Du Romanesque dans l’esprit littéraire

DU ROMANESQUE
DANS
L’ESPRIT LITTÉRAIRE

POÉSIES ET SOUVELLES, par Mme  d’Arbouville.[1]


Il est facile de parler des auteurs dont on ne connaît que les ouvrages. On peut ne point penser à eux, et en les lisant s’occuper exclusivement de ce qu’on lit, ou si le genre de leurs écrits, le caractère de leur talent, ramènent naturellement l’attention sur leur personne, on cherche à se la représenter par hypothèse, et on la conçoit à l’image de leurs idées. Rien n’est moins sûr, je le sais, que cette sorte de conjectures ; nous ne ressemblons pas toujours à nos œuvres, et l’art est plein de feintise : bien habile qui ne s’y laisse pas tromper ; mais enfin c’est un attrayant effort d’esprit que de chercher l’homme dans l’auteur, et de remonter de l’effet à la cause. En tout cas, et si l’on se défie de ce genre de recherche, reste la ressource de n’avoir affaire qu’au livre, et l’on se met à l’aise avec la pensée écrite. On la juge en elle-même et pour ainsi dire comme une chose. S’il en faut dire son avis, on ne consulte que son intelligence et son goût, et l’on prononce avec une parfaite indifférence. Je doute que cette indifférence ajoute à la sagacité, tout au contraire, et là comme dans d’autres affaires il peut arriver que trop d’impartialité nuise à la justice. Cependant l’appréciation des ouvrages d’esprit devient plus difficile, lorsqu’ils viennent d’une personne que l’on a connue, et quand on rapproche à chaque instant par le souvenir sa vie de ses écrits et ses sentimens de ses pensées. On croit, on le voudrait du moins, la retrouver dans ce qui reste d’elle, et l’on est naturellement entraîné à la tâche compliquée de découvrir tous les liens mystérieux qui rattachent les affections, les émotions, les principes d’une personne, soit aux événemens de sa destinée, soit aux productions de son esprit. On s’efforce de décomposer et de recomposer tour à tour cette unité de la personne humaine, et l’on se pose irrésistiblement un problème qu’on ne serait pas en état de résoudre, quand il s’agirait de soi-même, car où est l’homme qui ait conscience de toute sa nature ?

Telle est cependant la tentation dont je sens que j’ai à me défendre en voulant entretenir le lecteur du recueil des écrits de Mme d’Arbouville. J’ai besoin de me représenter et combien l’entreprise serait difficile, et combien peut-être le lecteur s’étonnerait de la voir essayée, pour ne pas chercher dans ses œuvres l’image de son âme comme dans un miroir, pour ne pas faire l’effort de replacer dans le monde où elle a vécu, dans la famille où elle est née, au milieu de souvenirs pour moi pleins de douceur et de réalité, une jeune femme éminente par mille qualités, mais qui en devait quelque chose aux circonstances de sa destinée, et qui n’a fait qu’ajouter aux dons précieux de l’esprit et du cœur, largement départis entre elle et les siens, une faculté moins partagée, plus individuelle, celle de donner une voix harmonieuse au genre de pensées et de sentimens qui l’animaient et qui l’entouraient à la fois. M. de Barante, qui à tous les titres pouvait bien mieux compléter ainsi le tableau, me donne l’exemple d’un art plus discret et non moins fidèle. Dans une courte notice, il a dit, avec une justesse exquise et une simplicité touchante, tout ce qu’il était nécessaire d’apprendre au public sur celle dont on réunissait les œuvres pour lui. Il serait impossible de faire aussi bien, téméraire peut-être de faire autrement.

Ce n’est pas aux lecteurs de la Revue qu’il est nécessaire de rappeler le talent de Mme d’Arbouville. Ici, dans ces pages mêmes, on a donné à quelques-unes de ses meilleures compositions une publicité qu’elle n’osait affronter qu’à demi, et on lui a fait connaître le succès qu’elle ne cherchait pas. Chacun se souvient de ces nouvelles écrites avec tant d’émotion et de délicatesse, et que recommandent une rêveuse imagination, une sensibilité pénétrante, une diction gracieuse. Il serait aussi malaisé que superflu de les analyser. Ce qui touche ne s’oublie pas, et ce qui sait plaire ne se laisse pas toujours expliquer.

Peut-être serait-il plus à propos de chercher à caractériser le genre de littérature auquel se i-attachent les ouvrages de Mme d’Arbouville, et surtout l’ordre d’idées et de sentimens au sein duquel il a pris naissance. Tout cela appartient à une partie ou à une époque de la société qui pourra bien ne pas se répéter souvent, et voilà déjà un peu de temps que le talent a commencé à prendre d’autres voies. Les critiques de l’antiquité, qui ne craignaient pas le langage technique, disaient qu’il y avait comme des lieux littéraires, des topiques pour parler comme eux, ou plutôt des fonds de pensées distincts où pour chaque genre, dans chaque occasion, chaque auteur devait s’approvisionner. Ils ne laissaient guère au talent que l’originalité de la forme, et classaient sous diverses étiquettes les matériaux communs de toute composition. Nous ajouterions aujourd’hui, ce me semble, à leurs énumérations des articles qu’ils n’ont pas prévus, car à nos yeux il n’y a pas seulement pour l’écrivain des sources distinctes suivant les sujets et les genres, il y en a de différentes suivant les temps. Chaque époque renouvelle le trésor où le talent doit puiser. Non-seulement il s’élève par momens des opinions nouvelles, mais de nouvelles manières de sentir ce qui est de tous les temps. Ces variations de l’esprit et même du cœur humain, assez peu observées jadis, ne l’ont jamais été si bien que de nos jours. C’est une idée qui appartient à notre siècle que tout a son histoire, et la littérature, dans la succession de ses formes, n’est que la contre-épreuve des métamorphoses morales de cette changeante identité qu’on appelle la nature humaine.

S’il fallait désigner d’une manière superficielle, mais vraie, le genre auquel appartenait l’esprit de Mme d’Arbouville, on pourrait l’appeler le genre romanesque ; cependant ce mot serait loin de la faire personnellement connaître. Elle n’avait rien dans le monde, non plus que dans la simplicité de sa vie, qui rappelât le roman. La gaieté de sa conversation et la douce sérénité de son caractère et de son existence formaient un contraste agréable et piquant avec le tour rêveur et mélancolique que prenait sa pensée dès qu’elle remontait dans le domaine de l’imagination ; mais là elle se sentait à l’aise, et aucun calcul, aucun effort, aucune prétention ne se mêlaient à cette exaltation naturelle dont la trace se retrouve partout dans ce qu’elle écrit. Le romanesque, pour continuer à me servir de ce mot, n’est pas quelque chose d’uniforme, ni qui se produise dans toutes les sphères, à toutes les phases de la société. Par exemple, je soupçonne que jamais société n’a été moins romanesque que la société française en ce moment, et si elle l’était, ce serait assurément de toute autre façon que dans un autre âge. Aujourd’hui on appellerait de ce nom une excentricité fiévreuse et systématique à la fois, qui sacrifierait tout un monde à l’intensité de certaines sensations individuelles. Ce serait la toute-puissance donnée à une fantaisie, ce serait ce cri : un royaume pour un cheval, prononcé, non pour se sauver comme Richard III, mais en vue de se divertir comme don Juan.

Nos pères ont vu d’autres temps. Mme d’Arbouville était, comme on sait, l’arrière-petite-fille d’une femme remarquable dont Rousseau a fait un personnage historique en la plaçant dans le roman réel de sa vie. C’est à M. Saint-Marc Girardin qu’il faudrait recourir ici, et je voudrais bien qu’il récrivît la page qu’on va lire. Il dirait mieux que moi que Mme d’Houdetot, jetée au milieu du dernier siècle dans cette société dont on dit aujourd’hui tant de mal, peut-être parce qu’elle a donné naissance à la société actuelle, était une personne à la fois droite et tendre, capable de passion et remplie de pureté, une jolie âme, comme disait Mme d’Épinay. Avec tous les goûts un peu mondains de la société polie et cultivée où elle avait vécu, elle avait conservé ce besoin et ce culte de l’affection que l’esprit rend plus fine et plus délicate. Elle formait du dévouement et de la fidélité du cœur à un sentiment exalté, exclusif, l’idéal qui doit remplir la vie des femmes. Rousseau lui avait laissé de pénibles souvenirs. Clairvoyante sur ses défauts, sur ses travers, qui l’avaient effrayée et blessée, elle ne lui conservait qu’une faible part de l’indulgence qu’une femme accorde à celui qu’elle n’aime pas, quand il l’aime. Rousseau cependant avait exercé sur elle, comme sur toute la génération à laquelle elle appartenait, une vive influence. Il avait fait de l’amour une chose importante. Avant lui, l’amour, dans l’opinion commune, tenait bien plus d’une galanterie élégante que d’une passion profonde ; il ne prenait guère cette dernière forme que dans la tragédie. Les romans passaient pour des fictions assez frivoles. Je ne me rappelle pas qu’aucun de nos écrivains sérieux, surtout ayant la prétention de l’être, se fût complu en prose dans cette description et ce panégyrique de l’amour qui remplit tant de pages de Rousseau. Sans assurément lui rien ôter de son côté terrestre, sans assurément l’arracher aux instincts dont Platon s’efforçait de le délivrer, il l’associe cependant à la réflexion sur soi-même, à la méditation sur la nature et la morale ; il l’accouple à la philosophie, et par là, sans réussir, je crois, à faire de ses contemporains des sermonneurs aussi contemplatifs que les héros de la Nouvelle Héloïse, il est parvenu, dans un siècle où le plaisir et l’oisiveté tissaient tant de liaisons aussi peu dignes de sympathie que d’estime, à faire de l’amour, au jugement du monde, un sentiment respectable, dominant, sacré, qui a ses devoirs comme ses tourmens, qui peut à lui seul déplacer le but de la vie, et devenir comme la religion de certaines âmes. Le grand côté de Rousseau, c’est de prendre tout au sérieux, et c’est par là qu’il a fortement agi sur son siècle.

Avant le début du nôtre, il y avait dans le coin du monde de Paris où régnait l’esprit du précédent une disposition habituelle à tout développer par la conversation. L’empire de cette disposition dans notre pays, ses effets de toutes sortes n’ont peut-être jamais été exactement décrits. La conversation tantôt aggrave, tantôt atténue ; elle simplifie, elle complique ; elle calme, elle entraîne. Elle crée de nouveaux besoins de l’âme, et satisfait quelquefois ceux qu’elle n’a pas créés. Par elle, tout s’allume, mais tout s’exhale. La parole devient tour à tour un excitant et une diversion. Elle ajoute aux sentimens qu’elle exprime et souvent les contente en les exprimant. Dans ce qu’on appelle la société, elle peut cependant devenir une affaire sérieuse ; favorisée par l’oisiveté, elle en trouble quelquefois le repos, et transforme en émotions, en sentimens, en passions même, de simples aperçus de l’esprit. C’est en partie par la conversation qu’à la suite de la révolution française se forma, dans les âmes attristées et découragées, une sorte de théorie nouvelle de la vie et du bonheur. La rupture de beaucoup de liens sociaux et les subits changemens de fortune ne permettaient plus cette préoccupation des biens, des honneurs et des plaisirs, si puissante chez les heureux de l’ancien régime. L’enthousiasme de certaines idées s’était refroidi ; la foi dans les systèmes avait fait place à un sentiment contraire. On ne se sentait plus porté à confier la société aux entreprises de la pensée, et de ce côté le découragement avait supplanté l’espérance. On retombait naturellement sur soi-même. Les affections intimes reprenaient leur empire ; la vie individuelle paraissait comme le seul champ qui restât à l’activité de l’âme. Les affections avaient souffert, mais du moins elles n’avaient pas trompé. La douleur constate la sensibilité, et ne la dissipe pas. Aimer et réfléchir semblaient donc ce qui restait de mieux à faire ; l’on crut bientôt que dans le cœur seul il fallait chercher le bonheur. Là seulement les regrets avaient leur douceur, les mécomptes même n’humiliaient pas, et les émotions qui plaisent pouvaient innocemment atteindre au ravissement et au transport. L’imagination ajoute en effet beaucoup plus aux plaisirs du cœur qu’aux joies de la raison, et nos sentimens nous conduisent plus que nos idées sur le bord de l’infini. De là un goût de rêverie qui, issu du malheur et de la déception, conservait un caractère de vague mélancolie. La littérature en prit quelque chose, et l’on se souvient de la faveur qui s’est attachée quelque temps à la poésie comme à la philosophie rêveuse.

La mère de Mme d’Arbouville fut élevée auprès de sa grand’mère. Elle avait rapporté de l’île de France, où elle était née, un cœur simple et des impressions naturelles qui s’alliaient à un esprit délicat, facilement séduit par tout ce qui était sensibilité, enthousiasme, illusion. Elle aimait à observer, et elle observait avec finesse, quoiqu’une bonne moitié ou plutôt la moins bonne moitié de la réalité fût destinée à lui échapper toujours. Il n’y avait que les secrets du cœur qui ne lui échappaient jamais, et sa bonté attentive et diligente donnait le plus vif attrait à son amitié. On remarquait en elle un mélange de bienveillance et de fierté qui ne se rencontre guère au même degré, et cependant un penchant, je dirais presque une passion pour le dévouement, plus rare encore que tout le reste. Cette jeune personne distinguée tombait au milieu d’une société spirituelle et lettrée, et qui cherchait désormais dans les ouvrages d’esprit plutôt l’analyse des sentimens que l’exposition des idées. Elle se formait dans un monde où l’on avait souffert, où chacun avait gardé de la révolution de tristes souvenirs. Elle-même devait rencontrer dans sa destinée quelques causes de chagrin qui l’éprouvèrent sans l’abattre. Elle n’avait rien ni des préjugés de l’ancien régime, ni de ceux de la philosophie passée. Tout cela lui était comme étranger ; il n’en restait pour elle que cette liberté et cette modération d’esprit plus communes alors qu’aujourd’hui, et sa part de la tendance générale à préférer en tout l’imagination à la réalité et au raisonnement. C’est dans le monde de l’imagination qu’alors on aimait à vivre, dans ce monde où l’amour n’est que pureté et dévouement, la religion qu’espérance et consolation, la vertu qu’enthousiasme et bienveillance. Cette disposition, transportée dans la littérature, a déterminé le ton romanesque de certains livres, et amené ce je ne sais quoi d’élevé et d’indécis, de sublime et de vague, dont on a fait alors l’idéal de l’art et de la vie.

Tout ce mouvement intellectuel et littéraire approchait de son terme, lorsque parut un poète destiné à résumer une dernière fois et à peindre avec un incomparable talent cet état de l’âme humaine, qui à tant de charme unissait un peu de faiblesse. Les Méditations et les Harmonies en resteront l’immortel monument. La France a pu enfanter d’aussi grands poètes, je ne sais, mais aucun qui le fût ainsi. Peu d’ouvrages d’esprit ont produit autant d’effet sur l’âme des lecteurs. Destiné à être lu et relu dans la solitude, à prêter une voix secrète à des sentimens mystérieux, ce livre devait être le vrai penseroso de tous les jeunes esprits, surtout dans le sexe qui préfère les émotions aux idées et qui se plaît le plus au demi-jour de la raison. Les jeunes hommes d’alors commençaient peut-être à passer l’époque où cette poésie se fût emparée de leur âme tout entière. Leur imagination arrivait à désirer dans l’art des formes plus arrêtées, dans la pensée une foi plus distincte, le dirai-je enfin ? dans la passion une réalité moins voilée. Une pure et vague poésie ne suffisait pas aux ardeurs philosophiques des générations que j’ai bien connues ; mais elles auraient été bien mal douées, si elles n’avaient du moins en admiration rendu au poète ce qu’elles pouvaient lui refuser en sympathie. Les besoins de notre âme allaient au-delà, mais notre imagination ne pouvait s’élever au-dessus.

Chez les femmes, au contraire, la sympathie était sans limites ; l’effet fut intime et profond. Je sais des âmes pour qui tout date de là, et qui n’ont entrevu l’idéal que cette fois. Mme d’Arbouville appartenait aux générations que bercèrent les chants inspirés par Elvire. Ce fut sans aucun doute la poésie de M. de Lamartine qui, en passant par son cœur, donna l’éveil à son talent. Élevée dans cette atmosphère de sentimens exquis et purs, entourée dans la famille de sa mère d’âmes vives et délicates, que le bien seul et le malheur ont touchées, elle dut ressentir avec plus de puissance qu’aucune les émotions où se plaisait cette poésie, puisqu’au don de les éprouver elle unissait celui de les reproduire. De bonne heure, lorsqu’elle cessait à peine d’être une enfant, elle essaya des vers, et elle eut tout de suite de la pureté et de la grâce. Son premier recueil, le Manuscrit de ma Grand’Tante, prouve qu’elle composait sous l’empire d’un sentiment sincère, puisqu’elle voulait se cacher, et prêter à une vieillesse feinte les songes de sa jeune imagination. Elle est elle-même la jeune femme à qui apparaît l’ange de poésie, et qui lui répond :


« J’écouterai ta voix, ta divine harmonie.
Et tes rêves d’amour, de gloire et de génie.
Mon âme frémira comme à l’aspect des cieux ;
Des larmes de bonheur brilleront dans mes yeux.
Mais de ce saint délire ignoré de la terre
Laisse-moi dans mon cœur conserver le mystère.
Sous tes longs voiles blancs cache mon jeune front ;
C’est à toi seul, ami, que mon âme répond.
Et si dans mon transport m’échappe une parole.
Ne la redis qu’au Dieu qui comprend et console.
Le talent se soumet au monde, à ses décrets ;
Mais un cœur attristé lui cache ses secrets.
Qu’aurait-il à donner à la foule légère
Qui veut qu’avec esprit ou souffre pour lui plaire ?
Ma faible voix a peur de l’éclat et du bruit,
Et comme Philomèle elle chante la nuit.
Adieu donc, laisse-moi ma douce rêverie,
Reprends ton vol léger vers ta belle patrie. »
L’ange reste près d’elle ; il sourit à ses pleurs.
Et resserre les nœuds de ses chaînes de fleurs ;

Arrachant une plume à son aile azurée,
Il la met dans la main qui s’était retirée.
En vain elle résiste, il triomphe… il sourit…
Laissant couler ses pleurs, la jeune femme écrit.


Elle écrivit en effet, et d’une vie bien courte, mais unie et sereine, il reste du moins après elle le recueil précieux qu’une pieuse et fidèle tendresse a formé d’œuvres pleines de sentiment et d’esprit, qui sont bien d’une femme, quoique très peu de femmes les eussent égalées. Les vers de Mme d’Arbouville ont un vrai mérite d’élévation, de pureté, d’harmonie. On y sent beaucoup de facilité, qui n’exclut ni le soin ni l’élégance. Évidemment elle était par nature portée à concevoir poétiquement toutes choses. Cependant on apprend mieux à la connaître dans ses nouvelles, où elle se livre à ses propres conceptions et serre de plus près ses pensées. L’originalité est le mérite que les femmes qui ont le plus de talent atteignent avec le plus de difficulté. Mme d’Arbouville n’en manque point, ce me semble, et dans le cercle de sentimens où elle aime à s’enfermer, on est surpris de ce qu’elle montre d’invention, et d’un certain art de combiner des circonstances qui encadrent et fassent ressortir ses idées. Ses conceptions n’ont rien de commun, quoique les sentimens qu’elle veut peindre soient aussi vieux que le cœur humain. Le tableau est bien composé, le coloris est doux et vrai, l’expression est bien sentie, et encore que le dessin pût être plus ferme et plus précis, on sent une main qui sait peindre. Une chose frappe dans ces divers et charmans récits, c’est leur extrême tristesse. Mme d’Arbouville a été heureuse ; nous avons déjà dit que son esprit était animé, sa conversation enjouée, et son imagination, qui donnait du prix à mille petites choses, ne la portait pas à rembrunir les teintes véritables de la vie. En un mot, elle ne voyait point en noir, et sans les maux cruels qui ont abrégé ses jours, on aimerait à parler de son bonheur et de sa gaieté. Il n’est même pas impossible que si son talent avait pris ce chemin, elle n’eût réussi dans le roman d’observation par la finesse d’une moquerie spirituelle ; mais le côté poétique des sentimens l’a toujours de préférence attirée, et une imagination mélancolique semble avoir déterminé le choix de tous ses sujets. Elle se plaît dans la peinture de la douleur inconsolable et des situations désespérées. Ses héroïnes, pour qui sont faits tous ses romans, car elle n’y donne place au héros que parce qu’il est indispensable, Christine, Madeleine, Éva, Ursule, sont des élues du malheur et ont à lutter contre d’invincibles conditions de souffrance et de devoir. Si elle donne un de ses contes pour l’esquisse d’Une Vie heureuse, c’est une ironie quelque peu amère qui nous apprend que le bonheur s’achète au prix de la raison, et se réduit aux illusions d’une douce démence. Ce n’est pas là assurément le vrai de la vie : rien n’est tout à fait sans mélange, et la destinée humaine n’est pas telle que, pour la prudence même, la Grande-Chartreuse soit le plus sûr asile ; mais telle était la tendance de l’esprit romanesque dont j’ai essayé de rassembler quelques traits, celui d’une époque qui commence à reculer dans les nuages du passé, celui dont aimait à s’inspirer la nature humaine, plus pure et plus sensible alors que les événemens de nos jours ne l’ont laissée. Aujourd’hui on souffre moins et l’on se croit plus de courage, parce qu’on engendre moins de mélancolie, plus de raison, parce que, renversant le conseil d’Horace, on se soumet aux choses telles qu’elles sont, au lieu d’essayer de se les soumettre ; et mihi res, etc. La puissance d’imagination ne se témoigne que par l’effort de tirer parti à outrance des facultés qu’on se croit, et de leur faire rendre tout ce qu’elles peuvent donner. On ne rêve point de changer la direction du train, mais de le faire marcher à toute vitesse. Abuser de la réalité et pousser le positif à l’excès, voilà le roman dans l’art comme dans la vie. Heureusement il restera toujours des esprits qui iront ailleurs, et qu’un mouvement naturel entraînera vers le monde de l’idéal. Toujours ils se plairont à la peinture expressive des tourmens désintéressés du cœur, des luttes douloureuses du sentiment et du devoir, deux choses qui ne sont réelles, comme on sait, que pour qui le veut bien, car il dépend de l’égoïsme d’en faire des chimères. Toujours ils aimeront à compatir aux souffrances de ces âmes sublimes ou naïves qui ne se sentent au monde que pour croire et pour aimer. C’est dire que les compositions pleines de sensibilité et de charme de Mme d’Arbouville plairont toujours à des lecteurs délicats, et que ses écrits devront leur plus vif attrait à l’inspiration du cœur. Son talent fera aimer sa mémoire de ceux qui ne l’ont pas connue. Il sera la douce et triste consolation de ceux qui l’ont aimée.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. 3 vol. in-8o, librairie d’Amyot, rue de la Paix.