Du Tabou et des funérailles à la Nouvelle-Zélande

Du Tabou et des funérailles à la Nouvelle-Zélande

DU
TABOU ET DES FUNÉRAILLES
À LA NOUVELLE-ZÉLANDE.


(VOYAGE INÉDIT DE L’ASTROLABE.)

Le tabou, ou plus correctement tapou[1], à la Nouvelle-Zélande, est une superstition bizarre et vraiment caractéristique pour tous les peuples de la race polynésienne, depuis ces grandes îles jusqu’aux îles Hawaii, dont la direction suit une zône inclinée à la méridienne, et dont les habitans parlent tous une langue commune dans son origine.

Sans nul doute, le but primitif du tapou fut d’apaiser la colère de la Divinité, et de se la rendre favorable, en s’imposant une privation volontaire proportionnée à la grandeur de l’offense ou à la colère présumée du dieu. Il n’est guère de système de religion où quelque croyance de ce genre n’ait pénétré, où elle n’ait été caractérisée par des actes plus ou moins extravagans. En tout temps et en tous lieux, l’homme a presque toujours fait son dieu à son image, et lui a prêté naturellement ses passions et ses caprices. Il a d’ailleurs jugé plus facile et plus prompt d’expier ses crimes et ses offenses envers la Divinité, par des privations temporaires qui dégénèrent souvent en une vaine forme, que de chercher à lui plaire en devenant meilleur, et en faisant du bien à ses semblables. Il est inutile de citer des exemples de cette déplorable erreur ; l’histoire religieuse de tous les peuples n’est guère qu’un long et triste recueil de toutes les folies de l’homme.

Plus que tout autre habitant de la Polynésie, le Zélandais est aveuglément soumis aux superstitions du tapou, et cela sans avoir conservé en aucune façon l’idée du principe de morale sur lequel cette pratique était fondée. Il croit seulement que le tapou est agréable à l’Atoua (Dieu), et cela lui suffit comme motif déterminant. En outre, il est convaincu que tout objet, soit être vivant, soit matière inanimée, frappé d’un tapou, se trouve dès-lors au pouvoir immédiat de la Divinité, et par là même interdit à tout profane contact. Quiconque porterait une main sacrilége sur un objet soumis à un pareil interdit, provoquerait le courroux de l’Atoua, qui ne manquerait pas de l’en punir en le faisant périr, non-seulement lui-même, mais encore celui ou ceux qui auraient établi le tapou, ou en faveur desquels il aurait été institué. C’est ainsi que l’Atoua se vengea, dit-on, sur le voyageur Nicholas du sacrilége que cet Anglais avait commis en maniant un pistolet, taboué pour avoir servi au chef Doua-Tara à l’époque de sa mort.

Mais le plus souvent les naturels s’empressent de prévenir les effets du courroux céleste en punissant sévèrement le coupable. S’il appartient à une classe élevée, il est exposé à être dépouillé de toutes ses propriétés, et même de son rang, pour être relégué dans les dernières classes de la société. Si c’est un homme du peuple ou un esclave, il peut arriver que la mort seule puisse expier son offense.

Pour concilier certaines idées de justice avec le respect dû aux règlemens du tapou, le chef Touai me disait que ses compatriotes avaient arrêté que les étrangers seraient excusables d’y manquer quand ils se trouveraient pour la première fois chez eux, mais que leurs fautes ne seraient pas tolérées dans un second voyage.

Un mot du prêtre, un songe, ou quelque pressentiment involontaire, donne-t-il à penser à un naturel que son dieu est irrité, soudain il impose le tapou sur sa maison, sur ses champs, sur sa pirogue, etc., c’est-à-dire qu’il se prive de l’usage de tous ces objets, malgré la gêne et la détresse auxquelles cette privation le réduit.

Tantôt le tapou est absolu et s’applique à tout le monde, alors personne ne peut approcher de l’objet taboué sans encourir les peines les plus sévères. Tantôt le tapou n’est que relatif, et n’affecte qu’une ou plusieurs personnes déterminées. L’individu soumis personnellement à l’action du tapou est exclus de toute communication avec ses compatriotes, il ne peut se servir de ses mains pour prendre ses alimens. Appartient-il à la classe noble, un ou plusieurs serviteurs sont assignés à son service, et participent à son état d’interdiction ; n’est-il qu’un homme du peuple, il est obligé de ramasser ses alimens avec sa bouche, à la manière des animaux.

On sent bien que le tapou sera d’autant plus solennel et plus respectable, qu’il émanera d’un personnage plus important. L’homme du peuple, sujet à tous les tapous des divers chefs de la tribu, n’a guère d’autre pouvoir que de se l’imposer à lui-même. Le Rangatira, selon son rang, peut assujétir à son tapou ceux qui dépendent de son autorité directe. Enfin, la tribu tout entière respecte aveuglément les tapous imposés par le chef principal.

D’après cela, il est facile de prévoir quelle ressource les chefs peuvent tirer de cette institution pour assurer leurs droits, et faire respecter leurs volontés. C’est une sorte de veto d’une extension indéfinie, dont le pouvoir est consacré par un préjugé religieux de la nature la plus intime. Aux siècles d’ignorance, les foudres spirituelles du Vatican n’eurent pas des effets plus rapides, plus absolus sur les consciences des chrétiens timorés, et leurs décrets n’obtenaient pas une obéissance plus explicite que ceux du tapou à la Nouvelle-Zélande. À défaut de lois positives pour sceller leur puissance, et de moyens directs pour appuyer leurs ordres, les chefs n’ont d’autre garantie que le tapou. Ainsi qu’un chef craigne de voir les cochons, le poisson, les coquillages, etc., manquer un jour à sa tribu par une consommation imprévoyante et prématurée de la part de ses sujets, il imposera le tapou sur ces divers objets, et cela pour tel espace de temps qu’il le jugera convenable. Veut-il écarter de sa maison, de ses champs, des voisins importuns, il taboue sa maison, ses champs. Désire-t-il s’assurer le monopole d’un navire européen mouillé sur son territoire, un tapou partiel en écartera tous ceux avec qui il ne veut point partager un commerce aussi lucratif. Est-il mécontent du capitaine, et a-t-il résolu de le priver de toute espèce de raffraîchissemens, un tapou absolu interdira l’accès du navire à tous les hommes de sa tribu. Au moyen de cette arme mystique et redoutable, et en ménageant adroitement son emploi, un chef peut amener ses sujets à une obéissance passive.

Il est bien entendu que les chefs et les arikis ou prêtres savent toujours se concerter ensemble pour assurer aux tapous toute leur inviolabilité. D’ailleurs les chefs sont le plus souvent arikis eux-mêmes, ou du moins les arikis tiennent de très-près aux chefs par les liens du sang ou des alliances. Ils ont donc un intérêt tout naturel à se soutenir réciproquement.

Le plus souvent ce tapou n’est qu’accidentel et temporaire. Alors certaines paroles prononcées, certaines formalités en déterminent l’action, comme elles en suspendent le pouvoir et en terminent la durée. Nous n’avons que très-peu de données à l’égard de ces cérémonies ; il est sans doute réservé aux missionnaires de lever un jour les ténèbres qui enveloppent ce sujet.

Seulement il m’a semblé que, pour détruire l’effet restrictif du tapou, le principe de la cérémonie consistait dans l’action d’attirer et de concentrer sur un sujet déterminé, comme une pierre, une patate, un morceau de bois, toute la vertu mystique étendue d’abord sur les êtres taboués ; puis à cacher cet objet dans un lieu à l’abri de tout contact de la part des hommes.

Jusqu’ici, M. Nicholas seul nous a cité un exemple de ces rits mystiques, ceux dont il fut témoin quand Wiwia, après beaucoup d’instances, consentit à se dessaisir en sa faveur du peigne taboué qui avait servi à ce chef pour se couper les cheveux. Mais il faudrait plusieurs exemples de cette nature, surtout il faudrait des explications motivées de ces différens rits, pour se faire une idée exacte des opinions religieuses de ce peuple.

Certains objets sont essentiellement tapous ou sacrés par eux-mêmes, comme les dépouilles des morts, surtout de ceux qui ont occupé un rang distingué. Dans l’homme, la tête l’est au plus haut degré, et par conséquent les cheveux qui lui appartiennent. C’est une grande affaire pour ces insulaires que de se couper les cheveux ; quand cette opération est terminée, on veille avec un soin extrême à ce que les cheveux coupés ne soient pas abandonnés dans un lieu où l’on pourrait marcher dessus. L’individu tondu reste taboué durant quelques jours, et ne peut toucher à ses alimens avec ses mains. M. Savage, qui ignorait la véritable cause de cette restriction, l’attribuait à un motif de propreté. Il en est de même de la personne qui vient d’être tatouée, car l’opération du moko ou tatouage entraîne également un tapou de trois jours.

C’est pour la même raison que ces sauvages ne peuvent souffrir aucune sorte de provisions dans leurs cabanes, surtout de celles qui viennent d’êtres animés, comme viande, poisson, coquillages, etc. ; car si leur tête venait à se trouver, même en passant, sous un de ces objets, ils s’imaginent qu’un pareil malheur pourrait avoir des suites funestes pour eux. M. Savage le premier remarqua que ces insulaires ne s’asseyaient qu’avec beaucoup de répugnance sous des filets chargés de pommes de terre. Les premiers Européens qui les visitèrent mirent à profit cette superstition pour se débarrasser de l’importunité de leurs hôtes : pour cela, ils n’eurent qu’à suspendre au plafond de leurs cabanes un morceau de viande. De ce moment les naturels n’eurent garde d’en approcher. Ce préjugé est tellement enraciné chez eux, que certains chefs faisaient quelquefois difficulté de descendre dans les chambres des navires, parce qu’ils redoutaient qu’on ne vînt en ce moment à passer par-dessus leur tête en se promenant sur le pont.

Jamais il ne leur arrive de prendre leurs repas dans l’intérieur de leurs maisons, et ils ne peuvent souffrir que les Européens prennent cette liberté chez eux. Si ceux-ci ont besoin de se rafraîchir, ils sont obligés de sortir de la cabane pour avaler un verre d’eau ou de tout autre liquide.

C’est un crime que d’allumer du feu dans un endroit où des provisions se trouvent déposées.

Un chef ne peut pas se chauffer au même feu qu’un homme d’un rang inférieur ; il ne peut pas même allumer son feu à celui d’un autre, tout cela sous peine d’encourir le courroux de l’Atoua.

Les malades atteints d’une maladie jugée mortelle, les femmes près d’accoucher, sont mis sous l’empire du tapou. Dès-lors ces personnes sont reléguées sous de simples hangars en plein air, et isolées de toute communication avec leurs parens et leurs amis. Certains alimens leur sont rigoureusement interdits ; quelquefois ils sont condamnés pour plusieurs jours de suite à une diète absolue, persuadés que la moindre infraction à ces règles causerait à l’instant même leur mort. Riches, les malades sont assistés par un certain nombre d’esclaves qui, de ce moment, partagent toutes les conséquences de leur position ; pauvres, ils sont réduits à la situation la plus déplorable, et contraints de ramasser avec leur bouche les vivres qu’on leur porte. L’accès des cases ou des malades taboués est aussi rigoureusement interdit aux étrangers qu’aux habitans du pays.

C’est ainsi que M. Nicholas nous dépeint l’état où se trouva Doua-Tara du moment où sa maladie fut déclarée mortelle. L’Atoua s’était établi dans son estomac, et nul pouvoir humain n’eût pu l’en chasser. Doua-Tara était rigoureusement séquestré de toute communication avec les profanes, et M. Nicholas eût été massacré sur-le-champ s’il eût voulu violer le tapou. Par une exception spéciale, M. Marsden ne put jouir de ce privilége qu’en son double titre d’ariki et de tohounga (prophète) ; encore cela n’eût peut-être pas suffi, s’il n’eût menacé les naturels de canonner Rangui-Hou, dans le cas où ils eussent persisté dans leurs refus.

L’Atoua, disaient-ils, était occupé à dévorer les entrailles de Doua-Tara, et ce chef périrait (mate moe) dès qu’elles seraient toutes dévorées. Pour mieux le soustraire à tout rapport avec les étrangers, ses amis voulaient d’avance le transporter sur l’île isolée où il devait être inhumé ; mais Doua-Tara les en empêcha au moyen d’un pistolet dont il était armé, et dont il les menaçait quand ils voulaient s’approcher de lui. Quelque temps avant sa mort, ses femmes et ses parens veillaient autour de lui, et attendaient en silence le moment où il allait expirer. Le prêtre ne le quittait point non plus ; il veillait à l’accomplissement de toutes les cérémonies requises en pareille circonstance, et ne permettait pas que rien ne se fît sans son entremise. Ils croyaient en général que la mort de Doua-Tara avait été causée par les prières de Ware, qui s’était ainsi vengé de ce chef pour les coups de fouet qu’il en avait reçus.

Tous les ustensiles qui ont servi à une personne durant sa maladie sont taboués, et ne peuvent plus servir à nul autre au monde : ils sont brisés ou déposés près du corps du défunt. À la mort de Doua-Tara, les missionnaires furent obligés de renoncer aux vases dans lesquels ils lui avaient apporté des vivres ou des potions.

Tout homme qui travaille à construire une pirogue, une maison, est soumis au tapou ; mais en ce cas, l’interdiction se réduit à lui défendre de se servir de ses propres mains pour manger ; il n’est pas exclus de la société de ses concitoyens.

Les plantations de patates douces, ou koumaras, sont essentiellement tapous, et l’accès en est soigneusement interdit à qui que ce soit, durant une certaine période de leur crue. Des hommes sont préposés à leur garde, et en éloignent tous les étrangers. De grandes cérémonies accompagnent toujours la plantation et la récolte de ces précieuses racines.

Pour les planter, les chefs se revêtent de leurs plus beaux atours, et procèdent à cette importante opération avec toute la gravité possible. Un de ces chefs, voyant un jour le ciel sillonné de nuages blancs, disposés d’une façon particulière, fit observer à M. Kendall que l’Atoua plantait ses patates dans le ciel, et qu’en sa qualité d’Atoua sur la terre, il devait imiter l’Atoua du ciel en ces occasions.

Lorsque je visitai le village et les forêts de Kawa-Kawa, toutes les instances, tout le crédit du missionnaire qui m’accompagnait, ne purent obtenir des naturels la permission de nous laisser passer en vue de ces cultures sacrées.

On se condamne au tapou, au départ d’une personne chérie, pour attirer sur elle la protection de la Divinité. La mère de Shongui se taboua, lorsque ce chef partit pour l’Angleterre, et une femme était chargée de la faire manger. Alors le tapou représente assez bien ce que quelques dévots catholiques entendent par le mot vœu.

Quand une tribu entreprend la guerre, une prêtresse se taboue ; elle s’interdit toute nourriture durant deux jours : le troisième, elle accomplit certaines cérémonies, pour attirer la bénédiction divine sur les armes de la tribu.

Il est des saisons et des circonstances où tout le poisson qu’on pèche est tapou, surtout quand il s’agit de faire les provisions d’hiver. Là, on retrouve le but politique qui fit instituer les carêmes, et autres abstinences semblables, en Europe et ailleurs.

Un jour, M. Kendall ayant offert du porc à Waraki, qui était venu le visiter tandis qu’il dînait, ce chef en mit un morceau entre ses dents, fit une longue prière, et le jeta ensuite ; puis il dit qu’il allait manger comme à l’ordinaire.

C’est par le tapou que les Zélandais scellent un marché d’une manière inviolable : quand ils ont arrêté leur choix sur un objet qu’ils n’ont pas le moyen de payer sur-le-champ, ils y attachent un fil, en proférant le mot tapou ; on est certain qu’ils viendront le reprendre dès qu’ils pourront en livrer la valeur.

Le tapou joue ainsi le rôle le plus important dans l’existence du Nouveau-Zélandais. Il dirige, détermine ou modifie la plupart de ses actions. Par le tapou, la Divinité intervient toujours dans les moindres actes de sa vie publique et privée ; et l’on sent quelle influence une telle considération doit avoir sur l’imagination d’hommes pénétrés, dès leur plus tendre enfance, d’un préjugé aussi puissant. M. Nicholas me paraît être le premier voyageur qui ait bien saisi toute la valeur et toutes les conséquences du tapou chez les Nouveaux-Zélandais ; voici dans quels termes il s’explique touchant cette institution :

« Pour suivre la valeur du mot tabou dans ses acceptions nombreuses et variées, il faudrait détailler minutieusement toutes les circonstances de l’économie politique de ces peuples, tâche au-dessus de mes forces. Il règle non-seulement leurs institutions, mais encore leurs travaux journaliers, et il y a à peine un seul acte de leur vie auquel cet important dissyllabe ne se trouve mêlé. Bien que le tabou les assujétisse, comme on a pu voir, à une foule de restrictions absurdes et pénibles, il est néanmoins fort utile par le fait chez une nation si irrégulièrement constituée. En l’absence des lois, il offre la seule garantie capable de protéger les personnes et les propriétés, en leur donnant un caractère authentique que personne n’ose violer : sa puissante influence peut même arrêter les pillards les plus cruels et les plus avides. »

Les Nouveaux-Zélandais croient fermement aux enchantemens qu’ils nomment makoutou. C’est une source intarissable de craintes et d’inquiétudes pour ces malheureux insulaires, car c’est à cette cause qu’ils attribuent la plupart des maladies qu’ils éprouvent, des morts qui arrivent parmi eux. Certaines prières adressées à l’Atoua, certains mots prononcés d’une manière particulière, surtout certaines grimaces, certains gestes, sont les moyens par lesquels ces enchantemens s’opèrent. Nouvel argument pour attester que partout les hommes se ressemblent plus qu’on ne pense !

Toutes les fois que les missionnaires, pour démontrer aux naturels l’absurdité de leurs croyances touchant le tapou et le makoutou, leur ont offert d’en braver impunément les effets dans leurs propres personnes, les Zélandais ont répondu que les missionnaires, en leur qualité d’arikis, et protégés par un dieu très-puissant, pourraient bien défier la colère des dieux du pays, mais que ceux-ci tourneraient leur courroux contre les habitans, et les feraient périr sans pitié, si on leur faisait une semblable insulte.

Les songes, surtout ceux des prêtres, sont d’une haute importance pour les décisions de ces sauvages. On a vu des entreprises, concertées depuis long-temps, arrêtées tout à coup par l’effet d’un songe, et les guerriers reprendre le chemin de leurs foyers, au moment où ils se repaissaient de l’espoir d’exterminer leurs ennemis, et de se régaler de leurs corps. Résister aux inspirations d’un songe serait une offense directe à l’Atoua qui l’a envoyé. M. Dillon ne put se débarrasser des importunités d’un naturel, qui voulait s’embarquer sur son navire pour se rendre en Angleterre, qu’en assurant à cet homme qu’un songe lui avait annoncé qu’il périrait infailliblement, s’il entreprenait ce voyage.

Les Zélandais rendent de grands honneurs aux restes de leurs parens, surtout quand ils sont d’un rang distingué : d’abord, on garde le corps durant trois jours, par suite de l’opinion que l’âme n’abandonne définitivement sa dépouille mortelle que le troisième jour après le trépas. Ce troisième jour, le corps est revêtu de ses plus beaux habits, frotté d’huile, orné et paré comme de son vivant. Les parens et amis sont admis en sa présence, et témoignent leur douleur de la mort du défunt par des pleurs, des cris, des plaintes, et notamment, en se déchirant la figure et les épaules de manière à faire jaillir le sang. Plus encore que les hommes, les femmes sont assujéties à ces démonstrations cruelles de sensibilité ! Malheur à celles qui viennent à perdre consécutivement plusieurs proches parens : leur figure et leur gorge ne seront long-temps qu’une plaie sanglante, car ces démonstrations se renouvellent plusieurs fois pour chaque personne.

Au lieu de laisser le cadavre étendu tout de son long, comme en Europe, les membres sont ordinairement ployés contre le ventre, et ramassés en paquet. Le corps est ensuite porté et inhumé dans quelque endroit isolé, entouré de palissades et taboué. Des pieux, des croix ou des figures sculptées et rougies à l’ocre, annoncent la tombe d’un chef : celle d’un homme du commun n’est indiquée que par un tas de pierres. Ces tombes portent le nom de oudou pa, maison de gloire.

On dépose, sur la tombe du mort, des vivres pour nourrir son waidoua (esprit) ; car, bien qu’immatériel, il est encore, dans la croyance de ces peuples, susceptible de prendre des alimens. Un jeune homme, à l’extrémité, ne pouvait plus consommer le pain qu’un missionnaire lui offrait, mais il le réserva pour son esprit, qui reviendrait s’en nourrir, disait le moribond, après avoir quitté son corps, et avant de se mettre en route pour le cap Nord.

Un festin général de toute la tribu termine ordinairement la cérémonie ; on s’y régale de porc, de poisson et de patates, suivant les moyens du défunt. Les parens et les amis des tribus voisines y sont conviés.

Le corps ne reste en terre que le temps nécessaire pour que la corruption des chairs leur permette de se détacher facilement des os. Il n’y a pas d’époque fixe pour cette opération, car cet intervalle paraît varier depuis trois jusqu’à six mois, et même un an. Quoi qu’il en soit, au temps désigné, les personnes chargées de cette cérémonie se rendent à la tombe, en retirent les os, et les nettoient avec soin : un nouveau deuil a lieu sur ces dépouilles sacrées, certaines cérémonies religieuses sont accomplies ; enfin, les os sont portés, et solennellement déposés dans le sépulcre de la famille. Dans ces sépulcres, qui sont des caveaux ou des grottes formées par la nature, les ossemens sont communément étendus sur de petites plates-formes, élevées à deux ou trois pieds au-dessus du sol.

Il paraît qu’il y a des circonstances où les cadavres ne sont point inhumés, et où ils sont conservés dans des coffres hermétiquement fermés, ou déposés de suite sur des plates-formes, comme cela eut lieu pour le père de Wiwia, pour cet enfant que M. Cruise vit à Kawera-Popo, et sans doute aussi pour le corps de Koro-Koro. Probablement, cela ne se pratique que pour les corps qui ont été préparés après la mort, et dont on ne craint point la putréfaction, tandis que pour les autres, on attend que la chair puisse se détacher des os, par un séjour suffisant dans la tombe.

Non-seulement les restes des morts sont essentiellement taboués, mais en outre les objets et les personnes employées dans les cérémonies funéraires sont assujéties au tapou le plus rigoureux. Avant de rentrer dans le commerce habituel de leurs compatriotes, ces personnes ont à subir des purifications particulières, dont la nature et les détails nous sont encore inconnus.

La cérémonie de relever les os des morts joue le plus grand rôle chez ces sauvages. Les parens n’ont acquitté leurs devoirs envers leurs enfans, les enfans envers leurs parens, et les époux entre eux, qu’après avoir accompli cette indispensable opération. D’après l’idée que j’ai pu m’en former, l’enterrement ne serait qu’un état provisoire pour donner au corps le temps de se dépouiller de sa partie corruptible et impure ; pour le défunt, l’état de repos définitif n’aurait lieu que du moment où ses os seraient déposés dans le sépulcre de ses ancêtres. Ces naturels bravent les périls les plus grands, les fatigues les plus pénibles, pour rendre ces devoirs à une personne qui leur est chère, quelle que soit la distance où elle aura péri, pourvu seulement qu’ils aient l’espoir de réussir. Les parens ont toujours eu soin de réclamer les os de leurs enfans qui sont morts pendant leur séjour à Port-Jackson ; la possession de ces dépouilles chéries calme leurs regrets.

C’est faire un outrage sanglant à une famille, à une tribu, que de violer la tombe et de profaner les restes d’un de ses membres : le sang seul peut laver une pareille injure ; le chef Shongui exerça une vengeance terrible sur les habitans de Wangaroa, qui s’étaient permis de violer la tombe de son beau-père. M. Marsden, missionnaire à la Nouvelle-Zélande, raconte ainsi le fait.

« Je revis Shongui au retour de son expédition. Je lui en demandai des nouvelles. Voici le récit qu’il me fit : Quelque temps avant son voyage vers le cap Nord, on lui avait dit que les habitans d’un lieu peu éloigné de Wangaroa avaient enlevé les os du père de sa femme du tombeau sacré où ils étaient déposés, pour en faire des hameçons. Mais il ne voulut pas ajouter foi à ce rapport, sans avoir d’abord examiné lui-même le sépulcre. S’y étant transporté, il n’y trouva plus que quelques côtes et la partie supérieure du crâne qui avait été brisée. Les os des bras et des mains, ainsi que ceux des mâchoires, avaient été mis en pièces et transformés en hameçons. Désormais sûr du fait, il marcha vers le village où demeuraient ceux qui avaient commis le sacrilége ; s’étant approché d’eux en plein jour et à portée de fusil, il leur déclara qu’il venait pour les châtier d’avoir violé le sépulcre où les os de son beau-père avaient été déposés, et d’avoir transformé ces os en hameçons. Ils reconnurent leur tort et la justice de la conduite de Shongui : alors, sans entrer dans le village, celui-ci fit feu sur eux, et tua cinq hommes, sur quoi le parti attaqué le pria de cesser le feu, alléguant que la mort de ceux qui venaient de succomber était une expiation suffisante pour l’offense commise. Shongui répondit qu’il était satisfait, et l’affaire fut ainsi terminée du consentement des deux partis.

» Shongui m’interpella pour savoir si nous ne regardions pas comme un crime grave de profaner les sépulcres des morts, et de faire de pareils outrages à leurs restes, et si ce peuple qu’il venait de châtier n’avait pas mérité par ses crimes la peine qu’il venait de lui infliger. Tout en admettant qu’il était juste de punir de pareils outrages, je répondis que j’étais fâché qu’il eût péri du monde, et que je craignais que ce qu’avait fait Shongui n’excitât ses adversaires à venger la mort de leurs amis. Shongui répliqua qu’ils n’étaient pas capables de faire la guerre contre lui, et qu’en conséquence il était tranquille. »

Les cadavres des hommes du peuple sont enterrés sans cérémonie. Ceux des esclaves ne peuvent jouir de ce privilége ; ordinairement ils sont jetés à l’eau, ou abandonnés en plein air. Quand les esclaves ont été tués pour crimes vrais ou prétendus, leurs corps sont quelquefois dévorés par les hommes de la tribu.

Une des coutumes les plus extraordinaires de la Nouvelle-Zélande, c’est qu’à la mort d’un chef, ses voisins se réunissent pour venir piller ses propriétés, et chacun s’empare de ce qui lui tombe sous la main. Quand c’est le premier chef d’une tribu qui vient de mourir, la tribu tout entière s’attend à être saccagée par les tribus voisines. Aussi c’est pour elle un moment d’alarme et de désolation universelle ; à moins qu’elle ne soit puissante, et qu’elle ne compte un grand nombre de guerriers disposés à la défendre, la mort d’un chef entraîne souvent la ruine de sa peuplade. Peut-être les ennemis ou les voisins d’une tribu choisissent-ils de préférence cette occasion pour l’opprimer, parce qu’en ce moment, outre la perte de son chef, qui doit naturellement affecter son moral, un devoir religieux et sacré commande à ses enfans et à tous ses parens de se livrer à un deuil absolu, et les empêche par conséquent de veiller à leur propre défense.


Dumont d’Urville.
  1. On ne peut guère rendre le sens de ce mot en français que par celui d’interdiction religieuse.