Du Système pénal en France - La peine de mort, le bagne et la prison

Du Système pénal en France - La peine de mort, le bagne et la prison
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 1018-1051).
STATISTIQUE MORALE





DU SYSTÈME PÉNAL EN FRANCE


LA PEINE DE MORT, LE BAGNE ET LA PRISON.





On était en 1817, et l’émotion des luttes dans lesquelles avait succombé l’empire se calmait à peine. Des cours prévotales organisées par la chambre introuvable, des conseils de guerre dont les membres s’honoraient de n’avoir jamais tiré l’épée contre l’étranger, des jurys où les préfets faisaient siéger vingt-deux émigrés, montraient une fois de plus combien l’invasion de la politique dans la distribution de la justice est dangereuse pour les gouvernemens. C’est alors que parut à Paris un livre intitulé De la Justice criminelle en France, Outre un rare mérite intrinsèque, l’ouvrage avait la bonne fortune d’arriver dans un moment où il était nécessaire et pour ainsi dire attendu. La sensation qu’il produisit fut rapide et profonde ; chaque lecteur sembla recevoir une révélation des garanties qui devaient rendre la sécurité au présent et conjurer les maux de l’avenir : les persécuteurs rougirent de l’odieux de leur rôle, ils pâlirent de leur isolement, et, il faut le rappeler à l’honneur de la magistrature, ce fut dans ses rangs que les réformes réclamées trouvèrent l’appui le plus efficace.

Trente-huit ans se sont écoulés, et les impressions de cette époque sont maintenant bien effacées ; mais les honnêtes gens qui se dévouent à la propagation du bien se sentiraient assurément encouragés, si l’on récapitulait aujourd’hui devant eux les propositions qui, pendant cette période, sont passées du livre de M. Bérenger dans nos lois criminelles. Ce n’est point ici la place d’une énumération qui serait longue. Il suffit de remarquer que, depuis l’accomplissement de réformes dont personne ne peut revendiquer l’honneur exclusif, mais dont l’auteur a donné le signal, certains principes fondamentaux du droit criminel ne sont plus contestés ; ils ont pris possession de tous les esprits, des uns par l’autorité de la raison, des autres par la vulgarité de l’application, — et le retour de certaines indignités est devenu parmi nous à peu près impossible. La magistrature, s’élevant, autant que le comporte la faiblesse humaine, au-dessus des exigences des partis, les a forcés à reconnaître dans son indépendance une sûreté dont aucun d’entre eux ne peut se passer, que nul n’ébranlerait impunément, — et nos dernières révolutions, en répudiant les hontes judiciaires dont leurs devancières se montraient avides, ont constaté la solidité des résultats acquis.

Les succès de cette nature obligent ; ils entraînent des conséquences auxquelles ne savent point se soustraire ceux qui ont mérité de les obtenir, et lorsque M. Bérenger recherche aujourd’hui ce que sont et ce que devraient être les formes et les effets de la répression pénale, il obéit visiblement à la même impulsion que lorsqu’il définissait devant la génération qui s’éloigne les bases de l’administration de la justice criminelle.

Il y a quatre ans déjà, au mois d’août 1851, l’Académie des sciences morales et politiques, qui avait souvent écouté avec intérêt les communications de M. Bérenger sur le régime des prisons, l’invitait à comparer, dans les principaux lieux de répression de France et d’Angleterre, les résultats des systèmes de pénalité des deux pays, et à rechercher les moyens de conserver les bons effets de l’expiation après la libération des condamnés. Les faits et les observations recueillis dans le courant de cette mission ont formé le fond d’une série de lectures faites à l’Académie pendant les années 1852, 1853 et 1854[1]. Le public peut maintenant juger du haut intérêt qu’elles ont présenté, et il ne se plaindra pas que, pour embrasser complètement l’objet principal de ses investigations, M. Bérenger ait plusieurs fois été forcé d’en élargir le cadre. L’auteur a senti que les théories de l’expiation ne mériteraient pas d’être étudiées, si les peines n’étaient point appliquées avec justice, et il a tenu à montrer, par de savans rapprochemens entre le présent et le passé, quelles garanties protègent aujourd’hui les justiciables contre les erreurs ou les faiblesses du juge. Nous ne le suivrons point dans cette instructive et rassurante partie de son travail, et pour mieux concentrer l’attention sur le système pénal proprement dit, nous ne considérerons le coupable qu’au lendemain d’une condamnation, lorsque la mort, les travaux forcés ou l’emprisonnement lui sont infligés, et nous examinerons dans ces peines l’effet obtenu sur celui qui les subit, la réaction produite sur la société qui les décrète et les applique.


I.

En abordant l’exposé des faits et des opinions qui se rapportent à la peine de mort, M. Bérenger n’a point mis en question, comme on l’a fait quelquefois de nos jours, le droit qu’a la société de disposer de l’existence de ceux de ses membres qui attaquent la sienne ou celle de leurs égaux. Ce droit est celui de légitime défense que tout individu tient de la nature, c’est le droit d’exister, et il ne change point de caractère quand l’exercice en est collectif et régularisé par les lois. Tant que l’application en est nécessaire à la sûreté du corps social, elle est un devoir de l’autorité publique. M. Bérenger l’a plus d’une fois proclamé : il ne dissimule pas cependant l’ardeur de ses vœux pour l’abolition de la peine de mort ; il fait plus que la souhaiter, il espère qu’elle deviendra possible, avantageuse même, et n’avoue qu’avec un visible regret qu’elle serait aujourd’hui prématurée.

Si l’abolition de la peine de mort n’était qu’une question de temps et d’opportunité, le maintien de la loi serait bien près d’être une barbarie, et il serait misérable, quand elle serait condamnée au fond, de chercher à la conserver provisoirement. D’un autre côté, quand un homme qui réunit à une haute expérience le mérite d’avoir su résister aux entraînemens de son cœur en présence des besoins sociaux qui prescrivaient ce sacrifice, quand un tel homme va jusqu’à douter de l’efficacité de la peine capitale comme moyen de prévenir le crime, il ajoute aux craintes que la rigueur du châtiment et l’impossibilité d’en réparer l’erreur peuvent jeter dans les âmes du législateur, du juré, du juge ; il risque d’ébranler la fermeté de leur raison dans l’accomplissement des devoirs où elle devient le plus nécessaire. Ce sont là de sérieux motifs d’étudier les opinions de M. Bérenger, et de chercher des solutions nettes et définitives sur des questions dans lesquelles nous avouons ne pas croire l’état de transition admissible.

Selon le savant criminaliste, « la peine de mort a été complètement écartée de la législation de plusieurs peuples avec assez de succès pour qu’on soit fondé à supposer la possibilité d’y substituer en France des peines qui n’exposeraient pas la moralité de la nation au même dommage. Le spectacle de nos sacrifices expiatoires présente un danger que n’atténuent pas suffisamment les considérations d’ordre et de justice qui y donnent lieu. En général le sang appelle le sang, et la vue de celui qui est versé sur l’échafaud n’a pas la vertu d’arrêter le faible ou le pervers sur la pente du crime, puisqu’au dire des prêtres qui recueillent les paroles suprêmes des condamnés, la plupart de ceux-ci ont assisté à des exécutions motivées par des causes semblables. » À ce compte, la peine capitale serait inefficace, ou peu s’en faut ; mais M. Bérenger va plus loin : « Il est reconnu, ajoute-t-il, que dans les pays où la peine de mort a été soit abolie, soit très rarement infligée, les mœurs des peuples sont devenues plus douces et les crimes capitaux extrêmement rares, et ce qui est hors de contestation, c’est l’action qu’exerce sur un peuple la mansuétude de ses lois. »

Si tout cela est vrai, si la vue de l’échafaud pousse au crime plutôt qu’elle n’en détourne, sous quel prétexte laisser devant les yeux de la multitude un spectacle odieusement provocateur, et comment hésite-t-on un seul instant à réclamer l’abolition de la peine de mort ? — Par malheur, les faits allégués par M. Bérenger ne sont, ou nous nous abusons beaucoup, ni assez avérés, ni assez complets pour autoriser les conséquences qu’il en tire.

Que dans une situation où les opinions sur la peine de mort ne sauraient être impartiales, des assassins déclarent que le souvenir d’exécutions auxquelles ils ont assisté n’a point retenu leur bras, qu’importe ? Ce peut être une raison de douter que la publicité des supplices atteigne son but, mais il y a loin de là à croire que la perspective du châtiment attire personne : si cette perspective apparaît au moment de la perpétration du crime, elle est certainement écartée par l’espoir de s’y soustraire. Pour apprécier l’empire de l’exemple, ce n’est point la conscience des coupables qu’il faut interroger, mais celle des individus dont une intimidation salutaire a pu comprimer la perversité. Qui pourrait affirmer d’ailleurs que la législation sauve par là moins de victimes que n’en fait le spectacle d’une rigueur méritée, et qui oserait accepter la responsabilité du renversement du rapport entre leurs nombres respectifs ? On conçoit aisément que dans un pays bien ordonné, où la justice est équitablement rendue, la rareté des exécutions accompagne celle des crimes ; mais elle en est la conséquence et non la cause, et cette succession logique des faits veut être ici maintenue.

M. Bérenger appuie la théorie professée avant lui par la philanthropie inexpérimentée du XVIIIe siècle sur l’exemple célèbre qui fut donné dans le code léopoldin. La peine de mort fut abolie en Toscane le 30 novembre 1786 par le grand-duc Léopold Ier. On publia partout alors que l’adoucissement des mœurs produit dans cette heureuse contrée par la suppression de l’aspect des supplices en avait banni les crimes capitaux. On l’a depuis souvent répété, rarement vérifié, et ces assertions n’ont guère obtenu de crédit que loin des lieux auxquels elles s’appliquaient. Personne en Italie ne prête aux Florentins de notre siècle une innocence qu’ils n’ont certes pas trouvée dans l’héritage de leurs ancêtres, — et l’on affirme dans leur voisinage, Dieu veuille que ce soit calomnie ! que les emprisonnemens, par exemple, n’ont jamais été si multipliés dans leur pays que sous le régime d’indulgence dont le code de Léopold est l’expression. Des crimes moins latens autorisent cette méfiance. On a de tout temps, sauf pendant l’occupation française, dévalisé les gens et donné des coups de couteau en plein jour sur les quais de Livourne ; la confiance de l’impunité fait de ce port le rendez-vous de ce que les bords de la Méditerranée ont de plus immonde, bandits calabrais, échappés des bagnes de France, pirates grecs : nous ne parlons pas des indigènes. L’assassinat à prix d’argent n’est nulle part à si bon marché. Le fait tant cité qu’un jour, sous ce régime, les prisons d’un pays qui ferait quatre de nos départemens se sont trouvées absolument vides n’est-il qu’une comédie puérile ? Nous ne savons ; mais s’il prouve autre chose que l’incurie de la police et la mollesse de la magistrature, on doit conclure, de ce que la vénalité n’est jamais poursuivie en Toscane, que les douaniers y refusent l’argent des voyageurs, et tout le monde sait à quoi s’en tenir à cet égard.

Les manifestations auxquelles donna lieu à Florence, sous Napoléon, l’exécution publique d’un brigand ne témoignent pas davantage de l’action moralisatrice que peut exercer sur un peuple la mansuétude introduite dans ses lois. « Lorsqu’on apprit que l’échafaud allait se dresser, a-t-on dit au savant académicien, il y eut dans toutes les classes de la population un mouvement de répulsion si prononcé, que le corps municipal, spontanément réuni, s’en rendit l’organe auprès des autorités compétentes, demandant à mains jointes qu’à défaut d’une commutation de peine, l’appareil de mort fût du moins dressé hors la ville, dans un lieu écarté. Cette prière fut rejetée : nos idées françaises, la pensée qu’un exemple était nécessaire prévalurent ; mais la population protesta contre ce sang répandu en désertant les rues, en fermant les magasins, les fenêtres des maisons, en donnant tous les signes d’une grande douleur. Pendant cette journée, la ville entière fut plongée dans le deuil le plus profond. »

S’il est au monde un pays où l’éclat des démonstrations serve à masquer des sous-entendus, c’est l’Italie. Or quel était ici le sous-entendu ? Il est aisé de le deviner quand on a vu quels sentimens a laissés notre domination de l’autre côté des Alpes. Les Italiens, et c’est là leur premier titre au respect des autres peuples, conservent obstinément sous le joug étranger l’orgueil de leur nationalité. Une politique aussi fausse à notre égard qu’au leur prétendait imposer Paris pour capitale à l’Étrurie et substituer, par décret daté des Tuileries, la langue française à la pure langue toscane ; Pétrarque, Dante, le Tasse, l’Arioste étaient menacés d’être traités en étrangers dans le beau pays là dove ’l si suona. On voulait une protestation contre ce régime ; on voulait dire aux Gaulois : Gardez vos inventions et votre langage ; nous sommes vos aînés, si ce n’est vos maîtres, dans les lettres, les sciences, les arts, la civilisation. Nous sommes plus avancés que vous et n’avons que faire de vos lois et de vos exemples !… Seulement, comme les Gaulois étaient les plus forts, il fallait leur dire leur fait sans donner prétexte de se fâcher. C’est à quoi l’on sut merveilleusement réussir. L’occasion fut saisie, et la mise en scène arrangée avec ce tact et cette finesse qui n’appartiennent qu’aux Florentins. Ils auraient été bien faciles qu’on crût à l’affliction dont ils faisaient étalage ; leur but aurait alors été manqué. L’apologue fut sans doute compris par les Gaulois du temps, et il n’a pas changé de nature en vieillissant.

M. Bérenger est animé d’un trop sincère amour de la vérité pour dissimuler les côtés faibles des causes qu’il affectionne. Après avoir exposé dans quelles circonstances fut promulguée en 1786 l’abolition de la peine de mort en Toscane, il rappelle qu’elle y fut rétablie le 30 juin 1790 pour la punition des faits de révolte, et le 30 août 1795 pour celle de l’homicide prémédité et des actes tendant à détruire ou altérer la religion catholique et l’autorité du prince ; mais il n’a pas accordé à des faits si considérables autant d’attention qu’ils en méritent. Le maintien de la peine de mort dans des pays où les mœurs, les lois, la tradition, sont pour elle n’en prouve sans doute pas à lui seul la nécessité ; mais l’échafaud redressé sur la place où il a été solennellement abattu, le démenti donné à des doctrines proclamées avec apparat juste après le temps nécessaire pour en éprouver les effets, le retour vers le passé qu’on a condamné, la condamnation de ce qu’on glorifiait tout à l’heure, sont des argumens bien autrement graves, et peu de raisonnemens contre la peine de mort prévaudront sur la considération qu’il a fallu la rétablir après l’avoir abolie.

La réforme qui fit la gloire éphémère du code léopoldin a été à la veille d’être opérée chez nous en 1830, et elle n’y aurait probablement pas eu plus de solidité qu’en Toscane. Des propositions furent faites dans ce sens à la chambre des députés, et la question fut sérieusement agitée, — si ce n’est dans les conseils du roi, — du moins dans des conférences particulières dont personne n’est si bien en état de rendre compte que M. Bérenger. « Le roi Louis-Philippe avait en horreur la peine de mort ; il désirait ardemment la rayer de nos codes. Pendant plusieurs mois, il se refusa même à donner sa sanction aux condamnations capitales ; tourmenté de la pensée de cette abolition, il voulut avoir sur les moyens de l’opérer un entretien avec un homme qui eût consacré ses veilles à l’étude de la législation criminelle. Le roi raconta dans quelles circonstances s’était formée son opinion sur cette grave question. Envoyé en mission de l’armée de Sambre-et-Meuse à Paris (il n’avait pas encore dix-neuf ans), il y arriva peu de jours après les massacres de septembre. Son cœur se souleva d’indignation, et un soir il exprima sans ménagement dans un salon son sentiment sur de pareilles atrocités. Un homme l’écoutait sans émotion et l’invita à venir le lendemain matin au ministère de la justice : c’était Danton. « Jeune homme, lui dit-il en le revoyant, vous avez été bien imprudent hier ! » Puis Danton prétendit expliquer que des actes que déplore l’humanité devenaient permis quand ils étaient nécessaires, et termina l’apologie de ces journées de sang par ces mots : « Sachez bien qu’en politique, lorsqu’on a des ennemis, il faut les exterminer jusqu’au dernier, si on ne veut succomber soi-même. » Le jeune officier sortit de cette entrevue avec la résolution bien arrêtée que s’il avait jamais quelque influence sur les destinées de son pays, il l’emploierait à faire supprimer une peine qui offrait une arme si redoutable aux partis politiques. Monté sur le trône, il soutenait avec une énergique conviction sa pensée de réforme. Il lui fut répondu qu’il serait imprudent de précipiter une mesure à laquelle les esprits n’étaient pas préparées ; que si l’on se hâtait trop, il ne se commettrait pas un grand crime que la raison du pays ne redemandât à grands cris le rétablissement de cette justice du glaive qu’elle considérerait plus que jamais comme une garantie indispensable de la sécurité publique. Tout se termina par une transaction : il fut convenu que le nombre des cas où la peine capitale était infligée serait réduit, que dans ceux où elle serait maintenue, le jury pourrait l’écarter par la déclaration de circonstances atténuantes ; qu’enfin dans l’établissement d’un système pénitentiaire qui aurait pour objet la moralisation des condamnés, on chercherait à varier l’emprisonnement de manière à ce que le plus haut degré de cette peine pût, lorsque l’heure en serait venue, remplacer avec avantage la peine de mort. » La loi du 28 avril 1832 a consacré ces dispositions, et l’on voit dans le langage du roi et de son savant interlocuteur qu’elles n’étaient à leurs yeux qu’un moyen de transition, qu’un acheminement vers la suppression définitive d’une peine sur laquelle tous deux au fond étaient d’accord.

Aucun de ceux qui ont eu l’honneur d’approcher le roi Louis-Philippe ne parlera jamais de lui qu’avec une respectueuse déférence ; mais ce n’est point offenser sa mémoire que d’aborder l’examen de ses opinions avec la liberté d’esprit qu’il se plaisait à encourager quand il y voyait un moyen d’arriver à la vérité. Son langage sur la peine de mort porte l’empreinte des vertus qui l’ont fait aimer et des défauts qui l’ont perdu : l’homme y domine trop)e prince. Existe-t-il d’ailleurs l’ombre d’un rapport entre le sang innocent versé par les septembriseurs et celui des criminels que la justice et les lois du pays envoient à l’échafaud ? L’horreur qu’inspirent les bouchers de l’Abbaye est-elle un motif de désarmer des juges intègres qui nous défendent et nous protègent ? Danton du moins était conséquent avec lui-même. Ardent et convaincu, il prenait la révolution pour ce qu’elle était, un duel à mort entre deux régimes dont l’un ou l’autre devait périr ; le seul droit qu’il invoquât était celui de la guerre, et il jouait sa tête contre celle de ses ennemis. Son langage était à coup sûr déplacé dans le cabinet de d’Aguesseau ; mais ce n’est pas non plus avec l’indignation née à l’aspect des fureurs populaires qu’il faut préparer des lois sur des sujets qui ne les touchent en rien.

Que fût-il arrivé si le gouvernement et les chambres eussent cédé à l’entraînement des souvenirs personnels du roi ? Les attentats dont il a lui-même été l’objet ne disent que trop si la mansuétude désarme jamais des assassins. Jamais prince ne fut plus débonnaire envers ses ennemis que le roi Louis-Philippe : sa clémence n’en a jamais touché un seul, et les événemens de son règne resteront comme une preuve fatale que la mollesse de la répression est le plus efficace de tous les encouragemens aux crimes publics et privés.

Étranges contradictions des paroles et des sentimens des hommes ! Un voyageur est attaqué sur une route ; il tue l’assaillant, et chacun applaudit. Le complice du bandit tombe sous le glaive de la justice, et celui même qui tout à l’heure applaudissait affecte de se voiler la face et de gémir sur une rigueur qui est la sauvegarde de la société. Pourquoi cette approbation ? pourquoi ce blâme ? Tâchons, pour écarter les incertitudes, de voir les choses simplement comme elles sont. La société chrétienne ne se venge pas ; elle punit pour réprimer et pour prévenir. Tout le principe du droit pénal est dans ce peu de mots, et la première conséquence qui en découle, c’est que les peines doivent se renfermer dans la mesure nécessaire pour empêcher le renouvellement des crimes ; rien de plus, mais rien de moins. En-deçà et au-delà de ces limites sont des cruautés gratuites contre les individus ou des faiblesses fatales à la société. Si la peine capitale pouvait, comme l’ont cru le roi Louis-Philippe et ses honorables interlocuteurs, être remplacée avec avantage pour le pays, il faudrait l’abolir à l’instant même ; mais si l’on n’épargnait ainsi les assassins que pour multiplier les victimes, comment appeler la mansuétude qui conduirait à ce résultat ?

Après les batailles de Staffarde et de Marsaille, le Piémont était infesté par les miquelets : le pillage, l’incendie, le meurtre, le viol, désolaient le pays ; ce n’étaient que sang et ruines, et la dévastation devenait de jour en jour plus insolente et plus cruelle. Le maréchal de Catinat, pour y mettre un terme, arma des conseils de guerre ambulans de pouvoirs discrétionnaires. Ces conseils rendaient au bord des routes, sur des preuves, il faut l’avouer, assez sommaires, des arrêts qui s’exécutaient à l’instant même aux branches de l’arbre voisin. À peine eut-on senti le poids de cette justice rapide, que le brigandage s’arrêta et rendit les armes ; la sécurité rentra dans les campagnes ; les bons et les faibles respirèrent. La rigueur du maréchal de Catinat fut-elle d’un barbare ? Les populations qu’elle sauva ne s’y méprirent pas, et sa mémoire est encore bénie sur les deux revers des Alpes. — Au début du consulat, l’ouest et le midi de la France ont été purgés par des moyens analogues des bandes de chouans et de chauffeurs qui les désolaient, et le nombre des brigands sacrifiés n’a rien été auprès de celui des victimes soustraites à leurs coups. Il ne faut que se reporter aux circonstances où se sont accomplis ces événemens et cent autres du même genre pour se convaincre que l’application de la peine capitale est quelquefois le seul moyen d’arrêter un pays sur la pente de la barbarie, de sauver la faiblesse et la famille immolées.

Si nous voulons supprimer la peine de mort, supprimons d’abord la guerre et ceux qui la font. Pour conserver en rase campagne la discipline parmi des masses d’hommes armés, pour comprimer dans leur sein les plus cruels abus de la force, pour retenir sous le feu de l’ennemi le lâche qui voudrait s’enfuir, pour assurer l’exécution d’ordres dont dépend souvent le salut de tous, pour préserver l’armée d’anéantissement et conjurer des maux extrêmes, l’imminence d’un châtiment extrême est seule assez puissante. La navigation n’est pas plus possible que la guerre sans cette condition. Le jour où l’on ne pendra plus les pirates aux vergues de leur navire, la mer n’aura plus d’autres maîtres qu’eux, et le commerce ne la sillonnera que sous leur bon plaisir. Or on ne saurait comprendre à quel titre la peine capitale serait maintenue dans les lois militaires et dans les lois maritimes après avoir été rayée des lois civiles, ni comment des crimes également horribles seraient l’objet ici de la rigueur, là de l’indulgence du législateur.

Et qu’on ne dise pas qu’en élargissant pour tous la carrière de la violence, les grands désordres sociaux, les rassemblemens armés pour la guerre, les croisières sur les solitudes de l’Océan constituent des situations exceptionnelles, exclusives des adoucissemens à introduire dans la punition des crimes privés. Ces situations, par cela seul qu’elles sont toujours tendues et souvent générales, entraînent des multitudes d’hommes capables de revenir au bien, tandis que la société la mieux réglée cache toujours dans ses replis des natures basses et féroces pour lesquelles il n’existe de frein que dans l’intimidation. Les criminels de profession lisent le Code pénal plus que les jurisconsultes, et ceux-là seuls qui les voient de près savent combien souvent la perspective de l’échafaud les empêche de franchir la distance du vol à l’assassinat. Lorsqu’à Paris ceux de ces êtres qui montent des cours de la Conciergerie sur les bancs de la cour d’assises en redescendent avec une condamnation aux travaux forcés, obtenue sur une déclaration de circonstances atténuantes, cela s’appelle un procès gagné ; leurs pareils les complimentent, les criminels subalternes se groupent, s’enhardissent autour d’eux, et l’espoir d’une impunité pareille enfante mille sinistres projets. On se flatterait en vain que les progrès de l’instruction ou de l’aisance générale tariront un jour la source des crimes capitaux ; la misère pousse souvent au délit, rarement au crime, et la perversité n’est cantonnée ni dans l’ignorance, ni dans les privations. Partout et toujours il est né des monstres dans les régions de la société où le besoin est le plus inconnu, l’éducation la plus soignée, aussi bien que dans les plus humbles. — Hélas ! rappelons-nous la dernière année de notre pairie constitutionnelle, et si, la main sur la conscience, nous croyons que le raffermissement des mœurs, la sûreté des familles, le salut de l’état ne peuvent jamais exiger de grands exemples, dépouillons la loi d’un glaive aussi odieux qu’inutile, et ne nous arrêtons point à de mesquines questions d’opportunité ; mais si ce glaive est la sûreté des faibles et l’effroi des méchans, nous ne le briserions que pour encourager l’homicide et multiplier les victimes.

C’est donc une humanité bien peu digne d’être imitée que celle qui, en Toscane, sacrifie les brebis par excès de ménagemens pour les loups. Sachons résister à de pareils entraînemens, et concluons que la peine capitale doit être maintenue dans nos codes, non pas à titre transitoire, non pas timidement et comme une tache qu’il serait honorable d’en effacer, mais comme une nécessité impérieuse, comme la seule digue capable de contenir des passions sanguinaires, et par la grande raison qu’elle prévient infiniment plus de crimes qu’elle n’en punit.

Maintenant le but moral de la peine serait-il manqué sans la publicité des exécutions ? L’appareil dont la loi les environne produit-il sur l’assistance et sur le condamné des impressions salutaires ? Ce sont là des questions d’un autre ordre, et peut-être, quand elles se sont posées, n’ont-elles pas été assez attentivement étudiées. Le législateur et la multitude qu’il appelle aux exécutions ne se sont pas mieux compris cette fois que dans mainte autre circonstance : le législateur a voulu qu’elle y reçût des exemples ; la multitude n’y cherche, n’y rencontre que des émotions ; elle s’y précipite sous les excitations de la curiosité barbare qui la poussait à Rome aux combats de gladiateurs ; elle veut voir comment on tue, et murmurerait si le spectacle sur lequel elle compte venait à manquer. C’est au travers d’une foule ainsi disposée que s’avance le condamné, et il lit dans les milliers de regards qui pénètrent les siens qu’on n’a d’attention que pour la contenance qu’il va faire. Soit dégoût de la vie, soit bravade, soit courage réel, beaucoup de criminels montent sur l’échafaud comme sur un théâtre. Morituri le sulutant, semblent-ils dire à l’assistance avide qu’ils dominent par leur sang-froid. Se voyant observés, ils tentent à ce moment suprême d’exciter un sentiment d’étonnement, d’admiration peut-être : ils y réussissent souvent, tant les hommes s’inclinent volontiers devant qui dédaigne les objets de la terreur commune. Si la multitude remporte plus d’impression de l’attitude et du coup qui l’ont émue que de terreur du châtiment infligé, si la scène sanglante que vient d’éclairer le soleil a jeté en quelques âmes fortes dans leur perversité le germe d’une sauvage émulation, l’effet produit par l’appareil du supplice a été diamétralement contraire à celui qu’avait en vue le législateur.

Ces considérations ont déterminé plusieurs états d’Allemagne à supprimer la publicité des exécutions. Elles s’y font aujourd’hui dans les cours intérieures des prisons, en présence d’un petit nombre de témoins désignés par leurs fonctions ou par l’autorité[2]. Recueillant, il y a quelques mois, pour un des membres les plus éminens de notre magistrature des renseignemens sur les résultats de cette réforme, j’ai eu recours aux dépositaires les plus intimes des sentimens des condamnés, aux ecclésiastiques dévoués qui les assistent à leurs derniers momens. Le silence et l’isolement en présence de l’instrument du supplice ont une solennité qui vaut celle de l’affluence de la foule sur la place publique et du spectacle dont un mourant est chez nous l’acteur principal. Conduit par son crime an seuil de l’autre vie, le condamné n’est distrait par aucun appareil étranger de ses regrets, de ses craintes, de ses espérances, et il aborde l’expiation dans un état de recueillement qui appelle la bénédiction du prêtre. Le sens moral du public perd peu de chose dans la part que lui donnent nos lois à ce drame lugubre, et si dans les pays protestans l’expiation passe à peu près inaperçue de la population, il peut en être autrement dans les pays catholiques. C’est ainsi que dans plusieurs provinces d’Espagne, à l’heure d’une exécution, toutes les cloches de la ville sonnent à l’unisson l’agonie du condamné ; les églises se remplissent, et dans toutes on célèbre en même temps pour lui l’office des morts. Cette association de l’appel à la miséricorde divine et de l’application des rigueurs de la justice humaine, cette intercession d’autant plus empressée que le besoin en est plus grand et l’objet plus misérable, ces prières dont l’écho vient mêler aux dernières angoisses d’un criminel un sentiment de gratitude et d’espoir, cette fraternité proclamée à l’aspect d’une mort infamante, sont bien plus propres que le spectacle du sang versé à graver profondément dans les âmes de salutaires impressions.

Si ce qui précède est vrai, l’abolition de la publicité des exécutions est la réforme la plus désirable qui soit à faire aujourd’hui dans le Code pénal. Il suffirait pour l’opérer de la suppression d’un seul article[3], et sans doute les différentes communions chrétiennes détermineraient, dans leur liberté légale, quel concours il conviendrait à chacune d’entre elles d’apporter à l’efficacité des exemples donnés par les arrêts de la justice.


II.

Les travaux forcés viennent, dans l’échelle des peines, après la mort. Jusqu’en 1852, les condamnés aux travaux forcés étaient dirigés sur les arsenaux de la marine, dont les ateliers avaient naguère remplacé dans ce service les galères du roi. Les galères étaient les bateaux à vapeur d’un temps qui ne savait pas vaincre les unes par les autres les forces inanimées de la nature : elles marchaient aussi contre les vents et les courans, mais elles n’avaient de moteurs que la force musculaire de l’homme. Leur long tillac était partagé d’un bout à l’autre par une coursie, des deux côtés de laquelle étaient rangés les bancs des rameurs. Chaque rame était manœuvrée par cinq hommes, dont quatre, la taille enfermée dans une ceinture de fer, étaient rivés par une chaîne à leur banc : ils y prenaient leurs repas, leur sommeil, y supportaient les intempéries, y traînaient en un mot toute leur existence, et, dans la marche, les argousins qui les surveillaient du haut de la coursie gourmandaient à coups de nerf de bœuf leur lassitude ou leur paresse. Si la galère coulait par accident de mer ou de combat, la chiourme vissée à ses flancs descendait dans l’abîme avec elle, sans que personne pût la secourir ou daignât la plaindre ; si periissent, vile damnum.

Cet état de choses dura jusqu’au milieu du règne de Louis XIV : les perfectionnemens des constructions navales et de l’artillerie ayant alors donné aux vaisseaux ronds une supériorité marquée sur les galères, celles-ci furent délaissées[4]. L’administration de la marine garda les chiourmes en en changeant la destination : elle en avait besoin pour les immenses travaux de terrasse, d’épuisement et de construction que comportait la fondation des nouveaux arsenaux de Toulon, de Brest, de Rochefort, dont elle avait à creuser les bassins, à niveler et presque à créer le sol. Aux labeurs du premier établissement succédèrent ceux de la création et de l’entretien de flottes immenses. Le sciage des bois, de lourds fardeaux à mouvoir, des manœuvres de force sans cesse renaissantes appesantissaient le châtiment sur les condamnés, et le justifiaient par les économies procurées à l’état. Ces mesures eurent longtemps des avantages incontestables. Néanmoins les progrès de la mécanique allégeaient graduellement le labeur de la chiourme, et diminuaient dans un rapport équivalent l’avantage économique de ses services. Un jour est enfin venu où l’application de la machine à vapeur au travail des arsenaux et l’introduction des chemins de fer dans l’intérieur des chantiers ont établi des moyens d’action et de transport infiniment plus réguliers, plus rapides et moins dispendieux que l’emploi des forçats. Une force d’inertie constante, favorisée par l’insuffisance des tâches à répartir, par la répugnance de beaucoup d’ingénieurs et de conducteurs de travaux à l’emploi de cette classe d’hommes et par l’indifférence de surveillans ménagers de leur peine, a changé l’ancienne loi du travail des chiourmes. Chacun peut d’un coup d’œil, en comparant sur deux embarcations diversement armées le coup d’aviron du forçat et celui du matelot, se faire une idée exacte du peu d’effort que fait le premier, et il a été constaté, par des expériences souvent répétées, que le produit du travail journalier des chiourmes n’atteint pas toujours le tiers et excède rarement les deux cinquièmes de celui d’ateliers d’ouvriers libres de même force. Dans cette limite même, les arsenaux n’ont pas toujours des travaux utiles à donner aux condamnés, et il a souvent fallu, pour les occuper, imaginer des superfluités ingénieuses, telles qu’on en voit servir d’ornement à la rade de Toulon. Une fois condamnés comme établissemens économiques, les bagnes sont devenus difficiles à maintenir comme établissemens pénitentiaires.

Du moment où le produit effectif de l’emploi des chiourmes est au-dessous de la moitié de celui des ouvriers libres, il est évident que, quoi qu’en dise la loi, les travaux ne sont rien moins que forcés. Quand le condamné a pris son parti sur son infamie (et le nombre de ceux qui en ressentent longtemps l’humiliation est presque imperceptible), le séjour du bagne, — avec la modération et la variété de ses travaux en commun, le vaste espace dans lequel se meut la chiourme, le grand air qu’elle respire, le spectacle majestueux et animé des appareils et des mouvemens d’un port militaire, — est incomparablement moins répressif que celui des cours étroites et des sombres voûtes d’une maison ordinaire de détention. La comparaison entre les deux peines se résume en deux circonstances caractéristiques : c’est que la mortalité relative est beaucoup moins considérable dans les bagnes que dans les prisons, et qu’on voit dans celles-ci des condamnés avisés commettre des fautes calculées pour obtenir, sous les apparences d’une aggravation légale, un allégement réel de leur peine. M. Bérenger tire de ces faits une conclusion qu’il appuie sur des détails pleins d’observations profondes et judicieuses : c’est que la peine des travaux forcés n’est véritablement pas afflictive. Si l’on tient compte, en dehors de ces considérations, de la profonde immoralité de l’immixtion des forçats et des ouvriers libres dans les mêmes chantiers, des enseignemens qui se donnent, des complicités qui s’organisent dans ce contact impur, des dangers que court entre pareilles mains un matériel d’une inappréciable valeur, on concevra que le gouvernement actuel se soit montré impatient de déduire les conséquences des études commencées en 1837 sur les bagnes, et d’opérer une réforme dont la nécessité n’était nulle part si bien sentie que dans le département de la marine[5].

L’espèce de criminels dont nous faisons des forçats est nombreuse en Angleterre, et il était d’autant plus naturel d’y chercher des exemples, que ce pays en a de plusieurs sortes à offrir. Nous ne savons pas encore si nous avons choisi dans le nombre ce qu’il y avait de plus profitable. L’administration anglaise n’a pas confié tous les forçats à une branche de service qui ne saurait en employer utilement qu’une partie. Ainsi, dans les temps ordinaires, l’arsenal de Portsmouth n’occupe pas plus de 400 forçats, celui de Woolwich 250. Ces nombres étant proportionnels aux travaux de fatigue que réclament ces établissemens, les hommes n’y sont jamais livrés à la demi-oisiveté dont ils jouiraient en France : un labeur assidu, sévèrement surveillé, isolé surtout, répond d’eux ; la moindre communication avec un ouvrier libre est à l’instant punie d’une vigoureuse flagellation. Aussi le regard d’un condamné ne rencontre jamais celui d’un visiteur, et l’attitude des hôtes des bagnes britanniques est aussi humble que celle des nôtres est quelquefois insolente. Tout respire d’un côté la pénitence et l’expiation ; tout rappelle de l’autre le crime et le désordre. Ces contrastes sont la conséquence naturelle de la disproportion de l’effectif des chiourmes de France avec les besoins réels des arsenaux auxquels elles sont attachées. Avant 1852, cet effectif était ordinairement de 4,000 forçats à Toulon, de 3,000 à Brest, de 1,500 à Rochefort ; il eût suffi du dixième pour les travaux spéciaux qui devraient être mis à la charge des condamnés, et si de pareilles superfétations n’ont pas entraîné de plus fâcheux effets, l’administration de la marine est en droit de s’en glorifier hautement.

Les travaux de terrasse et de maçonnerie sont les seuls auxquels les condamnés soient employés avec avantage dans les bagnes. M. Bérenger a vu sur la côte méridionale d’Angleterre une très belle application de ce système. L’étroite et longue presqu’île de Portland est située au sud de Dorchester, à 120 kilomètres de Portsmouth, à 130 de Plymouth ; elle couvre au couchant une baie ouverte au sud-est, aujourd’hui dangereuse, mais dans laquelle deux digues puissantes, l’une de 1,860 mètres, l’autre de 480 de longueur, ménageront bientôt aux vaisseaux de guerre et aux bâtimens de commerce un excellent abri de 500 hectares. Les blocs dont se composent ces constructions gigantesques sont fournis par les bancs de roche élevés qui forment la partie avancée de la presqu’île : les condamnés les en arrachent, les transportent et les précipitent avec le secours de mécanismes ingénieux à la place où, en s’agrégeant, ils doivent à l’avenir arrêter les fureurs de la mer et des tempêtes. Des bâtimens comprenant des dortoirs cellulaires, des logemens de soldats et de gardiens, une église et tous les accessoires d’un grand atelier pénitentiaire, ont été dès 1848 construits par des condamnés sur le théâtre des travaux : 933 forçats y étaient employés en 1851 ; l’on s’était réservé les moyens d’en porter le nombre à 2,400, et l’on calculait que l’accomplissement de l’entreprise devait durer au plus vingt-cinq ans. En attendant les avantages maritimes promis au pays, une population de criminels se fortifie au physique et s’amende au moral par un rude et salubre labeur, et sans doute la contemplation du grand et patriotique ouvrage auquel l’associe l’expiation qui rachète son passé est pour quelque chose dans la résignation satisfaite qu’elle porte au milieu de ses travaux.

Cette organisation, dont la base est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la saturation de travail de l’atelier, n’a encore reçu parmi nous que d’étroites et timides applications. Ce n’est pas que la place manque pour en faire d’aussi larges et d’aussi fécondes qu’à Portland. Pour ne pas s’éloigner des bords de la mer, où la disposition des lieux et la possibilité fréquente de loger les condamnés sur des pontons en facilitent la garde, il ne faut que jeter les yeux sur nos côtes pour y reconnaître cent atterrages où l’emploi des bras des condamnés devrait créer des territoires pour l’agriculture ou des abris pour la navigation. Un seul embarras se présente à l’entrée de la carrière : c’est celui du choix à faire et de l’ordre de priorité à fixer parmi les entreprises qui sollicitent de tous côtés l’attention. La formation devant Boulogne et Ambleteuse d’un refuge d’une lieue carrée, —les conquêtes des grèves des Vays et de la baie du Mont-Saint-Michel, — les complémens de la rade trop étroite de Cherbourg, — la régularisation des embouchures de la Loire et de la Gironde, — l’établissement maritime du fond du golfe de Gascogne, — l’approfondissement des ports de Cette et de La Nouvelle par le jeu des eaux des étangs, — la création sur d’autres bases de la rade de Brescou, manquée par le cardinal de Richelieu, — le rétablissement du port antique de Fréjus, — la défense du golfe Juan contre les tempêtes et contre l’ennemi, — le dessèchement des marais de la Corse, — l’ouverture sous les murs de Bastia d’un abri commandant la mer de Sicile, — tous ces travaux, qui rivalisent d’importance et d’utilité, s’offrent à l’envi pour occuper jusqu’à la fin du siècle autant d’ateliers de condamnés qu’en pourra recruter la perversité.

Au lieu de prendre cette voie facile et profitable, l’administration, peut-être séduite par l’âpreté de la lutte contre des obstacles dont aucun gouvernement n’a su jusqu’à présent triompher, a préféré s’engager dans le système de colonisation pénitentiaire dont l’Angleterre continue avec lassitude une si pénible et si stérile expérience. Nous avons sur elle l’avantage de savoir à notre début à quels mécomptes sont exposées de semblables entreprises : M. Bérenger les a rappelés avec des détails précis, qui ne sont pas le moindre mérite de son livre, et, comme s’il avait craint d’affaiblir l’autorité dos faits en mêlant ses impressions personnelles à l’énergique concision du récit, il a laissé au lecteur le soin d’en tirer les conséquences par rapport à l’avenir de l’établissement que nous avons commencé en 1853 à Cayenne. Nous imiterons d’autant plus volontiers sa réserve, qu’il suffit à l’ordre de considérations que nous exposons ici de remarquer que nous cherchons un système de répression plus efficace que ne l’est la peine des travaux forcés subie dans les arsenaux de la marine, et que l’envoi des condamnés dans les colonies n’en intimide aucun. Lorsque le décret du 27 mars 1852 prescrivit la suppression des bagnes, la translation des ateliers de travaux forcés à la Guyane, et la substitution du séjour obligatoire dans la colonie à la mise en surveillance en France, il ne pouvait s’appliquer aux individus antérieurement jugés qu’autant qu’ils adhéreraient librement à cette modification de la peine qui leur était acquise. Les conditions du régime pénitentiaire colonial furent donc affichées dans les bagnes de Brest, de Rochefort, de Toulon. Dès les premières heures de l’ouverture des registres destinés à recevoir les adhésions des condamnés, trois mille d’entre eux se précipitèrent pour se faire inscrire, et la perspective du régime nouveau trouvait parmi les forçats eux-mêmes des appréciateurs dont il faut bien accepter la compétence. On sait, d’un autre côté, que rien n’est moins rare en Angleterre que des crimes commis dans le dessein formel d’obtenir des condamnations à la transportation dans les colonies. C’est ainsi que l’habitude de commuer les condamnations à la peine de mort pour délits militaires y ayant établi une sorte de droit, une étrange spéculation s’était glissée pendant la paix jusque dans les rangs de l’armée. En 1853, le gouverneur des Îles Ioniennes s’est vu contraint, pour en arrêter les progrès, de détromper, par l’exécution de plusieurs soldats, ceux qui, dégoûtés du service, prétendaient s’acheminer ainsi vers l’Australie. Un peu de temps est encore nécessaire pour décider si notre établissement de la Guyane démentira les craintes qui sont permises sur l’inefficacité de la transportation.

Investie de l’examen d’un projet de loi général sur le système pénitentiaire, une commission de la chambre des pairs, dans le sein de laquelle il est à croire que les études de M. Bérenger étaient prises en grande considération, proposait en 1847 le remplacement des bagnes par des maisons de travaux forcés sujettes au régime de l’isolement individuel. C’était un degré du régime cellulaire dès lors éprouvé dans plusieurs maisons de détention, et par le fait la peine des travaux forcés, telle qu’on l’a jusqu’ici comprise, n’aurait été à l’avenir pour les hommes que ce qu’elle est depuis longtemps pour les femmes[6], c’est-à-dire une variété de l’emprisonnement. Tout en faisant des vœux très sincères pour un succès des pénitenciers coloniaux qu’il espère peu, M. Bérenger est resté fidèle à sa confiance dans la solution proposée en 1847 ; seulement les nouvelles observations qu’il a recueillies en Angleterre lui ont fait concevoir des améliorations applicables à tous les condamnés à de longues détentions. Ceci nous conduit à examiner en eux-mêmes le régime et les conséquences de l’emprisonnement, qui deviendrait ainsi, après la peine capitale, la seconde et l’unique forme de répression des crimes ou délits contre les personnes et les propriétés.


III.

Toute prison est une école de perversité d’où l’on sort plus mauvais qu’on n’y est entré. La contagion des vices de l’âme est en effet, comme celle des maladies du corps, plus pénétrante et plus active dans les lieux renfermés qu’au grand air, et le contact entre les méchans n’est jamais si pernicieux que quand il est intime, exclusif, continu. Cette observation est de tous les temps, de tous les pays, et elle a contribué à exclure l’emprisonnement du système de pénalité de plus d’une société policée. En France même, la détention n’était avant la révolution qu’un moyen de s’assurer des accusés jusqu’au jugement ; comme peine, elle n’était appliquée qu’aux nobles de race : la marque, le pilori et surtout le fouet étaient, dans les cas analogues, les châtimens des roturiers. Les lois pénales eurent en 1791 leur révolution ; des châtimens corporels autres que la mort, le législateur de cette époque ne conserva que la marque, la restreignit aux coupables de crimes infamans, et, comme pour traiter tous les autres en gentilshommes, il fit de l’emprisonnement simple la peine la plus commune. Nous tendons visiblement aujourd’hui à remplacer par la détention la peine des travaux forcés.

Cette tendance, coïncidant avec la progression désespérante du nombre des délits, contribue à grossir d’année en année la partie de la population qui s’imprègne, dans l’atmosphère des prisons, de germes d’infection morale qu’elle rapporte dans la société. M. Bérenger a constaté, sur les Comptes-rendus de l’administration de la Justice criminelle, qu’à diviser le second quart de notre siècle en cinq périodes quinquennales, le nombre annuel des prévenus a été

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Pour la première, 1826 à 1830, de 178,021
la seconde, 1831 à 1835, 203,207
la troisième, 1836 à 1840, 191,778
la quatrième, 1841 à 1845, 195,524
la cinquième, 1846 à 1850, 221,414

Et pour donner d’ailleurs par un chiffre précis la mesure d’un mal qui ne cesse d’empirer, 301,275 individus sont entrés en 1852, à titre de prévenus ou de condamnés, dans les prisons ou dans les bagnes. Ces nombres montrent mieux qu’aucun discours avec quel redoublement de sollicitude nous avons à rechercher aujourd’hui les moyens d’atténuer, dans l’impuissance où nous sommes de les détruire, les effets pernicieux de l’emprisonnement.

Ces effets consistent principalement dans un professorat des théories du crime qui ne s’exerce nulle part avec autant d’insistance et de latitude qu’entre détenus et dans les liaisons qui se forment pour l’époque de la libération. Il semble que cette infection mutuelle qui rend les détenus au courant social plus dépravés qu’ils n’étaient auparavant aurait dès longtemps dû suggérer la pensée de les isoler complètement les uns des autres. Indépendamment des mécomptes que manifeste trop souvent l’expérience dans l’application des systèmes absolus, les idées simples sont rarement les premières qui se présentent à l’esprit, et la théorie de l’emprisonnement cellulaire, comme moyen de traitement moral des criminels, ne s’est produite que depuis peu d’années dans le monde. Avant d’y revenir, il convient d’examiner ce qu’ont été les autres régimes.

Le souvenir de l’état dans lequel étaient nos prisons au commencement de ce siècle est maintenant effacé, et l’oubli couvre déjà le point de départ d’améliorations devenues si communes, que personne ne les remarque plus. Le cœur se soulève à la pensée que les sexes n’étaient pas même alors exactement séparés partout, et que la réforme d’une pareille turpitude a eu besoin d’être ordonnée.

La réunion des condamnés à plus de deux ans d’emprisonnement dans des maisons centrales de détention, tandis que ceux dont la peine était moindre la subissaient dans les maisons d’arrêt des arrondissemens[7], a été la seconde application du principe de la séparation : elle a classé les prisonniers et les a soumis à des régimes différens suivant les degrés présumés de culpabilité. La différence n’a guère consisté qu’en ce que le travail, dont on était de fait dispensé dans les maisons d’arrêt, a toujours été obligatoire dans les maisons centrales, excepté sous le gouvernement républicain de 1848, qui avait imaginé d’ajouter l’oisiveté aux élémens de corruption qui fermentent dans les prisons[8]. Le classement des prisonniers d’après la durée de la détention n’a pas eu sur les condamnés toute l’efficacité morale qu’on s’en était promise. Peut-être aurait-il eu de meilleurs résultats si, au lieu d’être réunis par circonscriptions territoriales, les détenus l’avaient été suivant la nature de leurs fautes ou selon leurs professions. Les passions et les intérêts qui poussent au crime sont trop divers dans leurs sources et leurs tendances pour pouvoir être combattus avec avantage par un régime et des moyens uniformes. Sans établir dans la grande division des attentats contre les personnes et des attentats contre les propriétés des subdivisions d’une application difficile, on aurait pu grouper les condamnés sous des régimes adaptés à leurs instincts et à leurs destinations. Des malheureux qui, dans un accès de rage, de jalousie, de vengeance ou même d’ivresse, se sont portés à des violences criminelles contre leur prochain, sont punis de la même réclusion que des voleurs de profession, et ne sauraient pourtant leur être assimilés. Leur crime peut n’être qu’une tache isolée dans leur vie ; leur fureur peut s’être épuisée tout entière sur la personne qui en était l’objet ; ils sont souvent d’honnêtes gens en tout ce qui est étranger à la cause immédiate de leur châtiment. Le régime de correction qui convient à leur nature ne convient pas à celle des autres, et réciproquement. Or des régimes différens veulent être appliqués dans des lieux séparés. Les mêmes travaux ne devraient pas non plus être imposés aux condamnés qui, venus des campagnes, sont destinés à retourner à la charrue, et à ceux qui sortent des ateliers de l’industrie, ou qu’ont dès longtemps pervertis les débauches des grandes villes. Enfin la peine de la récidive devrait se distinguer de celle d’une première faute autrement que par la durée, qui n’affecte pas d’une manière sensible les condamnés.

Il est une autre séparation, bien plus essentielle que celles dont il vient d’être question, et qui pourtant ne s’est effectuée que beaucoup plus tard. Les enfans étaient encore confondus, il y a vingt-cinq ans, dans les prisons avec les plus infâmes scélérats, et la plume se refuse à retracer les attentats dont ces petits malheureux étaient les victimes[9]. Ce fut au commencement de 1831, après une visite que le préfet de police fit à la Force, que tous les enfans disséminés dans les prisons de Paris furent tirés de ce milieu infect et rassemblés dans la maison des jeunes détenus, que M. Moreau-Christophe, alors inspecteur des prisons du département, sut organiser en moins de quarante-huit heures. Pour justifier une détermination si prompte, on réunit à la préfecture les dossiers individuels des cinquante premiers condamnés que désigna l’ordre alphabétique parmi ceux qui, entrés dans les prisons avant l’âge de seize ans, étaient parvenus à celui de cinquante, et la récapitulation de leur existence officielle fit voir qu’à ce terme chacun avait en moyenne passé dix-sept ans et deux mois dans les bagnes ou les prisons : on pouvait juger par ce résultat de l’éducation qu’ils y avaient reçue, de l’usage qu’ils avaient fait des intervalles de liberté, et du tribut que leurs pareils prélevaient sur la société. La maison des jeunes détenus n’était à son origine qu’une ébauche informe ; mais elle contenait un germe à la culture duquel n’ont manqué ni les mains intelligentes ni les mains généreuses : elle est devenue la maison de la Roquette, et parmi les libérés de cet établissement, dont nul ne saurait mieux parler que M. Bérenger lui-même, le nombre des relaps est progressivement descendu de 75 à 7 pour cent par an. Des maisons créées, si ce n’est sur ce modèle, du moins dans la même pensée, sont aujourd’hui, sous des formes très diverses, disséminées dans les départemens : elles recueillent sur tous les points du territoire les jeunes condamnés et les prévenus auxquels s’applique l’article 66 du code pénal[10], et la population, à son grand avantage physique et moral, en est employée au travail de la terre, non à celui des manufactures, comme à Paris. Aucune application du principe de la séparation des détenus par catégories fondées sur les analogies des situations ne pouvait être plus féconde que celle qui, saisissant les coupables à leur début, à un âge qui tourne avec une facilité presque égale vers le mal ou vers le bien, substitue les enseignemens sévères du travail et de la religion à ceux de la licence, et l’espoir aux malédictions de l’avenir : elle a été féconde en effet. Quoique l’institution ne soit point encore assez ancienne pour avoir porté tous ses fruits, le nombre des condamnés qui s’amendent tend de plus en plus à dépasser le nombre de ceux qui succombent de nouveau, et témoigne ainsi qu’une victoire réelle est déjà remportée.

Les établissemens consacrés aux jeunes détenus doivent être l’objet d’une sollicitude d’autant plus active, que ce sont les seuls qui rendent à la société des coupables véritablement corrigés. Une expérience affligeante prouve jusqu’à présent que, si les enfans sont souvent ramenés au bien, les adultes, une fois descendus à un certain degré de perversité, ne s’abstiennent guère du mal que par crainte du châtiment. Une autre circonstance appelle une attention sérieuse sur les prisons destinées à la jeunesse : c’est le prodigieux accroissement de leur population, qui était dans la première des périodes, celle de 1826 à 1830, de 215 individus, et dans la dernière, 1846 à 1850, de 1,607. Au 31 décembre 1851, le chiffre de ces jeunes prisonniers s’élevait à 5,972, et les prévisions du budget de l’exercice courant sont fondées sur un effectif de 8,500. Si les rapports de ces nombres correspondaient exactement aux progrès de la corruption de la jeunesse, il y aurait à désespérer de l’avenir de notre pays ; mais la population n’était ni si vertueuse avant 1830, ni si perverse au commencement de 1855 qu’elle le paraît par ce rapprochement de chiffres. Celui qui se rapporte à la première période ne comprend pas le nombre considérable de jeunes détenus qui restaient alors disséminés dans les maisons d’adultes. On savait, d’un autre côté, quels exemples et quels outrages y attendaient l’enfance, et la sagesse des tribunaux se refusait à la plonger dans une atmosphère pestilentielle. La magistrature ne pouvait d’ailleurs pas appliquer l’article 66 du Code pénal quand l’administration n’avait pas de maisons spéciales pour recevoir les dépôts confiés à ses soins, et bien des acquittemens immérités étaient accordés à la crainte des dangers qu’entraînait après soi la répression. Peut-être sommes-nous aujourd’hui prêts à tomber dans un excès inverse. Thémis soulève de temps en temps son bandeau pour juger de la portée des coups de son glaive, et il serait peu séant de l’en blâmer. Les prisons de jeunes détenus sont faites pour être des hôpitaux moraux où les plaies curables de l’âme reçoivent des traitemens sévères, et plus elles approcheront de la perfection, moins les tribunaux hésiteront à les peupler. S’ils y voient des asiles ouverts contre la dépravation dont l’enfance se pénètre dans beaucoup de familles, ils prononceront, avec l’approbation de leurs consciences, des condamnations salutaires dans leurs effets, quoique faiblement motivées, et feront fléchir la rigueur du droit dans l’intérêt de l’humanité. Telle est, il n’est pas permis d’en douter, la cause prédominante de la progression du nombre des jeunes détenus, et la statistique judiciaire, aujourd’hui si perfectionnée, fera connaître plus tard si le pays est dédommagé, par une diminution sensible dans le chiffre des crimes ou délits, des charges que lui coûtent les nouveaux moyens de correction.

Pour les adultes, l’expérience du peu d’efficacité de l’emprisonnement en. commun est depuis longtemps décisive, et il est triste d’avoir à remarquer qu’elle l’est de plus en plus devenue à mesure que le régime intérieur des maisons de détention s’est amélioré. Ces améliorations ont créé parmi nous une population qui préfère par momens la détention à la liberté, trouvant que l’on pourvoit beaucoup mieux à ses besoins dans les prisons qu’elle ne le ferait elle-même au dehors. La détention n’intimide plus ceux qui l’ont subie, et la preuve en est dans la progression du nombre des récidives, bien plus rapide encore que celle des crimes et des délits. Dans la période de 1826 à 1850, les tribunaux ont prononcé des condamnations contre 193,016 relaps, ce qui revient en moyenne à 7,721 par an ; les nombres correspondans ont été en 1851 de 27,000, et en 1852 de 33,025. L’insuffisance de la répression par l’emprisonnement en commun a fait recourir à l’emprisonnement cellulaire.

Ce régime, suffisamment défini par son nom, isole le détenu de tout contact avec ses pareils ; il coupe court de la sorte à toutes les influences qu’il pourrait exercer ou subir et aux liaisons criminelles qui sont le prélude des complots ; il le livre sans partage à la tristesse de sa situation, aux admonitions de ses gardiens, au travail, au repentir ; il se prête enfin à une distribution de remontrances et de consolations appropriées aux caractères variés des prévenus ou des condamnés. On ne peut nier que ces conditions n’excluent la plupart des vices reprochés à l’emprisonnement en commun ; mais elles entraînent des difficultés d’application et des conséquences qui, pour être d’un autre ordre, n’en sont pas moins d’une extrême gravité. Aussi le régime cellulaire a-t-il eu des apologistes et des adversaires également ardens et, ce qui est plus rare, également éclairés. Il est en effet peu d’institutions dont il y ait à dire plus de bien et plus de mal ; il n’est point d’argumens spéculatifs pour ou contre qui n’aient été produits dans le débat. Une seule voix, celle de l’expérience, juge souverain des systèmes, n’a point encore dit son dernier mot ; mais elle a mis hors de la discussion un certain nombre de résultats dont il ressort avec évidence que l’isolement dans la détention n’est ni une panacée ni un poison, et que, comme la plupart des remèdes, il opère d’une manière tantôt heureuse, tantôt funeste, suivant les tempéramens, les circonstances et les maladies.

L’extrême inégalité des effets du régime cellulaire sur les individus auxquels il s’applique en est le premier défaut. La solitude de l’homme lettré qu’on enferme est bientôt animée par ses pensées, peuplée par ses livres ; elle lui devient légère, peut-être même finira-t-il par ne point s’y déplaire, et elle peut se prolonger sans danger pour sa santé ni pour son intelligence. L’être inculte ou seulement voué à la vie errante des grandes routes, aux travaux pénibles de la campagne et aux exercices violens qui deviennent une condition de l’existence, l’oisif agité des grandes villes lui-même, tombent bientôt sous ce régime dans le désespoir et finissent souvent par les vices les plus honteux et par l’idiotisme. Le détenu n’est, il est vrai, absolument séparé que de ses pareils, et son isolement n’a rien de l’horreur du secret ; il est en communication fréquente, si ce n’est continue, avec ses gardiens ; il voit sa famille, quand il en a une et quand elle vient à lui ; il reçoit des consolations de pieux visiteurs qui se multiplient par leur zèle, et celles-ci ont même été fort abondantes dans les premiers temps de ferveur des adeptes du nouveau régime. Toutefois ces moyens de combattre les suites délétères de l’isolement n’ont d’efficacité qu’autant que le rapport entre le nombre des visiteurs et celui des prisonniers n’est point trop faible. Si la sollicitude se lasse, si l’uniformité des situations amène la tiédeur et la banalité des exhortations chez les patrons, le dégoût, le vice, la nostalgie, ne tardent pas à reprendre possession des détenus, et leurs ravages s’exercent surtout parmi les adolescens. Ce n’est d’ailleurs point chose commune qu’une charité qui, résistant à la fatigue de communications journalières avec une classe essentiellement hypocrite et menteuse, s’obstine à semer dans un champ stérile, quand des terres fécondes s’offrent à ses soins de tous côtés. Si des villes populeuses ont fourni quelquefois à cette charité des organes assez nombreux pour desservir des établissemens très limités, il ne faut pas s’attendre à la rencontrer dans les lieux isolés où sont situées les maisons de détention les plus considérables. Les dangers du régime cellulaire sont ainsi privés de leurs correctifs dans les grandes agglomérations de condamnés, et l’application en est par là singulièrement limitée.

S’il est un moyen efficace de corriger, d’amender les condamnés et de les préparer à rentrer dans la société, c’est incontestablement le travail ; tout bon régime pénitentiaire doit tendre à le développer, et l’isolement restreint le travail d’une manière fâcheuse. Il exclut en effet toute opération qui exige de l’espace, du mouvement, ou le concours simultané de plusieurs individus, c’est-à-dire les deux tiers des opérations que pratique le plus ordinairement l’industrie : il réduit ainsi les hommes aux occupations des femmes, et n’admet pas dans ce cercle étroit l’émulation, dont l’action bien dirigée est, même dans les lieux de dépravation, un si puissant véhicule du bien. De toutes les exclusions que comporte le régime cellulaire, la plus regrettable est celle des travaux agricoles : ce sont ceux qu’il est le plus désirable de propager et ceux avec lesquels il est le plus inconciliable.

Ces faits semblent tracer les limites dans lesquelles le régime cellulaire produit des effets salutaires que personne n’aurait contestés, si ses apologistes trop zélés n’en avaient pas prématurément proclamé l’universalité. Ce serait tomber dans une erreur inverse, et non moins regrettable, que de le condamner d’une manière absolue, parce qu’il n’a pas produit tout le bien dont on s’était d’abord flatté. Notre pays est de ceux où l’on sait rarement se tenir à distance et de l’engouement et de l’abandon ; c’est dans cette région cependant que se trouve ordinairement le vrai, et pour prendre la route qui conduit au bien relatif qu’il est possible d’atteindre dans cet ordre de choses, il faudrait déterminer les circonstances où se produisent les avantages de l’isolement, sans laisser aux inconvéniens assez de temps ou de place pour se développer.

Les partisans du régime cellulaire avouent unanimement que peu de complexions humaines sont en état de supporter longtemps cette peine, et que l’application n’en peut être admise que pour des termes beaucoup plus courts que ceux de l’emprisonnement en commun. Ce fait montre dans quelle mesure le nouveau régime doit être appliqué. Nos maisons d’arrêt et de justice semblent faites pour recueillir les avantages incontestables du régime cellulaire sans mélange de ses dangers. Notre pays compte autant de maisons d’arrêt que de tribunaux de police correctionnelle, et autant de maisons de justice que de cours d’assises. Les premières reçoivent tous les prévenus de crimes ou de délits, tous les condamnés à une courte détention correctionnelle ; les secondes, tous les individus qu’un arrêt de mise en accusation place sous la juridiction des cours d’assises. Toute prévention, toute accusation aboutit à une condamnation ou à un acquittement. Tant que le prisonnier court cette double chance, c’est un bienfait pour lui, s’il est innocent, que d’être préservé du contact des criminels qui la courent avec lui ; c’en est un plus grand encore, s’il en est à son début dans la carrière du mal, d’être sevré de conseils et d’exemples qui l’y pousseraient plus avant. L’instruction des affaires criminelles a d’ailleurs des limites qui ne dépassent point celles où l’isolement est supportable, et elle occupe elle-même l’esprit du détenu. Il a dans les communications de ses défenseurs une distraction naturelle ; il est dans son pays, non loin des siens, et son sort est décidé avant que les angoisses de l’encellulement commencent pour lui. Il en est de même quand une courte condamnation le frappe, et le condamné en ce cas a l’avantage de rentrer dans le monde sans avoir contracté la souillure du voisinage où il s’est trouvé. Les prisons départementales peuvent contenir 25,000 détenus, et d’après les documens réunis par M. Bérenger, l’application de ce régime serait faite à environ 100,000 individus par an.

Les femmes peuvent être soumises plus longtemps que les hommes au régime cellulaire. Leurs habitudes sont sédentaires ; leurs travaux ne réclament ni grands espaces ni déploiement de force, et il en est peu qui ne puissent s’accomplir dans l’intérieur d’une cellule ; leur réunion dans les villes les mettrait à portée des ouvrages auxquels elles sont le plus propres. Elles sont plus sensibles aux secours de la religion que les hommes, et les consolations de l’humanité leur seraient mieux assurées. L’isolement peut aussi recevoir dans les prisons de femmes de plus nombreux adoucissemens que dans les autres : on n’y forme pas de complots redoutables pour la société, et les femmes ne sont guère coupables de complicité que dans les crimes commis par des hommes. Le travail en commun pourra donc être souvent donné parmi elles comme une récompense.

Telles sont les applications du régime cellulaire auxquelles l’expérience conseille jusqu’ici de se borner. M. Bérenger les étendrait beaucoup plus ; mais peut-être, nous osons lui soumettre cette observation, est-ce à son insu l’effet de l’influence de ses précédens. Il a mieux fait que d’être dans sa carrière parlementaire et dans ses écrits un des propagateurs les plus fervens de ce système pénitentiaire ; il en a éclairé la pratique dans la prison de la Roquette, et l’on a pu prendre l’amoindrissement du nombre des récidives parmi les libérés de cette maison comme la conséquence de l’excellence de son régime intérieur. Cet heureux résultat ne proviendrait-il pas surtout d’une autre œuvre à laquelle est attaché le nom de l’honorable académicien ? Nous voulons parler de la Société de patronage, qui recueille à leur sortie de prison les jeunes libérés, les dirige, les place, les aide de ses conseils, de son influence, et quand il le faut, de secours plus directs. Nous ne savons si, en faisant du bien des deux mains, M. Bérenger a toujours eu l’attention de tenir un compte rigoureux de la part de chacune ; ce n’en serait pas moins s’exposer à des mécomptes certains que de faire honneur à l’encellulement des résultats du patronage.

M. Bérenger a trouvé dans les exemples de l’Angleterre d’autres argumens en faveur de ses prédilections, et il tendrait à transporter chez nous un système mixte qui consisterait à diviser la détention de longue durée en deux périodes, soumises, l’une à l’isolement individuel, l’autre au travail en commun. La durée de la première est fixée à neuf mois, et l’autre embrasse le complément de la peine. On voit combien cette combinaison est éloignée du système cellulaire proprement dit, et combien les effets de la première période sont compromis pendant la seconde, à moins que neuf mois de cellule ne suffisent à faire d’un scélérat un honnête homme. Toutefois il y a dans les prisons de l’Angleterre deux principes d’amendement que ne leur ont point encore empruntés les nôtres : ce sont la lecture assidue de la Bible, puis les coups de nerfs de bœuf ou de verges suivant les âges, — et dans le concours intime des deux procédés il est très difficile de discerner lequel a la part prépondérante dans la moralisation des condamnés. « Ce qu’il y a de certain, dit M. Bérenger, c’est que, dans les divers établissemens que nous avons visités, on nous a assuré qu’il y avait peu d’exemples d’un détenu, soit enfant, soit adulte, qui, après avoir été soumis à ce châtiment (la fustigation), s’y exposât une seconde fois. » Cette observation sur les récidives est tout au moins bonne à noter.

Les exemples cités par M. Bérenger m’ont fait penser à un ami. Dieu veuille avoir son âme ! que j’avais il y a une douzaine d’années en Afrique. Il s’appelait Moustapha-ben-el-Kebabti. Muphti maléki d’Alger, il réunissait la double autorité du sacerdoce et de la magistrature ; il était en islam ce que serait en pays catholique un évêque qui présiderait une cour de justice : le midjelès et la mosquée le vénéraient également ; nul n’interprétait la loi avec autant de sagesse, ne l’appliquait avec plus d’équité. Des circonstances en apparence futiles avaient établi entre nous des rapports de confiance, et j’en profitai pour faire échange avec lui de renseignemens sur les lois et les mœurs de nos deux pays. Malheureusement Moustapha avait depuis longtemps passé l’âge où l’on accepte volontiers des idées nouvelles, et l’ardeur de sa foi musulmane fermait trop souvent son esprit à l’intelligence des plus belles institutions de la chrétienté. C’est ainsi qu’il n’avait jamais pu comprendre, lui magistrat, ce que c’était qu’un avocat : un personnage réputé savoir les affaires des autres mieux qu’eux-mêmes, faisant état de parler de ce qui ne le regarde pas, lui paraissait une excessive singularité. Un jour que je lui détaillais les services éminens rendus par cette noble profession à notre magistrature même, en élucidant des questions trop difficiles pour elle, il me répondit froidement que si dans mon pays la loi avait si grand besoin d’être expliquée, il fallait qu’elle fût bien mal faite, ou les juges bien mal choisis. Telle était parfois la bizarrerie de ses aperçus sur un état social si supérieur à celui dans lequel il avait vieilli.

Moustapha avait souhaité connaître notre législation pénale. J’avais donc abordé le régime de nos prisons, et je déroulais avec complaisance la série des améliorations introduites dans ce service par la philanthropie moderne. Quand j’eus achevé, il réfléchit quelques instans, et au moment où j’attendais l’expression de son admiration pour un système si bien conçu : « Ton témoignage, dit-il, m’affermit dans l’opinion où je suis depuis que j’observe ici tes compatriotes, que la France est un si riche pays qu’on ne sait qu’y faire de l’argent. Je vois que, sans parler de ses entreprises en Afrique, elle construit pour les nombreux coquins qu’elle possède d’immenses habitations, qu’elle les nourrit, les vêtit, les couche, les médicamente, leur fait apprendre des métiers, leur assure du travail, leur ménage un pécule, et sans doute il n’y a pas dans son sein d’honnêtes gens en détresse sur lesquels elle n’ait commencé par étendre la même sollicitude. Cela doit coûter des sommes incalculables. La régence d’Alger, que Dieu la protège ! a toujours été trop pauvre pour se permettre de semblables prodigalités. Nous avons été forcés de recourir, pour la répression du crime, à des procédés moins dispendieux… » Et du geste il désigna quatre robustes chaoux payés à moins de vingt sous par jour, et dont les bras musculeux annonçaient d’infatigables distributeurs de coups de bâton. — « Mais si nous n’avions pas été réduits à ce régime par l’impossibilité financière de pratiquer le vôtre, nous l’aurions adopté par réflexion. » — Je réprimai un mouvement de surprise. — « Le séjour de prisons aussi bien tenues que celles de France, continua Moustapha, doit être, pour bien des criminels, un avantage plutôt qu’un châtiment. Une pareille critique ne saurait certes s’adresser sans injustice à notre méthode de correction, et tout vieux que je suis, je ne me souviens pas d’en avoir une seule fois vu recevoir l’application avec indifférence. D’un autre côté, dans les cas si fréquens où le travail du condamné est l’unique ressource de sa famille, celle-ci est frappée par la séquestration de son chef autant et quelquefois plus que lui-même : un seul était coupable, et sa peine retombe sur plusieurs innocens ! Quand nos chaoux châtient un criminel, la peine est pour lui, pour lui seul ; il ne la partage avec qui que ce soit. Enfin le but des lois pénales n’est complètement atteint que lorsqu’elles corrigent le coupable, et tu n’as pas dit qu’on sortît des prisons de France meilleur qu’on n’y était entré. Je n’ai vu d’analogue à ces établissemens que nos anciens bagnes d’esclaves. Ceux qu’on y renfermait étaient des malheureux, et non des criminels ; la plupart étaient même honnêtes et braves en y arrivant. Eh bien ! au bout de quelques mois de bagne, tant l’air de la captivité est corrupteur ! ils devenaient menteurs, perfides, larrons, traîtres ; il n’en échappait presque point à cette peste morale. S’il en était ainsi d’infortunés dont tout le tort était d’être tombés sous le yatagan de nos corsaires, que peut-il sortir d’agrégations de scélérats de profession qui, dans un contact immonde, s’inoculent mutuellement les divers genres de pourriture dont chacun d’entre eux est infecté ? À en juger sur l’expérience des bagnes, les prisons d’Europe doivent être des foyers d’infection qui font payer chèrement à l’état l’imprudence qu’il a eue de les établir. Rien de semblable dans notre loi. Loin d’ajouter à la perversité des coupables, nos corrections énergiques et brèves ne manquent jamais de leur inspirer, entre mille salutaires réflexions, un ferme propos de ne s’y plus exposer. C’est là sans doute, après la crainte de Dieu, que nous ressentons à un autre degré que les nazaréens, une des principales causes de l’infériorité du nombre des crimes, et surtout des récidives, en islam comparativement à ce qu’il est dans ton pays. »

De tels argumens pouvaient paraître spécieux à la place où les développait Moustapha ; mais la justesse locale de ces raisonnemens barbaresques ne pouvait guère séduire un homme qui avait fait son droit. Me rejetant donc sur la différence des mœurs de l’Europe et de l’Afrique, j’appelai à la défense de nos lois et de mes opinions les lieux-communs que je me rappelais avoir été le plus applaudis dans les discours à effet que j’avais entendu prononcer sur le système pénal. Ce fut de l’érudition perdue. J’eus beau m’efforcer de rappeler Moustapha au sentiment de la dignité humaine : loin de rougir, il soutint obstinément que l’atteinte était dans le crime et non dans la punition, et que dix voleurs ramenés au respect du bien d’autrui par les verges de ses chaoux étaient plus recommandables qu’un scélérat qui, instruit en prison à faire trophée de ses vices et de ses crimes, en sortait avec un redoublement d’impudence et de perversité. Enfin il prétendit que les châtimens étaient institués uniquement pour garantir la sûreté de la société, que les meilleurs étaient ceux qui corrigeaient le mieux les coupables, prévenaient le plus de crimes ; qu’il était puéril de se décider par de petites considérations quand il en existait de grandes, et il termina en me portant le défi de prouver par des faits (ces barbares ne tiennent aucun compte des discours !) que les châtimens de notre loi valaient sous ce rapport ceux de la sienne.

Je sens trop le tort que peuvent faire à la mémoire de mon ami ses préjugés en faveur des châtimens corporels pour ne pas chercher à l’atténuer. J’oserai donc rappeler que des doctrines que nous repoussons aujourd’hui avec une sorte d’horreur ont été quelquefois acceptées par des hommes qui nous valaient. Pour avoir été formé à la discipline dès son enfance à coups de garcette, Jean Bart n’en a pas porté moins haut le pavillon de notre marine. Le grand Colbert, rendant à ses enfans le bienfait de l’éducation qu’il avait reçue de son père, n’épargnait pas les coups de canne au marquis de Seignelay, qui fut à son tour un grand ministre. Le vainqueur de Valmy, souriant aux souvenirs de son bel âge, disait, pour l’édification des jeunes pairs qui l’écoutaient au Luxembourg : « J’ai souvent fait donner des coups de bâton, j’en ai quelquefois reçu, et je m’en suis toujours bien trouvé[11]. » Enfin, si ces exemples ne paraissaient pas assez élevés, je citerais le modèle des rois et des chevaliers, Henri IV, la personnification de l’honneur français. « Je me plains, écrivait-il à Mme de Montglat à propos de quelques sottises du dauphin qui fut plus tard Louis XIII, je me plains de ce que vous ne m’avez pas mandé que vous ayez fouetté mon fils, car je veux et vous commande de le fouetter toutes les fois qu’il fera l’opiniâtre ou quelque chose de mal, sachant bien par moi-même qu’il n’y a rien au monde qui lui fasse plus de bien que cela, ce que je reconnais par expérience m’avoir profité, car étant de son âge, j’ai été fort fouetté. »

Ainsi les opinions des hommes changent avec le temps, et elles ne sont guère moins affectées par les différences des lieux. J’ai moi-même entendu des houzars hongrois, aussi braves soldats qu’il en soit au monde, s’indigner en apprenant que les houzars français, pour lesquels ils éprouvent de vives sympathies, sont mis à la salle de police et au cachot. « La prison, disaient-ils, est faite pour les voleurs : la schlague du moins n’humilie personne ; c’est un châtiment militaire. » La Grande-Bretagne elle-même n’a point de lords ni de ministres qui n’aient reçu les étrivières, soit à l’université d’Oxford, soit à celle de Cambridge, et ses affaires n’en sont pas pour cela plus mal conduites. Nos aïeux et nos voisins se sont-ils trompés ? Sans prétendre juger pour le moment une si grave question, nous nous permettrons seulement de remarquer que, sous des régimes différens, les Comptes-rendus de l’administration de la justice criminelle n’ont cessé d’accuser l’insuffisance de la répression telle qu’elle est pratiquée en France. Pour ne citer que le dernier de ces comptes-rendus, sur 33,005 récidivistes jugés dans l’année 1852,

14,115 avaient subi une condamnation ;
6,529 — deux —
3,743 — trois —
2,374 — quatre —
1,628 — cinq —
1,120 — six —
784 — sept —
587 — huit —
425 — neuf —
1,700 de dix à trente et même davantage.

Il y a donc des criminels d’habitude qui sont blasés sur la prison, comme ces ivrognes qui ne trouvent plus de goût au vin, et M. le garde des sceaux, après avoir ajouté d’autres chiffres à ceux qui précèdent, a pu dire avec raison : « Ces chiffres disent bien haut le peu d’efficacité de notre système de répression en même temps qu’ils proclament la nécessité pour la société de prendre des mesures sérieuses contre ces hommes qui se font un jeu de promener par toute la France leur audacieux mépris de la loi. » Qu’espérer, après de tels aveux, des moyens de douceur et de moralisation proposés par M. Bérenger ? Il est évident que ces moyens n’auraient d’effet que sur un nombre imperceptible de condamnés, que les crimes contre les personnes trouveront la plus efficace des répressions dans l’application des condamnés aux travaux agricoles, et qu’une intimidation énergique est le seul moyen de contenir les voleurs, petits ou grands.


IV.

M. Bérenger serait passé à côté de son but, si, en constatant la progression accélérée du nombre des crimes et des délits, il n’avait pas cherché à remonter à la source du mal. Sans aller jusqu’à prétendre que les prisons soient, pour emprunter un mot qui a fait fortune, l’expression de la société, il a demandé compte avec raison à l’état de celle-ci de l’accroissement funeste du nombre d’hommes qu’elle envoie devant la justice criminelle. Il a constaté par des recherches curieuses que presque tous les auteurs de crimes politiques sous la monarchie de 1830 étaient des esprits malades, troublés par la lecture d’écrits insensés, tels que les œuvres de Saint-Just, l’exposé des doctrines de Babeuf, ou les tristes romans d’alors, et par la monomanie de leur importance personnelle. Si ses études s’étaient étendues jusqu’à la révolution de 1848, elles auraient atteint un bien plus haut degré d’intérêt. Il aurait fallu expliquer comment quelques poignées d’hommes sans mission ont pu bouleverser un grand état, lui faire accepter des institutions inconciliables avec le caractère de sa population, et être renversés à leur tour avec encore plus de facilité qu’ils ne s’étaient élevés. On aurait mis ainsi à découvert jusque dans ses racines cette maladie de la race gauloise, qui donne prise sur elle à tant de fous et d’ambitieux de bas étage, cette instabilité dont Dieu, dans sa justice, a peut-être dû la frapper, car si les grandes qualités qui la distinguent n’avaient pas eu ce contrepoids, elle serait devenue la maîtresse du monde. On aurait enfin montré comment cette multitude d’hommes déclassés, inquiets, prétentieux, ennemis d’une société qu’ils voient au travers des préoccupations d’une situation personnelle compromise la plupart du temps par leur faute, forme une armée permanente, toujours prête à se livrer aux ambitieux, et comment le désordre moral s’étend de la vie publique à la vie privée.

Pour établir les causes générales des crimes ordinaires, M. Bérenger a recouru aux Statistiques annuelles de la justice criminelle, ce recueil intelligent, où ceux qui savent le lire sondent la profondeur de nos plaies et se mettent parfois sur la voie des moyens d’en cicatriser quelques-unes. Il a rapproché les faits consignés dans ces tableaux des divers groupes de la population, distribuée par latitudes, par origines ou par agglomérations urbaines. Hors la Corse et Paris, qui occupent les sommités de l’échelle, l’une pour les crimes contre les personnes, l’autre pour les crimes contre les propriétés, il n’a pas trouvé entre les divers bassins dont se compose notre territoire d’assez grandes dissemblances pour que le législateur en eût à tenir beaucoup de compte. Considérant donc la société française dans son ensemble, il l’a divisée en quatre grandes catégories :

1o Les individus qui ont des ressources suffisantes pour se passer de travail ;

2o Ceux à qui le travail est nécessaire et qui ont la volonté de travailler ;

3o Ceux qui le voudraient et ne le peuvent pas[12] ;

4o Ceux qui le pourraient et s’y refusent.

Les propriétaires vivant de leurs revenus sont rarement des oisifs, et les rentiers eux-mêmes ne le sont pas toujours… Nunquàm minus otiosus quàm cum otiosus, a dit Cicéron. Sans examiner si les travaux gratuits de cette nombreuse catégorie ne valent pas beaucoup de ceux qu’on paie, nous ferons remarquer que la classe des propriétaires n’a donné lieu en 1852 qu’à 73 accusations, dont les deux tiers pour attentats contre les personnes. Il suit de là que chez elle la criminalité a son principe dans la violence des passions plutôt que dans les bassesses de la cupidité.

Dans la seconde catégorie se placent toutes les professions qui reçoivent sous une forme quelconque des salaires. Cette circonstance peut autoriser l’économiste à les rapprocher ; mais il existe entre elles de si grandes différences morales, que le criminaliste aurait peut-être dû établir d’autres divisions. Il est heureux pour un pays qui peut se glorifier de posséder, dans l’ordre civil seulement, 157,227 fonctionnaires salariés, que cette classe soit celle qui occupe le moins la justice criminelle. M. Bérenger remarque avec une légitime satisfaction que, sur ce nombre, 25 seulement ont été l’objet de poursuites. Il est de fait qu’indépendamment du soin qui préside en général au choix des candidats et des effets salutaires de l’asservissement à la règle, les traitemens ont une merveilleuse vertu pour adoucir et policer les hommes. La puissance de la stabilité de la position, de la sécurité sur l’avenir, ne se manifeste nulle part si bien que dans les conversions politiques qu’elle opère. Il n’est personne qui ne soit prêt à nommer des républicains farouches qu’un traitement a transformés en conservateurs à outrance, et fait passer du métier d’incendiaire à celui de pompier.

Le barreau, formé par l’esprit de corps et par la publicité de sa vie au respect de lui-même, les médecins et les artistes, soutenus par l’application de fortes études ou par l’attrait de leurs travaux, sont à peine mentionnés dans les archives criminelles. Il en est autrement d’une profession naguère honorée d’un respect particulier, et dans laquelle est encore commune la plus haute probité. Le notariat envoie annuellement un de ses membres sur 450 devant les assises ; un sur 80 est frappé de peines disciplinaires, et un nombre plus difficile à déterminer vend ses offices pour prévenir des poursuites. La cour de cassation découvrait, il y a peu de mois, que dans une grande ville de province, sur quatorze notaires, un était frappé de destitution, trois en fuite, et un cinquième traduit en cour d’assises. Nous voilà bien loin des fonctionnaires qui n’achètent pas leurs charges, et même de la population de Paris, qui, réputée la plus dépravée de toutes, ne fournit qu’un accusé sur 1,443 habitans. Ainsi les dépositaires naturels, pour ne pas dire obligés, de la fortune et de l’honneur des familles, forment la classe qui jette proportionnellement le plus d’habitans aux maisons de réclusion et aux bagnes. M. Bérenger n’hésite pas à attribuer de si détestables désordres à l’exagération du prix des offices ministériels, dont la loi de finances du 28 avril 1816 a si inconsidérément établi la vénalité, et aux expédiens coupables qu’emploient certains acquéreurs, faute de pouvoir payer leurs charges avec la légitime rémunération de leur travail.

Le commerce fournit le quinzième du nombre total des accusés ; le faux et la banqueroute frauduleuse sont les objets les plus fréquens des accusations. Le nombre des condamnations correctionnelles ou municipales qu’il subit annonce également que, dans la lutte entre la passion du lucre et le sens moral, celui-ci l’emporte rarement.

Les cultivateurs, les ouvriers, les serviteurs à gages, succombent suivant la nature de leurs besoins, leurs goûts de dissipation, les occasions, les exemples et les traitemens qu’ils reçoivent de ceux qui sont au-dessus d’eux. Chaque profession, surtout la dernière, devrait être l’objet d’études spéciales qui, pour être fructueuses, auraient à descendre des généralités dans les applications. Un membre de l’Académie des sciences morales, M. Villermé, a tracé la route à suivre dans des questions qui touchent de si près aux intérêts des familles, et il faut espérer qu’on marchera sur ses traces.

La quatrième catégorie, celle des gens qui devraient travailler et ne le veulent pas, est fort nombreuse, surtout à Paris, et la physiologie n’en pourrait être bien faite qu’à la préfecture de police. Elle alimente les audiences de la police correctionnelle beaucoup plus que celles de la cour d’assises, et règne presque sans partage dans les maisons centrales de Poissy et de Melun. Elle comprend en première ligne à Paris six ou sept mille individus qui vivent exclusivement du vol ; ceux-là ont un métier, ils y tiennent, et ne se fourvoient pas souvent dans des opérations étrangères à leur spécialité. Lorsqu’il fallut en 1831 s’assurer de la manière dont se formaient les émeutes, alors si fréquentes, il fut reconnu qu’un personnel de vingt-cinq mille fainéans, sachant rarement le matin comment il dînerait le soir, était en disponibilité sous la main des agitateurs et même des spéculateurs : une émeute coûtait 1,000 écus, et provoquait à la Bourse, qui n’était point aguerrie comme aujourd’hui, une baisse de 2 francs sur la rente. Le profit était tout clair. La partie flottante de cette masse est fort variable, et, quand elle s’accroît, de grands événemens sont proches : l’apparition de visages sinistres les annonce comme les corbeaux l’hiver. La partie permanente ne comprend pas seulement les mendians et les vagabonds de profession ; tous n’y portent pas les haillons de la misère. Toujours spirituelle et gaie, souvent brave, quelquefois capable d’un bon sentiment, elle se distingue dans les carrefours de Paris, comme ses pareils dans les landes de la Bretagne, par un invincible attachement à sa manière de vivre, et il n’y a de remède à ses entreprises que les sergens de ville et la gendarmerie.

Il ressort de la classification faite par M. Bérenger que la cupidité et l’ambition non justifiée sont les causes principales des crimes de notre temps. Il est regrettable qu’en dévoilant nos plaies, il n’ait point examiné jusqu’à quel point la direction donnée à l’instruction publique, depuis l’école de village jusqu’à l’Académie, exerce une influence salutaire ou fâcheuse sur la criminalité du pays : ce serait là un complément nécessaire de son beau travail, et ce n’en serait pas la partie la moins féconde en aperçus utiles. Il lui appartiendrait aussi de rechercher l’origine de ces masses d’hommes déclassés, de prétendans besoigneux, qui, privés par leur éducation d’un but qu’ils puissent atteindre, emploient à troubler le pays des facultés qui devraient servir à sa grandeur et à sa prospérité. Cette catégorie est d’autant plus digne d’attention, qu’elle est plus nombreuse en France que dans aucun autre état de l’Europe. En attendant les résultats éloignés d’une pareille étude, il en est de très considérables qui peuvent ressortir immédiatement des travaux du savant académicien.

Si, par exemple, le département de la justice modérait le zèle avec lequel certains parquets entassent dans les maisons d’arrêt des prévenus qui, trouvés coupables après plusieurs mois d’attente, sont condamnés à quelques jours de prison, s’il imprimait à l’instruction des affaires une activité qu’elle n’a pas partout, un grand nombre d’hommes serait soustrait à la contagion de la détention. Il ferait plus de bien encore en arrêtant ces exactions d’officiers ministériels dont on a vu les hideuses conséquences. Il faut habiter les campagnes, entrer dans les chaumières, pour se faire une idée du degré d’exaspération auquel peuvent arriver les victimes de ce genre d’exploitation. Le socialisme n’a pas eu d’autres véhicules dans beaucoup de départemens, et des masses de paysans feraient volontiers une révolution contre les offices ministériels, dans lesquels la société se personnifie à leurs yeux, comme ils en ont fait une contre la féodalité. M. Bérenger a reculé devant le milliard qu’il en coûterait pour racheter les offices et tarir la source des crimes et des désordres qui peuvent en descendre indirectement. Il serait pourtant possible que le marché fût bon. Pourquoi d’ailleurs laisserait-on la cupidité des vendeurs d’offices exploiter la fortune et la moralité du pays ? Tout droit a pour corrélatif un devoir, et le privilège qui manque de cette sanction doit peu compter sur l’avenir.

On agit sur les prisons quand on réforme la société, et l’on agit sur la société quand on améliore le régime intérieur des prisons : c’est là, ce qu’a surtout voulu faire M. Bérenger ; mais une erreur d’homme de bien le rend, nous le craignons, trop exigeant vis-à-vis de la nature humaine : il en attend plus qu’elle n’est en état de donner, et c’est là le seul défaut qu’on puisse reprocher à son travail. À l’étendue et à l’élévation des devoirs qu’il voudrait imposer aux agens de la justice répressive, connaît-il beaucoup de cardinaux dignes d’être aumôniers d’une prison ou de ministres capables d’en être directeurs ? Le personnel détenu lui ferait éprouver de bien plus cruels mécomptes. Il a demandé quelque chose de beaucoup plus sûr et plus efficace dans une forte constitution de l’administration pénitentiaire sous la direction d’un surintendant, comme cela se voit en Angleterre. Il est clair que c’est par là qu’il faut commencer.


J.-J. BAUDE.

  1. De la Répression pénale, lectures faites à l’Académie des sciences morales et politiques, par M. Bérenger de la Drôme, président à la cour de cassation, 2 vol. in-8o, 1855.
  2. La réforme a été opérée en Prusse par une loi du 14 avril 1851, et les témoins sont, aux termes de l’article 8 : deux juges, le greffier du tribunal et un employé du parquet, — un employé supérieur des prisons, — le défenseur du condamné, — l’aumônier des prisons, — douze personnes désignées par le bourgmestre de la ville. — L’exécution est annoncée par une cloche qui sonne jusqu’à ce qu’elle soit terminée.
  3. Art. 26. « L’exécution se fera sur l’une des places publiques du lieu qui sera indiqué par l’arrêt de condamnation. »
  4. Les galères n’ont été définitivement supprimées que par une ordonnance de 1748.
  5. Voyez le Rapport sur le Matériel de la marine, par M. le baron Tupinier, conseiller d’état, directeur des ports et arsenaux. I. R. 1838.
  6. Code pénal, art. 16 : « Les femmes et les filles condamnées aux travaux forcés n’y seront employées que dans l’intérieur d’une maison de force. »
  7. L’encombrement de celles-ci oblige aujourd’hui à envoyer dans les maisons centrales élargies les condamnés à plus d’un an de détention.
  8. Voyez à ce sujet une étude de M. A. de Valou sur les Prisons en France sous le gouvernement républicain, dans la Revue du 1er juin 1848.
  9. La maison de la rue des Grés avait été fondée en 1817 par une association charitable ; mais elle ne renfermait que des détenus par correction paternelle ou en vertu de l’art. 66 du Code pénal, et point de condamnés ni de prévenus.
  10. « Art. 66. Lorsque l’accusé aura moins de seize ans, s’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parens ou conduit dans une maison de correction pour y être détenu et élevé pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année. »
  11. Ce mot a été attribué au feld-maréchal Mêlas. C’est sur la foi d’un noble duc et pair que je le restitue à notre illustre compatriote. Le maréchal Kellermann avait commencé sa glorieuse carrière en 1732 dans le régiment de Lowendal, et était demeuré dans les corps allemands au service de France jusqu’en 1784. On sait qu’avant la révolution ces troupes étaient soumises à la discipline d’outre-Rhin.
  12. L’auteur aurait pu se dispenser de classer ceux qui voudraient travailler et ne le peuvent pas ; ils forment une exception plutôt qu’une catégorie : les infirmes, les aliénés, sont dans le cas d’être secourus et non réprimés.