Du contrat social (Édition Beaulavon 1903)/Livre I-II

)
Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 108-112).


CHAPITRE II

DES PREMIÈRES SOCIÉTÉS


La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle[1] est celle de la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père x qu’aussi longtemps qu’ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l’obéissance qu’ils devaient au père, le père, exempt des soins qu’il devait aux enfants, rentrent tous également dans l’indépendance. S’ils continuent de rester unis, ce n’est plus naturellement, c’est volontairement ; et la famille elle-même ne se maintient que par convention.

Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l’homme (’). Sa première loi est de veiller à sa propre conservation, ses premiers soins sont ceux qu’il se doit à lui-même ; et sitôt qu’il est en âge de raison, lui seul étant juge des moyens propres à le conserver, devient par là son propre maître.

La famille est donc, si l’on veut ( â ), le premier modèle des sociétés politiques : le chef est l’image du père, le peuple est l’image des enfants ; et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que, dans la famille, l’amour du père pour ses enfants le paye des soins qu’il leur rend ; et que, dans l’Etat, le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n’a pas pour ses peuples ( 3 ).

(1) Cette liberté primitive et commune, c’est-à-dire également possédée par tous, n’est ici fondée par Rousseau sur aucun principe métaphysique, mais sur les conditions en quelque sorte physiologiques de la vie elle-même : la liberté est la conséquence de cette loi de conservation qui pousse tous les êtres à durer, à vouloir vivre, et sans laquelle la vie disparaîtrait. La famille, en tant que lien naturel et pendant la jeunesse de l’enfant seulement, puis la liberté de ce même enfant devenu capable de subvenir à ses besoins, en résultent également : ce sont d’abord des instincts et des faits nécessaires ; la raison intervient ensuite pour les justifier, les diriger et les limiter.

(2) Rousseau accepte, à la rigueur, la comparaison classique et banale de la société et de la famille. Mais il a voulu d’abord établir que la famille elle-même, en tant qu’elle survit au premier besoin naturel, est le résultat d’une convention tacite. La ressemblance de la société avec la famille ne pourra donc plus servir d’objection contre la thèse de Rousseau, à savoir que toutes les institutions sociales reposent sur une convention.

(3) Signalons ici, une fois pour toutes, ce ton d’ironie 110 DU CONTRAT SOCIAL

Grotius ( l ) nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés : il cite l'escla- vage en exemple ( 2 ). Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait (a). On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non plus favorable aux tyrans.

Il est donc douteux, selon Grotius, si le genre

mordante, très fréquent dans le Contrat. Rousseau ayant cru devoir s'imposer dans cet ouvrage un style calme et scientifique, sa sensibilité, qui se répandait ailleurs en effusions oratoires et lyriques, se révèle fréquemment sous cette forme.

(*) Grotius, jurisconsulte et historien hollandais, qui vécut longtemps en France, à la cour de Louis XIII, et qui publia à Paris, en 16126, son plus célèbre ouvrage, un grand traité latin en trois livres sur le Droit de la Guerre et de la Paix, dont il sera souvent question dans le Contrat. Cet ouvrage, bientôt traduit dans toutes les langues de l'Europe, a fait longtemps autorité dans toutes les controverses poli- tiques. Les passages que vise ici Rousseau se trouvent au IIP livre, où Grotius traite des lois de la guerre et des droits qu'elle confère ou qu'elle suppose.

( 2 ) La discussion de la thèse de Grotius se rattache à ce qui précède et à ce qui suit par un lien que l'on aperçoit mal tout d'abord. —Rousseau vient de montrer que la famille ne détruit .pas la liberté naturelle de tous les hommes, puis- qu'elle repose bientôt elle-même sur une convention. Eh bien, l'esclavage ne peut être invoqué davantage contre cette liberté, parce que le prétendu droit du maître sur son esclave se ramène au droit de la force, que Rousseau discutera dans le chapitre III, et que l'esclavage est d'ailleurs absurde et immoral (chap. IV).

(a) « Les savantes recherches sur le droit public ne sont souvent que l'histoire des anciens abus; et on s'est entêté mal à propos, quand on s'est donné la peine de les trop étudier.» (Traité des intérêts de la France avec ses voisins, par M. le Marquis d'Argenson). Voilà précisément ce qu'a fait Grotius. (Note de Rousseau).

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humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain : et il paraît dans tout son livre pencher pour le pre- mier avis. C'est aussi le sentiment de Hobbes ('). Ainsi, voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.

Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rap- port de Pliilon (*), l'empereur Caligula, concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.

Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote, avant eux tous, avait dit aussi que les hommes ne sont point natu-

(') Hobbes, célèbre philosophe anglais du xvn* siècle (1098-1679), dont il sera souvent question dans le Contrat. Dans les livres Du Citoyen et Léviathan, il avait expliqué, avant Rousseau, le passage de l'état naturel, où tous les appétits sont déchaînés (homo homini lupus), à l'état social, où chaque membre de l'État reconnaît des droits et des lois inviolables qui protègent la personne des autres comme la sienne propre (homo homini deus). Mais Hobbes bâtit son système sur la crainte et sur la force, et il aboutit à justi- lier le pouvoir absolu des gouvernements, ce qui l'a fait considérer comme l'apologiste de la politique despotique des Stuarts. S'il y a donc des analogies nombreuses entre Hobbes et Rousseau (voir notamment IV, vm), l'esprit et les conclusions des deux doctrines sont profondément dis- tinctes. Voir le livre de M. Georges Lyon, la Philosophie de Hobbes.

( 2 ) Fhilon d'Alexandrie ou Philon le Juif, mort vers 54 ap. J.-G.

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relieraient égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage, et les autres pour la domination (').

Aristote avait raison; mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage naît pour l'esclavage, rien n'esUplus certain. Les esclaves per- dent tout dans leurs fers, jusqu'au désir d'en sortir ; ils aiment leur servitude, comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement (à). S'il y a donc des esclaves par nature, c'est parce qu'il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués ( 8 ).

Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé, père de trois grands monarques qui se par- tagèrent l'univers, comme firent les enfants de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère qu'on me saura gré de cette modération ; car, des- cendant directement de l'un de ces princes, et peut- être de la branche aînée, que sais-je si, par la vérification des titres, je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde, comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant, et ce qu'il y avait de commode dans cet empire était que le monarque, assuré sur son trône, n'avait à craindre ni rébellions, ni guerres, ni conspirateurs.

i 1 ) Aristote, Politique, liv. I, ch. i.

(a) Voyez un petit traité de Plutarque, intitulé : Que les bêtes usent de la raison. (Note de Rousseau).

( 2 ) Rousseau exprime ici une idée toute moderne et fort importante que l'on a eu souvent occasion de reprendre dans les discussions contemporaines : — Les défauts que présentent en fait certains êtres sont le résultat même des conditions de vie qui leur ont été imposées. Ils sont donc loin de justifier une diminution de leurs droits.

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    mille contraintes : cela est vrai du riche comme du pauvre, du roi comme du sujet. Je ne me propose pas d’expliquer par quelle série de transformations historiques la société est arrivée peu à peu à l’état actuel : c’est là une question de fait que je ne puis résoudre. Je prétends seulement examiner d’après quels principes on peut justifier l’existence d’un ordre social dans lequel les hommes ne jouissent pas de leur liberté naturelle. Or, on en a donné deux principales raisons : 1o la force ; 2o une autorité naturelle de certains hommes sur leurs semblables. Je vais montrer que ces deux explications ne valent rien et que le seul principe légitime qui lie les hommes réside dans une convention. — C’est, en quelques lignes, le résumé des chap. II, III, IV et V, où toutes ces idées vont être développées et discutées.

  1. Dans ce passage, naturel signifie nécessaire : c’est ce que nous subissons, sans choix ni volonté, comme une conséquence nécessaire de la nature des choses. Ainsi, la famille, à ses débuts, est la seule société naturelle, parce que les membres en sont liés par une nécessité supérieure à leur volonté et qui se manifeste sous la forme de l’instinct, la nécessité d’assurer la continuation de l’espèce.