Du contrat social/Édition 1762/Livre I/Chapitre 8
CHAPITRE VIII.
Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très rémarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, & donnant à ses actions la moralité qui leur manquoit auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique & le droit à l’appetit, l’homme, qui jusque là n’avoit regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, & de consulter sa raison avant d’écouter ses penchans. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent & se développent, ses idées s’étendent, ses sentimens s’ennoblissent, son ame tout entiere s’éleve à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient souvent au dessous de celle dont il est sorti, il devroit bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, & qui, d’un animal stupide & borné, fit un être intelligent & un homme.
Reduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l’homme perd par le contract social, c’est sa liberté naturelle & un droit illimité à tout ce qui le tente & qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile & la propriété de tout ce qu’il possede. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, & la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourroit sur ce qui précede ajouter à l’acquis de l’état civil la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maitre de lui ; car l’impulsion du seul appetit est esclavage, & l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. Mais je n’en ai déjà que trop dit sur cet article, & le sens philosophique du mot liberté n’est pas ici de mon sujet.