Du contrat social (Édition Beaulavon 1903)/Introduction II

)
Société nouvelle de librairie et d’édition (p. 56-69).


CHAPITRE II

Les Origines du Contrat social


« Si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits. » (Rousseau juge de Jean-Jacques, 3e dial., p. 479.)


Les circonstances de la vie de J.-J. Rousseau rendent particulièrement difficile la recherche des influences qui se sont exercées sur sa pensée. D’abord, ces influences sont très nombreuses : au cours de son existence vagabonde, il a pénétré dans tous les mondes et il a reçu de toutes mains des faits et des opinions ; d’ailleurs, quoi qu’il en ait dit quelquefois, il excellait à comprendre et à s’assimiler la pensée des autres[1]. Ensuite, ces influences si diverses ne se sont pas immédiatement traduites par des ouvrages contemporains de l’époque où elles étaient ressenties : Rousseau a longtemps vécu en silence, concentrant au fond de lui-même les impressions qu’il recueillait, les élaborant et les transformant dans ces méditations solitaires qui ont rendu possible la brusque explosion de son génie, et, lorsqu’il a publié coup sur coup ses œuvres maîtresses, sa personnalité y apparaît aussitôt si vigoureuse que toutes ses idées semblent n’appartenir qu’à lui. Enfin, il n’est aucun ouvrage de Rousseau qui ne procède d’un sentiment et où ne se peigne le caractère de l’homme. C’est donc Rousseau lui-même qu’il faut d’abord et surtout considérer, si l’on veut expliquer ses œuvres.

En exposant, dans le chapitre précédent, le système du Contrat social, j’ai essayé de montrer que cet ouvrage n’est nullement une exception dans l’œuvre de Rousseau, qu’il n’est pas en contradiction avec les deux Discours (*) et qu’il se rattache au contraire à la même pensée maîtresse. Cette pensée, c’est une idée morale, l’idée de la nature. La nature nous est révélée d’abord et surtout par le sentiment, mais elle se confond presque avec la raison, car l’homme de la nature, c’est l’homme vrai, réduit aux caractères sans lesquels il ne pourrait pas exister. C’est à dégager cet homme véritable, à le retrouver sous les sédiments dont l’ont recouvert des siècles de vie sociale, que doit s’attacher l’écrivain qui veut critiquer les mœurs, l’éducation, la société. Cette pensée systématique ne s’était peut-être pas présentée dans toute sa netteté à Rousseau, dès le début de son œuvre, mais nous voyons qu’il en avait pleinement conscience à la fin ( 2 ), et, en fait, tous ses principaux ouvrages s’y rattachent étroitement. Les deux Discours et la Lettre à d'Alembert montrent à quels maux l’homme est livré lorsqu’il s’éloigne de la nature; l'Émile s’efforce d’y ramener l’individu par l’éducation ; la Nouvelle Héloîse par la profondeur et la sincérité de la passion ; le Contrat social tente de construire une société conforme à la raison, c’est-à-dire organisée sur les principes du droit naturel et, en quelque sorte, à l’imitation de la nature. Le retour à la nature, dans la mesure où nous le permet l’état actuel du monde et de l’homme, le retour à la nature à la fois

(’) Cf. note 3, p. 18.

( 2 ) Voir surtout Rousseau juge de J.-J. 3 e dial., p. 474 et suiv. 58 INTRODUCTION

par la raison et par le sentiment, voilà bien l'idée essentielle et originale de Rousseau : on voit que \e Contrat est par suite une des pièces les plus impor- tantes de son système.

La manière dont est posé le problème du droit poli- tique dans le Contrat porte encore la marque person- nelle de Rousseau et ne s'explique que par son caractère et sa vie. « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers » : il s'agit de rendre l'autorité légitime, c'est-à- dire de poser les principes d'une société où un homme de la nature puisse consentir à vivre sans rien abdiquer de ses droits naturels, d'une société par conséquent fondée sur la liberté et sur l'égalité. De prime abord, Rousseau se place en face des autorités établies et, les trouvant fondées sur la force, la guerre ou l'esclavage, les proclame illégitimes et leur refuse implicitement son obéissance. Peut-être Rousseau n'a-t-il pas lui-même senti tout ce qu'il y a de nouveau, de hardi, de révolu- tionnaire, rien que dans cette manière de poser la ques- tion : il s'est maintes fois défendu (*) d'avoir voulu porter la moindre atteinte aux lois et aux gouverne- ments établis ; il s'est étonné un peu naïvement que des doctrines antérieurement professées par Locke ou même Montesquieu aient fait scandale quand il les reprenait à son tour ( 2 ) : il n'a pu faire que des mots presque inoffensifs auparavant n'aient pris brusque- ment dans sa bouche un accent tout nouveau, parce qu'il était Rousseau, parce qu'il parlait avec sa passion de l'indépendance et sa fierté de «républicain ( 3 ), » et n'invoquait d'autre autorité que celle de la nature et de la raison. C'est bien ainsi que le monde l'a entendu

��i 1 ) Notamment: Lettres de la Montagne, iv ; Confessions (1756), II, ix; Rousseau juge de J.-J., 3 e dial.; etc.

( 2 ) 6 e Lettre de la Montagne, p. 388.

( 3 ) Lettre à Rey, 29 mai 1862; C.S., préf.; etc.

�� � INTRODUCTION 5a,

et compris : ni ses adversaires ni ses partisans ne s'y sont trompés.

Mais si le « ton » du Contrai, si l'esprit qui anime ces doctrines abstraites s'expliquent avant tout par la personne même de Rousseau, les théories qui compo- sent son système politique se ressentent assurément d'influences diverses, qu'il faut rechercher.

L'une des plus apparentes, c'est l'influence de Genève : mais encore faut-il bien entendre en quoi elle a consisté et comment elle s'est exercée, car il s'est formé à ce sujet deux théories aujourd'hui tort répandues, l'une, ancienne déjà, qui considère la Genève protestante du xvm e siècle, l'autre, plus récente, qui remonte jusqu'à la Genève catholique d'avant Calvin, et qui me parais- sent, l'une très exagérée, l'autre tout à fait fausse.

La première — et la plus plausible d'ailleurs — s'au- torise du témoignage de Rousseau lui-même. Dans la Dédicace du Discours sur l'Inégalité, dédicace qui aurait pu servir plus naturellement de préface au Contrat social, Rousseau avait fait de sa ville natale le plus enthousiaste et le plus minutieux panégyrique ; plus tard, lors des persécutions que lui suscitèrent à Genève YÉmile et le Contrat lui-même, il dirigea de vives atta- ques contre la constitution de Genève « dans son état actuel », mais il n'en persista pas moins à soutenir qu'elle était excellente « dans son état légitime (*) »; dans les Confessions ( 2 ) et dans les Dialogues ( 3 ), il déclare même qu'en écrivant le Contrat « il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits Etats consti- tués comme elle » et qu'on a eu tort de vouloir donner une portée générale à des considérations qui n'avaient

i l ) ""- Lettre de la Montagne, début. Voir aussi toute la fin de la 6 e .

( 2 ) Conf., II, xi (1756).

( 3 ) 3" dial. p. 477.

�� � 60 INTRODUCTION

« pour objet que les petites républiques. » Aussi a-t- on souvent affirmé que l'ouvrage de Rousseau était beaucoup moins abstrait et général qu'historique et concret, que la constitution républicaine de Genève avait servi de modèle à son État idéal, et que le Contrat social — surtout dans son inspiration primitive (*) — était essentiellement un programme de réformes politiques conçu pour Genève et par un Genevois ( 2 ).

L'autre thèse est plus précise encore : un érudit gene- vois, M. Vuy, a récemment soutenu que ce n'était pas la Genève de Calvin, en réalité tyrannique et intolé- rante, qui avait pu inspirer le système de Rousseau ; qu'il fallait remonter plus haut et faire honneur des idées maîtresses du Contrat social aux évêques catholi* ques du Moyen-Age ( 3 ) : Rousseau aurait en quelque

(*) M. A. Bertrand {ouvr. cit., fin) croit trouver cette influence particulièrement manifeste dans le Ms. de Genève et soutient que Rousseau a essayé de la dissimuler dans sa rédac- tion définitive. L'étude des deux textes me paraît absolument contraire à cette hypothèse : entre l'un et l'autre, je vois sur- tout des différences de composition, et Rousseau s'applique, dans le Contrat définitif, à renforcer et à éclaircir sa thèse fonda- mentale sur la conciliation de la liberté des individus avec l'autorité de l'État. Mais je ne puis voir, dans les parties compa- rables des deux ouvrages, aucune modification importante des idées essentielles. L'article Economie politique, qui est de 1755, contient d'ailleurs des formules tout aussi nettes que celles du Contrat.

( 2 ) Cf. notamment A. Sorel, l'Europe et la Révolution, t. 1 : « Le Contrat social n'a été écrit que pour Genève : c'est le vœu d'un démocrate genevois pour sa patrie. . . En réalité, Rousseau n'a observé et ne connaît que Genève » (p. 183). — E. Cham- pion, l'Esprit de la Révol. franc, ch. I : « Le Contrat social est tout simplement un panégyrique de la république de Genève » (p. 15). Etc.

( 3 ) J. Vuy, Origine des idées politiques de Rousseau, 2' éd., Genève et Paris (V. Palmé), 1889. — Les articles dont se com- pose ce volume ont d'abord paru dans le Bulletin de fins t. nat. genevois, t. XXIII (1880). — M. Nourrisson présenta un rapport très favorable sur ces articles à l'Académie des sciences morales (avril-mai 1882).

�� � INTRODUCTION 6l

sorte commenté d'anciennes « franchises » octroyées aux bourgeois de Genève en 1387 par l'évêque Adhémar Fabri, et dont le souvenir s'était trouvé réveillé pen- dant les vives querelles de politique intérieure qui divisèrent et occupèrent Genève à l'époque de la com- position du Contrat social. Malheureusement cette thèse, qui a été accueillie en France avec beaucoup de faveur (*), repose sur des arguments tout à fait fragi- les. Entre ces vieilles « franchises » et le Contrat lui- même on ne signale qu'une analogie tout à fait superfi- cielle et presque uniquement verbale ( 2 ). D'autre part, le passage de la 8* Lettre de la Montagne et les fragments (non datés) du Manuscrit de Neufchâtel ( 3 ) que cite M. Vuy prouvent bien que Rousseau fut amené à utiliser pour sa défense ces curieux précédents histo- riques que le procureur général Tronchin avait invoqués contre lui, mais rien vraiment n'autorise à voir dans cette vieille constitution du Moyen-Age « l'origine des idées politiques de Rousseau », idées déjà arrêtées dans son esprit, comme nous l'avons vu, avant 1755.

La théorie calviniste me paraît renfermer une part plus grande de vérité ( 4 ). Je ne crois pas cependant

(') A la fin du livre de M. Vuy, sont cités les articles les plus élogieux consacrés à sa thèse ; ils émanent surtout de la presse et des revues catholiques. M. Paul Janel la discute dans une note de son Hist. de la Se. polit., t. II, p. 423.

H Les droits des bourgeois leur sont concédés par l'évêque Fabri « d'une manière inaliénable et nonobstant toute espèce de renonciation, prescription ou tout autre acte ultérieur ». Est-il possible de voir dans cette formule — si intéressante qu'elle soit — l'origine de la théorie de Rousseau sur le carac- tère inaliénable, indivisible, etc., de la souveraineté'? (J. Vuy, 1 er article).

( 3 ) Rousseau y déclare que l'acte d'Adhémar Fabri « n'est pas moins respectable aux Geneyois que ne l'est la Grande Charte aux Anglais » {8 e L. de la M.) ; dans le Ms. de Neufchâtel, il appelle les évèques « les pères et les bienfaiteurs de la patrie ».

( 4 ) Elle a du moins pour elle des déclarations formelles de

�� � 62 INTRODUCTION

qu'il faille regarder les théories du Contrat comme une sorte de généralisation abstraite tirée de la Genève protestante du xvm* siècle. La constitution de Genève avec tout son système de Conseils superposés, avec ses bourgeois, ses citoyens, ses habitants, ses natifs et ses sujets ('), ne ressemble vraiment guère à la société égalitaire et démocratique qu'imagine Rousseau. Mais, ce qui est vrai, c'est que Rousseau avait trouvé à Genève le principe de la souveraineté populaire, très imparfaitement réalisé dans la pratique, mais du moins proclamé en théorie. Il n'a pas été, je crois, plus inspiré parles institutions de Calvin que par les franchises de Fabri, mais il a été frappé de ce fait qu'une ville d'une population modérée, ni très riche ni très pauvre, avait pu du moins réaliser une ombre de régime démocratique. Son système subit donc l'influence de Genève, en ce sens qu'il n'en a cru l'application possible que dans de petits Etats analogues à Genève, confédérés pour résister à leurs voisins, mais autonomes pour que la liberté y demeurât réelle. L'image de sa ville natale s'est constamment présentée à sa pensée, mais comme l'image du milieu où ses conceptions pouvaient être, sans trop de peine, réalisées, non comme le modèle de son idéal politique ( 2 ). Le système du Contrat social

Rousseau ; il est vrai que les passages les plus significatifs se trouvent dans les Lettres de la Montagne (surtout 6 e lettre, p. 383), où Rousseau plaide sa cause devant les Genevois. Mous- seau n'a d'ailleurs pas moins loué la législation de Calvin que celle des évêques genevois, et, cette fois, dans le Contrat social même. Voir la note du chap. vu, liv II : « La rédaction de nos sages édits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant d'honneur que son Institution... Tant que l'amour delà patrie et de la liberté ne sera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme ne cessera d'y être en bénédiction. »

(*) Voir la notice de Petitain sur la Constitution de Genève, reproduite dans l'édit. Dreyfus-Brisac, appendice X.

( 2 J Rousseau écrit lui-même à Rey, en lui annonçant l'envoi du Contrat, qu'il s'agit d'un ouvrage « pour tous les temps »

�� � INTRODUCTION 63

reste donc bien général et théorique ; la méthode y est bien, en réalité et non pas seulement en apparence, rationnelle et a priori, et, si l'idée de Genève a parfois orienté la direction des déductions de Rousseau, je crois qu'elle n'en a jamais fourni les principes.

11 est moins aisé de déterminer ce que doit le Contrat social aux nombreux auteurs qui avaient, avant Rousseau, traité du droit politique. Il est certain [u'aucune des principales théories du Contrat, ni l'idée de l'état de nature et du droit naturel, ni l'idée du >acte servant de fondement aux droits politiques et ïivils, ni la doctrine de la souveraineté populaire, n'ont îté inventées par Rousseau. On Jes trouve exposées ivant lui dans de nombreux ouvrages, dont plusieurs ^ésentent des analogies — partielles mais saisissantes — ivec le sien. Lesquels ont réellement exercé une influence >ur sa pensée et dans quelle mesure? Il est d'autant >lus difficile de le savoir que Rousseau ne nous en a

  • ien dit. 11 cite ou mentionne brièvement çà et là les

>rincipaux auteurs politiques anciens et modernes ( 1 ), tais sans se proclamer leur disciple. 11 ne fait guère l'exception que pour Locke, dont il dit : « Locke, en >articulier, a traité les mêmes matières exactement dans les mêmes principes que moi ( 2 ) »; mais il faut remar- [uer que ce passage se trouve dans les Lettres de La Montagne, où Rousseau s'efforce de défendre son livre contre les accusations de ïronchin, et qu'il se cherche naturellement des garants et des autorités parmi les plus

(lettre du 7 nov. 1761), et, dans le passage des Confessions (II, ix, 1756) déjà plusieurs fois cité, il indique bien comment toutes ses études antérieures l'ont amené à la politique, et à la )olitique conçue de la manière la plus abstraite et théorique.

(M II cite notamment Platon et Aristote. Machiavel, Bodin, Irotiue, Hobbes et son traducteur Barbeyrac, Locke, Montes- [uieu,* l'abbé de Saint-Pierre, d'Argenson ; il nomme emplo- ient Altbusius, Spinoza, Pufïendorf, Burlamaqui, Sidney, etc.

(-) 6 e Lettre de la Montagne, p. 388.

�� � 64 INTRODUCTION

illustres de ses prédécesseurs. On ne pourrait donc décider la question qu'en examinant les systèmes eux- mêmes et en déterminant l'importance des ressemblan- ces qu'ils présentent avec le Contrat social. On com- prend ainsi que les théories les plus diverses aient pu être soutenues et que chacun, un peu au hasard de ses études ou de ses découvertes personnelles, ait cru trouver ici ou là la source première des idées de Rous- seau. Pendant longtemps, on avait surtout comparé Rousseau à Hobbes, à Spinoza et à Locke, qui étaient les plus connus ('); les plus récents critiques ont sur- tout insisté sur Althusius ( 2 ) , sur Jurieu ( 3 ), sur Ulric Hubert (*) et sur Burlamaqui ( 5 ). Et l'on en pourrait citer beaucoup d'autres, La Boétie, Milton, Algernon Sidney, d'Argenson, Puffendorf, etc., dont certaines idées ressemblent de très près à telle ou telle théorie du Contrat. Je crois, personnellement, que l'influence

(*) Voir notamment Paul Janel, Hist. de la science polit., t. Il, IV, vi.

( 2 ) Sur Althusius (1557-1638), né dans les Province-Unies, professeur à Herborn, auteur de nombreux ouvrages politiques, surtout d'une Politica methodice dig esta., etc. (1603), et sur son influence sur Rousseau, consulter l'ouvrage, aussi confus que remarquablement documenté, de M. Otto Gierke, Johannes Althusius und die Entwickelung der naturrechtlichen Staats- theorien, 2 e édit., Breslau, 1902.

( 3 ) L'influence de Jurieu, qui dans ses xvi% xvn e et xvm e Lettres pastorales (1689) a exposé une doctrine du contrat social et de la souveraineté populaire que Bossuet a combattue dans le 5 e Avertissement aux Protestants, a été signalée par Proudhon, Idée générale de la révolution au XIX e siècle, p. 115; — par J. Denis, Bayle et Jurieu (Caen, 1886) : « la doctrine politique des Lettres pastorales contenait déjà tout le Contrat social de J.-J. Rousseau », p. 56; — par M. Faguet, ouvr. cité, p. 73 ; etc.

( 4 ) L'abbé Dulaurens accuse Rousseau d'avoir « copié mot pour mot » Ulric Hubert, jurisconsulte du XVII e siècle, auteur d'un De jure civitatis. Voir Dreyfus-Brisac, Introd., p. 32, note 3.

( 5 ) Burlamaqui, professeur genevois, publia les Principes de droit naturel (17 '47) et les Principes de droit politique (1751).

�� � de Locke (*) est la plus manifeste et cette hypothèse est du moins corroborée par la déclaration même de Rousseau. Mais le problème historique — ainsi posé — me paraît insoluble et d’ailleurs sans intérêt véritable.

En effet, toutes ces théories politiques que nous retrouvons dans le Contrat et que l’on voudrait pouvoir rapporter chacune à son premier auteur, étaient progressivement devenues courantes, et pour ainsi dire classiques, parmi les politiques, depuis la Renaissance et la Réforme. M. Otto Gierke a notamment très bien montré (-) comment l’idée du pacte ou du contrat social avait été peu à peu adoptée par tous les politiques libéraux et avait servi en quelque sorte de véhicule aux idées démocratiques" : on la retrouve presque à chaque page chez tous les prédécesseurs de Rousseau. Bossuet lui-même, qui la combat chez Jurieu, lui fait pourtant une certaine place ( 3 ). Toute la fin du xvn c siècle avait été occupée par la grande polémique politique que suscita dans l’Europe entière la double révolution d’Angleterre, surtout celle de 1688 : c’est l’avènement de Guillaume d’Orange qui mit aux prises Bossuet et Jurieu, et la politique des Stuarts a préoccupé Hobbes et Locke. Alors tous les principes politiques antérieurement posés s’étaient -trouvés précisés, fortifiés, vulgarisés et avaient abouti à quelques systèmes nettement tranchés. Notamment, il s’était formé une sorte de politique protestante classique, qu’on retrouve presque identique dans les ouvrages de Jurieu, en 1689, et de Locke en 1690, plus tard dans ceux de Burlamaqui, et où les principales théories du Contrat se trouvent déjà énon-

(M J. Locke, Two treatises of government, etc. (1690) ; sur sa politique, voir surtout l’excellent chapitre de M. Paul Janet, ouvr. cité, IV, 11.

( 2 ) Gierke, Althusius, II, 11, 2, p. 105 et suiv.

( 3 ) 5" Avertissement aux protestants. 66 INTRODUCTION

cées. Toutes ces sources avaient donc fini par être relativement peu distinctes et il n'importe plus autant de savoir à laquelle Rousseau a directement puisé.

D'autant qu'il n'est absolument pas vrai que le Contrat social soit déjà tout entier contenu, comme on l'a mainte fois affirmé, dans les œuvres d'aucun des prédécesseurs de Rousseau. S'il est vrai qu'on trouve chez plusieurs d'entre eux l'une ou l'autre des théories du Contrat, la combinaison qu'en a faite Rousseau, l'esprit nouveau qu'il leur a imposé, les conclusions qu'il en a tirées ne se trouvent ni chez Althusius, ni chez Jurieu, ni chez Locke : elles sont originales et neuves. Montrons brièvement en quoi Rousseau se distingue ainsi de tous ses prédécesseurs.

D'abord, dans toutes les théories antérieures, impli- citement ou explicitement, il était toujours question d'un double pacte ou contrat social (*) : i° un contrat d'association par lequel tous les individus s'engagent les uns vis-à-vis des autres et forment un même corps politique; 2° un contrat des sujets avec leurs chefs, contrat qui légitime et limite en même temps la puis- sance de ceux-ci. Chez Jurieu et chez Locke lui-même, il y a « pacte mutuel entre le peuple et le souverain (-) ». Qu'on renforce l'autorité du souverain, comme ie fait Hobbes, qu'on restreigne au contraire étroitement la puissance du prince, comme le fait Locke, tous n'en conçoivent pas moins le prince comme une puissance distincte, qui émane bien du peuple, mais avec laquelle cependant le peuple doit traiter. — Pour Rousseau, il n'y a qu'un seul et unique contrat, le pacte de tous avec tous, qui est le contrat social proprement dit. Ce pacte en exclut nécessairement tout autre, car, en s'aban- donnant à « la suprême direction de la volonté géné-

I 1 ) Voir notamment Gierke, Althusius, II, n. ( 2 ) Jurieu, Lettres pastorales, XVI, v; Locke, Essais sur le gouv. civil, chap. VII, XIII, etc.

�� � INTRODUCTION 6j

raie », les citoyens s'engagent à obéir à la loi mais à n'obéir qu'à elle. Toute autre autorité enlèverait à la loi sa suprématie. Le gouvernement n'est donc plus une puissance distincte, mais seulement un instrument d'exécution au service de la volonté générale, et le seul souverain est le peuple tout entier, dont l'autorité n'a plus d'autres limites (*) que celles que son propre intérêt et sa conscience morale lui prescrivent de s'im- poser à lui-même. La doctrine du contrat social devient donc, chez Rousseau, purement et absolument démo- cratique.

D'autre part, l'idée même du contrat prend, dans son système, une signification et une valeur nouvelles. Dans toutes les théories antérieures, les stipulations du contrat tiraient uniquement leur validité du consente- ment des contractants : ils pouvaient décider ceci ou cela; quelle qu'elle fût, leur décision devenait souve- raine, du moment qu'elle était librement rendue. Pour Rousseau, les stipulations du contrat sont nécessaire- ment déterminées par la nature même des choses, et un peuple ne peut pas être un peuple libre s'il n'en accepte et n'en proclame les formules. Ce n'est donc pas le simple fait du consentement une fois donné qui oblige ensuite les contractants : ce fait même a été l'expression nécessaire de la raison, reconnaissant les obligations qu'entraîne le droit naturel. Le contrat social ne nous lie pas seulement parce que nous avons promis d'y rester fidèles, mais parce qu'il est, dans toute société, la conséquence nécessaire et, en quelque sorte, le subs-

��(*) Jurieu disait au contraire : quand les souverains sont institués, l'obéissance leur est due, de par « toutes les lois de Dieu, naturelles et positives » fXVl, n) ; « c'est aux Puissances souveraines ù juger de ce qui est nécessaire et de ce qui ne l'est pas » (XVI, un ; « on ne doit jamais résister dans un Élat à la volonté du souverain que quand elle va directement et pleine- ment à la ruine de la société » (XVI, v).

�� � 68 INTRODUCTION

titut de la loi naturelle, et représente la condition rationnelle de tout droit et de toute liberté.

Enfin, j'ai essayé de montrer comment Rousseau avait concilié tout autrement qu'on ne le taisait avant lui la liberté du citoyen et l'autorité de l'Etat et, suppri- mant devant la toute-puissance du souverain toute barrière matérielle, avait cherché à tirer du caractère même de la volonté générale et de l'universalité néces- saire de la loi une limite en quelque sorte formelle de cette toute-puissance. Et si, par sa définition de la loi, par sa conception du rôle des idées morales et de la « vertu », il rappelle parfois Montesquieu, la manière seule dont il pose le problème de l'État suffirait à attri- buer au Contrat social une place bien à part entre tous les livres des politiques : malgré les emprunts faits par Rousseau à tous ses prédécesseurs, le Contrat social ne me paraît pas moins original que l'Emile ou la Nouvelle Héloïse : pour la première fois, avec une entière hardiesse et une effrayante (*) rigueur logique, le problème politique était posé et résolu du point de vue de la raison pure et de la conscience morale.

11 me semble donc que c'est mal comprendre Rous- seau que de chercher à l'expliquer par l'influence précise et directe d'un homme, d'une ville ou d'un système. Sa personnalité est plus vigoureuse, et la seule influence vraiment importante et bien certaine qu'il ait subie, — influence très générale, mais d'autant plus profonde, insaisissable dans tel détail particulier mais manifeste dans l'ensemble d'une œuvre et dans l'orientation d'un esprit, — c'est celle des deux grands courants d'idées, partiellement analogues d'ailleurs, qui ont surtout agi

f 1 ) M. Brunetière (Manuel de L'histoire de la littérature française) a insisté sur l'impression de « terreur », selon le mol de Garât, que les contemporains avaient sentie en lisant Rousseau.

�� � INTRODUCTION (V)

sur son milieu natal et sur son temps, l'esprit calviniste et l'esprit cartésien. D'une part, Rousseau a été profon- dément marqué de l'esprit protestant, et les idées libé- rales et démocratiques dont le protestantisme, pour des raisons multiples, s'est trouvé le foyer pendant deux siècles, se sont implantées de bonne heure dans son esprit et surtout dans son cœur : il a dû sans doute à Genève et à Calvin, autant qu'à son tempérament naturel, cette fierté républicaine qui est comme le style même du Contrat social et qui a tant contribué à l'in- fluence du livre dans la suite. Et, d'autre part, le grand mouvement rationaliste et philosophique du xvm e siècle me paraît manifestement issu du Discours de la Méthode. Descartes avait cru pouvoir excepter de sa critique méthodique les vérités de la foi et les principes de la politique ; ce fut précisément l'œuvre commune des hommes du xvm e siècle, de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, si divers d'ailleurs et se proposant des buts si distincts, que d'abattre ces dernières bar- rières et d'essayer de fonder sur des principes clairs et distincts la vie sociale comme la vie religieuse. A ce titre, la Profession de foi du vicaire savoyard et le Contrat social sortent également du cartésianisme (*). Il me paraît même que cette influence est beaucoup plus grande que la première et que Rousseau, quoi qu'on en ait dit et quoi qu'il en ait dit lui-même, est beaucoup plus philosophe que chrétien. S'il invoque sans cesse le sentiment, n'oublions pas que le sentiment n'est pour lui que la voix de la nature et que la nature ne se conçoit que par la raison.

��(*) Cf. Henry Michel, l'Idée de l'Etat, p. 67 : « l'esprit qui l'anime (Rousseau) est un esprit cartésien. »

�� �

  1. On en pourrait donner comme preuves le parti qu’il a su tirer des idées de Diderot, de Buffon, son intelligence remarquable de l’histoire romaine (Cf. C. s., IV, iv), etc.