Du génie de l’art



DU
GÉNIE DE L’ART[1].

Quel est le but de l’art ? Je réponds : La beauté. Solution trop élémentaire, dites-vous, et surtout trop antique. Essayons cependant de nous y attacher ; elle peut nous mener plus loin qu’il ne paraît. En effet, la beauté, où est-elle ? Dans une fleur, reprenez-vous, dans un rayon de soleil, dans le sourire d’une créature mortelle. Oui, sans doute, elle est dans toutes ces choses. Mais qu’elle y est incomplète, puisqu’elle y est périssable ! Au lieu de ces objets qui ne vivent qu’un jour, au lieu de cette lueur qui n’a qu’une splendeur empruntée, que serait-ce, si l’on rencontrait quelque part la fleur qui ne se fane jamais, le parfum qui ne se dissipe jamais, le sourire qui jamais ne se convertit en pleurs ? Alors seulement, ne le pensez-vous pas ? nous toucherions à la beauté, principe et fin de toutes les autres. Or, cette beauté, qui se communique sans s’épuiser, cette splendeur souveraine, sans lever et sans coucher, sans jeunesse et sans vieillesse, quelle peut-elle être, si ce n’est l’image même que vous vous faites de la perfection, que rien ne peut ni outrepasser, ni altérer, ni éclipser, c’est-à-dire l’idée par laquelle vous vous représentez Dieu lui-même ? Oui, messieurs, n’allons pas plus loin ; le Dieu-Esprit, voilà l’éternel modèle qui, sous une forme ou sous une autre, pose éternellement devant la pensée de tout artiste qui mérite ce nom. Ce qui revient à dire que l’art a pour but de représenter par des formes la beauté infinie, de saisir l’immuable dans l’éphémère, d’embrasser l’éternité dans le temps, de peindre l’invisible par le visible. Arrêtons-nous à cette idée, et voyez combien de conséquences en jaillissent comme d’un foyer ardent.

Premièrement, pour exister, l’art n’a pas besoin de l’homme. Avant l’apparition du genre humain sur la terre, l’univers était un grand ouvrage d’art qui publiait la gloire de son auteur. La beauté avait été réalisée et comme incarnée dans la nature naissante. Non, non, ne croyez pas que les premiers poèmes aient été ceux d’Homère ou de Moïse ; ne croyez pas davantage que les premières sculptures aient été faites par une main mortelle. Le plus ancien constructeur de temple est celui qui a bâti le monde. De même, voulez-vous savoir quels ont été le premier poème et la première peinture ? Il est facile de le dire. Ce furent le premier lever du soleil au sortir du chaos, le premier murmure de la mer en s’informant de ses rivages, le premier frémissement des forêts au toucher de la lumière immaculée ; ce fut aussi l’écho de la parole encore vibrante de la création. Voilà la première poésie, le premier tableau dans lesquels a été peint l’Éternel. Nul peuple n’était encore dans le monde, l’idée d’art était déjà complète. L’ouvrage et l’ouvrier étaient en présence l’un de l’autre ; et si ces sortes de rapprochemens n’étaient trop souvent arbitraires, on pourrait même ajouter qu’il existait déjà une sorte d’image anticipée de la division des arts ; que, dans ce sens, les chaînes des montagnes étaient l’architecture de la nature, les sommets et les pics sculptés par la foudre sa statuaire ; les ombres et la lumière, le jour et la nuit, sa peinture ; le bruit de la création entière, son harmonie, et l’ensemble de tout cela, sa poésie.

De ce qui précède, il résulte que ni la nature ni l’art ne sont copiés l’un sur l’autre, puisque l’un et l’autre dérivent d’un même original, qui est Dieu. Quel que soit l’objet qu’il veuille représenter, l’art le crée, pour ainsi dire, une seconde fois. Ni l’architecture, ni la sculpture, ni la peinture, ne copient servilement une partie du monde extérieur. Ils ne reproduisent pas davantage l’image d’un homme en particulier. Quel est donc le modèle de leur imitation ? Je l’ai déjà dit, le beau en soi, le vrai par excellence. Continuons, si l’on veut, de les appeler arts d’imitation, mais ajoutons qu’ils imitent l’Éternel. Par où l’on voit qu’il faut ranger les artistes en deux familles distinctes : les uns, faits pour l’esclavage, qui copient les formes de l’univers, sans y rien ajouter, sans y rien retrancher ; les autres (ils sont libres et souverains), qui imitent non pas seulement le visage et le corps de la nature, mais ses procédés de formation et son intelligence, pour mieux rivaliser avec elle. On demandait à Raphaël où il trouvait le modèle de ses vierges : « Dans une certaine idée, » répondait-il ; et cette idée était le divin qu’il entrevoyait à travers les traits mortels des femmes de Perouge et de Foligno.

De ce principe conclurons-nous que l’art se confond avec la philosophie ? Nullement. Celle-ci peut oublier les formes des objets pour ne s’occuper que des idées. L’artiste, au contraire, a deux mondes à régir, le réel et l’idéal ; il ne peut ni les détruire l’un par l’autre, ni les résoudre l’un dans l’autre. Il faut qu’il les laisse également subsister, et qu’il fasse sortir l’harmonie de leurs apparentes contradictions. Voilà le miracle qu’il doit constamment accomplir ; la gloire est à ce prix. Il aspire à l’infini ; mais d’abord il faut qu’il s’enferme en des bornes précises, et la première chose qu’il apprend, est que sa force ne s’accroît qu’à la condition de se limiter elle-même. Tu n’iras pas plus loin, c’est là la première leçon donnée par le Créateur à sa créature. Frappé de cette nécessité de se circonscrire, si l’artiste s’attache exclusivement au sentiment du fini, il ne garde plus que la forme et le masque ; sous ce masque est le néant. Si, au contraire, il abandonne le réel, pour se livrer sans réserve à l’idéal, il tombe dans le vide. Entre ces deux extrémités se trouvent une foule de nuances qui constituent les différens degrés du vrai, du faux, du mauvais et du pire. Toute œuvre belle est véritablement morale, parce qu’elle exprime l’harmonie du monde et de son auteur. Elle est dans l’équilibre des choses, dans le plan de la Providence, dans les conditions de la justice éternelle, ou plutôt elle est un abrégé de l’ordre général.

Il suit encore de là que les arts ne sont point, comme on le répète souvent, des objets de caprice et de fantaisie, qu’ils ont, au contraire, plus de réalité qu’aucune des occupations du monde. En effet, je tiens pour réel tout ce qui est vrai, pour chimérique tout ce qui est faux. Le positif est probablement, dans votre opinion, ce qui ne défaille point, ce qui ne périt pas ; et, à ce titre, je ne connais rien de moins chimérique que l’immortel, ni rien de plus positif que l’éternel. Mais l’immortel, ce grand mot, est-il fait pour cette créature que l’on appelle l’homme ? Oui, messieurs, il est fait pour lui, et c’est à cela que je voulais arriver. N’avez-vous jamais été frappés de penser que cet être fragile produit de ses mains fragiles des choses qui ne passent pas, qu’il va mourir demain, et qu’il laissera après lui un livre écrit sur l’écorce d’un arbre, une statue, moins que cela, une toile éphémère ; et ni les années, ni les siècles n’effaceront les lignes de ce livre ; et les empires passeront auprès de ce piédestal, et cette statue restera inébranlable, ou, si elle est renversée, ceux qui viendront bientôt la redresseront, et cette toile que peut déchirer un souffle survivra elle-même à plus d’une race d’hommes. Pourquoi cette immutabilité, si ce n’est parce que, entre toutes les pensées éphémères de son temps, l’artiste s’est attaché à une idée impérissable, souverainement positive, c’est-à-dire à quelque chose de divin, qui, comme un piédestal indestructible, soutient son œuvre et l’élève au-dessus des atteintes de la durée. Tout s’altère, tout succombe, tout meurt, excepté elle, qui, même ensevelie, reste belle d’une beauté incorruptible, comme les mathématiques restent vraies d’une vérité éternellement immuable, qui peut être enfouie ou voilée, mais non vieillir ni changer. Le spectateur mobile disparaît ; l’art, fondé sur l’éternel, subsiste. En faut-il des exemples ? Ils sont partout. La Grèce antique est brisée en pièces, et la statue de sa Niobé est encore à cette heure debout comme une veuve sur un sépulcre. L’empire romain, où est-il ? Dans la poussière de la campagne de Rome, et la statue du gladiateur mourant lui survit, qui, de ses lèvres de marbre, sourit à cette disparition de tous les spectateurs du cirque.

Si l’art a pour but la beauté souveraine, il faut encore admettre que, malgré la contrariété des temps, des civilisations, des religions, le même idéal plane sur toute l’humanité. Voilà, en effet, ce qui explique comment le paganisme nous révolte par ses doctrines, et tout ensemble nous subjugue par ses œuvres. Les divinités du passé nous font pitié, leurs temples nous ravissent ; contradiction qui devient bien plus choquante, si l’on ajoute que les artistes du moyen-âge, c’est-à-dire les hommes les plus pieux, les plus crédules, les plus enivrés de la foi chrétienne, loin d’éprouver aucune répugnance pour les statues et les images païennes, en ont fait l’objet d’une étude assidue. Quoi ! des chrétiens du XIVe siècle, étudier, palper, imiter des idoles retrouvées dans Florence ou dans Pise ! les vénérer comme des œuvres sacrées ! les inaugurer au fond des temples de l’Invisible ! Oui, sans doute ; car ils retrouvaient, dans ces formes exquises de l’antiquité, les rayons égarés de l’éternelle beauté qu’ils poursuivaient eux-mêmes à la lueur de la révélation. Dans le vrai, les écoles grecques et celles du moyen-âge n’ont été en guerre que dans l’esprit des théoriciens de nos jours ; voyez, au contraire, par quels sentimens elles s’alliaient, et combien elles étaient d’intelligence. Les artistes grecs s’étaient élevés au-dessus de leur culte ; des hauteurs du paganisme, ils avaient entrevu la lueur naissante du christianisme ; au milieu même de la sensualité païenne, ils avaient annoncé par avance le miracle de la beauté spirituelle. Ainsi ils tendaient les bras à l’avenir, et ces prophètes de civilisation ont été les médiateurs naturels des peuples et des cultes. N’est-il pas vrai que, Virgile, à peine païen, donne la main à Dante, que Sophocle mène à Racine ? N’est-il pas vrai que Phidias et Platon se retrouvent, sous d’autres noms, dans l’œuvre de Raphaël et de Michel-Ange ? Et malgré la différence des temps et des lieux, malgré la contrariété des religions qui semble devoir tout rompre, d’où vient que, loin de s’exclure, de se repousser, de se tenter, ces hommes s’attirent, s’appellent, s’embrassent à travers l’étendue des siècles ? Vous en savez la raison : c’est que tous puisaient leur éclat dans une même source de lumière, leurs beautés particulières dans une même beauté suprême, leurs poèmes dans une même source de poésie ; que, séparés et ennemis par tout le reste, ils étaient entrés dans le même règne de l’immuable, où ils se sentaient tous fils du même père, je veux dire du même dieu de l’art, de la beauté et de l’harmonie.

Parvenus à ces termes, nous pouvons déjà, en nous y arrêtant, répondre à cette étonnante question, souvent élevée de nos jours « L’art est-il mort ? la poésie est-elle morte ? » Je sais assez que beaucoup de gens écrivent, publient que c’est fait également de l’un et de l’autre ; à quoi j’ajoute qu’après avoir passé ma vie à examiner les peuples étrangers, je n’ai trouvé que parmi nous l’expression de ce sentiment de défaillance. Partout ailleurs ces théories de mort passeraient pour insensées. Quoi ! messieurs, la poésie est morte, l’art est mort ! Certes, voilà une grande nouvelle, et qui vaut bien celle de la mort d’un prince ou d’un roi de la terre, si, comme je l’imagine, l’art est d’aussi bonne lignée qu’aucun d’entre eux. Eh ! qui donc a vu, qui donc a fait ses funérailles ? Étaient-ce Goethe et Schiller, Châteaubriand et Byron, qui hier menaient le deuil ? J’ai peine à croire que ceux qui portent ce message en connaissent toute la grandeur ; car enfin savez-vous les conditions qu’il faudrait rassembler pour qu’il fût vrai ? La première serait que ce pays lui-même fût près de sa ruine et qu’il portât toutes les marques d’une décrépitude prématurée. Est-ce là ce que vous pensez de ce pays ? Encore cette mort de l’état ne nous suffirait pas ; il n’est pas si facile qu’on le croit de corriger le monde de son antique passion pour la beauté. Il faudrait de plus que Dieu eût disparu de la nature et de la conscience des hommes comme un prêtre se retire du temple quand le culte est achevé. Est-ce là ce que vous pensez de Dieu ? Oh ! si tout cela est vrai, si tous les cœurs sont vides, même de regrets et de désirs, s’il n’y a plus de culte intérieur, plus de patrie, plus de cité, plus de foyers, plus de famille, plus de France, alors, oui, ils ont raison : l’art et la poésie sont dans le même sépulcre que l’état ! Le beau moral n’est plus qu’un leurre, et vous tous qui tentez encore d’en retrouver les vestiges, ou par le pinceau, ou par le ciseau, ou par la prose, ou par les vers, écrivains, artistes, sculpteurs, peintres, vous êtes les plus insensés des hommes ; pour toujours égarés, sans espoir de retrouver votre chemin, il ne vous reste qu’à vous asseoir à côté les uns des autres, sans plus rien imaginer, sans plus rien oser ; car il n’est point de peinture du vide, point d’architecture du néant, point de poésie de ce qui n’est pas, et la mort toute seule est incapable d’enfanter même un rêve dans le tombeau. Mais au contraire, si tout ce que je viens de dire est faux, s’il n’est pas vrai que cette société soit morte (et quelle hypothèse impie !), s’il n’est pas vrai que Dieu ait déserté le monde, tout est sauvé ; l’infini nous reste ; que vous faut-il de plus ? Au lieu d’être des insensés, ceux dont je parlais tout à l’heure, et qui tentent d’entretenir parmi nous la religion de la beauté, ceux-là ont pour eux l’éternelle raison. Ne nous hâtons donc pas de désespérer de l’avenir. Si la vie nous échappe, gardons-nous d’en médire. Surtout ne frustrons pas d’avance les nouveau-nés dans leurs berceaux. Qu’ils grandissent ! Ils feront ce que nous n’avons pas su faire.

Je reviens. Si tous les artistes de l’humanité tendent au même but, cette alliance est surtout évidente dans ceux qui appartiennent au même ordre de civilisation. Quelle que soit la différence des procédés, des instrumens, des moyens d’exécution, tous s’attachent dans le même temps à l’imitation du même modèle. Ne me demandez pas ici la définition du beau abstrait et souverain ; j’attendrais pour répondre que l’on m’eût donné celle de l’infini, de l’absolu, du vrai suprême. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’idéal des artistes n’est point une abstraction née dans les écoles de philosophie : c’est un dogme vivant, un rayon de la révélation universelle, un objet de foi, une tradition léguée par les ancêtres, et que la liberté de l’art corrige, embellit, ou dénature. En un mot, le culte, la religion nationale, voilà la forme visible de ce modèle invisible. Pour rendre cette vérité plus palpable, je chercherai un exemple, non pas dans l’antiquité, mais dans les monumens qui nous entourent. Élevons devant nous, par la pensée, une cathédrale. Un nombre prodigieux d’artistes ont concouru à l’achever. Tous sans se connaître ont exprimé, par des moyens différens, une même idée. Le premier art, celui qui soutient tous les autres, est l’architecture. Quel en est le caractère ? Cette vaste nef avec ses deux chapelles latérales en forme de croix, et qui figure le corps du Christ dans le sépulcre, ce mystère, ces demi-ténèbres, cette tour principale, qui, image du pouvoir spirituel, monte dans la nue, n’est-ce pas là l’édifice, non de la chair, mais de l’esprit ? Approchons. L’architecte n’a pas tout fait. Des statues habitent dans ces niches, peuple de pierre né pour ce monument. La pensée, écrite dans les voûtes et les piliers, reparaît plus visible dans les traits, l’attitude, même dans les plis des vêtemens de ces personnages. Rois, évêques, empereurs qui lisent éternellement sur leurs livres de pierre, dans tous le même esprit rayonne. Quelle macération ! quelle humilité ! quel ascétisme ! Une seule ame respire dans les formes de la sculpture et dans celles de l’architecture. Ce n’est pas assez. La maison de l’Invisible n’est pas seulement une œuvre d’architectes et de statuaires ; les peintres y ont aussi mis la main. Elle est revêtue intérieurement des fresques du XIIIe et du XIVe siècle. Ce seront ou les vitraux du Nord, ou les mosaïques des Bysantins, ou plutôt les peintures de Giotto, de Buffalmacco, d’Orcagna, de Fiesole, dans les églises de Toscane. Là encore quel culte de la passion du Golgotha ! quel règne de l’esprit ! quel dépouillement de la matière et du corps ! On ne saurait, il semble, s’insinuer plus avant dans l’empire des ames, et cependant je n’ai point achevé. La merveille est loin d’être accomplie. La cathédrale est muette, elle va parler ; la musique va couronner les autres arts. Des chants s’élèveront du milieu du silence des voûtes. Quels seront-ils ? Le chant grégorien, le Dies Iræ, le Te Deum ; et l’expression de ces mélodies liturgiques est tellement conforme à celle du monument, que vous diriez que ces chants s’exhalent des lèvres des statues et de la foule des figures des vitraux et des fresques, comme un grand chœur d’êtres surnaturels. Tant il est vrai que le même modèle invisible est apparu à tous les artistes qui ont donné la vie à cet ensemble, architectes, statuaires, peintres, musiciens, et ce modèle est le Christ lui-même.

Qu’ai-je voulu dire par là ? N’ai-je voulu qu’amuser un moment vos imaginations ? Loin de là, j’ai voulu établir que l’idéal qui règne sur toute une civilisation est la religion, que c’est elle qui donne à tous les arts d’une même société le même air de famille et d’alliance, en sorte qu’un seul d’entre eux étant connu, on pourrait, en quelque manière, retrouver tous les autres. D’où résulte cette loi générale, que les révolutions dans les arts sont déterminées par les révolutions dans les religions. Voulez-vous donc savoir en combien d’époques se partage l’histoire des arts, commencez par chercher combien il y a eu d’époques dans l’histoire des cultes, et vous aurez vous-mêmes répondu. Autant de fois a changé la figure sous laquelle l’homme s’est représenté la pensée de Dieu, autant de fois a changé son idéal dans les œuvres d’imitation. Aussi les phases principales du développement des religions vont-elles nous servir non-seulement à marquer les phases des révolutions dans les arts, mais à déterminer la nature de chacun d’eux.

Il faut cependant remarquer, avant tout, la différence de la foi et de la poésie, du culte et de l’art. Ce dernier, en réalisant par des formes palpables l’idée de Dieu, telle qu’elle est conçue par les peuples ou imposée par la tradition, l’altère et la transforme inévitablement. D’abord il se contente de copier les types consacrés par le sacerdoce. Il fait en quelque manière partie de la liturgie. Nulle liberté, nulle invention dans le choix ni dans la forme des objets représentés ; et plus la foi est profonde, plus l’artiste est asservi. Cependant peu à peu l’imagination se substitue à la coutume. Les formes se perfectionnent en acquérant plus de liberté. Le génie individuel se crée dans le sanctuaire même une croyance particulière ; il change, il innove à son gré ; il suit, au lieu de la voie des ancêtres, celle qu’il se fraie lui-même, en sorte que l’on peut établir que l’art ne grandit qu’aux dépens de la tradition, et que, né du culte, mais inclinant à l’hérésie, il tend lui-même à détruire son berceau.

Cela posé, la première époque des religions commence en Orient avec l’histoire civile des peuples de la haute Asie : panthéisme visible, infini matériel, culte de la nature, du Dieu-univers, de la création qui n’a point encore éprouvé la souveraineté de l’homme. Par quelle sorte d’art visible cette forme de religion pourra-t-elle être représentée ? Il faudrait découvrir un art qui pût s’élever à une certaine perfection sans que la figure de l’homme y laissât son empreinte. En est-il de semblable ? Un seul, l’architecture. En effet, ni les colonnes, ni les frontons, ni les portiques, ne sont formés sur le modèle de la figure humaine. Les chapiteaux rappelleront peut-être l’épanouissement des palmiers et des acanthes ; les obélisques, les pics de granit de la vallée d’Égypte. Mais, dans toutes ces choses, c’est la nature toute seule, géologique ou végétale, qui pose devant l’artiste ; ce n’est pas l’humanité, absente encore de ses œuvres. Joignez à cela que de tous les arts, l’architecture est celui qui est le mieux approprié au génie d’une société formée en castes. Le plus souvent, il est l’œuvre de générations continues, non celle d’un individu. Tout un peuple met la main aux pyramides ; personne n’y laisse son nom ; et par cette double raison, tirée de la constitution religieuse et civile, le génie de l’Orient sera représenté par l’architecture. C’est en Orient que cet art atteindra d’abord, avant tous les autres, un genre de sublimité qui hier encore faisait battre des mains l’armée française dans les ruines de Thèbes.

La seconde révolution dans l’histoire des religions a éclaté en Grèce. C’est alors que l’humanité, pour la première fois, s’est adorée elle-même. Quel art reproduira cette phase nouvelle dans l’idée de Dieu ? Quel est celui qui saura faire l’apothéose de la créature et mettre l’humanité sur le piédestal ? Ai-je besoin de m’expliquer davantage ? Ce sera la statuaire. Voilà quel sera l’art de la Grèce, celui qui n’appartiendra véritablement qu’à elle ; mais de cette origine même naîtront les lois principales qui devront le régir. Si la statuaire est dans son principe l’apothéose de l’homme, si elle représente le genre humain qui a pris l’Olympe pour piédestal, n’est-ce pas une conséquence nécessaire de diviniser son modèle, de le dépouiller de tout ce qu’il a de changeant, d’éphémère, de mortel ? Assurément. Il faut qu’il soit soustrait à toutes les circonstances variables du temps et du lieu, c’est dire en d’autres termes que la statuaire représentera l’humanité nue et abstraite. Elle la revêtira du divin comme d’un manteau. Elle s’attachera à exprimer l’esprit de toute une vie, plutôt qu’un accident particulier. L’objet de son imitation sera l’homme immortalisé et qui, dans son orgueil, a bu déjà le breuvage olympien. Elle voudra pour ses personnages au moins des demi-dieux, quand ce ne seront pas des dieux. En un mot, toute statuaire est une apothéose. Art païen, c’est par le paganisme qu’il atteindra toute sa hauteur.

Chez les Romains, la religion étant, à quelques égards, la même que chez les Grecs, l’art y fut aussi le même en apparence. Seulement il a fléchi, parce que l’idéal avait fléchi avant lui. À l’adoration de l’humanité sur l’Olympe, ils avaient substitué le culte de la cité politique. Aussi, les arts dans lesquels ils ont été véritablement inventeurs sont ceux qui ont servi à décorer la ville, non pas de statues et de temples, mais de portes, de voies, de colonnes triomphales, monumens qui marquaient l’apothéose de la cité, et qui faisaient de Rome la ville éternelle ou la demeure des dieux terrestres.

Avec le christianisme, une nouvelle révolution religieuse est consommée : cette révolution en fait éclater une autre dans les arts ; elle produit même, en quelque manière, un art nouveau. L’humanité, jusque-là divinisée par les Grecs, abdique devant le créateur ; elle ne règne plus sous les traits de Jupiter. La sensualité païenne est condamnée ; le crucifix est l’emblème de ce nouvel idéal, et un art moins sensuel, puisqu’il ne relève que du sens de la vue, devient, par excellence, celui des temps chrétiens : c’est la peinture. Que reste-t-il de l’apothéose de l’homme ? Les personnages n’apparaissent plus exhaussés sur un piédestal supérieur à tout l’univers visible. Ils ne vivent pas dans une éternelle immobilité, ni dans le repos céleste de l’empyrée. Au contraire, ils sont en proie à toutes les agitations de la vie terrestre, environnés de tous les détails qui déterminent le mieux l’impression du temps et du lieu ; l’homme n’est plus considéré abstraitement ; c’est un certain homme dans un moment particulier. De là vient que tout ce qui sert à fixer le caractère individuel est du domaine de cet art, le costume, la couleur, le ton des objets ; et la personne divine et humaine, après avoir été consacrée par le christianisme, a ainsi fondé chez les modernes le règne de la peinture.

De plus, le christianisme a sinon créé, au moins révélé le génie de la musique, le plus spirituel des arts, puisqu’on dirait qu’il arrive jusqu’à l’ame, comme la voix du Dieu-Esprit, sans l’intermédiaire des sens. Le protestantisme qui, dès l’origine, a exclu du temple les autres arts, a conservé et développé ce dernier. C’est, au reste, celui qui de tous peut le mieux se passer d’une croyance formelle et d’un symbole fixé par la tradition. Son époque de perfection n’est pas celle de la foi ; c’est l’époque de la philosophie. Mozart et Beethoven sont les contemporains de Kant et de Hegel.

Enfin, au faîte des arts s’élève la poésie, qui jusqu’à un certain point les embrasse tous. Elle est architecture, car elle construit et édifie ; sculpture et peinture, car elle met en relief et montre aux yeux de la pensée le monde intelligible ; surtout elle est musique et harmonie, et c’est là son essence. Avec elle s’achève l’échelle de la beauté visible. Si l’on veut monter plus haut, on demande à l’art ce que la morale et la religion peuvent seules donner. Dans cette confusion se trouve l’abîme, avec lui le vertige. Toute poésie qui veut dépasser ses limites naturelles défaille dans le vide ; franchissant le dogme, elle tombe dans le rêve, Après le développement régulier de la poésie grecque dans Athènes, la ville de la beauté, vient le développement extrême et anormal dans Alexandrie, la ville du mysticisme.

Non-seulement la poésie a des rapports généraux avec tous les autres arts : elle se divise en plusieurs genres, qui ont chacun une analogie particulière avec l’architecture, la sculpture ou la peinture. Premièrement, sous sa forme la plus instinctive, elle est lyrique. C’est le premier cri de l’humanité éveillée dans l’infini. Elle chante l’Éternel à l’exclusion des temps, le Dieu sans la créature, l’être en soi plutôt que les êtres en particulier. C’est par là que toute civilisation commence ; poésie du temple et de la cathédrale, la seule que voulût admettre Platon dans sa république, elle s’assortit à l’architecture religieuse. Ses stances s’élèvent comme des colonnes sacrées. Elle est faite pour retentir dans le sanctuaire ; c’est là qu’elle est à sa place et qu’elle a toute sa valeur. Ce poème est celui de l’ordre sacerdotal ; là où la théocratie a manqué, comme dans Rome, cette poésie de l’hymne a été artificielle, ou n’a pas même essayé de paraître.

En second lieu, la poésie est épique. Elle érige l’homme sur le piédestal ; elle l’adore à demi. Qu’est-ce à dire, si ce n’est qu’elle considère ses personnages au même point de vue que la statuaire ? Elle les grandit, elle les exhausse, elle leur donne douze coudées. Aussi la plupart des lois de l’une s’appliquent-elles à l’autre. Il ne suffit pas à l’épopée que ses personnages soient grands ; aidée du merveilleux, elle en fait des demi-dieux. Comme, au reste, ce genre de poésie vit surtout de souvenirs, il naît principalement dans les époques fécondes en traditions de famille. Or, quel genre d’esprit perpétue le mieux les traditions ? N’est-ce pas l’esprit aristocratique ? Aussi, examinez l’un après l’autre tous les héros de l’épopée héroïque ; vous n’en trouverez pas un seul qui n’appartienne à la caste militaire ou noble. Achille, Énée, le Cid, Arthus, Charlemagne, aucun d’eux n’est sorti de la classe inférieure du peuple. L’épopée héroïque a été le chant de la classe militaire des Indiens, des Grecs, de la féodalité chrétienne. C’est le poème naturel de toute aristocratie.

Au contraire, le poème dramatique est l’œuvre de la démocratie. Partout le drame a grandi avec elle. Le théâtre se développe en Grèce dans la démocratie des Ioniens, plutôt que dans l’aristocratie des Doriens. Chez les modernes, il éclate, non pas au sein de la race féodale, mais dans la suprême égalité de l’église. Les mystères se jouent d’abord dans les cathédrales. Composée pour les barons, l’épopée du moyen-âge a surtout été chantée et psalmodiée dans les châteaux forts. Le drame a toujours été fait pour le peuple. En Orient, chez les Indoux, on l’excluait du rang des livres sacrés. En Occident, il n’y a point de drame véritable tant que durent les institutions du moyen-âge. Ce poème n’est arrivé à sa perfection que depuis deux siècles, c’est-à-dire depuis l’émancipation de la démocratie. Au reste, si le drame a quelque analogie avec l’un des arts dont j’ai parlé plus haut, évidemment son alliance est avec la peinture ; ni la comédie, ni la tragédie, ne changent leurs personnages en demi-dieux, à l’imitation de la statuaire et de l’épopée. Elles leur laissent leur génie personnel, souvent même leur laideur ou physique ou morale ; en sorte que la peinture est un drame muet, comme le poème dramatique est une peinture vivante.

Architecture, sculpture, peinture, musique, poésie, tels sont les degrés par lesquels il est donné à l’imagination humaine de tendre jusqu’à l’immortelle beauté. C’est là l’échelle de Jacob sur laquelle s’élèvent constamment les rêves de l’esprit de l’homme. D’un côté, elle s’appuie sur la terre ; de l’autre, elle touche au ciel. Mais sont-ce là, en effet, tous les arts par lesquels on peut gravir vers la beauté divine ? Je crains bien d’avoir omis le premier et le plus important de tous. Les modernes n’y pensent guère dans leurs théories ; les anciens n’avaient garde de l’oublier jamais. Et cet art souverain, quel peut-il être si ce n’est celui de la sagesse, de la justice, de la vertu, ou, pour tout comprendre à la fois, l’art de la vie ? En effet, toute vie humaine n’est-elle pas en soi une œuvre d’art ? Chaque homme, en naissant, n’apporte-t-il pas dans son cœur un certain idéal de beauté morale qu’il doit peu à peu révéler, exprimer, réaliser par ses œuvres ? Je ne cacherai pas la moitié de ma pensée ; oui, il y a du Phidias dans chacun de vous, parce qu’il y a du Phidias dans toute créature morale. Oui, chaque homme est un sculpteur qui doit corriger son marbre ou son limon jusqu’à ce qu’il ait fait sortir de la masse confuse de ses instincts grossiers une personne intelligente et libre. Le juste, c’est-à-dire celui qui règle ses actions sur un modèle divin, celui qui sait, quand il le faut, dépouiller la vie mortelle, comme le sculpteur dépouille le marbre, pour atteindre la statue intérieure, Socrate buvant la ciguë, saint Louis sur le lit de cendre, Jeanne d’Arc dans la mêlée, qui nommerai-je encore ? Napoléon, dites-vous ? non pas Napoléon empereur, mais Napoléon sur le pont d’Arcole ; en un mot, quelque nom que vous leur donniez, le héros et le saint, voilà le dernier terme et le comble de la beauté sur terre. Voilà le poème, le tableau, l’harmonie par excellence ; car c’est une harmonie vivante, un poème vivant. L’œuvre et l’ouvrier sont intimement unis et confondus ; il n’y a rien au-delà, si ce n’est Dieu lui-même.


E. Quinet
  1. Dans notre livraison du 15 avril dernier, en donnant le discours d’ouverture du cours de littérature étrangère que M. Quinet professait à Lyon, nous promettions de suivre les efforts du jeune professeur, qui ont été couronnés de tant de succès. Nous remplissons aujourd’hui notre promesse en publiant le fragment qu’on va lire, et qui sans doute ne sera pas le dernier.(N. du D.)