Du Sérieux et du romanesque dans la vie anglaise et américaine
Jamais peut-être la question de race n’a été plus vivement discutée qu’à l’époque où nous vivons. Seulement on semble jusqu’à présent ne vouloir s’occuper que de peuples déchus ou encore barbares, comme si, à mesure que l’idée de la cité politique se développe, celle de la famille primitive, de l’origine proprement dite, dût s’effacer. Nous pourrions en effet citer à ce propos l’exemple de la France, qui a si bien réussi à fondre en un ensemble presque parfait des populations de races originairement très distinctes. Ce qui est vrai de la France ne l’est pourtant pas de tous les autres états civilisés, et l’on pourrait facilement montrer chez le peuple le plus pratique, le plus politique de l’univers, le caractère national résistant à l’œuvre incessante de la plus compliquée des organisations sociales. L’idée de race chez les Anglais peut enfanter encore de grandes choses, amener certains résultats entièrement imprévus.
Est-on bien sûr par exemple que l’antipathie mutuelle des Américains et des Anglais, — antipathie dont la philosophie politique de nos jours a tiré tant de conclusions, — soit aussi profonde qu’on se l’imagine ? est-on bien sûr qu’il n’existe point quelque idée assez puissante pour forcer les deux peuples d’abdiquer un jour leurs jalouses haines et de remplacer par une mutuelle estime la mutuelle injustice qui a trop souvent jusqu’ici dominé leurs rapports? L’injustice! c’est bien là tout à la fois le mot, l’effet et la preuve de la haine. Le jour où vous comprenez, c’est-à-dire où vous rendez justice, vous ne pouvez plus raisonnablement haïr. Il y a une dizaine d’années encore, on se plaisait entre Anglais et Américains à se mal juger, à se mal comprendre. Les livres publiés des deux côtés de l’Atlantique sont là pour en faire foi : la popularité s’attachait, comme toujours, aux ouvrages qui flattaient l’opinion ou le caprice du moment, et le popular whim demeurait dans les deux pays le dénigrement réciproque. S’il est vrai que les convictions publiques ont deux modes d’expression, l’acte et la parole, et que de notre temps elles s’expriment encore plus fréquemment, plus fortement même par la parole que par l’acte, il est raisonnable de chercher dans les écrits d’un peuple le degré auquel est parvenue sa faculté de comprendre d’autres nations, le développement de son esprit de justice à leur égard. Eh bien ! il y a dix ans encore, le public anglais accueillait favorablement les fables plus ou moins amusantes, les caricatures plus ou moins spirituelles de Mme Trollope sur les Yankees. Il n’était peut-être pas absolument convaincu de l’exactitude de tout ce que racontait l’ingénieux écrivain; mais il aimait à voir l’Amérique telle que les livres de Mme Trollope la lui montraient, et son erreur lui plaisait comme une vengeance. Les choses ont bien changé, et il n’y a pas longtemps qu’une des plus grandes dames de l’Angleterre, lady Emmeline Stewart Wortley, a pu faire paraître un livre intéressant surtout par la vive sympathie que, de la première à la dernière page, on y trouvait pour certains côtés de la civilisation américaine. On m’objectera sans doute que de bien plus grandes autorités littéraires ont abondé dans le même sens, que Dickens et Thackeray ont aussi rendu justice à l’Amérique; mais de tels exemples, qu’on me permette de le dire, prouvent moins que l’autre. Les esprits éminens, par cela même qu’ils le sont, se détachent du public et peuvent n’être d’accord avec l’opinion que deux siècles après leur mort; mais ceux qui sont de la foule et subissent son influence montrent ce que la foule est en mesure de s’assimiler, ce qu’elle agrée, ce qui a cessé de l’étonner ou de lui déplaire. Pour cette cause, il ne me semble pas sans intérêt de voir la fille du duc de Rutland, l’enfant gâté de la société sous certains rapports la plus factice, la plus exclusive, la plus hautaine qui fut jamais, se com- plaire dans la société américaine, s’y trouver à son aise, avouer cette impression à ses compatriotes, et se faire lire, approuver même en l’avouant. Ceci eût été impossible il y a vingt ou vingt-cinq ans, et, quel que soit le fait dont on puisse dire : « Il était impossible, il ne l’est plus aujourd’hui, » ce fait ne saurait être sans importance; car il marque une variante ou un progrès dans les jugemens d’un peuple. Or ce fait nouveau, à quoi faut-il l’attribuer, sinon précisément à l’idée de race?
Renfermés dans le cercle purement politique, le citoyen britannique et le citoyen de l’Union pouvaient encore se porter envie et vouloir réciproquement s’amoindrir; mais sous le Briton et sous le Yankee s’est retrouvé l’Anglo-Saxon, et la rivalité d’états pourrait fort bien, si l’Angleterre ne se trompe pas sur son rôle, se perdre dans le mutuel orgueil d’une commune origine. Là où finit l’Anglais, l’Américain commence; l’essentiel, c’est de faire voir à l’un que ce qui le dépasse n’est pas nécessairement le désordre, à l’autre que ce qui ne l’atteint pas n’est point pour cela l’immobilité. L’émigration a déjà beaucoup fait pour faciliter cette reconnaissance; des livres comme les English Traits d’Emerson feront encore davantage.
Nous venons de montrer combien, d’un côté, les Anglais ont modifié leur manière de voir au sujet de l’Amérique. Qu’on veuille bien lire maintenant les lignes suivantes du philosophe bostonien Emerson à propos de l’Angleterre :
« Tout voyageur sensé veut naturellement voir ce qu’il y a de mieux parmi les nations, et l’Américain est attiré vers la Grande-Bretagne par plus de raisons que vers tout autre pays. A chaque pas que fait l’Américain vers le bien penser ou le bien agir, il est obligé d’admettre l’existence d’une civilisation antérieure, fortement établie, dominante. L’éducation d’aujourd’hui, les tendances, les pensées des hommes, sont des pensées et des tendances anglaises. Nation considérable depuis mille ans, depuis Egbert, l’Angleterre s’est dans les derniers siècles montrée supérieure, et elle a mis son propre cachet sur la science, l’activité et la force de l’humanité en général. Ceux qui croient lui résister n’en subissent pas moins son influence. Le Russe dans ses neiges s’occupe à tenter d’être anglais. Le Turc et le Chinois font les mêmes efforts avec moins de bonne grâce. Le bon sens pratique de la société moderne, la direction utilitaire que prennent partout le travail, la loi, l’opinion, la religion même, tout ceci est le résultat de l’influence du génie anglais. L’Américain n’est que le continuateur des œuvres de ce même génie dans des conditions plus ou moins propices. »
Nous ne demandons pas l’adhésion absolue de nos lecteurs à ces paroles, peut-être même trouverions-nous quelques argumens contraires. Qu’une pareille glorification de l’Angleterre sorte de la bouche d’un Anglais, nul ne s’en étonnerait; mais qu’elle soit l’œuvre d’un Américain, qu’une appréciation des Anglais inspirée par une sympathie si anglaise nous vienne d’un Yankee, voilà un fait dont il ne faut pas méconnaître l’importance.
On sait le mot attribué à Walter Scott : « Si j’osais m’analyser moi-même, oui, je trouverais bien des choses à dire; mais l’analyse est une arme trop redoutable. » Eh bien ! il y a quelques années, on aurait trouvé sans peine une foule d’étrangers racontant l’Angleterre ; on n’aurait guère trouvé un Anglais se racontant lui-même. C’est encore une nouvelle modification. L’Anglais maintenant ne craint plus de s’analyser, et à ses propres études sur lui-même on peut comparer les études d’autrui. Autrefois l’Anglais portait le self-respect jusqu’à repousser religieusement toute idée d’examen de ses défauts; il s’acceptait franchement comme la plus grande œuvre du Créateur, et se défendait de toute dissection avec une opiniâtreté orientale. Aujourd’hui, je le répète, il s’étudie avec ardeur, et se justifie de l’admiration que lui inspirent ses grandes qualités par la franchise sans bornes qu’il met à reconnaître ce qui lui manque. Il y a peu de livres publiés en Angleterre à l’heure qu’il est qui ne contiennent la confession de quelque péché national, en même temps qu’ils constatent un mérite quelconque du caractère britannique. Or il m’a paru intéressant de contrôler l’un par l’autre deux ouvrages contemporains dont la civilisation anglaise est le sujet, dont le succès a été égal, et dont presque toutes les opinions se rencontrent, bien que l’un soit écrit par un Américain, l’autre par un Anglais.
Si jamais livre essentiellement, exclusivement anglais a été écrit, c’est le livre de M. Reade. Les personnages, le milieu où ils se meuvent, le mobile de leurs actions, le but vers lequel ils tendent, leur manière surtout d’y atteindre, tout cela est anglais, ne saurait être autre chose qu’anglais. Il suffira de quelques lignes pour indiquer le sujet de l’ouvrage. Le développement des caractères, l’étincelle purement britannique, si je puis m’exprimer ainsi, qui jaillit de chacun d’eux au choc des circonstances, seront étudiés plus tard. Voyons d’abord les faits.
Dans le Berkshire, une mauvaise petite ferme de quatre cents acres est tombée entre les mains d’un jeune homme de vingt-cinq ans, George Fielding. Le fermier a un frère, et l’un et l’autre sont orphelins, vivent en commun, et font de mauvaises affaires. George Fielding aime de toutes les forces de son cœur sa cousine, Susanne Merton, la fille de son oncle maternel. Il a pour rival un riche marchand de blé, Meadows. Les difficultés financières des frères Fielding n’ont fait que s’accroître de mois en mois, et quand s’ouvre le roman, on s’apprête d’un côté à faire argent du blé nouveau, pendant que de l’autre William, le frère cadet, se rend à la ville voisine de Narborough pour essayer d’opérer un emprunt. En même temps une tentative est faite auprès de George Fielding, le frère aîné, qu’on veut décider à partir pour l’Australie. Le jeune homme qui conseille à George de prendre ce parti est un certain Frank Winchester, fils cadet d’un comte, qui lui-même va s’embarquer pour les colonies océaniques dans quelques jours. Le fermier commence par refuser; mais dès le second chapitre du livre nous le voyons fléchir devant les circonstances et partir avec Frank Winchester. Avec le départ de George Fielding pour les colonies commence le roman véritable, et nous faisons peu à peu connaissance avec les trois héros du livre, car il y en a bien trois : George Fielding, Tom Robinson et Frank Eden, le chapelain de la geôle.
Avant d’aller plus loin dans cette analyse, il faut noter un trait essentiel du livre de M. Reade. Ce qui fait l’originalité de ses trois héros, c’est l’unité du caractère, le cachet de race qu’ils portent profondément empreint. Ce roman est, depuis la première page jusqu’à la dernière, peut-être même sans que l’auteur s’en doute, le panégyrique de la plus grande de toutes les qualités britanniques, de la volonté, de cette volonté persistante, inflexible, indomptable, source à la fois de toute la grandeur nationale et de tant de raideur et d’aspérités qui, dans la vie privée, rendent l’Anglais intolérable aux races du continent. Un des caractères de l’Anglo-Saxon, c’est de vouloir fortement et de vouloir toujours; l’acte de volition lui est naturel, et d’une façon ou d’une autre, soit par la force, soit par une persévérance infatigable, il tend perpétuellement à faire triompher sa volonté de celle d’autrui. « Cette race, dit Emerson, est douée de ce tempérament bilieux et nerveux à la fois que les médecins reconnaissent incapable de soumission à une volonté étrangère. » Je voudrais prendre ces paroles pour en faire l’épigraphe du livre de M. Reade. L’histoire de ce que peut une volonté inébranlable, voilà ce qui rend ce livre si essentiellement anglais, ce qui fait qu’il ne pourrait être le produit d’aucune littérature autre que la littérature britannique. Dans ce roman, nous le répétons, les événemens ne jouent pas un grand rôle. Tout l’intérêt repose sur le développement des caractères et sur les modifications que leur font subir les circonstances extérieures. Chacun des personnages part pour atteindre un but, to gain his end, comme dit l’Anglais, en attachant à ces mots une importance tout autre que celle que nous y mettrions, et c’est sa façon de surmonter les difficultés multipliées sur son chemin qui tient l’attention et la sympathie du lecteur éveillées.
Isaac Lévi, un Juif ennemi juré de Meadows et lié à Susan Merton par le souvenir d’un bienfait, est parti pour se faire marchand d’or à Bathurst. Meadows devine que le Juif veillera quelque peu sur le jeune Fielding; dès lors il achète des terrains considérables dans le voisinage immédiat des gold diggings et envoie pour les exploiter un misérable nommé Crawley, son âme damnée, prêt et propre à tout faire, et qui sait que la fortune ou le retour de George est ce qu’il s’agit d’empêcher. Que celui-ci ne réussisse point à gagner les mille guinées que lui demande le père de sa fiancée, ou bien que, les ayant gagnées, il les perde, il sera libre de revenir à sa ferme du Berkshire; mais s’il gagne et conserve la fortune que le vieux Merton exige de lui, il faut qu’il ne la puisse jamais rapporter en Angleterre, à moins toutefois que dans l’intervalle Susan Merton ne s’appelle Mme Meadows. De tout ce qu’invente Peter Crawley pour la ruine de Fielding, des infamies, des crimes même auxquels il est forcément entraîné pour bien servir son maître, nous n’avons que faire: non pas du reste que cette partie du livre manque d’intérêt; mais c’est un intérêt à côté de celui que nous y cherchons et surtout de celui qu’y pourrait trouver le lecteur français. Bornons-nous à dire que les manœuvres du représentant de Meadows sont déjouées l’une après l’autre par Fielding, et surtout par son fidus Achates, Tom Robinson. Le roman se termine donc, comme on a pu le prévoir dès la première page, par le mariage du jeune fermier avec sa cousine.
Tel est le canevas de l’ouvrage de M. Reade. Il n’est guère possible, on l’avouera, d’en trouver un plus simple. Cependant sur ces données l’auteur a produit un livre des plus remarquables, un des livres les plus lus de ce temps-ci en Angleterre, et, n’ayons garde de le méconnaître, ces données elles-mêmes tiennent à ce qu’il y a de plus fondamental dans la civilisation britannique, à quelques-unes des causes de la puissance et de l’originalité de la race anglo-saxonne. Il y a, je l’ai dit, dans Never too late to mend trois héros, ou, plus exactement, trois formes différentes, dans lesquelles s’incarne l’indomptable volonté qui est, de toutes les qualités de la race anglo-saxonne, lapins forte, celle qui la distingue le mieux de quelque autre fraction de la famille humaine que ce soit. Commençons par le premier, par George Fielding.
« En Angleterre, dit Emerson, l’esprit est partout un, et son mode d’expansion est identique. Un homme dont le cerveau est fait de telle ou telle façon pense de telle ou telle sorte, pense telle pensée et non telle autre; mais il se trouve qu’aussi son voisin, ayant le cerveau jeté dans le même moule, pense la même chose de la même manière, bien que ledit voisin puisse être riche à millions et jouir d’un titre de marquis ou de duc. » Ces lignes s’appliquent à merveille aux premières scènes du livre de M. Reade, où nous faisons connaissance avec George Fielding. Le jeune fermier cause sur le pas de sa porte avec l’honorable Frank Winchester. Celui-ci est éperdûment épris d’une jeune fille qui partage son amour, et dont il ne peut obtenir la main, parce qu’il n’a ni argent ni espérances. Déterminé à partir pour l’Australie comme fermier, éleveur, spéculateur, afin de gagner la fortune qu’il n’a pas, il s’efforce de persuader à George Fielding de l’accompagner aux colonies, car il veut avoir auprès de lui quelqu’un dont la capacité et la probité lui soient connues; mais le jeune fermier, qui a commencé par lui opposer son attachement pour le home, pour cet endroit natal où il a, dit-il, a pris racine comme un arbre dans le sol, » finit par laisser percer la vraie raison de sa répugnance à s’éloigner de l’Angleterre. Il se décide à parler de sa cousine. M. Winchester cherche dans l’amour de George pour Susan Merton un argument à l’appui de tout ce qu’il lui veut persuader depuis deux heures. « Ah çà! s’écrie-t-il, où en êtes-vous donc? On ne va pas en Australie pour y laisser ses os, on va en Australie pour faire de l’argent et revenir ici se marier. C’est là ce qu’il faut que vous fassiez. »
Tout un côté de la civilisation anglaise se révèle dans cette demi-page, et dès le début nous sommes appelés à constater cette « identité » dont parle Emerson. Voilà deux individus nés aux deux extrémités de l’échelle sociale, qui, dans une circonstance analogue, non-seulement finissent par faire la même chose, mais la font de la même manière et y sont amenés par les mêmes sentimens. Le « mode d’expansion, » pour répéter les paroles du philosophe américain, est « identique. » Le gentilhomme ne pense pas un seul instant que ce qui est bien pour lui ne puisse pas l’être pour un individu placé dans une tout autre position sociale, mais qui, en tant qu’Anglais, est son pareil, et doit nécessairement le comprendre. Il ne faut jamais oublier ce que cette homogénéité de caractère prête de force de cohésion à un peuple, ni quelle est l’inébranlable solidité d’une nation dont toutes les classes s’entendent à demi-mot. Dans l’exemple que nous avons sous les yeux, et qui est essentiellement typique, que voyons-nous? Deux individus que tout ce qui est conventionnel sépare, mais qui se rapprochent, parce que tous deux, en tant qu’hommes, en tant qu’appartenant à ce qu’Alfieri a nommé « la plante humaine, » représentent à égal titre la jeunesse anglo-saxonne.
On s’est beaucoup occupé de la jeunesse depuis quelque temps, et, à dire vrai, la littérature d’imagination de ces derniers vingt ans en France n’a guère eu d’autre thème; mais peut-être s’est-on trop complu à peindre ce qu’on avait sous les yeux et autour de soi, et n’a-t-on point assez réfléchi que ce qu’on semblait offrir au lecteur comme l’image de la jeunesse en général, de la jeunesse de l’homme même, ne représentait qu’une fort petite fraction de l’humanité, ne se rapportait par le fait qu’à la jeunesse française. Nous croyons qu’il y aurait avantage, pour moraliser les Français, à étudier la jeunesse des autres pays, et à voir si partout comme en France l’homme cherche à échapper à son printemps, à dessécher de parti pris ses premières années, et à demander une fausse sagesse à une vieillesse précoce, comme si ce qui est généreux ne pouvait absolument être raisonnable.
La jeunesse a sa sagesse comme l’âge mûr, et sa sagesse à elle, c’est l’énergie. Or c’est là précisément ce que savent les Anglais, et ce qu’en France nous persistons à vouloir ignorer. Il n’est pas rare de voir dans ce pays-ci des jeunes hommes mettre une grande énergie à vivre, et dépenser à la recherche du plaisir des forces qui, employées autrement, auraient pu enrichir toute la vie. Les prodigueurs de vie, pour me servir d’une belle expression de Mirabeau[1], qui se donnent à une grande cause, peuvent, tant que durera la vie, lui demander toutes ses ressources; elles seront illimitées, et l’énergie alors se recrute par sa dépense même, tandis qu’à ceux qui veulent asservir leurs jeunes années à des œuvres viles, la jeunesse fait impitoyablement défaut. Le but qu’ils se son proposé est atteint ; mais l’âme qui a pu y atteindre est décrépite. Aucune tentative n’est plus vaine que celle d’associer la jeunesse et la corruption : ou la jeunesse dompte la corruption, ou la corruption tue la jeunesse; mais les deux ne sont pas à la fois, ne peuvent pas être. Ce qui altère cette capacité de toute grandeur que Dieu a donnée en dépôt au jeune homme, c’est le penchant vers les biens positifs, sous quelque forme qu’il se montre. Les grandes erreurs, nées de la passion seule, de la passion aveugle, ébranlent parfois la jeunesse, mais en définitive la laissent debout. Ce qui l’anéantit, c’est ce qui est lâche ou ce qui est cupide, le sacrifice d’une conviction à une. crainte par exemple, ou la victoire d’un calcul sur un élan du cœur. Un des principaux traits du caractère anglo-saxon, c’est de savoir être jeune, et de dépenser ou, pour mieux dire, de bien placer sa jeunesse.
Le prétendu positivisme de l’Anglais ou de l’Américain est une de ces choses auxquelles le continent tient à croire, et il se révolterait à la pensée que le banquier de New-York ou le descendant du traditionnel « boutiquier » de l’empereur Napoléon est mille fois plus désintéressé et moins positif que l’habitant de n’importe quel pays du continent. Cela est cependant vrai. Pour savoir où en est le positivisme d’un peuple (j’adopte le mot comme exprimant le culte des biens positifs au détriment de celui des choses immatérielles), il faut voir non pas la quantité d’argent qu’il a, ni même l’âpreté qu’il met à en gagner; il faut voir ce qu’il en fait quand une fois il le possède. Il faut, avant tout, se poser cette question : l’argent est-il chez cette nation un plus puissant moteur que l’amour, ou bien l’amour a-t-il pour subordonné l’argent? Tout est là. Or il est d’une exacte justice de dire que dans la civilisation anglaise la puissance de l’argent est subordonnée à la puissance des affections, et cela dans toutes les classes. Non-seulement l’homme qui lui-même possède cinq cent mille francs ou un million de rente choisit la femme qui lui plaît, sans avoir égard à ce qu’elle possède, mais le père qui sait qu’à son fils aîné il va laisser une fortune colossale approuvera ce fils, s’il épouse quelque belle et vertueuse jeune fille, dont la clôt n’est rien, mais qui fera par ses qualités l’orgueil de sa nouvelle famille, et peut seule donner le bonheur à l’héritier de tant de richesses. Ceci n’est pas tout : il n’y a là qu’un prétendu sacrifice qui n’en devrait point être; il y a une autre situation, où la responsabilité, bien autrement grande, n’est pas déclinée en Angleterre par les individus de l’un ou l’autre sexe : c’est le mariage sans fortune. Je ne parle pas ici de ces quelques mères de la haute fashion qui dressent leurs filles à s’assurer un mari titré et riche comme un nabab; d’ailleurs la façon dont elles servent de modèle à tous les romanciers et le ridicule dont on les accable témoignent combien leur travers particulier est loin d’être un travers national : je parle du peuple anglais dans son ensemble, et je dis, ce qui n’est pas contestable, que la société constituée et que les mœurs telles que nous les voyons en Angleterre reposent sur le mariage d’inclination.
La richesse des Anglais n’a rien à faire à tout ceci. Si les hommes riches se mariaient seuls par amour, la société en Angleterre ne s’en apercevrait pas, la race surtout n’en serait pas modifiée; la civilisation dès lors n’en ressentirait aucune influence. Les familles anglaises sont nombreuses, on le sait, et dans chaque famille un seul est riche. L’important donc, c’est de savoir comment se marient les cadets, et comment se marient tous ceux qui ne sont pas riches. Eh bien ! à qui prendrait-il fantaisie de le nier? tous se marient par inclination et travaillent vigoureusement pour assurer le bien-être à la femme aimée. Comment ne pas voir qu’ici il y a concordance parfaite entre les moyens et le but, et que le plus complet développement de l’être est obtenu précisément par le meilleur emploi possible, par l’emploi le plus véritablement sage de la jeunesse? Il serait donc hors de propos de parler du positivisme d’une race chez qui la société est entièrement fondée sur le mariage d’amour, car c’est se méprendre étrangement sur l’application des mots, et il serait difficile de prouver que dans un pays où le mariage d’inclination est d’une observance presque aussi étroite que le culte du dimanche, l’argent ne lut pas en effet subordonné à l’amour.
Il reste donc constant que l’amour n’est pas, parmi les Anglais, la passion des gens de loisir, une sorte de luxe qu’on a pu surnommer « la poésie de la vie, » mais que c’est bien au contraire une des principales sources de la vie même, et qu’inséparable de ce que le travail a de plus opiniâtre et de plus énergique, c’est un des agens les plus puissans et les plus constamment actifs de la civilisation anglo-saxonne. Quel est en effet le premier mobile de ce livre de M. Reade, livre que je considère comme le daguerréotype des mœurs anglaises dans toutes les classes? L’amour seul. La présence de ce sentiment est nécessaire à tous les acteurs du drame pour établir leur rôle. Frank Winchester, George Fielding, Meadows, tous sont poussés vers un certain but par la passion, et même au fond de l’ardente charité de M. Eden on découvre l’intarissable regret d’un amour vaincu par la mort, comme à la source de la corruption de Tom Robinson se trouve la rage provoquée par un amour trahi. Le but de George Fielding est, on le sait, Susan Merton. Pour gagner les mille guinées qu’il doit rapporter au père de sa fiancée, George suit Frank Winchester en Australie. Au début, il tente les chances de la vie pastorale, et se trouve bientôt ruiné; survient Tom Robinson, qui, d’après une expérience déjà acquise en Californie, où il a fait un assez long séjour, lui propose de mener la vie du chercheur d’or. George résiste pendant longtemps; il s’acharne à vouloir arriver à son but par ce qu’il appelle « un labeur honnête. » Une circonstance fortuite cependant vient à l’appui des idées de Robinson, et un petit gisement aurifère est découvert. A dater de ce moment, on le devine, il n’est plus question du commerce des troupeaux, et toutes les énergies se concentrent sur l’acquisition du métal précieux. Ici se trouvait un écueil que M. Reade a fort bien reconnu et évité. Il eût été d’une moralité douteuse de faire échouer tous les efforts honnêtes et consciencieux de George, et de lui laisser devoir sa réussite à un coup du sort; aussi l’auteur a-t-il bien soin ici de proportionner la somme de ce qui se dépense à celle de ce qui se gagne, et de ne rien accorder à son héros que ce qui lui est largement dû en paiement de l’infatigable énergie qu’il déploie.
Non-seulement nos deux travailleurs ont à lutter contre la nature pour lui arracher son trésor et à se consumer dans des fatigues sans bornes et sans relâche, mais ils ont bientôt à lutter contre des dangers extrêmes qui les environnent à chaque pas. Ils ont des ennemis dans la mine, et ces ennemis deviennent vite les associés de l’agent de Meadows, dont le but est d’empêcher le retour de George en Angleterre, ou bien d’empêcher qu’il ne puisse emporter sa fortune avec lui. Une fois en effet ils sont volés, et tout est à recommencer. Trois ou quatre fois ils échappent à une mort qui paraît certaine; enfin c’est presque par miracle qu’ils parviennent à quitter l’Australie et à regagner l’Angleterre, où les intrigues de Meadows sont déjouées par la présence de George Fielding, et où celui-ci finit par épouser la femme pour laquelle il a vaillamment dépensé toute l’énergie dont la nature l’avait doué, et pour laquelle il a été constamment prêt à sacrifier son existence, convaincu que l’existence sans cette femme ne valait pas qu’on prît la peine de la conserver.
Ne serait-il pas à propos de sérieusement examiner si ce n’est point là ce qui s’appelle bien employer sa jeunesse, si ceux qui osent ainsi « prodiguer la vie » ne sont pas les vrais sages, si de pareilles « prodigalités, » en centuplant la valeur de l’homme, ne dotent pas d’incalculables richesses les générations qui procéderont de lui, et si les races dont les mœurs encouragent un pareil développement d’activité mis au service d’un désintéressement pareil ne tendent pas davantage chaque jour à ce qu’on puisse dire d’elles que « rien ne leur est impossible[2]? » N’oublions pas ici ce mot d’Emerson : « le motif, le but de tout ce qu’entreprennent les Anglais au dehors n’est au fond que la plus absolue sécurité de leur indépendance chez eux. Leur apparente expansion universelle n’est par le fait qu’une façon de se rendre plus possible leur réelle concentration sur leur home. »
Le premier héros du livre de M. Reade, George Fielding, apparaît donc comme le type de cette très grande majorité de la jeunesse anglo-saxonne de toutes les classes, qui voit dans l’union avec la femme aimée le but de la vie, qui ne marchande aucun effort, aucun sacrifice pour atteindre ce but, et qui regarderait au contraire la subordination d’un sentiment à un simple intérêt comme une sorte d’avilissement. Dans Frank Eden, le second héros du récit, nous avons la personnification de la volonté mise au service de la justice et du droit, de cette espèce de volonté générale et indigène qui est comme l’atmosphère naturelle du peuple anglais, qui est en lui et autour de lui, qu’il respire et qu’il exhale, et qui seule lui vaut sa domination sur des empires immenses. C’est à cette volonté que l’Angleterre doit tout, et il n’est point d’Anglais ni d’Anglaise qui en soient dépourvus. « La race saxonne est une force, » a dit un écrivain que nous venons de citer, et il faudrait ajouter qu’elle l’est surtout parce qu’elle veut l’être.
« La douceur qui a progressivement agi sur les mœurs depuis les temps barbares, dit Emerson avec une justesse extrême, n’a pas entièrement réussi à effacer chez l’Anglais sa descendance d’Odin. Le peuple garde quelque chose de dur, de résolu, d’animal, qui gît au fond de sa nature, comme les physiologistes prétendent que la structure rudimentaire du tigre se retrouve transformée chez le Caucasien... L’Anglais a plus d’énergie physique que tout autre homme créé. Ces fils d’Albion estiment, avec Henri IV, que les exercices du corps sont l’origine de la vigueur morale, et par conséquent de cette supériorité d’esprit qui fait qu’un être en domine un autre. » Ce caractère se retrouve dans M. Eden, dans ce chapelain de prison dont la vie entière est une œuvre de mansuétude, et dont la charité et la sainteté ne seraient point déplacées à côté de ce que les annales des missions catholiques renferment de plus admirable. L’erreur du point de départ admise, tout ce qui suit est d’un chrétien des premiers âges, et dans ce goal-chaplain il y a l’étoffe d’un martyr. Grâce à une piété exaltée et à l’énergie du caractère national, Frank Eden est prêt à tout entreprendre et à tout supporter pour la foi, pour le droit, pour son devoir, parce qu’il a une surabondance de force qui le pousse à tout surmonter et à tout dompter. C’est un soldat chrétien au fond duquel se retrouve le « descendant d’Odin » dont parle Emerson.
Dans la peinture qu’il trace d’une visite à Broadlands chez lord Palmerston, un Américain, d’humeur sédentaire sans doute, raconte que le lendemain de son arrivée[3] le noble vicomte lui proposa de faire un petit tour à cheval avant le dîner. « Je vous montrerai la New-Forest, dit sa seigneurie. — Est-ce loin ? demanda son hôte. — A une dizaine de milles seulement. — L’Américain s’excusa. — Est-ce qu’il y aurait de quoi vous fatiguer dans un tour de galop de cette sorte? » demanda le ministre. Ceci se passait à la fin de 1850, et lorsque lord Palmerston s’étonnait qu’un « tour de galop d’une vingtaine de milles (aller et retour compris) » pût compter pour une fatigue dans les autres détails de la journée, il avait plus de soixante-sept ans, et devait chaque jour, comme ministre des affaires étrangères, défendre sa politique contre les incessantes attaques de l’opposition. A vrai dire, chez lord Palmerston plus que chez qui que ce soit se retrouvent les caractères de sa race, et sous quelque forme qu’il apparaisse, orateur, ministre, man of business, homme de salon, vous découvrirez toujours la « structure primitive » de l’espèce à laquelle il appartient. On peut ne pas partager toutes les idées politiques de lord Palmerston; on ne peut lui refuser deux choses : d’être un des hommes les plus remarquables de notre époque et d’être l’Anglais le plus Anglais qui existe. Or l’entrée en scène de M. Eden le désigne comme un membre de cette même famille.
« J’ai accepté par intérim la place de pasteur de ce village, dit Eden à miss Merton à leur première entrevue, et je la remplirai jusqu’à ce que vous ayez un desservant attitré; mais je ne pourrai pas être ici tous les jours, attendu que j’ai ma paroisse à moi à diriger, et que pour venir ici il me faudra chaque fois faire trente milles à cheval. » Dans ces paroles éclate ce qui constitue la supériorité de M. Eden, la réunion de toutes les qualités distinctives de la race saxonne. Il en a non-seulement l’énergie, il en a aussi la bienveillance et le désir de venir en aide à ses semblables, qui font dire à Emerson que « les deux sexes coexistent toujours au fond de l’individu anglais[4]. » A peine a-t-il visité une fois les pauvres du village avec miss Merton qu’il s’attaque à elle-même, et avec une douceur sans égale l’amène à lui confier ses chagrins. À dater de ce jour, il s’établit entre M. Eden et Susan Merton une de ces fortes amitiés qui n’existent guère, croyons-nous, en dehors des pays peuplés par la race anglo-saxonne, mais qui, disons-le à son éternel honneur, paraissent à celle-ci ce qu’il y a de plus naturel au monde.
Ce que Frank Eden est pour miss Merton, il le devient aussi pour chacun des malheureux auprès desquels plus tard l’appelle son devoir comme chapelain de la prison de***. Aucun d’eux ne lui résiste, car tous finissent par être réellement convaincus de l’intérêt que leur porte M. Eden ; ils sentent que cette sympathie est véritable, genuine, et que ce qu’ils font de mal afflige sincèrement et au fond de son cœur l’homme que son ministère place à leurs côtés, et dans lequel ils commencent par ne voir qu’un « clergyman comme un autre. » De tous les prisonniers avec lesquels M. Eden a des rapports, le plus récalcitrant est Tom Robinson, d’abord parce qu’il croit que le sort a été injuste envers lui, que ce qu’il souffre est plus qu’il n’a mérité, et ensuite parce qu’il a été victime de la lâcheté du prédécesseur de M. Eden, lequel n’a pas osé le défendre près du gouverneur de la geôle. Tom met toute la force de son caractère et de son intelligence vraiment grande à résister à M. Eden, et il lui résiste en effet. Pendant assez longtemps, le chapelain ne sait comment se mettre en communication avec le voleur, qui ne veut même pas échanger une seule parole avec qui que ce soit, et qui se montre absolument impénétrable à tout ce qui vient du dehors. « Je n’aime pas vous voir entrer chez celui-là, monsieur, dit un jour à Frank Eden un des porte-clés dont il s’est concilié le bon vouloir. — Pourquoi ? demande le chapelain. — Mais, monsieur, s’il allait essayer de vous assommer ? (If he should pitch into you ?) — M. Eden sourit. — Il aurait en ce cas affaire à quelqu’un de deux fois plus fort que lui, et de plus élève de Bendigo[5] ! Ne perdez donc pas la carte, Evans, avec vos frayeurs. »
Ici nous retrouvons le hardi lutteur qui, quel que soit l’événement, est toujours prêt à y faire face. C’est l’Anglais dans toute la force du terme, celui dont Shakspeare a dit : I dare do all that should become a man ; who dares de more is none (j’ose tout ce qu’il convient à un homme d’oser ; celui qui ose davantage n’en est pas un). La lutte que va entreprendre M. Eden contre le brutal gouverneur de la geôle, M. Hawes, réclame d’ailleurs une énergie indomptable. M. Hawes est la personnification de la volonté mise au service de l’égoïsme. La force, la capacité de vouloir y sont, mais la direction en est fausse, et la force ne sert qu’au mal. M. Hawes est arrivé au gouvernement de la prison de *** après un certain capitaine irlandais nommé le capitaine O’Connor, le meilleur homme du monde, et sous les ordres duquel on n’a cependant pas constaté que les affaires allassent trop mal ; mais son successeur est un de ces hommes qui ne veulent, sous aucun prétexte, emboîter le pas de qui que ce soit, — et ne pas faire ce que faisait son devancier, celui-ci fît-il bien, est aux yeux de Hawes un mérite dont il s’empresse de tirer gloire. M. Hawes, on le voit, est le « descendant d’Odin » tout entier. Il sort, non modifié par le travail de huit siècles, de ce « premier bateau plein de barbares » dont parle Emerson, de ce bateau de pirates scandinaves « auxquels, dit-il, remontent cependant plus ou moins tous les ducs et pairs et tous les chevaliers de la Jarretière d’aujourd’hui. » M. Hawes en est encore à ses origines; le Norseman brutal, féroce, rusé, le vrai barbare enfin, est entier, non atténué. Faites porter sur cette nature certaines influences bienfaisantes, modifiez-la, élevez-la mieux, et vous en tirerez encore quelque chose, car l’étoffe manque peut-être moins qu’on ne croit. De pareilles organisations ne pèchent point par ce qui paraît être la plus fréquente cause de leurs torts. Ce n’est point leur force qu’il faut accuser de leurs méfaits, — la force n’a jamais été, ne sera jamais un mal; — c’est la médiocrité de leur intelligence qui est leur défaut, et c’est par leur énergie au contraire que l’on pourrait en faire d’utiles citoyens. Malheureusement entre Hawes et Frank Eden la lutte éclate au premier choc, et il ne peut être question que de vaincre le gouverneur de la prison, nullement de le modifier.
Je ne connais rien qui soit plus caractéristique, plus anglais que la scène où bien définitivement le chapelain déclare la guerre à son supérieur. Il n’y a évidemment qu’un pays au monde où pareille scène puisse se passer, qu’une race où les hommes se vouent avec cette détermination à ce qui personnellement ne les regarde pas. « Ils mettent, dit Emerson, une ardeur incomparable à poursuivre un but public. Ainsi des particuliers font preuve, à propos de n’importe quelle recherche ou quelle entreprise, de la même opiniâtreté qu’a montrée la nation dans ces éternelles coalitions où elle attirait toute l’Europe contre Bonaparte, et dont elle ne se lassa que lorsque la sixième eut enfin abouti. » La justesse de cette observation ressort d’une manière frappante dans toute la lutte que soutient Frank Eden contre le directeur de la geôle de... Ce dernier commence par parler de son autorité, son adversaire lui oppose celle de la loi ; Hawes prétend l’éluder, Eden menace du home-office; Hawes hausse les épaules, et le clergyman finit par prononcer le grand mot, « l’appel à la nation » appuyé par une forte somme que lui-même mettrait au service des prisonniers sortant de la maison de détention, afin qu’ils puissent intenter un procès au gouverneur. A d’aussi pratiques menaces, Hawes ne sait trop que répondre, et il sent qu’il lui faudra ne négliger aucun moyen de défense. Mais n’admirez-vous pas cet Anglais qui se passionne ainsi, et qui donne son temps, son énergie et sa bourse pour qu’un principe qu’il regarde comme sacré ne soit pas violé? « Qu’est cet homme-là pour Hécube, et qu’est Hécube pour lui pour qu’il s’émeuve de la sorte? » dit Hamlet; mais pour l’Anglais la loi, c’est lui-même, et la subsistante impunité d’une illégalité est une offense à lui-même à travers sa nation, — c’est la possibilité de maux qu’il est résolu à ne jamais supporter. L’Anglais sait si bien qu’il est gouverné dans son intérêt, et que la plus haute et la plus grande de ses institutions politiques, si grande et si haute qu’elle soit, est faite pour protéger le plus chétif, le dernier des sujets de la couronne qui l’invoquera, qu’il en use familièrement avec ceux-là qui, chez les peuples du continent, paraissent les plus formidables pouvoirs. Un ministre! qu’est-ce aux yeux d’un Anglais, sinon le premier serviteur de l’état, c’est-à-dire des individus dont la réunion constitue le corps politique? La reine elle-même, si respectée qu’elle soit, si éloignée dans la pensée de ses peuples fidèles de la sphère des mortels ordinaires, n’est en somme, et dans les cas extrêmes, que le dernier refuge de tout plaignant, que la suprême justicière et que l’incarnation du droit. Elle est regardée comme injustitiœ incapax. Et « l’appel à la nation, » que veut dire cela pour qui n’est ni membre de la chambre des communes, ni placé d’aucune façon à ce qu’une tribune s’ouvre devant lui, et lui offre une facilité naturelle de communiquer avec le public? Quel est pour ce qu’on nomme le premier venu le sens de ces mots : « en appeler à la nation? » Et comment un homme isolé, sans illustration et sans fortune par exemple, pourrait-il se flatter d’associer tout le pays à sa cause? Le moyen en est simple, et n’est pas ce qu’il y a de moins remarquable dans les mœurs anglaises. Quiconque a quelque chose à dire à la nation anglaise peut le lui dire, et si pauvre, si faible, si obscur qu’il puisse être, la nation entière prêtera l’oreille à son discours, si ce qu’il a à dire en vaut la peine. Seulement l’Angleterre est toujours pressée; elle donne son argent volontiers, elle ne donne son temps qu’à bon escient, car donner son temps, c’est donner implicitement sa volonté de vous venir en aide par ses actes, et si vous parvenez à lui prouver qu’elle vous doit réellement son appui, elle ne vous le marchandera certainement pas.
« En appeler à la nation, » cela signifie écrire au Times. Le Times est le signe visible de la solidarité de l’individu anglais et de la nation anglaise : c’est là sa première et sa plus évidente importance; c’est ce que sait aussi M. Eden quand il entame sa lutte avec M. Hawes. Pour clairement montrer au lecteur français quelles sont les garanties du sujet anglais en fait de sécurité et de liberté, je ne voudrais que le faire suivre pas à pas les incidens qui se passent entre le moment où Frank Eden débute comme chapelain à la geôle de *** et celui où, vaincu par les preuves qu’il a amoncelées des illégalités commises par Hawes, le home-secretary, représenté par un inspecteur détaché exprès à la prison de ***, en expulse M. Hawes, et le punit sommairement par la perte de sa place de l’arbitraire qu’il s’est permis depuis si longtemps.
C’est un véritable roman que cette guérie du chapelain et du gouverneur de la geôle, et on trouverait, parmi les élémens dramatiques ordinaires de la littérature de fiction, peu de choses plus capables de passionner le lecteur. On s’associe à la victoire remportée par M. Eden sur Hawes presque comme à une chose qui arriverait à soi-même; on en est heureux, non-seulement parce que c’est la victoire de ce qui est bien sur ce qui est mal, mais parce que cette victoire est une preuve que ce qui est le plus honnête peut aussi être le plus fort. Or l’union de la force et de la justice est une des idées qui satisfont le plus l’esprit humain, et que ses prétendus docteurs, du moins ceux de notre temps et de notre pays, se plaisent à lui présenter le moins souvent.
Frank Eden est donc à notre sens un type qu’on ferait fort bien d’étudier, si l’on veut savoir à quel point et avec quelle persistance s’incarne dans l’individu anglais ce que nous avons appelé l’indomptable volonté nationale. Quand on se sera rendu familier avec ce personnage du livre de M. Reade, on verra avec évidence quelques-unes des raisons qui font que la race saxonne est une force.
Arrivons au troisième héros de M. Reade, Tom Robinson, le voleur, le détenu, celui pour qui semble surtout fait le titre du livre : It is never too late to mend. Tom Robinson est le personnage le moins exclusivement anglais du roman. C’est l’Anglais dans lequel germe déjà le travailleur transatlantique, the possible American; c’est l’homme dont une civilisation excessive a faussé la nature, et qui ne se redresse que dans les luttes de l’existence primitive. Tom, en qui l’intelligence est très au-dessous de l’ordinaire, pressent, depuis un jour où l’état, pour une assez légère faute, lui a procuré certains loisirs en Californie, qu’il y a des pays où la société est constituée de façon qu’il puisse y trouver une place, mais que cette place, il ne la trouvera jamais en Angleterre. Dès qu’il entre en scène au premier chapitre, c’est pour prêcher l’émigration.
« Vous êtes tous ici, vous autres! dit-il à George Fielding et à son frère William ; vous ne savez même pas, par rapport au travail et à la rétribution, la valeur des termes dont vous vous servez. L’autre jour, j’ai entendu un de vos gros niais de laboureurs dire que le squire était le meilleur des hommes, attendu que ledit squire lui donnait souvent, à lui, une journée de travail ! Or moi, j’estime que c’est bien au contraire cet imbécile de piocheur qui donne ses journées de travail au gentilhomme, car pour celui-ci cette même journée vaut et rapporte cinq shillings, et il la paie un shilling au laboureur!
« William se gratta la tête. Il comprenait à moitié, mais c’était une idée bien nouvelle pour lui.
« — Ah ! je vous le conseille, dit notre républicain en herbe, tâchez un peu de vous nicher cela dans la tête ! Et puis, quant à vous, George, ajouta-t-il en se tournant vers le frère aîné, venez-vous-en bien vite là-bas, où toutes les chances sont pour l’homme qui sait travailler. L’Angleterre est le premier pays du monde, si par bonheur vous avez épousé la fille d’un duc, et que de votre côté vous ayez cinquante mille livres sterling de rente et trois châteaux ; comme cela, d’accord, c’est parfait ! Mais ce pays-ci est tout simplement le fond de la Mer-Morte elle-même à celui qui n’a pas le sou! Ainsi, voyons un peu, George, plantez-moi là vos vilains arpens de terre, dont vous ne retirerez jamais rien; ramassez comme vous le pourrez cinq cents guinées, emportons avec nous une cargaison de peajackets et des sacs pleins de pièces de quatre sous, quelques outils, du courage, de la santé, de bons bras, et, je vous en réponds, nous remplirons bien lestement nos poches de l’autre côté de l’Atlantique.
« — J’aime mieux du pain sec en Angleterre que de la bosse de bison en Californie! fut la réponse. Puis je ne saurais vivre avec tout ce monde étrange qui va là-bas. »
Ici, remarquons-le, le mode d’expansion n’est plus identique. Ce qui attire Robinson hors de son pays, c’est le besoin de l’activité quand même; ce qui attire George Fielding, c’est l’amour. Frank Winchester lui dit : « On ne va pas en Australie pour y mourir, on y va pour gagner de quoi revenir épouser la femme qu’on aime. » Ce langage, George le comprend, et il part avec Frank Winchester, qui fait la même chose que lui ; mais Robinson, — qui prêche la supériorité du monde nouveau sur l’ancien simplement parce qu’à l’inverse de ce qui se pratique dans le premier, c’est dans le dernier l’homme qui règne et l’argent qui se soumet à la valeur et à l’énergie humaines, loin de les primer tous les deux, — Robinson lui parle un langage que le fermier du Berkshire ne comprend pas. Fielding, Frank Eden, Susan, Frank Winchester, tous ceux-ci sont de vrais Anglais, tels qu’on a pu les connaître jusqu’à présent; Robinson, lui, est autre chose : c’est l’Anglais tel qu’il devient peu à peu, tel qu’il deviendra tous les jours davantage; c’est, je le répète, the possible American. «Il y aura tous les jours plus de ces hommes-là, » dit quelque part M. Reade.
Ce qu’ont pu être les erreurs de la vie passée de Tom, l’auteur ne l’indique pas d’une manière précise, mais il nous laisse volontiers supposer qu’elles sont le résultat d’un certain manque d’harmonie entre les conditions d’existence de l’individu et celles du milieu dans lequel il se meut. Il n’est nullement question chez Tom de perversité proprement dite. Chez lui, le sens appréciateur ne fait aucunement défaut, mais les notions à apprécier lui ont été présentées d’une singulière façon. On ne l’a pas élevé du tout. Il a traversé les années sans autre guide que ses instincts. Il est essentiellement un homme d’action, un de ces « hommes de proie » que dépeint Emerson, et qui demandent volontiers leur vie aux prices de chaque jour. Mettez à ces gens-là la date de 1066, vous aurez les aventuriers qui avec Guillaume allèrent à Hastings, et après les travaux de la conquête jetèrent les assises de la société anglaise; mais faites agir de pareils déprédateurs en 1858, et vous arrivez immédiatement à ce qui ne peut coexister avec la société actuelle, à ce qui est nécessairement hors la loi. Maintenant modifiez les conditions extérieures, mettez l’espace devant des natures que trop de barrières seules gênent, et qui franchissent les lois bien plutôt par besoin d’expansion que par brutalité, stupidité, cruauté, ou quelque autre perversion que ce soit de cœur ou d’esprit. À ces natures-là (et la race saxonne en fournit par milliers) ouvrez, je le répète, l’espace; faites que les capacités du sol dépassent au centuple les capacités du laboureur, et vous verrez l’homme se transformer, se mettre en équilibre avec ce qui l’entoure, et atteindre à son développement normal et complet. Ce sera l’homme d’il y a mille ans revenu à son point de départ, mais ne trouvant plus son milieu social en désaccord avec son énergie, et pouvant à la fois, comme à son origine, s’associer directement à la nature et lutter avec elle. « Tom Robinson, dit M. Reade, était doué d’une intelligence rare; il possédait ce courage et cette force qui se manifestent au dehors et par une constante série d’actes : il manquait au contraire de la dure et patiente fortitude qui agit peu, concentre au dedans toutes ses sensations et supporte beaucoup. »
À ce caractère actif et impatient avait manqué l’éducation, qui prévient et empêche les fautes, et le genre de punition qui les suit était précisément le contraire de ce qui, dans un cas pareil, pouvait amener une amélioration sérieuse. Ceci, M. Eden le comprend. Il s’attache à Tom, fait travailler son intelligence, le persuade de la sincérité, de la sympathie qu’il lui témoigne, lui montre la possibilité de racheter tout son passé, de se créer une position supportable par l’honnêteté et le travail, et l’envoie, homme régénéré, dans le monde nouveau des colonies.
Tom Robinson, qui est le moins absolument anglais des héros du livre de M. Reade, n’en est pas le moins intéressant, car il est le trait d’union entre l’ancienne et la nouvelle Angleterre. Il est ce que dans cinquante ans seront les générations anglo-saxonnes des colonies océaniques. Il représente la volonté appliquée à l’œuvre de la régénération morale et sociale ; il est la forme dans laquelle s’incarne ce principe d’expansion qui atteste la persistante vitalité britannique, et dont le mode est l’émigration. Ce vagabond, ce malfaiteur de la mère-patrie, dans lequel il y a l’étoffe d’un honnête homme, d’un homme d’ordre, d’un bon citoyen aux colonies, prouve la vigueur non diminuée par le temps, la jeunesse durable de la race saxonne, et la possibilité que lui offrent ses mœurs, ses institutions et ses lointaines possessions territoriales d’ouvrir un monde nouveau aux énergies, aux besoins, aux aspirations de nations nouvelles.
On est ainsi amené à la conclusion naturelle du livre de M. Reade : c’est que l’expansion est la loi de la race anglo-saxonne. Le jour où elle cessera de tendre vers le dehors, son principe vital ne l’animera plus, sa fin pourra être prédite. La plus conservatrice, ou, si l’on aime mieux, la plus féodale même de ses institutions se lie si indissolublement à son esprit d’aventure, que si demain se trouvaient supprimées les colonies et l’Inde, on pourrait calculer, à quelques années près, ce qu’il faudrait de temps pour rendre impossible la chambre des lords. Faites qu’un monde nouveau ne sollicite plus les énergies et le trop-plein de vitalité des trois quarts de la race, de tous les cadets de famille par exemple, et la loi de primogéniture en sera le prix; détruisez la loi de primogéniture, et non-seulement l’aristocratie anglaise s’éteindra, mais le mariage d’inclination ne sera plus la base de la société, la sève ne circulera plus librement comme à cette heure à travers toutes les veines du corps national, et ses généreux élans entravés, sa jeunesse flétrie, la vigueur de, la race même serait atteinte. Tout est important quand il s’agit d’un peuple dont le souverain compte trois cents millions de sujets, dont tout annonce que la véritable impulsion au dehors commence à peine. « L’Anglais, dit Emerson, n’a jusqu’ici montré que la moitié de sa force. Ces Bretons sont capables de tout, et si un jour la guerre de races (tant annoncée, et qui deviendrait une guerre d’idées, une lutte entre la liberté et le despotisme), si un jour cette guerre éclatait et menaçait la civilisation anglaise, ces rois de la mer s’embarqueraient encore une fois sur leurs forteresses flottantes, et trouveraient une nouvelle patrie et un second millenium de puissance dans leurs colonies. » C’est un digne fils de la Grande-Bretagne qui parle ainsi : reconnaître et expliquer si bien l’énergie de la race anglaise, lorsqu’on est soi-même citoyen américain, c’est montrer une véritable élévation d’esprit, c’est appartenir encore à la race dont il semble qu’on est séparé. Mais l’Angleterre à son tour a besoin d’envisager dans des vues plus libérales l’avenir du nord et du sud américains : elle doit prendre en patience et même en admiration une grandeur qu’elle ne peut arrêter, qu’elle n’a pas intérêt d’empêcher. Pourquoi essaierait-elle de gêner ou de discréditer chez un peuple issu d’elle ce qui a fait et ce qui fait chaque jour sa puissance et son rajeunissement à elle-même? l’Angleterre en effet, grâce à ses lois et à ses arts, est jeune encore; vous souvenez-vous du témoignage que lui rendait Mirabeau il y a plus de soixante ans, alors que, repoussant l’assertion étourdie d’un membre de l’assemblée constituante sur la perte prochaine de ce grand pays, il s’écriait avec son écrasante ironie : « l’Angleterre perdue! par quelle latitude, je vous prie, a-t-elle fait naufrage?... Je la vois au contraire active, puissante, sortant plus forte d’une agitation régulière, et venant de remplir une lacune de sa constitution avec toute l’énergie d’un grand peuple. » Ce qui se disait alors d’une loi de régence est aujourd’hui bien plus vrai d’une loi fondamentale, de cette réforme électorale dont l’Angleterre subit l’épreuve depuis bientôt vingt ans, sans que les forces vives de sa constitution aient été diminuées, sans que les élémens immortels qui en sont le ressort et l’âme aient cessé d’agir et de reparaître avec la même énergie.
Ces élémens, ce sont les anciennes conditions sociales de la vie anglaise et aussi la hardiesse d’action au dehors, la puissance d’expansion, de découvertes et de colonisation, qui tiennent à cette vie intérieure du peuple anglais. Que l’Angleterre conserve les principes sociaux et les institutions domestiques qui lui ont valu sa grandeur, mais qu’elle s’abstienne de contester ou d’envier à l’Amérique du Nord le droit d’imiter son action extérieure par une autre voie, et d’occuper aussi le monde inconnu ou barbare ouvert à ses entreprises. En cela, les États-Unis d’Amérique ne sont pas les ennemis de l’Angleterre, ils sont ses émules, ses délégués dans un autre hémisphère. Partant du même principe d’expansion démocratiquement développé, ils travaillent à la même œuvre de civilisation et de défrichement du monde, et rien ne fait supposer qu’avant des siècles peut-être ces deux fleuves, issus de même source, puissent se rencontrer ni se heurter.
Le choc en effet n’a pas eu lieu là où il semblait imminent. On a pu voir au contraire, dans cette occasion même, les deux nations reconnaître hautement leur identité de race. Le dévouement des hommes d’état anglais à leur pays est compris et respecté par les Américains. Un des serviteurs les plus actifs et les plus habiles de la politique anglaise, lord Elgin, jouit d’une incomparable popularité dans les états de l’Union. Il a pu sans combats regagner le Canada, l’assurer pour jamais contre une annexion qui ne saurait lui donner des lois plus libres, une sécurité plus entière que celle dont il jouit. Il a conclu entre les Yankees et l’Angleterre ce traité de réciprocité, le gage le plus intime qui ait jamais uni deux peuples indépendans. Un tel honneur, un tel résultat, sont dus, pour une grande part sans doute, à la sagesse de vues, à la dignité franche du négociateur; mais n’oublions pas non plus ce que pouvaient lui apporter de facilités et d’appuis son origine même et la nature à la fois identique et multiple des branches éparses de la race anglaise. Il appartenait à un descendant des Bruce d’inspirer confiance à l’esprit de liberté le plus avancé, de lui communiquer modération et justice, d’être en bon accord avec lui sans lui trop céder, comme il appartenait à tant de jeunes héritiers des anciennes familles de la libre Angleterre d’accourir aux Indes et d’y prodiguer leur vie aussi bien que les plus aventureux soldats de fortune. Les exemples que donne ainsi la vieille Angleterre, ses colonies les lui renvoient d’un bout du monde à l’autre. Le défenseur de Kars, sir Fenwick Williams, est un Anglais transatlantique, et l’homme dont la France, toujours noblement partiale pour le courage, admirait l’héroïsme au siège de Lucknow, le général Inglis, est un natif de la Nouvelle-Ecosse.
Cette puissante unité de la race anglo-saxonne, entretenue par l’usage comme par l’instinct de la liberté, cette force de reproduction qui la multiplie sur tant de points du monde, avec sa ténacité de travail, son indépendance de jugement, son besoin d’examen et d’équité, tout cela, malgré l’immortelle séparation consommée dès 1783, établit de grands rapports entre les deux côtés de l’Atlantique. Certaines qualités communes, les ressemblances et aussi la différence des institutions, la stérilité des luttes, et, sur de grands points, l’accord manifeste des intérêts, enfin cet esprit de conséquence pour les choses philanthropiques et généreuses, ce point d’honneur humain et social, plus puissant qu’on ne croit dans la politique toutes les fois qu’il y est entré, confirmeront, on ne peut en douter, le rapprochement des deux peuples. Ce progrès d’intime alliance facile à prévoir est un des grands faits du siècle dont nous avons déjà dépassé le milieu. Il appartient à la France, non de s’en inquiéter, mais de le pressentir avec certitude et de le faire entrer en considération dans les calculs de sa propre grandeur et de sa propre mission tutélaire sur l’Europe orientale et sur les races chrétiennes de l’Asie.
ARTHUR DUDLEY.
- ↑ Le mot se trouve dans une lettre manuscrite de Mirabeau, conservée à la bibliothèque d’Angers. Elle est écrite à un de ses amis sur la maladie de la fille de celui-ci.
- ↑ Voyez à ce propos, dans la Revue du 15 février 1858, l’étude de M. Esquiros sur l’Angleterre et la Vie anglaise, et les pages vraiment éloquentes où, en parlant du lancement du Leviathan, il se plait à énumérer, parmi les « qualités du génie anglo-saxon, l’énergie, la persévérance, le courage indomptable contre les choses. »
- ↑ Adventures of a raving diplomatist, by Henry Wikoff of New-York.
- ↑ « L’Anglais est plutôt viril que belliqueux. Quand la lutte est finie, le masque tombe, et tous les goûts domestiques reparaissent. Ce sont de vraies femmes par la tendresse de cœur. »
- ↑ Boxeur fort célèbre.