de fer, hormis le réseau du Gard, si hardiment conçu, et le tronçon des Bouches-du-Rhône, on en est encore à des projets dont l’exécution est à peine commencée. Rien que quatre ou cinq villes jouissent, sous le ciel brillant du midi, d’une notoriété industrielle plus ou moins éclatante, on n’y aperçoit point d’agglomérations de fabriques comparables à celles de la Flandre ou de l’Alsace. La dissémination des forces manufacturières est, au contraire, un des traits saillans du tableau.

C’est au milieu de ces conditions, souvent défavorables, que l’industrie a cependant étendu son domaine. Ses moyens se sont développés surtout depuis que la conquête de l’Algérie est venue donner une importance nouvelle au bassin de la Méditerranée. On a vu éclater parfois dans les fabriques méridionales cette initiative hardie, cet esprit d’entreprise infatigable qui élargit les horizons et marque les grandes destinées. À côté de ces progrès de la production matérielle, il y a là aussi tous les signes d’un curieux mouvement intellectuel et moral. La diversité qu’on observe dans le domaine du travail se retrouve dans les mœurs et dans les tendances des populations. Les différences de religion, d’idiomes, concourent, avec la dissémination de l’activité industrielle, pour créer une foule de petits centres distincts ayant chacun sa vie propre et sa physionomie originale. Une première difficulté dans l’étude des populations ouvrières du midi, c’est le classement, l’ordre à établir parmi tant d’intérêts et de questions qui se rattachent à de récens progrès. Heureusement notre division est tracée par la nature même du pays que nous avons à parcourir. Le Rhône scinde en deux portions inégales nos provinces du sud. — Les contrées de la rive gauche, pressées entre les Alpes et le fleuve impétueux qui semble couler sans toucher ses rives, sont le siège d’industries spéciales, dont quelques-unes n’existent nulle part ailleurs, du moins dans de telles proportions, et dont d’autres unissent, d’une façon singulière, le travail agricole au travail purement industriel. Là, le caractère provençal présente à l’observation sa vivacité pétulante et sa proverbiale naïveté. — Les provinces de la rive droite du Rhône sont comprises entre les montagnes de l’Aveyron et du Limousin et la muraille pyrénéenne, entre les rivages de la Méditerranée et les côtes de la Gascogne. Ces régions renferment des fabrications extrêmement diverses, et pourtant on éprouve d’abord quelque peine à en apprécier la richesse industrielle. De belles cultures y frappent seules les regards ; on y voit des districts immenses, toute la riche vallée de la Garonne, par exemple, qui sont exclusivement agricoles. C’est dans le Languedoc, dans le bas Languedoc principalement, qu’au milieu des vignes luxuriantes, des oliviers et des mûriers de l’Hérault et du Gard, on rencontre enfin l’industrie manufacturière. Quelques cités plus ou moins actives, les villages et les hameaux des montagnes, sont les sièges préférés du travail industriel, qui se réfugie parfois aussi au fond de vallées solitaires et sur les bords de torrens inconnus. Pour continuer parmi les populations méridionales les recherches commencées dans la France de l’est et du nord, nous nous placerons d’abord sur la rive droite du Rhône. Les industries de Nîmes, des Monts-Garrigues et des Cévennes nous occuperont successivement dans cette première étude.


I. – NIMES, LES GARRIGUES ET LES CEVENNES. – INDUSTRIES LOCALES.

La chaîne des Cévennes, qui compte à peu près 400 kilomètres de longueur et traverse huit ou dix départemens, s’en va toucher aux Vosges du côté du nord et se relie par le sud au gigantesque rideau des Pyrénées. Elle se divise en quelques larges massifs d’une hauteur fort inégale, ayant chacun son nom particulier. La partie de ces montagnes située dans le nord du département du Gard et dans le sud du département de l’Ardèche porte le nom de Cévennes propres ; là même commence un autre réseau, celui des Monts-Garrigues, qui, après s’être inclinés vers Nîmes, débordent sur les départemens de l’Aveyron et de l’Hérault. Cette région, où la nature a multiplié les sites pittoresques, où des collines et des vallons d’une fertilité inouïe sont dominés par des plateaux d’une attristante aridité, est le siège du premier groupe d’ouvriers languedociens. La masse de la population y est employée soit à des travaux exclusivement manufacturiers, soit à la production et aux premières préparations de la soie. Nîmes sur la lisière du sud, Alais et Viviers vers le nord, Le Vigan au centre, Ganges du côté de l’ouest, et vingt autres localités moins importantes, disséminées çà et là, y partagent leur activité entre ces deux branches du travail industriel.

Nîmes, qui, entre toutes les autres villes de ce district, représente avec un éclat incomparable la production manufacturière, est bâtie sur le revers de sept collines conservant le nom général de Garrigues, et dont les sommets la dominent au nord-ouest, tandis que la vallée du Vistre s’étend à perte de vue à l’est et au midi. Cette ville en renferme pour ainsi dire trois entre ses murailles. La vieille cité romaine, dont les magnifiques vestiges rappellent tant de grandeurs évanouies, excite dans l’âme une admiration mêlée de tristesse. La ville industrielle, qui avait déjà un rang distingué dans la fabrication française aux XVe et XVIe siècles[2], un moment abattue par la révocation de l’édit de Nantes, reprend bientôt un remarquable essor ; mais sa prospérité s’éteint de nouveau sous la terreur, reparaît avec le consulat et l’empire, fléchit en 1815, se relève ensuite pendant la restauration, et jette son plus grand éclat de 1834 à 1847. Quant à la troisième section de la cité, que nous appellerons, à défaut d’un autre mot, la ville aristocratique, elle renferme, avec quelques représentons de l’ancienne noblesse, cette partie de la bourgeoisie adonnée aux professions libérales, qui tient à rester complètement en dehors de l’industrie.

Sur une population de 53,000 âmes, le travail industriel fait vivre à Nîmes environ 25,000 individus, sans parler des familles qu’il occupe dans les campagnes. La fabrique met en œuvre toutes les matières textiles, sauf le lin et le chanvre, la soie, la laine et le coton, purs ou mélangés, entrent dans ses châles brochés ou imprimés, dans ses tapis, ses articles de bonneterie, ses foulards, fichus, et cravates.

L’industrie des châles, qui reste encore à l’heure qu’il est la plus importante des productions nîmoises, décline cependant depuis plusieurs années, par suite de circonstances diverses. Au moment où elle souffrait déjà de difficultés intérieures inhérentes à la mobilité des goûts publics ou provenant de la rivalité de quelques autres cités françaises, elle s’est vu ravir à peu près complètement ses débouchés extérieurs. Les fabricans de Vienne en Autriche, ceux de Paisley et de Glasgow dans le royaume-uni, qui ont l’avantage soit d’acheter les laines à plus bas prix, soit de posséder de plus puissans moyens de fabrication et de plus grandes ressources commerciales, lui ont enlevé les riches marchés de l’Amérique du Nord, et ceux de la Hollande et de la Belgique. Ni le goût et la fécondité artistiques de nos fabricans et de nos dessinateurs, ni les expédiens de fabrication toujours nuisibles d’ailleurs à la qualité des marchandises, ni l’expérience des ouvriers, dont quelques-uns, du reste, avaient été embauchés par la concurrence étrangère, ne purent triompher du malaise qui suivit ce grand échec. Les deux tiers au moins des tisseurs de châles travaillant à leur domicile furent contraints de vendre leurs métiers et de s’enrôler au service d’autres fabrications.

La belle industrie des tapis récemment installée à Nîmes, où elle jouit d’une merveilleuse prospérité, put heureusement recueillir un grand nombre de ces travailleurs dépossédés de leur besogne habituelle. Embrassant tous les genres, la tapisserie de cette ville a rapidement conquis la faveur du commerce, qui étale assez souvent ses articles sous les noms les plus anciennement connus[3]. Elle semble appelée à une fortune croissante, si, en élargissant ses moyens de production, elle parvient, par l’abaissement de ses prix, à propager l’usage des tapis, encore extrêmement restreint dans nos habitudes domestiques. Les ouvriers qu’elle emploie, et qui travaillent tantôt chez eux et tantôt en atelier, se trouvent dans des conditions économiques des plus favorables.

La troisième branche de l’industrie nîmoise, la bonneterie, a su combiner l’ancien métier à mailles avec la mécanique Jacquart, de manière à créer des genres nouveaux imitant la dentelle avec des dessins chinés, qui ont procuré au travail un utile aliment. On a ainsi remplacé une fabrication jadis florissante, celle des bas de soie aujourd’hui tout à fait déchue. Ce qui faisait la fortune de cet article, outre l’usage universel et quotidien du bas de soie parmi les classes aisées, c’était l’exportation dans les deux Amériques ; mais les fabricans nîmois, quoique placés dans un pays qui produit les plus belles soies du monde, quoique trouvant dans les Cévennes la main-d’œuvre à bon marché, ont eu le malheur, faute d’efforts persévérans, de se laisser encore ici supplanter par l’Angleterre. La ganterie de soie, que la mode avait jadis délaissée et qu’elle semble vouloir reprendre, s’est mieux entendue à améliorer sa fabrication. D’installation beaucoup plus récente à Nîmes que la confection des bas, cette industrie forme, soit dans la ville même, soit dans les montagnes voisines, un élément de travail assez notable[4]. Les ouvriers bonnetiers de Nîmes, quelquefois réunis en atelier, travaillent le plus souvent chez eux en famille ; leur besogne monotone est plus ennuyeuse que fatigante, aussi est-elle une des moins rétribuées du pays.

Les tissus en soie pure ou mélangée, derniers restes de la vieille fabrication locale, considérablement modifiée depuis le XVIe siècle, ne comprennent plus aujourd’hui que des foulards et fichus imprimés, des cravates en gros de Naples ou en taffetas noir, quelques rares étoffes pour robes, et enfin un genre spécial de tissus unis, à carreaux, ou lamés en or, en argent, en cuivre. Ces tissus, qui sont destinés à l’Algérie et à la côte d’Afrique, méritent, à cause de leur destination, une mention spéciale : ils se fabriquaient a Nîmes, mais en très-petite quantité, sous le nom de mouchoirs du Levant, même avant la conquête de l’Algérie. Remarquablement améliorés depuis quelques années, ils éclipsent tout à fait les produits similaires, autrefois célèbres, de Tunis et de Tripoli. Il y a là de riches écharpes rayées et mêlées de fils d’or ou d’argent, des turbans de 5 ou 6 mètres de long, des robes communes à couleurs bizarrement mêlées et qu’on noue tout simplement sur la hanche[5]. En dehors de ses relations avec les Arabes, Nîmes ne conserve plus guère qu’en Espagne et en Italie quelques débris de ce commerce extérieur, jadis si profitable à ses fabricans de châles et à ses fabricans de bas : l’intérieur forme le principal marché de ses produits. Toulouse, Bordeaux et Bayonne, dans le midi de la France, sont des centres d’importantes affaires qui contribuent puissamment à entretenir le mouvement de ses métiers.

Dans les autres cités manufacturières du groupe des Cévennes et des Garrigues, les ouvriers de l’industrie textile ne pratiquent que la bonneterie, à l’exception de la petite ville de Sommières, où se confectionnent ces étoffes grossières appelées limonsines, destinées aux manteaux des routiers. Les bonnetiers du Vigan, dans le Gard, et de Ganges, dans l’Hérault, qui ont considérablement accru leurs opérations depuis quelques années, sont renommés pour le bon marché de leurs produits. Au besoin cependant, on y sait attaquer aussi les articles de luxe, surtout à Ganges, où les broderies et les dessins à jour s’exécutent avec une finesse merveilleuse.

Sur un des points de la même contrée, les ouvriers des grandes usines d’Alais et ceux des houillères de la Grand’Combe accomplissent une tâche d’un ordre tout différent. Le chemin de fer qui conduit chez eux, et qui n’a qu’une seule voie, part de Nîmes et monte d’abord pendant 10 kilomètres à travers un pays aride et triste ; mais ensuite, à mesure qu’on descend vers le village de Ners, où se réunissent les deux torrens qui portent le nom de Gardon, le Gardon d’Alais et le Gardon d’Anduze, la campagne prend un aspect de plus en plus frais et vivant. Des mûriers alignés symétriquement dans les champs charment les yeux par l’éclat de leur feuillage. La ville d’Alais est assise entre des coteaux chargés d’arbres jusqu’au faite, au sein d’un vallon qui ressemble à une corbeille de verdure. – Une ligne de quais magnifiques, dont la base, durant l’été, est à peine baignée par des eaux rares et inoffensives, garantit la cité contre les débordemens périodiques et terribles du Gardon. Singulière circonstance ! au milieu de ces collines boisées, l’industrie manque d’eau pour entretenir des moteurs hydrauliques. Dans les hauts-fourneaux et les forges d’Alais, on n’a pour ressource qu’un réservoir alimenté par une pompe aboutissant au Gardon, et tous les appareils sont exclusivement mus par la vapeur. Établies dans un site’ enchanteur, dont les aspects doux et calmes sembleraient mieux convenir aux loisirs champêtres qu’aux travaux d’une bruyante industrie, ces usines possèdent l’avantage trop rare en France d’avoir à peu de distance le minerai et la houille. L’extraction du minerai est une besogne facile dont se chargent volontiers les ouvriers de la localité. Les travailleurs employés autour des brasiers intérieurs ont une tâche beaucoup plus rude, que les enfans de ces molles vallées abandonnent à des ouvriers étrangers, pour la plupart Belges ou Piémontais. L’industrie métallurgique, avec les sept ou huit cents individus qu’elle emploie, n’en occasionne pas moins un mouvement d’affaires dont profite toute la population du pays. Il faut en dire autant, à plus forte raison, des mines de la Grand’Combe, situées à 18 kilomètres d’Alais. Ces mines emploient environ trois mille individus, dont le travail ressemble à celui des charbonniers de la Loire[6].

C’est pour le transport des minéraux et des métaux qu’ont été construits les chemins de fer du Gard ; mais ces voies de communication rendent en même temps d’immenses services à une industrie bien plus importante pour ces contrées que la métallurgie : je veux parler de la seconde branche de travail du groupe des Cévennes, — la production de la soie. Agricole dans son principe, parce qu’elle exige la culture du mûrier, dont les feuilles sont le seul aliment des vers à soie, l’industrie séricicole donne lieu, pour l’éducation même de ces précieux insectes, à un travail d’un genre spécial, qui devient tout à fait manufacturier aussitôt que l’éducation est finie.

On sait que les vers à soie, dont il a été compté jusqu’à trente familles, vivent à peine cinquante, jours, et que, durant cette courte existence, ils passent rapidement à travers les plus merveilleuses métamorphoses. L’insecte sort d’un œuf extrêmement petit, dont il brise la coquille quand vient la bonne température du printemps. L’éclosion des œufs, qu’on a soin d’exposer à un même degré de chaleur, afin d’obtenir des résultats simultanés, n’a guère lieu que le matin, de trois à neuf heures. Le ver se développe très rapidement, mais avec une organisation fort imparfaite, sans artères, sans veines, privé du sens de la vue, réclamant des soins constans et minutieux, de la part des mains qui l’élèvent, et n’ayant d’autre instinct que celui de reconnaître la feuille du mûrier et de distinguer les feuilles desséchées des feuilles nouvellement cueillies. Il change plusieurs fois de peau et de museau, ces renouvellemens périodiques, marqués par des signes singuliers et qu’on appelle mues, sont autant de crises très souvent mortelles. Les phénomènes se succèdent avec une rapidité croissante à mesure qu’approche le moment où l’appareil soyeux que le ver recèle dans ses flancs va distiller la matière gommeuse qu’il contient. La formation du cocon, qu’il est possible d’observer pendant un certain temps, jusqu’à ce que le rideau s’épaississe au point de cacher entièrement la chenille, prend à peu près quatre jours, qui sont pour l’insecte quatre jours d’un travail presque continu. Renversé sur le flanc, le ver déroule un fil d’une longueur de 800 à 150 à mètres, dont une partie seulement, les deux tiers environ, sont plus tard susceptibles d’être dévidés. Si l’existence de la chenille s’arrêtait au milieu de sa couche soyeuse, l’espèce serait anéantie, car le ver, sous sa première forme, est incapable de laisser une lignée. C’est le papillon, s’échappant de la chrysalide mystérieuse au bout d’une quinzaine de jours, vers l’heure où le soleil se lève, qui est chargé de la conservation de la race ; mais on ne laisse arriver qu’un petit nombre de vers à cette métamorphose, qui briserait le fil de soie, et on étouffe les chrysalides au moyen d’une forte chaleur. De même que tous les papillons nocturnes à la classe desquels ils appartiennent, les papillons issus du ver à soie ne sont pourvus d’aucun organe destiné à la nutrition, et par conséquent ils ne sauraient vivre longtemps. Aussitôt que la femelle a déposé ses œufs, dont le nombre varie de trois cents à sept cents, et qui écloront à leur tour l’année suivante, la génération éclose se dessèche et dépérit en deux ou trois jours.

De notables progrès ont été accomplis, depuis une vingtaine d’années, dans l’éducation des vers à soie, soit pour la disposition même du local destiné à l’éclosion des œufs, c’est-à-dire des magnaneries, soit pour la nourriture et l’hygiène des chenilles. Dans la pratique ordinaire livrée à l’esprit de routine, on néglige trop souvent les précautions qui sont le mieux indiquées par la science : aussi la déperdition est-elle considérable. Un habile et soigneux éducateur d’Alais nous donnait naguère, sur les lieux mêmes, les chiffres suivans, comme résultant de ses longues observations : une once de graines ou d’oeufs de vers à soie produit, en moyenne, 40 kilog. de cocons et 3 kilog. de soie, tandis qu’on aurait dû obtenir 100 kilog. de cocons et 7 kilog. 1/2 de soie. Dans les magnaneries mal soignées, le déchet est bien plus grand ; on y voit régner plus cruellement les maladies qui déciment les insectes, et dont la plus terrible, connue sous le nom de muscardine, a causé récemment tant de dommages à nos éducateurs. Ces périls attachés à l’éducation des vers, cette incertitude des récoltes, rendent très aléatoire le sort des ouvriers employés à la production de la soie, aussi bien pour la partie agricole que pour la partie manufacturière.

La première opération véritablement industrielle consiste à enlever les fils soyeux enroulés autour de la chrysalide[7]. À son état naturel, la soie n’est pas, comme le coton ou la laine, composée d’une multitude de filamens plus ou moins longs. Elle est produite à l’état de fil par le ver lui-même ; mais pour dévider ces fils, dont la ténuité est extrême, il faut recourir à l’industrie appelée improprement filature de la soie, et aujourd’hui pratiquée en grand dans des ateliers mécaniques. On ne pourrait pas tirer la soie d’un cocon pris isolément, il faut au moins joindre deux fils ensemble. Les femmes qui sont généralement chargées de ce travail délicat en saisissent le plus souvent trois, quatre ou même davantage, jusqu’à dix ou douze, suivant la grosseur qu’on veut obtenir. Les cocons sont plongés dans des bassines remplies d’eau chaude, où on les bat quelques instans avec un petit balai de bruyère, pour décoller les filamens et les enrouler ensuite sur des dévidoirs. Cette tâche n’est pas très rude ; mais comme, avec les procédés suivis jusqu’à une époque récente où d’heureux essais ont été faits pour la conservation des cocons, le plus beau fil était celui qu’on laissait le moins longtemps sur les chrysalides, on a pris l’habitude de pousser le dévidage avec la plus grande activité, et de prolonger la durée du travail quotidien jusqu’à quinze et seize heures. La saison de la filature n’occupe ainsi que trois ou quatre mois ; les nouveaux procédés permettront d’en étendre la durée, et de resserrer la tâche quotidienne des fileuses dans des limites plus rationnelles.

Au sortir de la filature, la soie n’est pas encore en état d’être livrée aux fabrications qui l’emploient ; elle doit passer dans des ateliers d’un autre genre appelés ouvraisons ou moulinages, où les fils sont bobinés, tordus et mis en écheveaux. La difficulté principale de cette opération consiste à éviter la rupture des fils et à les rattacher adroitement quand ils viennent à se briser. À la différence des filatures de soie, les moulinages demeurent en activité toute l’année. Bien qu’on n’y ait pas les mêmes motifs que dans les premiers établissemens pour précipiter l’ouvrage, le travail effectif y est aussi long. Pour s’écarter ainsi du terme légal de douze heures, on allègue la nécessité de lutter contre la concurrence extérieure. À nos yeux, les producteurs de soie devraient demander les moyens d’amoindrir le prix de revient de cette riche matière à la bonne organisation des magnaneries, à la simplification des procédés de la filature et du moulinage, qui, même après les notables améliorations réalisées depuis quarante années, sont loin des perfectionnemens de nos autres industries textiles[8].

L’éducation des vers à soie et la filature occupent dans le Gard, dans les arrondissemens d’Uzès, du Vigan, et principalement dans celui d’Alais, un nombre de bras plus considérable qu’en aucun autre district du midi de la France. Les ouvraisons sont au contraire plus multipliées dans l’Ardèche, aux environs de Viviers[9]. Partout dans les Cévennes et dans les Garrigues, la population est tenue en haleine jour et nuit, durant l’été, autour des débiles insectes de qui dépend sa propre existence. La production de la soie prête du reste des couleurs singulières à la vie morale des travailleurs qu’elle occupe, comme on en jugera par le tableau de cette vie même, comparée à celle des ouvriers de fabrique.


II. – MOEURS ET CARACTERES DES OUVRIERS CEVENOLS.

On connaît le mouvement industriel dont les centres principaux sont situés dans les Cévennes et les Monts-Garrigues ; tous les ouvriers de cette région de la France vivent dans une bien plus fréquente communication que ceux du nord avec la nature extérieure. Grâce au climat, ils prennent une plus large part de grand air et de soleil ; cependant il se produit dans la région des Cévennes une différence essentielle, sous ce rapport, entre ceux qui manient des métiers dans les villes, soit à leur domicile, soit en atelier, et ceux que le génie de leur travail ou leur demeure isolée dans la campagne associe, en une certaine mesure, à la destinée des cultivateurs. Les variétés de caractères qui découlent de la diversité des situations matérielles sont fidèlement représentées, — d’un côté, par les ouvriers de Nîmes, — de l’autre, par les travailleurs occupés à la production de la soie.

Les premiers toutefois n’ont pas plus que les autres de goût pour une existence murée dans leur maison ; ils y échappent le plus qu’ils peuvent. On les voit, durant la semaine, prendre leurs repas en plein veut, et le soir après le travail se promener quelque temps dans la ville pour jouir d’un ciel presque toujours sans nuages. Leur penchant se manifeste bien plus encore le dimanche, alors que tous les métiers ont cessé de battre. La population laborieuse émigré ce jour-là pour s’en aller sur les collines qui dominent la cité, et où un assez grand nombre de familles ont un pied à terre, une sorte de petite maison de campagne qu’on appelle mazet. Rarement prises en location, ces modestes villas sont en général un patrimoine héréditaire. Comme le terrain rocailleux des Garrigues, sauf en quelques rares cantons où la vigne vient assez bien, n’a presque aucune valeur, la possession d’un mazet ne représente pas un capital de plus de 150 à 400 fr. Les ouvriers qui n’en possèdent point se réunissent à des parens ou à des voisins plus favorisés de la fortune. Ces chalets languedociens n’étant jamais à plus d’un ou deux kilomètres de la cité, on peut y porter aisément les plus jeunes enfans, et on ne laisse personne derrière soi. Chaque domaine se compose de quelques mètres de terre et d’un pavillon étroit bâti à une des extrémités de l’enclos ; une table et quelques sièges grossiers forment à peu près tout l’ameublement de ces cases, qui n’ont pas besoin de cheminées. À force de peines, on est parvenu à faire pousser sur un sol ingrat quelques oliviers ou mûriers, quelques ceps de vigne, quelques fleurs dont un soleil ardent a bientôt desséché la tige. Disposés en amphithéâtre au-dessus de la ville, les mazets prêtent un aspect animé à des lieux naturellement nus et tristes. Une fois arrivés, les hommes prennent quelque soin de leur jardin ; puis on s’assied, on se couche sous l’ombre rare de grêles arbustes, ou bien on va sur la route la plus voisine jouer à un jeu qui est une véritable passion dans ce pays, le jeu de boules. On vous dit avec fierté qu’il faut venir à Nîmes, venir sur les Garrigues, pour rencontrer les premiers joueurs de boules du monde entier. Il y a là des renommées dont l’horizon est borné sans doute, dont le souvenir doit vite s’effacer, mais qui n’en flattent pas moins l’orgueil de ceux qui les possèdent. Les femmes s’occupent pendant ce temps de soins intérieurs dans la petite maison où la famille doit dîner ; puis, quand s’élève la brise rafraîchissante du soir, on redescend vers la ville en chantant. Rien, au premier coup d’œil, ne révèle le charme de ces excursions sur des collines brûlantes ; bientôt pourtant on s’aperçoit que dans ces asiles solitaires les ouvriers se sentent plus chez eux qu’à la ville, qu’ils s’y épanouissent avec plus de liberté. Durant la semaine, le mazet est une espérance pour les familles qui l’aperçoivent de loin sur le coteau, et le dimanche venu, il leur offre un moyen de diversion à la vie quotidienne. N’est-ce rien, en effet, que de savoir où diriger ses pas ? Si les Garrigues manquent de frais ombrages, on y jouit d’une belle perspective : on a la ville à ses pieds, et les regards peuvent se promener au loin sur le tapis verdoyant des plaines du Vistre.

Des distractions d’un genre différent exercent encore un puissant empire sur la population nîmoise, je veux parler de ces spectacles à ciel ouvert qui se donnent dans les arènes des Antonins, et qui se composent de luttes d’hommes ou de courses de taureaux. L’antique amphithéâtre où se rassemble la foule prête une incroyable grandeur à des scènes assez vulgaires. Un autre goût plus calme, celui du chant, n’est pas ici moins général ; il est favorisé par des dispositions naturelles très communes dans ces contrées, où s’annonce déjà l’Italie. Les ouvriers nîmois, qui aiment à former des chœurs, ont eu de tout temps des sociétés chantantes. Toutes les chansons familial la population laborieuse sont composées dans ce patois languedocien dont les dialectes, quoique émanés d’une même source primitive, sont extrêmement nombreux et varient d’une ville à l’autre. À Nîmes, par exemple, le patois a le caractère, les désinences, les articles et les diminutifs de la langue italienne, tandis qu’à Montpellier, dans le département voisin, il penche vers l’espagnol. Une grande partie des chansons nîmoises ont été composées par des ouvriers ; celles même qui paraissent venir d’hommes appartenant à une classe plus instruite ne vivent guère que dans les souvenirs populaires. Précieux élémens pour l’étude du caractère local, ces rapsodies sont très difficiles à réunir, parce que les individus qui les savent par cœur sont incapables de les écrire. L’amour en forme le sujet le plus commun, et on y rencontre souvent la véritable inspiration poétique. Ce qui distingue les compositions de ce genre, c’est la tendresse, mais la tendresse liée à la mélancolie et à la passion. Quelques morceaux littéralement traduits donneront une idée de ces épanchemens de la pensée populaire. Un amant s’adresse ainsi à sa maîtresse :


« Je l’aime… - comme le rossignol des champs - aime à chanter sur la mousse - en voyant le soleil couchant. — Je l’aime comme une pâquerette - aime le gazon velouté ; — comme une rose épanouie, — quand le vent la fait balancer. — Je voudrais être la chansonnette - qui te fait chanter tout le jour, — et la tourterelle blanchette - qui te fait soupirer d’amour. – Je voudrais, quand tu pleures en silence, — te consoler en cachette ; — je voudrais emporter ta souffrance - et tes larmes dans un baiser. »

Une autre chanson, intitulée la Fileuse, représente une jeune fille qui a quitté ses montagnes pour venir travailler à la ville, filant assise sur un banc de pierre au moment où le soleil regardait sournoisement (espinchounava) à travers le brouillard du matin :

« Et tout en filant elle chantait, — et tout en chantant elle disait : — Que tu es heureuse, hirondelle !… - Si comme toi j’avais des ailes, — je sais bien où je volerais. »

Et la fieuse laisse voler son imagination au-delà des montagnes qui s’élèvent à l’horizon lointain, vers une chaumière bien vieille dont les murs sont couverts de lierre, et où les petits lézards gris vont durant l’hiver boire le soleil [van beouré lou sourel) :

« C’est là que j’irais voir - le narcisse au bord du fossé, — et puis pour me mirer, — l’eau limpide comme un verre… - C’est là qu’au temps de la moisson, — Joseph, vers la fin d’un jour, — me parla de son amour ; — moi j’étais toute troublée… - Alors je trouvai la vie - belle comme un jour de mai ; — le soleil brillait davantage, — la rose était plus jolie… - Le bonheur ne dure guère, — le mien fut bientôt fini… »

La jeune fille raconte qu’elle vit mourir sa mère et partir son amant, enlevé pour le service militaire :

« Et moi, loin de mon pays, — je laisse envoler ma pensée - vers mon amant à l’armée, — vers ma mère au paradis. »

Après l’amour, la plaisanterie nous semble être pour les chansonniers du bas Languedoc la source la plus féconde où ils vont puiser. Les chansons dans le genre plaisant emploient fréquemment, il est vrai, des traits assez vulgaires ; il y règne toutefois une gaieté franche qui charme par son abandon. Il faut aussi faire une part aux chants de circonstance, aux chants politiques ; malheureusement ces derniers forment par leur ton violent un triste contraste avec les autres compositions patoises. On s’y adresse dans un vil langage à des passions brutales, à des ressentimens qu’on peut qualifier de féroces. En 1815, par exemple, les boulevarts de la cité nîmoise retentissaient, chaque soir, de chansons abominables qui étaient de véritables appels au meurtre, appels trop bien écoutés. À la même époque, l’empereur Napoléon fut en butte à de stupides invectives dans les chansons du jour, qui le comparaient au diable ou l’accusaient d’avoir voulu faire mourir toute la nation. En 1830, nouveau flux de chansons patoises dirigées alors contre les Bourbons détrônés ; on se borna même parfois à retourner purement et simplement contre eux les attaques dirigées en 1815 contre l’empereur. Le roi Louis-Philippe n’échappa pas non plus, en 1848, à ces grossières invectives qui n’épargnent aucun drapeau. Quoique la tendance à prodiguer ainsi l’injure aux pouvoirs renversés soit trop générale, les chants politiques se distinguent ici par un caractère de passion particulier aux populations méridionales de la France. Des chansons aussi irritantes devaient nuire aux anciens chants du pays et en dénaturer les allures traditionnelles. Dans les momens de crise, les modulations douces et régulières cédèrent la place à de véritables vociférations. Après la révolution de février, des fragmens politiques en langue française firent invasion parmi les ouvriers nîmois, et alors le soir, dans les rues, on hurlait plutôt qu’on ne chantait.

L’ancienne inspiration indigène éprouve encore, même aujourd’hui, quelque peine à retrouver son empire sur les habitudes publiques[10] ; elle convient cependant mieux qu’aucune autre aux mœurs d’un pays où le vice de l’ivrognerie, qui fait dégénérer les chants en clameurs, est à peu près inconnu. À Nîmes, le vin est à bas prix, et comme nul n’en est privé dans la vie ordinaire, il est fort rare qu’on mette son plaisir à en abuser. Un grand manufacturier du Languedoc, qui occupe environ 1,500 individus, nous disait qu’en quinze ans il n’avait pas vu plus de trois ou quatre exemples d’ivresse. Quand l’ivrognerie apparaît à l’état d’habitude, on peut être sûr que des ouvriers étrangers à ces régions sont venus suppléer, dans quelques ateliers d’un genre spécial, comme les usines d’Alais, les travailleurs du pays. Les ouvriers de Nîmes, de même que ceux de Lyon, délaissent volontiers le cabaret pour le café, où ils dépensent peut-être davantage, mais où ils ne se livrent pas à d’abrutissans excès ; Bien qu’ils soient faciles à entraîner par saccades, on peut dire d’eux, en les prenant en masse, qu’ils sont assez sobres et assez économes. L’économie est une vertu que pratiquent volontiers à Nîmes toutes les classes sociales. Dans les rangs populaires, les bonnetiers principalement, malgré la modicité de leur gain, donnent l’exemple de la modération et de la prévoyance.

Le goût de la parure est cependant un trait caractéristique de la population de. Nîmes. Les filles employées par la fabrique placent presque tout leur salaire en articles de toilette. Quant aux hommes, ils poussent parfois à l’excès la pensée de se distinguer entre eux au moyen de leurs vêtemens. L’ouvrier de l’industrie ne veut pas être confondu avec le journalier qu’il place fort au-dessous de lui ; laissant au manœuvre l’humble veste, il prend le paletot ou la redingote. Dans le cercle même de l’industrie manufacturière, on remarque ces mêmes tendances. Les bonnetiers, par exemple, se croient d’un ordre plus élevé que les autres agens de la fabrique, qu’en englobe communément sous le nom de taffetassiers : Ils sont fiers de leur état ; ils vous disent avec orgueil qu’avant 1789, ils avaient le droit de porter l’épée, et, sur la loi d’une tradition dont l’origine est un peu obscure, ils ajoutent que Louis XIV a mis ses royales mains sur un métier de bonneterie. Dans ces souvenirs qui les flattent, dans ces intentions qui les dirigent, comment ne pas voir une idée profondément enracinée de hiérarchie, de classification sociale ? Les doctrines qui, sortant du cercle de l’égalité civile et même de celui de l’égalité politique, visaient naguère si bruyamment à une égalité absolue des conditions, se brisaient aussi bien ici contre les faits inhérens à la vie des masses que contre la raison froidement interrogée.

Les sentimens de fierté que les ouvriers nîmois manifestent les uns envers les autres ne les éloignent pas absolument de certaines habitudes humiliantes qu’on ne remarque pas chez les ouvriers de Lyon. À Nîmes, par exemple, et dans tout le Gard, on sollicite volontiers l’aumône. En arrivant du département des Bouches-du-Rhône, où la mendicité est interdite, on se voit arrêté, dès qu’on a franchi le pont de Beaucaire, par des mendians nombreux, dont quelques-uns ont quitté les ateliers dans des momens de crise et se sont fait de la mendicité une profession nouvelle.

Autre différence avec les ouvriers de l’agglomération lyonnaise : profondément attachés à leurs traditions, les ouvriers nîmois ne sont pas portés à la rêverie. Doués d’une imagination ardente, ils n’éprouvent pas cependant le besoin de s’abandonner à des contemplations chimériques ; leur intelligence vive, mais non téméraire, ne s’intéresse qu’à ce qu’elle comprend bien. On est à Nîmes plus criard, plus pétulant qu’à Lyon ; mais l’humeur locale, naturellement gaie et plaisante, préfère aux déclamations les farces et les saillies.

L’adresse ne manque pas d’ailleurs aux ouvriers nîmois dans leur travail journalier. À une remarquable habileté de mains ils joignent le désir d’améliorer les appareils qu’ils emploient. Quelques-uns d’entre eux ont apporté divers perfectionnemens au métier Jacquart ; mais ne leur demandez pas cette âpreté dans le travail, cette infatigable patience que possèdent d’autres régions, l’Alsace par exemple. L’état moral proprement dit, sans offrir le spectacle d’une dépravation éhontée, n’y saurait non plus être représenté sous des couleurs très favorables. Les fautes précoces y sont assez fréquentes parmi les filles des ateliers. Ce n’est pas qu’on rencontre à Nîmes, comme dans certaines autres cités manufacturières, cette désolante habitude qui entraîne une partie des ouvrières sur la voie publique le soir après leur journée. Non, ici la débauche est prude et le libertinage ombrageux ; mais si le mal est moins visible, il est tout aussi réel.

La seconde branche de la famille laborieuse du groupe des Cévennes, celle qui est vouée à la production de la soie, est plus sincèrement, plus profondément morale que la population groupée à Nîmes ou dans les environs. Le frein de l’opinion, au milieu de cercles étroits où chacun se connaît et où rien ne s’oublie, exerce une puissance extrême sur les esprits. Les fautes sont rares, et s’il se produit quelques scandales, des unions régulières viennent presque toujours les couvrir.

Les ouvriers de cette deuxième catégorie se rattachent de tous côtés à la vie agricole ou pastorale ; la campagne n’est plus pour eux seulement un objet de distraction. S’il y a dans Nîmes une population manufacturière qui aime les champs, ici les masses, lors même qu’elles s’adonnent à des occupations vraiment industrielles, conservent tous les caractères d’une population agricole. Les magnaneries empruntent à l’agriculture des travailleurs que les occupations rurales retiennent bien plus longtemps que la rapide éducation du ver à soie. Les femmes qui peuplent les manufactures de soie sont le plus souvent aussi distraites des campagnes. Le personnel même des ateliers de moulinage, qui forme la partie la plus industrielle de cette population, est par ses relations mêmes constamment ramené au souvenir de la vie champêtre.

Les ouvriers de la soie sont pris pour la plupart sur les lieux de la production ou à une très petite distance. Dans les filatures seulement, comme la population locale ne suffirait pas toujours aux exigences d’un travail précipité, on recrute des bras dans les montagnes du nord du Languedoc. Les filles de cette région aride et pauvre descendent par essaims vers les basses Cévennes pour se louer temporairement. C’est ainsi à peu près que, dans les plaines de la Beauce, au temps de la moisson, des bandes d’ouvriers supplémentaires viennent de la Normandie, de la Champagne ou de la Sologne, aider les riches fermiers de l’Ile de France. À part cet élément mobile, les travailleurs de la soie sont très sédentaires ; ils aiment le sol qui les nourrit et dont ils possèdent souvent quelques parcelles à titre de propriété. Ils ont des habitudes laborieuses, et pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une besogne exigeant un grand déploiement de force corporelle, ils consentent sans peine à se mettre à l’œuvre de grand matin et à y rester fort avant dans la soirée. Point de large aisance parmi les familles séricicoles, mais aussi point de misère, sauf les années où la récolte des cocons vient à manquer complètement. On a fort peu d’argent, c’est vrai ; qu’importe cependant, si grâce à la douceur ordinaire de la température, on peut se passer de beaucoup d’objets dont la privation constituerait ailleurs, dans le nord de la France par exemple, une extrême misère ? Les habitations, bâties sur le penchant des coteaux ou au fond de vertes vallées, plaisent par leur situation comme par la propreté avec laquelle on les entretient. Le travail des magnaneries inculque naturellement à ceux qui en sont chargés des idées d’ordre, car toute négligence est cruellement punie par la perte rapide d’insectes délicats qui emportent en mourant l’espoir du travailleur.

Ces habitudes se retrouvent dans l’organisation même des familles cévenoles et prêtent une rare énergie à l’autorité paternelle. Dans ces districts écartés du monde, la déférence que les enfans doivent à ceux qui les ont élevés n’a été que faiblement entamée par le contact des influences extérieures. J’ai vu un exemple frappant de cette hiérarchie domestique, véritable tradition de l’âge patriarcal. Une famille composée du père et de la mère parvenus à un âge avancé, et de six ou sept fils, dont plusieurs étaient mariés, vivait réunie sous un même toit. Quoique chacun des fils eût son état particulier, nul ne travaillait pour son compte ; le gain individuel revenait au père de famille, qui nourrissait et entretenait toute sa lignée. Fidèles à l’exemple paternel, les enfans se montraient ambitieux du travail, et la tribu jouissait d’une aisance qui, dans ces contrées, passait pour de la fortune. Le rôle le plus digne cependant d’attirer l’attention, c’était celui de la mère de famille. C’est à son influence toujours présente et toujours inaperçue, à sa bienveillance inaltérable, naturellement pacifiante, qu’on était redevable en réalité du maintien de l’harmonie dans cette petite nation.

Au sein de leurs solitudes, où les entraves conventionnelles de la vie sont à peu près inconnues, les travailleurs de la soie jouissent d’une liberté qui se reflète dans leur attitude extérieure. Leurs allures sont dégourdies et remuantes, leur physionomie ouverte et gaie. Ces ouvriers des montagnes aiment les chants comme les Nîmois, et ils égaient volontiers leurs travaux par de continuels refrains. Doués d’un caractère sympathique, ils accueillent les étrangers avec bienveillance et se complaisent dans de longues causeries. On remarque chez les Cévenols une sorte de sentimentalité primitive unie à des facultés aimantes très vives, dont un écrivain du dernier siècle, né dans ce pays, Florian, a été l’interprète assez fidèle. Combien il y a loin cependant des chansons patoises que nous avons citées, qui sont connues jusque dans ce district, aux accens de Florian, qui ne célébraient guère que le plaisir ! Un trait poétique de la population cévenole, c’est la lutte presque toujours victorieuse des intérêts religieux contre les passions sensuelles. Cette population aime les fêtes, les jeux, les divertissemens de tous genres, mais elle reste frugale et économe dans son existence ordinaire, plus frugale et plus économe encore qu’à Nîmes. En outre, malgré la mobilité de ses instincts, elle conserve dans les actes sérieux un profond respect de la parole donnée.


III. – ÉTAT INTELLECTUEL ET INSTITUTIONS DES OUVRIERS NIMOIS ET CEVENOLS.

Au point de vue intellectuel, le développement des ouvriers séricicoles est plus étendu que ne le ferait croire l’état de l’instruction parmi eux. Leur travail même sollicite presque toujours leur intelligence par quelque côté et l’empêche de tomber dans l’engourdissement. Les merveilleux phénomènes qui s’accomplissent, par exemple, dans l’éducation des vers à soie, on l’a dit avant nous, portent l’esprit à la réflexion. Aussi la population de ce pays n’est-elle pas une population abrutie, même quand elle manque de ces études élémentaires que le patois contrarie sans cesse, et qui restent dans les Cévennes plus rares que dans la cité nîmoise.

On n’aurait pas, sous ce rapport, une idée exacte de la physionomie du groupe des Cévennes et des Garrigues, si on ignorait que le mouvement intellectuel n’y a guère dépendu jusqu’à ce jour des progrès de l’instruction. À Nîmes comme à Alais, comme à Uzès, dans les villes comme dans les campagnes, l’activité morale est dominée par des passions religieuses sorties toutes vivantes des souvenirs du passé. C’est de cette source que découlent les signes les plus originaux du caractère local. Ces animosités qui se sont mêlées à tous les événemens de l’histoire contemporaine, à tous les mouvemens matériels des populations, jettent de vives lumières sur l’esprit politique des classes ouvrières dans ce pays.

Quoique le culte réformé soit largement assis dans les Cévennes, les catholiques y sont beaucoup plus nombreux que les protestons. À Nîmes, ils forment les deux tiers de la population, et, dans les autres villes du même groupe, la supériorité numérique leur appartient encore en une proportion plus considérable. Si certaines communes champêtres, celles du district de L’Avaunage, par exemple, situé entre Anduze et la route de Montpellier, ne comptent guère que des protestans, il y en a beaucoup plus qui sont demeurées tout entières fidèles à la vieille foi catholique. Que les deux cultes soient rapprochés l’un de l’autre ou qu’ils règnent exclusivement dans une commune, une même hostilité les divise, une hostilité profonde, qui passe, à tout moment, du domaine religieux dans le champ des questions temporelles. Vaste foyer de ces animosités, Nîmes est le lieu où on peut le mieux en saisir le véritable aspect.

La majorité des ouvriers nîmois, notamment tous les taffetassiers, sont catholiques, tandis que les chefs de l’industrie et du commerce, les capitalistes en un mot, appartiennent en général à la religion réformée. Longtemps exclus de toutes les fonctions publiques, de toutes les professions dites libérales, les protestans n’avaient eu pour refuge que les carrières industrielles ; plus ils s’élançaient dans cette arène, plus les catholiques étaient portés à s’en éloigner. Qu’arriva-t-il cependant ? Les premiers, recueillant les fruits de leurs efforts, s’enrichissaient par la fabrication et le négoce ; les autres, murés dans des voies très honorables, mais encombrées, et où de trop minces bénéfices ne permettaient pas l’épargne, s’appauvrissaient au contraire à chaque partage de succession. Quand une même famille s’est divisée en deux branches, l’une restée dans le giron de la croyance de ses pères, l’autre enrôlée sous l’étendard des doctrines nouvelles, on remarque presque toujours d’un côté une gêne progressive et de l’autre une richesse croissante.

Cette différence dans l’exercice de l’activité individuelle, et les résultats qui en étaient la suite, ne pouvaient qu’aigrir et développer les divisions existantes. Étrange contraste dans presque toute cette région, les croyances sont assez peu profondes parmi les masses, les habitudes religieuses assez faibles : pourtant les haines de culte à culte restent vivaces et implacables. Ce n’est pas le clergé catholique qui souffle l’irritation dans les esprits : exemplaire dans ses mœurs, charitable dans ses actes, il est dirigé par un prélat qui n’a jamais cherché qu’à pacifier les cœurs. Si quelques ministres protestans se laissaient aller, il y a quelque temps encore, à des opinions exaltées, il n’en serait pas moins également injuste d’attribuer aux enseignemens du temple la cause des animosités religieuses. La population puise son intolérance en elle-même ; sa passion couve sous les cendres toujours brûlantes du passé. Nulle part on n’a mieux gardé la mémoire du fameux édit d’Henri IV, de cet édit de transition, intervenu au lendemain d’une longue lutte, qui ne fut jamais complètement exécuté, et qui demandait, après Richelieu, dans l’intérêt de l’unité nationale, une réforme et non une révocation. Le vieil esprit des camisards n’est pas éteint dans ces contrées ; mais les volontaires n’y manqueraient pas non plus dans des momens de crise, s’il fallait recomposer les bandes des cadets de la croix. Les odieux et plus récens exploits des Servan et des Trumphemy ont encore ravivé le souvenir des anciennes luttes où furent commis de part et d’autre, sous le masque religieux, tant d’actes abominables qui avaient leur source dans le plus mauvais côté du cœur humain.

Silencieux et enveloppés en temps ordinaire, les sentimens qui découlent de cette douloureuse histoire engendrent une réciproque et continuelle défiance. On dirait que les maisons mêmes se regardent d’un air soupçonneux. Comme une tribu qui a été persécutée, les protestans semblent écouter si un nouveau cri d’alarme ne retentit pas dans le lointain. Les catholiques aiment à se compter. Fiers d’être la souche antique, d’avoir pour eux la tradition ininterrompue de longs siècles, ils semblent ne se résigner que péniblement au principe de la liberté de conscience. Si, malgré cette profonde séparation, les nécessités sociales entraînent, soit parmi les classes ouvrières, soit dans des rangs plus élevés, des rapports journaliers entre les hommes des deux cultes, des incidens sérieux ou futiles n’en viennent pas moins démontrer à tout moment que ces relations n’ont créé aucun lien solide entre les individus. On est prompt à se décréditer de part et d’autre, surtout si le discrédit doit rejaillir sur le culte. On accueille avec la plus étrange crédulité, on propage avec le plus grand empressement les bruits qui peuvent nuire à la religion opposée. Des histoires scandaleuses circulent ainsi en se grossissant de bouche en bouche, et quand on veut remonter à l’origine de ces récits, on s’aperçoit qu’une simple supposition est arrivée peu à peu à une affirmation catégorique. Il suffit encore que, dans un culte, on ait pris une initiative quelconque, pour que dans l’autre on adopte immédiatement le parti contraire. L’antagonisme descend parfois jusqu’à des puérilités auxquelles on attache un intérêt immense[11].

En dehors de l’agitation morale que ces divisions entretiennent, il n’y a point parmi les ouvriers nîmois de mouvement intellectuel bien sérieux. Dans quelque situation qu’on prenne l’homme, son esprit, délicat ou grossier, a toujours besoin d’avoir un aliment : il faut que l’âme se retrouve quelque part. Ainsi, durant les entraînemens de ces dernières années, les masses laborieuses, sur divers points de la France, égarèrent un moment leur activité intellectuelle dans les folles rêveries du socialisme. Ces préoccupations étranges n’aboutissaient à rien moins qu’à les séparer des autres classes sociales, sur le sol nîmois, au contraire, les idées qui remuent véritablement les intelligences sont communes à tous les individus d’un même culte, quelle que soit du reste leur position. Que la préoccupation religieuse revête ici telle ou telle forme suivant les circonstances, c’est elle, c’est toujours elle qui domine. Les dissentimens politiques mêmes dont la réalité est incontestable projettent leurs plus profondes racines sur le terrain de la religion. Quand, sous le gouvernement de juillet, le haut commerce, la grande industrie dirigeaient les affaires locales, voyait-on dans ce fait la prépondérance des intérêts économiques ? Non, c’était plutôt l’influence protestante qui se sentait triompher. Lorsque, grâce au nouveau mode électoral, grâce aux votes des ouvriers, l’influence contraire a été assez puissante pour annuler l’élément le plus riche de la cité, pour exclure en masse les protestans du conseil municipal, est-ce une opinion politique qui s’applaudit du succès ? Aucunement ; c’est encore une pensée religieuse. S’il était permis de supposer tous les individus embrassés dans le cercle d’un même parti, tous les fronts rangés sous un même drapeau, on n’en verrait pas moins l’animosité religieuse, conservant sa place dans les cœurs, créer bientôt, pour s’épancher au dehors, des contestations purement arbitraires.

En raison de ces tendances si énergiques et passées à l’état d’instinct, on ne s’étonnera pas que la vie publique des ouvriers nîmois ne ressemble nullement à la vie des ouvriers d’autres grandes villes manufacturières. D’abord on n’a jamais vu dans les Garrigues ces tiraillemens continuels entre patrons et ouvriers qui rendent les relations quotidiennes inquiètes et désagréables, et dégénèrent souvent en désordres extérieurs. Les coalitions y sont un fait inconnu ; on ne s’y concerte pas pour les questions de salaires. On poète nîmois a pu dire avec raison que sa ville

N’arme jamais son bras pour demander du pain.

Sous le coup de la révolution de février, à la nouvelle des événemens de Paris, une forte émotion s’empara de la population industrielle de Nîmes ; mais en dépit des influences politiques qui cherchaient alors a réunir en un même faisceau les travailleurs enrôlés au service des fabriques, les ouvriers nîmois ne se laissèrent pas entraîner à l’agitation au nom de ce qu’on leur présentait comme leur intérêt collectif. Ce qui parut inquiétant, ce fut l’attitude des catholiques et des protestans les uns à l’égard des autres. Il suffisait de l’ardente influence des événemens pour réchauffer tout d’abord les répugnances anciennes. Cependant, comme les pussions religieuses n’étaient point directement en jeu, la paix ne fut pas troublée. L’interruption à peu près complète du travail, qui ne laissait aux familles laborieuses d’autres ressources que des ateliers communaux fournissant à peine le pain nécessaire pour vivre[12], n’occasionna point les manifestations menaçantes qui répandirent tant d’effroi dans d’autres cités. Au mois de juin 1848, le contre-coup de la collision insensée dont Paris était le théâtre fut plus vif à Nînes que celui de la révolution de février. Les intérêts politiques avaient eu le temps de se préparer à la lutte et de profiter des difficultés économiques pour ramener le souvenir des masses vers les anciennes querelles. Aussi l’ordre public ne tint qu’à un fil ; mais il fut aisé de voir que c’était encore le vase des passions religieuses qui était près de déborder.

Plus tard, le socialisme, à l’aide de ses publications et de ses émissaires, tâcha, ici comme partout, de s’emparer des sentimens populaires. Sur un sol accoutumé à des émotions très nettement déterminées, il ne trouvait pas les intelligences prêtes à se passionner pour ses axiomes solennels, mais nuageux. Il s’était flatté d’ailleurs de dominer les haines religieuses, non par un égal respect, mais par un profond dédain pour toutes les croyances, et il s’était mis ainsi en désaccord avec les tendances locales. L’indifférence en matière de religion qu’il semait dans quelques esprits, l’envie qu’il éveillait chez d’autres dans l’ordre des intérêts temporels, étaient loin de remplacer les forces vives que lui aliénaient son attitude impie et son étalage d’incrédulité. Toutefois, quand on parle à l’homme, même en termes vagues, de son bonheur actuel, quand on lui promet des jouissances, on est toujours sur de troubler au moins la surface des âmes. Tel fut l’effet des prédications socialistes dans les Garrigues et dans les Cévennes ; seulement on y eut, au mois de décembre 1851, la mesure réelle des conquêtes de la doctrine nouvelle, et l’on vit à quoi s’y réduisent les influences politiques abandonnées à elles-mêmes. Les ouvriers de Nîmes ne bougèrent pas, ne se sentant pas inquiétés dans la partie intime de leur existence par les événemens accomplis. Sur des appels transmis de la ville et accompagnés de bruits controuvés, plusieurs communes rurales s’agitèrent et prirent les armes. On se mit en route pour marcher sur le chef-lieu du département du Gard ; puis, au premier avis défavorable, on se débanda, et chacun rentra chez soi. Est-ce donc qu’on s’était compté ? Est-ce donc que les fils dégénérés des camisards avaient eu peur d’un échec ? A d’autres époques, de semblables motifs n’avaient pas engourdi les bras et fait déserter la lutte, c’est qu’alors le sentiment religieux était véritablement enflammé. Cette fois, au contraire, l’émotion avait sa source dans des instincts beaucoup moins profonds et beaucoup moins ardens. Une levée de boucliers, opérée sous l’influence de la politique, s’affaissait promptement sur elle-même. Dans cette contrée, en effet, la vie publique n’a aucun ressort, pour peu que l’idée religieuse ne vienne point s’associer aux préoccupations matérielles : c’est un trait du caractère des populations nîmoises et cévenoles que l’examen des institutions locales destinées aux classes ouvrières fera mieux encore ressortir.

Dans tout le groupe des Cévennes et des Garrigues, dans l’importante cité même qui en forme le chef-lieu industriel, il n’a surgi qu’un très petit nombre de ces institutions qui, destinées à protéger les masses laborieuses, se distinguent par un caractère à la fois économique et chrétien, charitable et social. On ne rencontre point ici de ces créations dont nous avons vu tant d’exemples on Alsace, et à l’aide desquelles des chefs d’établissemens, des associations particulières ou des municipalités cherchent soit à étendre l’instruction, soit à stimuler l’esprit de prévoyance parmi les classes ouvrières, soit à prêter aux familles dans certaines circonstances une assistance immédiate. À défaut d’une initiative prise en dehors de leur sein, les travailleurs cévenols n’ont fait aucun effort pour se constituer eux-mêmes des moyens collectifs de soulagement. On ne les a pas vus, comme dans le nord de la France, comme dans des cités rapprochées du midi, Lyon et Saint-Étienne, tenter quelques essais plus ou moins aventureux, mais toujours très significatifs, en fait d’associations destinées à faciliter la vie quotidienne. À Nîmes, trois ou quatre sociétés de secours mutuels fondées à une autre époque n’avaient trouvé dans la fabrique qu’un accueil froid et décourageant.

Si les manufacturiers du Gard ne se sont pas montrés empressés de suivre les exemples du dehors, ce n’est pas leur indifférence seulement qu’il faut accuser. Sous l’empire de passions religieuses qui créent tant de résistances et de haines, il n’y a guère de place pour les institutions de patronage ou pour un rapprochement des situations et des intérêts particuliers. Un climat doux et agréable, des habitudes généralement sobres, limitent singulièrement aussi les besoins matériels. Les rares élémens qui ont pu se développer malgré ces obstacles particuliers n’en méritent pas moins d’attirer l’attention. Quel qu’en soit l’objet, ces fondations sont pures de tout contact avec les idées d’association excessive telles qu’elles étaient naguère formulées par les sectes socialistes, et qui avaient capté en plus d’un endroit les esprits aveuglés des masses. On n’a même aperçu nulle part dans ces régions après 1848, pas plus parmi les ouvriers des villes que parmi ceux des campagnes, ces tendances vers les exploitations collectives appelées sociétés d’ouvriers ou sociétés de patrons et d’ouvriers qu’ont poursuivies peut-être trop d’anathèmes à la suite de trop d’éloges. L’individualisme, qui forme le fond du caractère local, se révèle au contraire constamment dans les institutions de la cité nîmoise. En séparant la ville en deux camps, les luttes religieuses ont accoutumé chaque homme à ne connaître d’autre signe de ralliement que le drapeau de son culte.

La tradition favorisait trop ce penchant des âmes pour que des efforts soutenus se produisissent en vue de combattre ce qu’il avait d’excessif et de périlleux. Vous trouvez à Nîmes, bien que portant toujours le cachet de la différence des cultes, les maisons habituelles de secours et de refuge. On y a fondé en outre plusieurs établissemens destinés à la population catholique, et où des sœurs de diverses corporations religieuses se livrent aux soins des malades ou à l’éducation des orphelines pauvres avec un infatigable dévouement. Citons une création singulière qui avait devancé de plusieurs siècles notre loi sur l’assistance judiciaire : on l’appelle l’avocaierie des pauvres. En l’année 1482, un habitant de Nîmes légua ses biens pour assurer la défense gratuite des pauvres devant tous les tribunaux de la ville. Était-ce là l’expression réfléchie d’un sentiment de justice sociale ? On doit y voir plutôt, ce me semble, la conception d’une imagination méridionale, comme il s’en produit de temps en temps des exemples de l’autre côté des Alpes. En fait, l’avocaterie des pauvres n’aboutit guère qu’à des consultations gratuites en matière de procédure.

L’instruction populaire est dotée par la cité nîmoise d’une subvention d’à peu près 43,000 fr., répartie entre les écoles gratuites des deux cultes. Les classes catholiques sont tenues par les frères de la doctrine chrétienne, qui possèdent dans la ville quatre maisons recevant 1,600 élèves. Exclusivement fréquentées par les jeunes garçons protestans, les écoles d’enseignement mutuel en renferment 700. Les classes gratuites pour les filles comptent une population totale de 2,300 élèves. La direction des établissemens catholiques est confiée à la vigilante sollicitude de la congrégation de Saints-Vincent de Paul ou de celle de Saint-Maur. Dans un pays où les préoccupations religieuses exercent tant d’empire, l’instruction populaire devait, plus qu’en tout autre lieu, revenir exclusivement à des corps religieux, qui portent d’ailleurs dans l’accomplissement de cette mission sociale de si remarquables qualités. Quelques institutions sont alimentées à la fois par des libéralités privées et par des subventions municipales. Il n’existe de classes d’adultes que pour les catholiques ; et comme ceux-ci composent la masse de la population, c’est parmi eux seulement que le besoin s’en fait sentir. L’enseignement du chant rentre dans le programme des écoles primaires, soit chez les frères, soit chez les instituteurs protestans. Un cours public de chant est en outre destiné aux adultes, surtout aux jeunes gens sortis des classes élémentaires et qui ont montré des dispositions spéciales. Il faut mentionner, parmi les maisons d’enseignement, l’école de fabrication et l’école de dessin instituées par la municipalité, et dont nous avons eu déjà l’occasion de parler[13]. Qu’on y prenne garde : ces derniers établissemens, l’école de fabrication surtout, se distinguent essentiellement des autres créations locales. Nées de l’industrie, elles se rattachent à l’esprit du nord de la France, aussi sont-elles très peu fréquentées par les ouvriers mêmes.

Ce n’est point assez d’ailleurs de répandre gratuitement l’instruction et les secours ; il y aurait ici mieux à faire encore, à resserrer par exemple les liens qu’en dépit des dissidences les plus enracinées, la nature des choses tend toujours à établir entre les diverses classes sociales. Les sociétés de secours mutuels, qui avaient jadis éveillé si peu de sympathies sur le sol nîmois, figurent néanmoins au premier rang des institutions qui peuvent intéresser les populations laborieuses au maintien de l’ordre public ; elles ont d’ailleurs l’avantage d’appartenir au domaine du travail, sans avoir été compromises dans les luttes antérieures. Prudemment combinées et sagement conduites, elles parviendraient aujourd’hui, nous le croyons fermement, à l’aide des facilités accordées par la loi actuelle, à triompher des obstacles légués par le passé. On devrait, dans l’administration municipale et dans le sein de la fabrique de Nîmes, s’occuper de cette question avec l’ardeur réfléchie et soutenue sans laquelle les meilleurs projets demeurent stériles. Que dans les associations mutuelles on tienne compte de la différence des cultes, ce sera longtemps sans doute une nécessité ; mais la conformité de religion ne devrait être demandée qu’aux associés participans et non aux membres honoraires ; autrement, on exclurait le concours d’à peu près tous les chefs de fabrique, et le but serait manqué : on n’aurait point rapproché les uns des autres les divers élémens de la communauté industrielle, on n’aurait point assuré aux faibles le patronage des forts. C’est par une telle coopération seulement que des idées de paix pourront, sans porter atteinte à la foi religieuse, commencer à pénétrer dans un pays si profondément divisé.

À côté de ces institutions destinées à diminuer les mauvaises chances qui menacent les classes laborieuses, il est un objet qui importe infiniment encore à la masse de la population nîmoise : c’est le progrès de la fabrication locale. Dans l’état de concurrence qui se maintient entre les industries des Cévennes et celles d’autres localités françaises ou étrangères, les constans efforts des manufacturiers pour perfectionner leurs procédés, élargir la base de leurs opérations et s’ouvrir de nouveaux débouchés, sont ici, plus encore qu’ailleurs, absolument indispensables, si l’on veut assurer le travail et les biens moraux et matériels qui en découlent. Dans l’industrie séricicole, par exemple, tout procédé nouveau qui augmente la production profite immédiatement aux nombreux travailleurs cévenols. Des améliorations du même genre, peuvent seules exercer une salutaire influence au sein de l’agglomération nîmoise. Quand on songe à l’esprit d’invention et au bon goût qui distinguent la manufacture de Nîmes, quand on se rappelle que ce furent des ouvriers de ce pays qui, après la révocation de l’édit de Nantes, allèrent créer le tissage de la soie en Angleterre et en Allemagne, on se demande comment cette ville ne prend pas une plus large part dans le mouvement industriel de la France ; on s’étonne qu’après avoir touché à tant d’articles, elle en ait laissé dépérir un si grand nombre. Rien de plus commun que de voir faire dans cette région du midi des essais merveilleux ; mais après des résultats éclalans, on s’arrête subitement sur la route. On dirait que la fabrication ne brille que par éclairs soudains et rapides comme un feu d’artifice. Ces soubresauts continuels, ces efforts passagers et ces promptes défaillances, il faut les attribuer quelquefois à la situation géographique, mais plus souvent au fait même des hommes. Nîmes est trop éloignée du commerce parisien, ce vaste centre de la consommation intérieure. Les articles que les maisons de gros ou les grandes maisons de détail peuvent trouver à Lyon, elles ne s’inquiètent pas d’aller les chercher dans le département du Gard. La puissante fabrique lyonnaise semble placée sur la route du midi pour arrêter les affaires au passage. De plus la cité des Cévennes a le malheur de manquer d’eau durant l’été pour alimenter ses fabriques[14]. Le courage industriel, qui serait si nécessaire en pareilles circonstances, est d’ailleurs paralysé chez nos manufacturiers du bas Languedoc par cet esprit d’individualisme régnant à tous les degrés de l’échelle sociale, par le désir qu’ont tous les chefs d’établissement de se retirer des affaires le plus tôt qu’ils peuvent. Ce n’est pas là le caractère des manufacturiers de la Grande-Bretagne, de ces fabricans de châles, de ces fabricans de bas de soie, qui nous ont dépossédés d’une partie de nos débouchés extérieurs. Ici, le chef ne se retire presque jamais, ou bien, quand il se retire, il reste l’associé de ses successeurs ; le plus souvent il se survit à lui-même dans ses enfans, en sorte que les efforts commencés ne sont point interrompus. L’habitude contraire occasionne, dans nos fabriques du Gard, une pénurie de capitaux qui suffirait pour paralyser les grandes entreprises et frapper d’incertitude la situation des ouvriers. Le manufacturier qui prend sa retraite réalise ses bénéfices et enlève ses fonds des affaires ; à défaut de commanditaires qui s’associent à sa fortune, celui qui le remplace sur la brèche ne réussit à se procurer des ressources que par des emprunts, par le mode ruineux des engagemens personnels. Quand on sait en outre que la fabrique nîmoise est divisée en une multitude de mains, on comprend combien il lui devient difficile de produire en grand et de lutter avec la concurrence intérieure ou extérieure. C’est par suite de cet éparpillement des forces productives qu’elle a négligé de se tenir au courant des goûts publics chez les étrangers et qu’elle s’est laissée devancer par ses rivales du dehors en fait de perfectionnemens mécaniques.

Enfin, s’il est vrai de dire, en prenant la France dans son ensemble, que nous savons mieux fabriquer que vendre, que nous possédons le génie industriel à un plus haut degré que le génie commercial, ce reproche ne s’applique nulle part plus justement qu’à Nîmes. Pourquoi les manufacturiers de cette ville n’envoient-ils pas leurs enfans apprendre le négoce dans les pays du nord, en Angleterre surtout ? Ils seraient étonnés eux-mêmes, au bout de quelques années, des changemens qui en résulteraient dans l’état de leur fabrique. Ils se plaignent volontiers, et parfois avec raison, que l’industrie n’éveille pas les sympathies de la cité, qu’on n’y fait rien ou à peu près rien pour aider à son développement, qu’on semble même regarder ses succès avec des yeux jaloux : ce ne sont pas là des motifs pour s’abandonner au découragement. On devrait au contraire chercher plus activement à créer des germes pour l’avenir. En un mot, dans la France du nord et de l’est, les institutions qui naissent du développement de la classe ouvrière ont surtout pour but de garantir la vie matérielle et d’améliorer la vie morale. Dans le midi, c’est l’instinct du commerce qu’elles devraient provoquer à côté de l’instinct du travail et de l’étude ; ce n’est pas seulement vers le perfectionnement, c’est aussi vers l’écoulement des produits qu’elles devraient diriger la sollicitude des populations. La vie industrielle n’attend pour s’affermir qu’une meilleure impulsion donnée à l’activité commerciale.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez les livraisons des 1er juin, 1er septembre et 15 novembre 1851, des 15 février et 1er août 1852 et du 1er janvier 1853.
  2. Au XVIe siècle, Nîmes avait obtenu des lettres-patentes et statuts royaux qui lui accordaient, comme à Paris, Tours et Lyon, le privilège d’exercer le commerce, art et fabrique du drap d’or, d’argent, de soie et autres étoffes mélangées.
  3. Nîmes confectionne les moquettes de toutes qualités, les étoffes de luxe pour meubles et tentures, les tapis écossais, jaspés ou sergés, les tapis veloutés et à chenilles, qui permettent l’emploi des fils de toutes couleurs, à la différence des moquettes, et présentent un tissu plus fini et des dessins mieux modelés. Ces derniers tapis cherchent à reproduire l’aspect des ouvrages des Gobelins, sans prétendre, bien entendu, à les égaler. Tandis qu’un ouvrier fabrique à Nîmes 2 mètres de tapis par jour, aux Gobelins on en fait quelques centimètres seulement, et les pièces coûtant aux Gobelins 25 ou 30,000 francs descendent à 1,000 francs dans le département du Gard.
  4. On peut évaluer la production annuelle à 90,000 douzaines de gants de soie et 35,000 de gants de filet, etc.
  5. Quelquefois on met du cuivre dans certains tissus communs. Quand on a commencé à employer ce métal, les consommateurs africains l’ont pris pour de l’or et ont été dupes de leur erreur. Aujourd’hui ces fraudes criminelles ne sont plus possibles, et les prix sont fixés en raison de la matière ; mais le commerce des tissus en Algérie, de quelque lieu que soient tirés ces articles, est encore exposé à des pratiques frauduleuses, provenant surtout de l’initiative des Juifs arabes, par les mains desquels passe tout le négoce local. Ces marchands, qui ont dans les cités et les bourgades de l’Afrique des boutiques où s’entassent pêle-mêle les objets les plus disparates, où le client n’entre jamais et achète par la fenêtre, viennent en France deux fois par année pour leurs approvisionnemens. Le plus grand nombre est sans cesse à la piste de nouveaux moyens de tromperie que doit repousser la loyauté comme l’intérêt de nos fabricans.
  6. La Grand’Combe avait fourni le premier exemple des fusions entre compagnies diverses, fusions qui viennent d’être assujetties par un décret à l’autorisation du gouvernement. Ces alliances peuvent sans doute avoir leurs dangers ; cependant, il est juste de le dire, elles ont donné le signal d’une très utile réforme dans l’exploitation des houillères en France.
  7. La chrysalide, qui, dans certaines contrées, sert à la nourriture des animaux et même quelquefois, en chine, à celle des hommes, n’est employée chez nous que comme engrais, après avoir été mélangée avec diverses matières.
  8. Le système de moulinage adopté par les Anglais est plus simple que le nôtre, et il en résulte que les fils moulinés coûtent moins cher en Angleterre qu’en France.
  9. Après le Gard, placé en première ligne sur l’échelle de nos départemens sérifères, viennent la Drôme, l’Ardèche, Vaucluse, l’Hérault, l’Isère, etc. Aucun pays ne produit de meilleures soies que la France, mais elles reviennent à un prix plus élevé qu’en beaucoup d’autres lieux. Notre production ne suffit pas d’ailleurs aux besoins de nos fabriques ; nous tirons le supplément qui nous est nécessaire de la Sardaigne principalement, et puis des autres états de l’Italie, de la Suisse, de l’Espagne, de la Turquie, etc.
  10. Outre les chansons, le patois du bas Languedoc, bien que moins riche en littérature que celui du haut Languedoc, si heureusement ravivé de nos jours par le poète Jasmin, possède cependant une foule d’autres compositions, depuis la fable jusqu’à des fragmens de poèmes épiques. Peu à peu ces legs d’un autre temps s’effacent des souvenirs populaires ; il faut, pour les apprécier, avoir une connaissance parfaite de l’idiome local.
  11. Ces divisions se retrouvent jusque dans la maison de force et de correction de Nîmes, établie, dans l’ancienne citadelle, et qui reçoit des détenus de l’Algérie, de la Corse et de cinq départements du midi. Quatre cultes y sont d’ailleurs en plein exercice : on y comptait naguère 837 détenus catholiques, 145 musulmans, 126 protestans et 30 Israélites.
  12. Ces ateliers coûtèrent 400,000 francs à la caisse municipale pour des travaux qui n’en valaient pas 4,000.
  13. Livraison du 1er juin 1851, De l’Enseignement industriel en France.
  14. Depuis de longues années, on s’occupe des moyens de suppléer à l’insuffisance de la telle, mais avare source locale appelée la Fontaine, et de satisfaire ainsi à un des plus pressans besoins de la cité. Parmi divers projets qui ont été mis en avant, la restauration du vieil aqueduc romain jusqu’aux sources d’Eure, situées près d’Uzès, semble offrir le plus d’avantages. Après des lenteurs incroyables et des ajournemens sans fin, l’aide du gouvernement, récemment et formellement promise au conseil municipal lors du passage à Nîmes du chef de l’état, stimulera peut-être les efforts locaux.