Du caractère de l’instruction publique aux États-Unis

DU CARACTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
AUX ÉTATS-UNIS.


I

Les États-Unis d’Amérique sont un des sujets d’étude les plus intéressants que puisse aborder la science politique dans les temps modernes. Ils offrent l’unique exemple dans le monde d’une nation de quarante millions d’hommes créée en un siècle sur un sol vierge. Ils sont un rejeton de l’Europe dont les idées et les arts ont été implantés sur le sol américain par les premiers colons et ont continué, par le courant ininterrompu de l’émigration et du commerce, à nourrir leur civilisation. Mais le rejeton a poussé de vigoureuses racines. La société américaine, tout en procédant du vieux monde et surtout de l’Angleterre, s’est développée dans une direction qui lui est propre, sous l’influence du milieu dans lequel elle se trouvait, et elle possède aujourd’hui une originalité bien caractérisée.

Les Américains ne l’ignorent pas. Ils sont même portés à exagérer cette originalité et à en tirer vanité : c’est là un travers commun à beaucoup de peuples. Il est peut-être plus sensible au delà de l’Atlantique qu’en deçà, parce que les États-Unis se sont élevés en puissance et en richesse tellement au-dessus de tous autres États de l’Amérique qu’ils ne voient rien dans leur voisinage qui approche d’eux et qu’étant placés loin de l’Europe, ils ne se comparent à elle que par certains points saillants, tels que le progrès de la population, la construction des chemins de fer, la liberté politique, sur lesquels ils se croient supérieurs. Ils répètent volontiers qu’ils ne sont pas, comme les Européens, gênés dans leur développement par les limites d’un territoire trop étroit et par les traditions, les intérêts ou les résistances du passé ; mesurant leur croissance dans l’avenir à celle qu’ils ont eue depuis un siècle, ils espèrent, à l’époque de leur second centenaire, faire presque équilibre à l’Europe par le nombre de leurs habitants et ils ont assez de confiance en eux pour croire que le nouveau monde est appelé non-seulement à former le contre-poids de l’ancien monde par sa puissance politique et économique, mais à fournir un jour le type de la régénération de l’humanité. Cette vanité, qui s’exprime parfois avec beaucoup de naïveté, repose sur des prétentions excessives sans aucun doute. Elle n’est pas absolument dénuée de fondement ; il est certain en effet que la nation américaine, avec son mélange de qualités et de défauts, constitue une civilisation originale dans laquelle on peut trouver plus d’un modèle et qui est toujours digne d’étude comme une des plus curieuses manifestations de la vie sociale.

Le système d’éducation n’est pas un des côtés les moins originaux de cette société. Les prétentions des Américains ne les ont pas empêchés, sur cette matière comme sur beaucoup d’autres, de profiter des leçons de l’Europe et de transporter, dans leur pays, les améliorations introduites dans la construction des écoles et dans les méthodes d’enseignement par d’autres nations. Ainsi l’ont fait récemment deux pédagogues distingués que les États-Unis avaient envoyés, l’un comme juré, l’autre comme commissaire, à l’Exposition universelle de Vienne, M. Hoyt, du Wisconsin, et M. Philbrick, de Boston. Ainsi le feront assurément les surintendants, le commissaire de l’éducation et les directeurs d’université qui, dès 1876 à Philadelphie, se donnaient rendez-vous pour se retrouver, en 1878, à Paris.

Les expositions universelles sont une école mutuelle des nations : chacune, en instruisant les autres, trouve à s’instruire elle-même. Les Américains auront encore beaucoup à apprendre cette fois, en visitant non-seulement le palais du Champ de Mars, mais les écoles de la ville de Paris dont l’enseignement, déjà récompensé à l’Exposition de Vienne par un diplôme d’honneur, a fait, au triple point de vue du nombre des classes, de l’amélioration des méthodes et des résultats constatés par les examens, de si remarquables progrès sous la direction de l’éminent pédagogue qui préside depuis bientôt dix ans à ce service, et grâce aussi à la libéralité du Conseil municipal qui affecte 11 millions et demi de francs à l’instruction primaire dans le budget de 1878.

Les Français ont de leur côté d’utiles enseignements à recueillir en étudiant l’organisation des écoles aux États-Unis. Le premier qui l’a entrepris et qui a fait connaître l’ensemble de leur système, M. Hippeau[1], a rendu un service non-seulement à son paÿs, mais à l’Amérique elle-même qui, à cette époque, n’avait pas encore condensé dans un volume général la volumineuse collection de ses publications locales[2]. Je suis convaincu que les rapports que les délégués français envoyés par le ministère de l’instruction publique à Philadelphie en 1876, et particulièrement ceux de M. Buisson, chef de la mission[3] et de M. Berger, inspecteur primaire de la Ville de Paris, auront aussi le double avantage d’être utilement consultés et par nos concitoyens qu’ils éclaireront sur la valeur des méthodes américaines, et par les Américains qui apprendront à mieux se connaître en voyant leur portrait tracé par une main étrangère.

Les peuples se rendent un service réciproque en se jugeant les uns les autres. Mais, pour qu’il y ait réellement service, il faut que la critique soit sincère, sans parti pris de dénigrement ou de flatterie. Les écrivains français n’en ont pas toujours usé ainsi, lorsqu’ils ont parlé de la civilisation américaine ; ils l’ont trop souvent considérée moins en elle-même et pour elle-même que comme un type idéal de la démocratie, de la république, de l’autonomie communale et de la liberté religieuse, et, suivant leur sentiment favorable ou contraire à ces principes, ils l’ont dépeinte ou comme un modèle presque parfait ou comme une sentine de corruption.

Les États-Unis ne sont ni l’un ni l’autre. Ils constituent une grande nation, remarquable par la vigueur de sa sève, mais qui est trop jeune et dont la croissance a été trop rapide pour que l’équilibre ait pu jusqu’ici s’établir dans toutes les parties de l’organisme social et qui par conséquent, à côté de grandes qualités, a de grandes imperfections. Il faut avoir des yeux pour les unes et pour les autres, et ne pas s’arrêter à un détail pour dire : « Ceci est excellent » ou « ceci est absurde et serait inapplicable chez nous ; nous faisons bien mieux ». Il est nécessaire d’envisager l’ensemble afin de comprendre la relation des diverses parties entre elles et leur raison d’être.

Une nation n’est pas un assemblage de morceaux rapprochés au hasard ; c’est, comme je le disais, un organisme dont il faut avoir pénétré le secret par une étude attentive avant de se faire une idée du jeu de chaque organe en particulier et de juger ces organes. Chacune des pièces de ce mécanisme vivant peut-elle être appliquée à un autre mécanisme, ou, en d’autres termes, une institution qui donne de bons résultats dans un pays, peut-elle être, telle quelle, introduite dans un autre pays ? Pas toujours, je dirai même rarement, s’il s’agit d’une institution liée d’une manière intime aux mœurs et à l’histoire de la nation. Mais il est toujours utile de l’étudier et de la rapprocher des institutions analogues de son propre pays. La connaissance des institutions d’une grande nation est intéressante par elle-même pour tout esprit cultivé, et avec la comparaison résultent toujours des enseignements profitables aux deux peuples que l’examen rapproche. C’est après une étude de ce genre que nous nous proposons d’indiquer sommairement dans un premier article le caractère du système d’éducation aux États-Unis.

II

L’instruction populaire s’est imposée aux premiers colons de la Nouvelle-Angleterre comme un devoir religieux. Ils étaient protestants. Pour conserver leur foi, ils n’avaient pas craint, après avoir supporté longtemps la persécution du gouvernement des Stuarts, de renoncer à leur terre natale et d’aller par delà l’océan Atlantique fonder une société sur une terre nouvelle que leurs labeurs devaient un jour rendre riche, mais qui opposait aux pionniers l’obstacle de ses épaisses forêts, de la rigueur de ses hivers et l’hostilité de ses sauvages habitants. C’est la pensée religieuse qui les avait conduits ; c’est elle qui les soutint dans la lutte et qui les inspira dans leur organisation politique. Ils songèrent à créer moins un État libre qu’un État dans lequel ils pussent adorer Dieu selon leur conscience ; c’est pourquoi, unis dans une même communion, ils se montrèrent eux-mêmes très-sévères contre les dissidents et attentifs à maintenir la pureté de leur interprétation biblique. Pour atteindre leur but, il leur fallait instruire les enfants et les mettre en état de lire eux-mêmes et de comprendre les livres saints ; le ministre et l’instituteur, le temple et l’école étaient des organes de leur constitution sociale, non moins indispensables que l’officier municipal ou que le juge. Les protestants d’Europe avaient sans doute les mêmes opinions et les mêmes désirs ; mais les protestants d’Amérique étaient les premiers qui pussent les réaliser, en constituant de toutes pièces une société, sur une terre vierge, sans avoir à compter avec les habitudes et les résistances du passé.

Aussi, en 1642, vingt ans après que les Pilgrim fathers eurent débarqué du May Flower dans la baie du Massachusetts, commença-t-on à s’occuper de la création d’écoles publiques et gratuites dans lesquelles la jeune génération, née sur le sol américain, pût recevoir les connaissances nécessaires à son salut, et, cinq ans après (1647) une loi établit-elle que tout township contenant 50 familles serait tenu d’entretenir un instituteur chargé d’apprendre à tous les enfants de la localité la lecture et l’écriture et que tout township contenant 100 familles aurait une école de grammaire. Un des pédagogues les plus distingués des États-Unis, Horace Mann, a pu dire avec raison : « Le Massachusetts a eu l’honneur d’établir le premier système d’écoles gratuites dans le monde ». Malgré les nombreux changements que le temps et les circonstances ont introduits dans le caractère des Américains du Nord, le temple et l’école sont restés deux des grandes institutions caractéristiques de leur civilisation, avec cette différence toutefois que l’instruction est un service public, tandis que le culte est administré, sans aucune participation de l’État, par les fidèles et payé directement de leurs deniers.

III

Au nombre des changements les plus considérables que les circonstances aient introduits dans la société américaine, il faut compter l’immigration européenne et l’émancipation des noirs.

L’immigration n’est devenue un fait considérable que depuis 1830, c’est-à-dire depuis l’époque où les relations maritimes de l’Amérique et de l’Europe sont devenues beaucoup plus fréquentes, où la demande des produits américains s’est accrue et où les chemins de fer ont facilité la colonisation sur le sol des États-Unis. De 1820 à 1830, le nombre moyen des émigrants était de 12,000 par an ; de 1850 à 1860, avant la guerre de sécession, il s’est élevé à 280,000. Le dernier recensement, lequel a eu lieu en 1870, indique que, sur 38 1/2 millions d’habitants, 5 1/2 millions étaient nés à l’étranger et près de 12 millions avaient un père ou une mère étrangers. Les Irlandais constituent le groupe principal des émigrants et celui dans lequel l’ignorance occupe la plus large place. En 1840, lorsque pour la première fois le recensement recueillit des données relatives à l’instruction, on trouva 549,000 blancs au-dessus de 20 ans qui ne savaient ni lire ni écrire ; en 1870, il y en avait 1,871,000. Cette invasion a éveillé la sollicitude des pédagogues. « Si une armée ennemie, écrivait M. Eaton, commissaire de l’éducation, menaçait nos frontières, la nation tout entière se lèverait en armes. Mais des bataillons ennemis, plus redoutables encore que ceux du dehors, occupent déjà nos villes et nos campagnes ; la grande armée de l’ignorance s’avance, toujours plus épaisse, plus invincible. L’histoire nous montre avec quelle peine on arrive à la civilisation, et avec quelle facilité on retombe dans la barbarie ».

En 1830, le nombre des esclaves n’était que de 2 millions. avait doublé en 1860 et, quelques années après, le triomphe du Nord, qui, malgré les nombreuses difficultés inhérentes à une transformation de ce genre, doit être regardé comme le triomphe de la civilisation, appelait à la liberté et à la vie politique cette population doublement dégradée par l’ignorance et par la servitude. C’était une seconde invasion de barbares. Le recensement de 1870 constatait en effet que la proportion des illettrés à la population totale était de 5 1/2 environ pour cent dans le Nord, tandis qu’elle s’élevait à 29 pour cent dans le Sud.

Les Américains ont raison de considérer cette double invasion comme un péril social. Ils ne cherchent pas à en dissimuler la gravité ; mais, parmi les hommes éclairés dont j’ai lu les écrits ou que j’ai entendus en Amérique parler sur la matière, je n’en ai pas rencontré un seul qui regrettât la suppression de l’esclavage ou qui songeât à opposer une barrière à l’immigration. Ils savent que l’esclavage était une plaie contagieuse qui corrompait le corps social et ils savent aussi combien de forces vives le courant de l’immigration, ralenti depuis quelques années par la crise commerciale, introduit dans l’économie de la nation américaine. Il faut savoir accepter le bien en appliquant le remède au mal qui parfois l’accompagne.

Le remède ici, c’est l’instruction et la moralisation. À l’armée de l’ignorance grossie de tant de recrues, les pédagogues demandent qu’on oppose une armée plus nombreuse d’instituteurs, qu’on bâtisse de nouvelles écoles, qu’on améliore les méthodes, qu’on vote des fonds et qu’on fasse le meilleur emploi possible des sommes mises par les pouvoirs publics à la disposition de l’enseignement.

Ils trouvent peu de contradicteurs. Les Américains ont conservé cette vieille opinion, transmise par leurs pères, que l’instruction est nécessaire à l’homme pour connaître sa religion et pour pratiquer ses devoirs moraux. Ils se sont formé en outre depuis longtemps cette autre opinion qu’une démocratie sans instruction est un État livré au hasard de résolutions inconscientes, exposé à toutes les surprises et à toutes les séductions, et qu’il ne peut y avoir de sécurité pour tous qu’autant que chacun des membres du corps social, appelé à exercer par ses votes une influence sur la destinée commune, possède un certain fonds de connaissances générales et peut par la lecture suivre le mouvement des idées afin de former sa propre opinion. À l’époque où les premiers fondateurs de la République travaillaient à lui donner sa constitution définitive, Washington disait devant le Congrès : « Dans tout pays, l’instruction est le fondement le plus sûr du bonheur public ; mais, chez un peuple où les mesures adoptées dépendent autant qu’aux États-Unis des idées dominantes, l’instruction est indispensable. » Depuis lui, cette pensée a été mille et mille fois reproduite ; elle l’est encore chaque jour. « Si, pour soutenir nos écoles, disait naguère le surintendant de l’éducation dans l’Ohio, nous n’hésitons pas à frapper les contribuables de lourds impôts, c’est parce que nous sommes convaincus que la sécurité de l’état et la stabilité de l’ordre social dépendent de la diffusion générale des lumières et des vertus, fruits d’une bonne éducation ». M. Eaton écrivait dans son rapport sur l’État de l’enseignement en 1873 : « Lorsque les esprits éminents des pays étrangers virent que l’Union était rétablie et qu’elle s’était relevée malgré les commotions de la guerre civile que les monarchistes avaient considérées comme devant être certainement fatales, à elle et au système de gouvernement républicain, ils furent plus généralement portés à admettre cette vérité, à savoir que l’éducation avait été la principale cause du salut public, comme elle-est la principale cause du progrès national. »

Une nation à laquelle deux des sentiments les plus puissants de la vie sociale, la religion et le patriotisme, commandent d’instruire ses enfants, et qui a l’habitude de déployer une grande énergie pour exécuter ce qu’elle a une fois bien conçu, à dû certainement obtenir des résultats qui indépendamment de toute autre considération, méritent de fixer l’attention des pédagogues européens.

Si l’on songe en outre que les États d’Amérique sont, avec les cantons suisses — en ne tenant pas compte de Saint-Marin et du pays d’Andorre — les plus anciennes républiques qui existent aujourd’hui dans le monde civilisé, que de plus les États-Unis ont toujours eu une constitution démocratique dont la confédération helvétique était fort éloignée avant 1848, on pensera qu’une pareille étude offre un intérêt particulier en France, sous un gouvernement républicain fondé sur le suffrage universel. Dans les deux pays, l’ignorance expose aux mêmes périls sociaux et les efforts faits pour les conjurer doivent être, avec des procédés administratifs et pédagogiques souvent différents, non moins énergiques d’un côté de l’Atlantique que de l’autre.

IV

Pour donner aujourd’hui une première idée de l’énergie que déploient les Américains dans la lutte contre l’ignorance, nous prendrons seulement deux faits : les publications officielles et les budgets de l’instruction publique.

Les publications officielles auxquelles donne lieu cette branche de l’administration publique, figuraient à l’Exposition. universelle de Philadelphie en 1876 ; elles se trouvent dans un grand nombre de bibliothèques aux États-Unis ; elles figureront sans doute à l’Exposition universelle de Paris en 1878[4].

Non-seulement chaque État[5] et chaque territoire publie tous les ans par les soins du surintendant un volume contenant un et souvent plusieurs rapports détaillés sur le nombre des écoles et des élèves, sur la situation financière, sur les méthodes d’enseignement et sur leurs résultats ; mais un grand nombre de comtés et de cités procèdent de même, et c’est par centaines que se comptent annuellement les publications officielles relatives à la statistique et à la situation de l’instruction publique. Depuis 1870, un bureau central de l’éducation a été institué à Washington pour rassembler ces documents ; le directeur de ce service, qui porte le titre de Commissionner of education et qui est lui-même un des pédagogues les plus distingués de son pays, M. John Eaton, publie chaque année plusieurs brochures dans lesquelles sont étudiées les questions pédagogiques, et spécialement un gros volume dans lequel sont condensés et rapprochés les renseignements autrefois épars de chaque État. Dans une de ses introductions, il dit avoir résumé, indépendamment des volumes publiés pour les États, territoires ou comtés, des rapports particuliers de 533 localités[6].

Il n’est pas douteux que les États-Unis ne soient le pays où les publications de ce genre abondent le plus. C’est la conséquence naturelle d’une organisation politique où tout dépend de l’opinion publique, où les institutions ont besoin d’être soutenues à chaque instant par des votes populaires, où les magistrats et fonctionnaires de tout ordre, presque sans exception, relèvent de l’élection, où il faut convaincre pour gouverner. Chacun plaide sa propre cause devant le grand juge populaire en exposant les actes de son administration ; le plaidoyer qu’il imprime dans son rapport est reproduit et commenté par les journaux qui, en Amérique plus encore qu’en Europe, sont le principal aliment intellectuel de toutes les classes de la société. Ce n’est pas toujours la raison et la bonne foi qui triomphent d’abord. L’opinion publique a ses passions et ses égarements ; mais elle se laisse ramener et la publicité finit d’ordinaire par dissiper les préjugés.

En matière d’instruction, cette publicité ne témoigne pas seulement de l’intérêt qu’y prennent les Américains, elle développe aussi l’intelligence des bonnes méthodes ; elle éclaire les masses sur ces graves questions, et elle est utile même aux pédagogues auxquels elle fournit l’occasion de produire leurs idées et de les éprouver par la discussion.

V

Si les États-Unis sont remarquables par le nombre de leurs publications pédagogiques, ils ne se distinguent pas moins par l’importance des sommes qu’ils dépensent pour leurs écoles. En 1871, le revenu des écoles était de plus de 320 millions de francs ; il a dépassé 450 millions en 1873[7]. Avec une population qui était d’environ 40 millions d’individus à cette époque[8], c’est une proportion de plus de 10 francs par tête d’habitant : nous ne dépensons guère que le tiers de cette somme en France.

Il est vrai qu’aux États-Unis les enfants, proportionnellement à l’ensemble de la population, sont plus nombreux qu’en France et qu’ils restent à l’école jusqu’à un âge plus avancé. On y compte environ 10 millions d’enfants de 6 à 16 ans : ce qui représente une dépense de 45 francs par tête d’enfant pouvant fréquenter l’école. Nous dépensons à peine la moitié en France. Il y a même des États, comme l’Illinois, le Rhode-Island, le Connecticut, le Nebraska, où la dépense effective dépasse 50 francs par élève présent dans les classes et il y en a même un, le Massachusetts, où elle s’élève à plus de 100 francs par tête. Cette énorme dépense exige de la part des populations de grands sacrifices ; qu’elles soient prélevées par des taxes sur les habitants ou qu’elles aient pour origine des donations en terres et en argent, elles sont la preuve irrécusable de a sollicitude qu’inspire l’éducation du peuple.

Elles ne doivent toutefois pas être prises pour la mesure exacte du résultat obtenu. Il serait curieux de pouvoir comparer la dépense faite dans chaque pays par tête d’écolier ; il ne serait pas juste d’en conclure la valeur proportionnelle de l’enseignement. Les services n’ont pas le même prix dans tous les pays et toutes les administrations ne sont pas également économes. L’organisation américaine est coûteuse : mais, tout en payant cher et en bâtissant souvent avec trop de luxe, elle peut avoir l’assurance de faire beaucoup de bien en disposant du plus gros budget dont soit dotée l’instruction dans les différents États civilisés du globe.

Nous nous proposons d’exposer dans un autre article quelle est cette organisation, et d’après quel système sont constituées les « Common schools », c’est-à-dire les écoles publiques des États-Unis.

E. Levasseur,
Membre de l’Institut.

  1. L’Instruction publique aux États-Unis. Écoles publiques, collèges, universités, écoles spéciales ; rapport adressé au Ministre de l’Instruction publique par M. C. Hippeau, 1 vol.
  2. Dans son rapport pour l’année 1873, M. J. Eaton, commissaire de l’éducation, s’exprime en ces termes à ce sujet : « Yet, in 1870, when engaged on my first report, I was told by persons of great intelligence that they considered the reports of Dr Fraser and M. Hippeau the best to be found on the subject of American education. »
  3. M. Buisson a déjà publié : Devoirs d’écoliers américains, recueillis à l’Exposition de Philadelphie (1876), par F. Buisson, et traduits par A. Legrand, 1 vol.
  4. Il est regrettable que nous n’ayons pas aujourd’hui en France dans quelqu’une de nos bibliothèques publiques une collection complète de ce genre. L’Exposition qui rassemblera l’année prochaine à Paris tant de documents sur l’instruction provenant non-seulement des États-Unis, mais de la plupart des pays civilisés, fournira probablement à l’Administration qui prépare elle-même en ce moment historique de l’instruction primaire, une occasion favorable pour obtenir ces documents et pour créer une bibliothèque pédagogique.
  5. À l’exception de l’État de Delaware qui, jusqu’en 1875, n’avait pas publié de rapport.
  6. Ce bureau n’a pas été sans porter ombrage à certains esprits qui craignent l’extension du pouvoir central sous une forme quelconque ; il a été sauvé par la considération des services incontestables qu’il a déjà rendus. On trouve le reflet de ces deux opinions dans les résolutions suivantes adoptées en 1874 par l’Assemblée de l’association nationale des instituteurs :
    1re résolution. — La convention approuve énergiquement le système pratiqué jusqu’ici par le gouvernement de laisser le peuple et le gouvernement local de chaque État diriger eux-mêmes les affaires de l’éducation sans intervention de sa part, parce qu’elle croit que la pensée sur laquelle ce système est fondé est bonne au point de vue pédagogique comme au point de vue politique.
    2e résolution. — La convention reconnaît le grand service rendu à la cause de l’éducation par le Congrès en établissant et en maintenant un département de l’éducation, semblable en principe à ceux de l’agriculture et de la statistique, par les soins duquel des renseignements spéciaux puissent être recueillis dans toutes les parties du monde. Elle reconnaît aussi spécialement le service signalé qu’a déjà rendu le bureau de l’éducation et ose exprimer l’espérance que ses moyens d’action pourront être accrus.
  7. 80 millions de dollars pour les 35 États (sur 38) qui avaient envoyé des documents sur ce sujet, et 844,000 dollars pour 10 territoires.
  8. 38 1/2 millions en 1870, à l’époque du recensement. M. Fr. Walker, directeur du recensement, estime dans son ouvrage intitulé « Statistical Altas of the United States », que la population devait être de 41,700,000 individus en 1873 ; mais le chiffre nous paraît, à cause de la crise, un peu trop élevé.