Du Rachat des Chemins de fer par l’État

Du Rachat des Chemins de fer par l’État
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 960-980).
DU RACHAT
DES
CHEMINS DE FER PAR L'ETAT

La question du rachat des chemins de fer par l’état est redevenue depuis quelque temps un sujet de graves préoccupations pour le public. Diverses causes ont ramené l’attention générale de ce côté : d’abord les discussions qui ont eu lieu sur les chemins de fer au sein du corps législatif dans sa dernière session, puis les critiques dont a été l’objet la loi de 1859, qui a réorganisé les concessions sur de nouvelles bases, enfin la-diversité des opinions émises sur le résultat de l’opération faite au mois de juillet 1860 par les soins de la Banque de France en vue de négocier les. obligations des compagnies.

La loi de 1859, qui a été essentiellement une loi de finance destinée à « sauvegarder l’esprit d’association, donner un nouvel élan à l’esprit d’entreprise et rétablir la confiance, prête à abandonner les chemins de fer[1], » n’a pas justifié les espérances qui reposaient sur elle. Cette loi en effet n’a rien changé à l’organisation financière des compagnies. On a cru parer aux dangers qui les menaçaient en divisant les concessions en deux réseaux[2] : on réservait au premier certains privilèges sur les dividendes, on donnait au second la garantie d’un minimum de revenu de 4,65 pour 100 pendant cinquante ans[3] : le but n’a pas été atteint. Dans une industrie où l’on est accoutumé à voir l’état intervenir constamment et imposer aux compagnies sa direction, le législateur ne s’était pour ainsi dire occupé que du passé. Quand on s’aperçut de l’affaissement produit sur les titres des chemins de fer par les effets de la loi de 1857, qui avait remanié les réseaux en faisant absorber le Grand-Central par deux. des plus puissantes compagnies, on voulut prévenir le danger que présentait cet état de choses. Il fallait, pour arriver à ce résultat, consolider le prix des actions. On a en conséquence réservé à l’ancien réseau une sorte de privilège sur les revenus qu’il donne, et la portée de cette réserve n’a peut-être pas été d’abord interprétée dans son véritable sens par les intéressés ; elle n’engage en effet en aucune façon ni l’état ni les compagnies, et laisse le champ libre à toutes les éventualités. La loi n’a donc pas résolu le problème financier qui lui a donné naissance, car la véritable question était d’assurer aux compagnies des moyens sûrs et réguliers de se procurer dans des conditions favorables les capitaux nécessaires a l’exécution des lourds engagemens auxquels elles ont consenti. Or l’aide que le gouvernement, dans sa juste sollicitude, a voulu leur prêter ne va pas plus loin que cette garantie d’intérêt de 4,65 pour 100, qui paraît devoir être effective, et cette garantie est inférieure au taux des emprunts des compagnies. Voilà sommairement ce qu’ont voulu établir des publications importantes dont il a été rendu compte dans la Revue[4]. La situation de la grande industrie des chemins de fer ayant été ainsi dévoilée le lendemain du vote d’une loi qui n’avait pas été précédé d’une discussion devant l’opinion publique, on ne doit pas s’étonner de l’émotion que causèrent des écrits qui, avec plus ou moins d’autorité, l’expliquaient et la commentaient.

Toutefois les propositions contenues dans ces écrits n’éveillèrent qu’un sentiment de curiosité : aucune ne put rallier toutes les opinions. Les anciens partisans de la construction et de l’exploitation des chemins de fer par l’état ont cru alors le moment opportun pour remettre en honneur des théories qui semblaient irrévocablement condamnées, et ils ont répandu l’idée que tous les problèmes financiers posés par l’achèvement et l’extension des réseaux de nos voies ferrées seraient résolus, si l’état expropriait les compagnies pour faire face à leurs engagemens avec son crédit, ses ressources de toute sorte, aidé aussi de la faveur publique, qui ne manquerait pas de s’attacher à une mesure où tous les intérêts trouveraient une ample satisfaction.

En 1848, cette idée du rachat des chemins de fer par l’état avait pu se montrer au grand jour ; elle faisait partie du programme financier du gouvernement provisoire et de la commission exécutive. Les compagnies, qui avaient traversé, de 1845 à 1848, une fatale période, ne voyaient dans la confusion universelle aucun moyen de parer à leurs embarras présens, de faire face aux embarras plus grands encore de l’avenir ; elles acceptaient cette dépossession à prix d’argent comme un remède héroïque qui devait les préserver d’une ruine complète. Le gouvernement et les compagnies étaient donc d’accord pour remettre aux mains de l’état le sort de cette grande industrie ; mais les préoccupations plus pressantes du moment, et peut-être aussi le défaut d’idées nettes chez le législateur qui devait consacrer ce rachat, firent écarter cette solution, et les compagnies purent continuer leur vie languissante jusqu’au jour où la loi de 1852, en donnant une impulsion vigoureuse à la reprise des affaires, aux travaux du commerce et de l’industrie, dota les compagnies d’une nouvelle existence, et leur ouvrit une large voie de prospérité qu’a malheureusement limitée, on a lieu de le craindre, la loi de 1859. Cette idée de l’expropriation des chemins de fer par l’état n’en a pas moins survécu à l’école qui l’avait patronée et aux circonstances qui ont pu en faciliter un moment la réalisation ; elle est demeurée dans beaucoup d’esprits, et, il faut l’avouer, elle est accueillie par une partie nombreuse du public, sinon avec faveur, du moins sans une trop vive répulsion. On ne lui oppose guère que des fins de non-recevoir. Il ne déplaît pas au public de penser, à ses momens perdus, que cette puissance des compagnies, qu’il s’exagère outre mesure, et qui lui porte ombrage, pourrait brusquement disparaître, et qu’il n’aurait plus en face de lui, pour la satisfaction de ses intérêts ou de ses plaisirs, qu’un serviteur toujours empressé et favorable, l’état, qu’on s’imagine devoir tout faire gratuitement. Ce serait une si belle chose que la gratuité des chemins de fer ! Essayons cependant de résoudre les problèmes que soulève cette question du rachat.

Les cahiers des charges annexés à la loi de 1859 s’expriment ainsi : « À toute époque, après l’expiration des quinze premières années de la concession, le gouvernement aura la faculté de racheter la concession entière des chemins de fer[5] ; » mais les partisans du rachat par l’état n’entendent pas se renfermer dans les limites tracées par la loi de 1859. Esprits absolus, ils font bon marché des cahiers des charges, ils demandent un rachat immédiat, ils sollicitent un véritable coup d’état industriel. Espèrent-ils que les embarras que peut causer l’achèvement du nouveau réseau seraient ainsi conjurés ? Quels sont donc les avantages qui pourraient résulter d’une pareille mesure pour le pays, l’industrie ou le trésor ? Aucun de ces grands intérêts, nous ne craignons pas de le dire, n’y trouverait de légitime satisfaction, et l’on va s’en convaincre.

L’article du cahier des charges qui réserve à l’état la faculté du rachat porte les clauses suivantes :


« Pour régler le prix du rachat, on relèvera les produits nets annuels obtenus par les compagnies pendant les sept années qui auront précédé celles où le rachat sera effectué ; on en déduira les produits nets des deux plus faibles années, et l’on établira le produit net moyen des cinq autres années.

« Ce produit net moyen formera le montant d’une annuité qui sera due et payée à la compagnie pendant chacune des années restant à courir sur la durée de la concession.

« Dans aucun cas, le montant de l’annuité ne sera inférieur au produit net de la dernière des sept années prises pour terme de comparaison. »


Pour comprendre l’économie de ces stipulations, nous croyons utile de les appliquer immédiatement, et nous prenons pour base des calculs à établir les recettes de l’exploitation des chemins de fer pendant le courant de l’année 1859[6].

Les chemins de fer ont produit en 1859 une somme de 387 millions en chiffres ronds. Les frais s’élevant en moyenne à 45 pour 100, il faut déduire de cette somme 175 millions ; il reste donc 212 millions pour revenu net. C’est ce revenu net de 212 millions que l’état doit racheter. Nous appuyons sur ce point, les cahiers des charges disent : « Pour régler le prix du rachat, on relèvera les produits nets annuels, etc. » L’état ne rachètera donc pas le capital représenté par les actions et obligations des compagnies au moment du rachat ; il capitalisera le revenu de ces titres. Or, le taux de cette capitalisation étant supérieur à l’intérêt que produit la rente, puisque les actions et obligations des compagnies donnent, à leur cours ordinaire, un revenu moyen de près de 6 pour 100, tandis que le cours de la rente ne représente qu’un intérêt variable entre 5 pour 100 et 3 1/2 pour 100, il en résulte que l’état fournira, en remboursement des titres des compagnies, un titre représentant comme capital une somme supérieure au titre auquel il sera substitué. Pour prendre un exemple, une action de la ligne de Paris à Lyon, produisant 54 francs de revenu, doit valoir 900 francs si on la capitalise à 6 pour 100 ; en la rachetant et la capitalisant à 4, 65 pour 100, c’est-à-dire avec de la rente 3 pour 100 à 70 francs, l’état donnera en échange un capital de 1, 260 francs. Le même calcul s’applique aux obligations. Nous devons supposer que l’annuité à servir par l’état sera représentée par du 3 pour 100, car, en constituant des titres spéciaux et particuliers dont l’expérience a démontré les inconvéniens, l’état courrait pour son crédit précisément les mêmes dangers auxquels il soustrairait les compagnies. Ne s’occupe-t-on pas en effet, pour arriver à l’unité de titre de la dette publique, de la conversion du 4 1/2 en 3 pour 100 ? En outre, en fixant à 70 fr. le taux auquel serait compté ce 3 pour 100, nous nous tenons en dehors des fluctuations du cours de la Bourse, que mille circonstances imprévues, sans parler de la mesure même du rachat, peuvent dominer ; nous prenons la moyenne de l’émission des emprunts faits dans ces dernières années, qui donne à peu près ce chiure. Nous sommes d’ailleurs amené à le prendre pour base de nos calculs par une autre considération qui, nous l’espérons, paraîtra importante : c’est qu’il représente, a 1 centime près, le taux de la garantie de 4, 65 accordée par l’état aux compagnies. Le 3 pour 100 à 70 fr. produit en effet 4 fr. 66 c. pour 100 d’intérêt.

Sur ces données, procédons à l’opération du rachat : 212 millions de revenu rachetés en 3 pour 100, au taux de 70 francs, représentent un capital de 4 milliards 947 millions de francs, auxquels il convient d’ajouter[7] la somme à emprunter à dater du 1er janvier 1860 pour terminer les réseaux, soit 2 milliards 500 millions : en tout sept milliards quatre cent quarante-sept millions, voilà quel serait le coût du rachat des chemins de fer actuellement concédés ! On verra plus loin comment ce chiffre doit s’accroître encore ; mais il faut calculer avant tout ce que cette somme peut produire dans les mains de l’état.

La première conséquence du rachat sera évidemment un abaissement dans les tarifs, abaissement déjà réclamé des compagnies par le gouvernement lui-même. Il portera d’abord sur les matières premières, la houille, le coton, la laine, le chanvre, le lin, les minerais, les matériaux de construction, les engrais, les céréales, etc. On peut s’assurer que, sur la masse générale des transports opérés sur toutes les lignes, ces matières premières donnent le tiers au moins du trafic total, soit, pour l’année qui nous sert de type, une somme de 130 millions environ. Si l’on concède une diminution de 40 à 50 pour 100 sur les tarifs actuels, il faudra constater de ce chef un déficit de 55 ou 65 millions. Ce n’est certes point exagérer que de porter à 40 ou 50 pour 100 cette diminution sur les tarifs actuels. Les compagnies peuvent objecter d’excellentes raisons pour ne pas descendre à des prix aussi réduits ; mais l’état, ayant accepté la charge de toutes les voies ferrées, n’agissant que pour le compte et dans l’intérêt du public, serait obligé de prendre pour base de ses prix de transport le chiffre des tarifs les plus bas, et de laisser, par exemple, circuler la houille sur tous les réseaux au prix perçu par la ligne du Nord, etc.

Il convient d’ajouter à ce déficit celui qui résulterait de la disparition des impôts que l’état perçoit actuellement des compagnies, notamment les droits de timbre, l’impôt sur les valeurs (actions et obligations), l’impôt du dixième sur les voyageurs, le timbre des lettres de voiture, etc. L’état perdrait encore les avantages qu’il retire de la gratuité du transport des dépêches, de celui des troupes à prix réduit, en un mot tous les revenus qu’il s’était réservés comme indemnité de la subvention de 750 millions qu’il a donnée aux compagnies. Il ne paraît donc pas trop téméraire de prévoir que, par toutes ces causes, réductions des tarifs, dégrèvement d’impôts, etc., l’état aurait à supporter, en cas de rachat, une perte annuelle de 75 ou 80 millions.

Enfin ces 750 millions que l’état a déjà donnés à titre de subvention, lors des concessions primitives, pour faciliter l’établissement de l’ancien réseau, ces 750 millions dépensés dans la construction des voies ferrées doivent entrer en ligne de compte quand on établit le prix total et définitif auquel le rachat par l’état aura payé les chemins de fer.

Ainsi le chiffre de 7 milliards 447 millions que nous avons indiqué plus haut va encore s’accroître. Les chemins rachetés coûteraient en réalité à l’état :


Subventions anciennes entièrement payées. 750,000,000 fr.
Rachat des lignes de l’ancien réseau 4,947,000,000
Subventions en travaux accordées aux compagnies par la loi de 1859, environ 225,000,000
Emprunt à réaliser pour se substituer aux compagnies dans la construction du nouveau réseau, d’après les devis 2,500,000,000
Coût des chemins concédés rachetés par l’état 8,422,000,000 fr.

Le rachat des chemins de fer comporterait donc, pour l’état, le service d’une dette dont le capital serait de 8 milliards 422 millions, et encore n’a-t-on mentionné que pour mémoire la prévision d’augmentation dans les dépenses sur les devis présentés. Rappelons-nous que, dans la construction de quelques lignes, la dépense a été bien au-delà des chiffres originairement fixés, bien que les compagnies aient toutes surveillé avec le plus grand soin cette partie essentielle de leur administration. L’état n’a pas pour règle, comme les entreprises particulières, de viser à l’économie et au bon marché dans les travaux, et, dans la question qui nous occupe, il faut bien tenir compte de ses habitudes.

Mais en se substituant aux compagnies l’état aurait comme elles 2 milliards 500 millions à emprunter pour terminer le nouveau réseau. Or. s’il emprunte ces 2 milliards 500 millions à un taux supérieur à sa garantie de 4, 65 pour 100, il fera une mauvaise opération financière, puisqu’il laissera retomber sur le trésor la différence qui, dans la situation actuelle, doit rester à la charge de l’ancien réseau des compagnies. Peut-il espérer d’échapper à ce danger ? C’est une opinion généralement répandue que de tous les emprunteurs, l’état est celui qui obtient les conditions les plus avantageuses. Cependant l’état est, comme tout le monde, soumis aux défaillances du crédit et de la confiance, et l’on peut constater que, dans les emprunts qu’il a faits depuis cinq ans, il a été obligé, malgré la prospérité publique, de diminuer à chaque emprunt le prix de sa rente, afin de se procurer les ressources dont il avait besoin. L’emprunt pour la guerre d’Italie a été contracté à 60 francs, c’est-à-dire à 5 pour 100, et si, pendant une période de dix ans, le grand-livre doit rester ouvert avec des appels annuels et pour ainsi dire à jour fixe, n’est-il pas permis de croire, en tenant compte des événemens politiques, commerciaux et financiers, qui peuvent se produire, que l’état empruntera à un taux supérieur en moyenne à 4, 65 pour 100 ? Car si nous jetons un regard sur l’histoire de notre dette publique, nous constaterons que l’état a reçu de ses créanciers, depuis la création du grand-livre, un capital s’élevant, à la date du 31 décembre 1859, au chiffre de 8, 593, 288, 155 fr. 55 c, et que le service de cette dette figure au budget de 1860 pour une somme de 560, 148, 676 fr. L’état paie donc à raison de 6 1 2 pour 100 l’argent qu’il a emprunté.

Il est vrai que, malgré ce chiffre, le crédit public n’a jamais été plus solide, et la confiance qu’il inspire est telle que c’est à lui que la plupart des nombreux capitaux, fruit de l’économie des classes moyennes, vont, demander un placement assuré ; mais les demandes d’argent de l’état ont été très considérables depuis plusieurs années ; depuis plusieurs années aussi, les villes, les communes et les départemens, entrant dans le système des grands travaux d’utilité publique, s’adressent, en même temps que le gouvernement et les chemins de fer, aux capitaux disponibles, c’est-à-dire aux capitaux de placement, fruit des économies du pays, et font une concurrence incessante au trésor en contractant des emprunts qui présentent autant de sécurité que ceux de l’état lui-même, car ils reposent sur la même garantie, l’impôt, sans cesse alimenté par la prospérité publique. En outre, les événemens politiques peuvent devenir menaçans, et la durée de la paix n’est rien moins qu’assurée. En présence de toutes ces complications tant intérieures qu’extérieures, pendant la période de dix ans qui va suivre, peut-on espérer que l’état empruntera à un taux inférieur à celui de son dernier emprunt, c’est-à-dire au-dessous de 5 pour 100 ? La garantie de l’état de 5 pour 100 sur les chemins de fer algériens, trouvée, dit-on, insuffisante par le public, n’indique-t-elle pas un symptôme bien caractéristique de ces exigences nouvelles des capitaux ? Non, l’état ne pourra pas emprunter au-dessous de 5 pour 100, et ce ferait pour se substituer aux compagnies, auxquelles il ne garantit que 4, 65 pour 100, qu’il ferait une pareille opération ! Cependant nous avons vu déjà qu’en expropriant le revenu des chemins de fer, l’état donnera un capital supérieur à celui représenté par le cours de leurs actions, parce que la capitalisation s’en fait à 6 pour 100 à peu près, et que le 3 pour 100 à 70 francs ne produit que 4, 66. Ne peut-on pas dès lors appréhender que les porteurs bénéficiaires de ces titres ne s’empressent de les vendre pour réaliser leur plus-value, et placer, au détriment de la rente, ces capitaux réalisés dans des emplois plus lucratifs ? Que deviendrait dans cette épreuve le crédit de l’état, dont le papier serait alors offert pour une somme de plusieurs milliards, et qui aurait constamment besoin d’avoir recours aux emprunts ?

Mais continuons notre examen. Ces 2 milliards 500 millions devant coûter 5 pour 100 d’intérêt, le compte des revenus à servir par l’état pour le rachat s’établit ainsi :


Annuité à payer aux ayant-droit des compagnies d’après le revenu de 1859, ancien réseau 212,000,000 fr.
Intérêts de l’emprunt de 2 milliards 500 millions, au minimum, pour l’achèvement du second réseau, à 5 pour 100 125,000,000
Total des intérêts qui viendraient à la charge de l’état. 337,000,000 fr.

Par compensation, quels revenus l’état pourra-t-il retirer des chemins de fer quand il en aura pris possession ? On a précédemment constaté que, par suite de la réduction des tarifs et de la suppression de certains impôts actuellement payés par les compagnies, l’état aurait à supporter sur les revenus de l’ancien réseau une perte que nous avons évaluée, au minimum, à 75 millions, ce qui réduit le produit de l’ancien réseau de 212 millions, chiffre perçu par les compagnies, à 137 millions. Quant au second réseau, bien que les sections déjà livrées à l’exploitation soient loin de produire les recettes qu’on en espérait, bien que sur ce nouveau réseau les tarifs eussent à subir une réduction analogue à celle que nous avons constatée sur l’ancien réseau, nous admettrons, avec le rapporteur de la loi de 1859, que chaque kilomètre donnera un revenu net de 7,000 fr., soit, pour 8,578 kilomètres, 60,046,000 fr. Le total des revenus que produiront les chemins de fer entre les mains de l’état s’élèvera donc à environ 197,016,000 francs. Ainsi le bilan, qu’on nous permette le mot, du rachat des chemins de fer s’établit comme suit :


Intérêts de la dette inscrite pour et par suite du rachat 337,000,000 fr.
Revenus donnés par les chemins 197,046,000
Perte annuelle pour l’état 140,946,000 fr.

On le voit, entre les intérêts que l’état aurait à payer pour le rachat et les revenus qu’il retirerait des lignes rachetées, il existerait une différence de 140 millions qu’il devrait inscrire chaque année à son budget et se procurer par d’autres moyens que l’exploitation des chemins de fer. Et loin de s’atténuer par l’activité du mouvement commercial et industriel, par l’accroissement des transports, cette perte serait encore augmentée par suite d’un entraînement auquel le gouvernement ne saurait pas résister ! De tout temps l’état nous a habitués en effet à l’usage gratuit des voies de communication. Sur les chemins de fer où la locomotion exige l’emploi d’un matériel fixe et roulant d’un prix élevé, d’un entretien difficile et coûteux, la gratuité ne saurait être absolue, parce que le monopole des transports sur les chemins de fer a pour conséquence le monopole des véhicules, ce qui n’existe pas sur les voies ordinaires, où chacun peut circuler avec les voitures et les charrettes qui lui appartiennent ou qu’il loue ; mais il n’en est pas moins à craindre que l’état ne soit entraîné à ne plus retirer des voies ferrées dont il sera propriétaire que le revenu nécessaire à couvrir les frais d’exploitation. Le rachat des canaux, voté dans la dernière session du corps législatif, n’est-il pas un précédent sur lequel s’appuieront plus tard les partisans de la gratuité ?

Cependant l’état aura racheté les chemins en exploitation avec de la rente à 70 francs, et emprunté à 5 pour 100 pour terminer les réseaux. Ayant donc à servir les intérêts d’une dette qui ne lui donnera pas de revenus rémunérateurs pour son service, il sera obligé de combler ce déficit par une augmentation des impôts directs et indirects, c’est-à-dire de faire peser l’impôt du transport sur toute l’étendue du territoire. Cette aggravation des charges publiques pèsera donc sur tous les contribuables, frappera en même temps les départemens qui auront des chemins de fer et ceux qui en seront privés. Dès lors l’état pourra-t-il répondre par un refus à tant de localités qui, éloignées aujourd’hui dia parcours des voies ferrées, demandent qu’on en étende jusqu’à elles le bienfait ? Pourra-t-il ajourner des réclamations qui s’appuieront sur ce principe fondamental de toutes nos constitutions modernes, — l’égalité devant l’impôt[8] ? Non ; l’état ne pourra user d’aucun des argumens que les compagnies peuvent présenter : non-seulement il sera contraint de faire, au point de vue politique, justice sans délai, mais il ne pourra pas appliquer ce système ingénieux qui consiste à faire participer dans les dépenses de construction de lignes d’embranchement les départemens, les communes et les villes qui les réclament, car pourquoi cette inégalité dans la distribution des faveurs publiques ? Pourquoi y aurait-il deux manières de faire de la part de l’état ? Aurait-il deux poids et deux mesures ? Voilà ce qu’on dirait, et l’état ne serait pas seulement conduit par les conséquences de l’expropriation à faire promptement tous les chemins concédés, il serait encore obligé de pourvoir à la construction de 10,000 kilomètres à peu près de voies ferrées complémentaires. Les réseaux concédés forment 16,000 kilomètres ; l’étendue des routes impériales est de 35,000 kilomètres : en supposant que les chemins de fer doivent atteindre un parcours de 26,000 kilomètres, on ne peut être taxé d’exagération. Or ces 10,000 kilomètres complémentaires, à raison de 300,000 francs[9] par kilomètre dans le système de construction actuellement en vigueur, coûteraient 3 milliards. Ces 3 milliards ajoutés aux 8 milliards 472 millions, prix du rachat, et aux 8 milliards 600 millions, en chiffres ronds, déjà inscrits au grand-livre, élèveraient à plus de 20 milliards le chiffre de la dette publique ! Voilà quel serait le résultat financier du rachat des chemins de fer par l’état.

Ce n’est pas tout : on nous permettra d’ajouter que cette permanence d’emprunts à contracter, cette augmentation forcée des impôts, peuvent, dans telle circonstance qu’il est prudent de prévoir, amener un si grand trouble dans l’économie générale de nos finances, que l’on soit obligé d’interrompre les travaux des chemins de fer, ou du moins d’en retarder l’achèvement et l’extension. On irait ainsi, par le rachat, à l’encontre des satisfactions que l’on veut donner et que l’on espère. L’œuvre tout entière pourrait être remise en question. On trouvera peut-être qu’il est dans notre sujet de rappeler à cette occasion, et pour justifier ces craintes, que l’état a mis plus de quarante ans à doter le pays du réseau tout à fait incomplet de nos canaux. Le gouvernement doit.en effet comparer toujours les ressources dont il dispose avec la masse des besoins divers auxquels il doit pourvoir. Les réformes économiques et administratives qu’il essaie et qu’il médite peuvent amener, dans l’équilibre du budget des modifications assez profondes pour qu’il en résulte un temps d’arrêt forcé dans l’extension qu’il voudrait donner aux travaux publics, et le progrès des chemins de fer recevrait le contre-coup des lois de prudence que nécessiteraient les soins généraux de la chose publique. Veut-on courir cette aventure ? A-t-on oublié, lorsqu’on parle de remettre tous les chemins à la charge de l’état, que le budget se discute tous les ans, que les assemblées sont mobiles, et qu’un vote émis dans un moment d’émotion peut tout arrêter ?

Mais, dira-t-on, vos prévisions ne se réaliseront pas. L’état trouvera abondamment, et dans des conditions favorables, les capitaux qui lui sont nécessaires pour mener à bien la double entreprise du rachat et de l’achèvement des réseaux. Certes, si jamais l’état, donnant suite à l’idée qu’on lui prête, devenait maître des chemins de fer, nous serions le premier à lui souhaiter une prompte et complète réussite, et nous serions heureux de nous trouver en défaut sur tous les points que notre critique a essayé de mettre en lumière ; mais, en supposant l’opération réussie, l’état en possession des réseaux complets de nos voies ferrées, que fera-t-il de cette précieuse acquisition ? — Les chemins de fer deviendront un ministère. — Est-il de l’essence du gouvernement de se trouver mêlé à chaque instant aux affaires actives du pays, au mouvement des intérêts privés ? L’exploitation, la construction des chemins de fer, réclament le concours d’un personnel accoutumé ou préparé aux expédiens de la pratique des transactions industrielles, financières, commerciales et contentieuses[10], et ce personnel ne paraît réunir aucune des conditions ni réclamer aucune des aptitudes qui. seraient utiles à sa métamorphose en un personnel de fonctionnaires.

Cependant, l’état possédant et exploitant les chemins de fer avec une armée de fonctionnaires, les habitudes, les procédés de l’administration ne tarderaient pas à s’y implanter. Le public gagnerait-il à ce changement ? Rencontrerait-il dans ce nouvel état de choses une plus sûre et plus expéditive satisfaction de ses besoins ? Il est permis d’en douter ; mais au point de vue des progrès à accomplir, des perfectionnemens à apporter dans la construction de nouvelles voies, je ne crains pas d’affirmer que l’expropriation serait une mesure funeste. L’administration gouvernementale est en effet essentiellement conservatrice, c’est son devoir et sa mission ; elle ne peut pas être militante, elle ne peut accepter le progrès qu’après de longues épreuves : elle n’a pas d’initiative, parce que l’individualité des personnes n’y ressort pas. Elle est la tradition, la conservation du progrès expérimenté et accepté. Elle régit ce qui est, elle n’a pas à prévoir ce qui peut être, car l’émulation de l’intérêt privé ne doit pas exister dans son sein. Aussi est-elle restée dans l’établissement des chemins de fer comme le notaire des compagnies : elle a rédigé et sanctionné leurs actes, elle en a laissé les conséquences à la charge des intéressés. On n’ignore pas comment, depuis 1842, son intervention s’est bornée à faire et à défaire des contrats dont, au nom de la chose publique, elle a été chargée de contrôler et de surveiller l’exécution. Elle n’en est pas moins demeurée étrangère à tous les progrès réalisés dans cette grande industrie, à toutes les innovations qui s’y sont produites. Elle les a constatés, examinés, étudiés, appliqués après de longues épreuves ; mais elle n’a pu, en leur donnant son concours, revendiquer à son avantage aucune initiative. Elle ne le pouvait pas, car son rôle, nous le répétons, essentiellement conservateur, est sûr, mais lent, utile, mais frappé d’immobilité. En d’autres termes, elle administre, mais elle ne fait pas, elle ne peut pas faire des affaires, et pour ne parler que des chemins de fer, il paraît impossible qu’elle puisse devenir un agent d’exploitation. Il faudrait néanmoins méconnaître les tendances mêmes de la nature humaine pour supposer que l’état, devenu propriétaire des chemins de fer, ne fût pas entraîné à suivre et à étendre le système qu’ont peut-être inconsidérément inauguré les compagnies elles-mêmes, lequel consiste à établir de vastes ateliers pour fabriquer les engins qui leur sont nécessaires. On peut donc voir apparaître dans le rachat l’absorption par l’état de toutes les industries qui tiennent aux chemins de fer : fabrication de locomotives, de wagons, de matériel de toute sorte, y compris la fabrication des rails et, par suite, l’expropriation des usines métallurgiques, ce dont ne seraient peut-être pas fâchés les maîtres de forges par le temps qui court. L’application et le principe de l’expropriation en matière industrielle seraient peut-être ainsi l’origine d’une révolution économique redoutable : la substitution de l’état à toutes les industries qui puisent leur activité dans les chemins de fer, car, parmi elles, dans la situation de concurrence où elles sont, non-seulement il n’y en a pas une seule qui résistât au facile moyen de se liquider par une expropriation, mais peut-être il n’en est pas une seule qui ne sollicitât cette douce violence. Et qu’on ne dise pas que nous nous complaisons à discuter, à combattre des projets chimériques : il est de l’essence même du gouvernement de tendre à ces fins.

Déjà maître de la fabrication des armes, de l’architecture navale, de l’exploitation des forêts, des travaux publics, des tabacs, de la télégraphie, du transport des dépêches privées, auquel il vient de joindre la petite messagerie, l’état compléterait, par la reprise des chemins de fer, tout un système d’accaparement et de monopole. Ces conséquences du rachat conduiraient donc à l’arrêt de tout progrès dans la construction et l’exploitation des chemins de fer. Par. suite de cet esprit de conservation qui mérite à l’administration gouvernementale des reproches aussi bien que des éloges, nous avions, dans l’établissement des chemins de fer, été dépassés par l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique. Que serait-ce si cet esprit s’introduisait dans les rouages multiples qui concourent à faire fonctionner un chemin de fer ? Où en seraient les tentatives de solutions économiques auxquelles chaque jour les compagnies consentent à leurs risques et périls ? En concentrant ce grand instrument dans une immense administration, le changement des règles établies, des formules adoptées, des types consacrés, deviendrait impossible. Les solutions économiques ne solliciteraient plus l’initiative de fonctionnaires qui n’auraient plus à se préoccuper des revenus à fournir à un capital dont la valeur s’élève ou s’abaisse suivant la prospérité de l’entreprise à laquelle il est attaché. En supposant que l’état suivît les erremens des compagnies et changeât ou modifiât à certains momens les bases des tarifs, le relèvement de ces tarifs deviendrait aussi difficile que le l’établissement d’un impôt.

D’après ce qui s’est passé depuis l’organisation des compagnies, ne peut-on pas d’ailleurs prédire ce qui se passerait dans la construction des nouvelles lignes, si l’état avait à les établir ? Pendant que nos voisins réduisent de jour en jour, pour leurs nouveaux chemins de fer, les frais de premier établissement, et les ont abaissés déjà de plus de moitié sur le coût primitif, nous avons vu, en France, par suite des droits de contrôle concédés à l’administration par le cahier des charges des compagnies, ce prix s’élever tous les jours. Que serait-ce s’il n’y avait pas une certaine résistance des intérêts privés à cette tendance ? Et ne peut-on pas appréhender que cette progression singulière dans le prix de la construction ne se produise aussi dans les frais de l’exploitation ? Nous aurions cependant tort d’insister sur ce dernier point, car il est à notre connaissance personnelle que, parmi les meilleurs esprits et les plus intéressés dans la question, l’opinion que l’état ne pourrait pas remplir le rôle d’un exploitant semble prévaloir. Dans l’hypothèse du rachat des chemins de fer (on ne voit pas d’autre remède aux embarras où se trouvent les compagnies), l’état, dit-on commettrait le soin et les charges de l’exploitation à des compagnies fermières. Ce changement ne pourrait cependant se justifier qu’autant que l’état aurait fait par le rachat une bonne opération financière ; or nous pensons avoir démontré que cette opération serait de nature à porter un coup funeste à ses finances et à son crédit. Du reste, la constitution de ces compagnies fermières ne se ferait pas sans de très gros embarras, car, sans compter qu’il est assez difficile d’isoler actuellement dans un réseau le revenu afférent à chaque tronçon, les compagnies fermières auraient à subir les conséquences de la concurrence qu’elles seraient appelées à se faire entre elles, et elles ne trouveraient peut-être pas de capitaux pour courir l’aventure des premières épreuves. Le remaniement, l’abaissement des tarifs, les bases mêmes des contrats à établir pour l’usage des chemins, l’entretien et l’amortissement du prix du matériel et de la voie, l’unité de redevance à fixer, tous ces élémens nécessaires à la constitution des compagnies fermières sont encore, autant d’inconnues qui laisseraient de grands risques à courir. Je ne crois pas en outre que l’exploitation des compagnies ait encore formé un personnel assez considérable pour constituer l’élément industriel des associations diverses et nombreuses qui devraient s’organiser pour prendre à bail les lignes fractionnées des chemins de fer.

Nous avons essayé, de démontrer ou plutôt de faire comprendre qu’en rachetant l’usufruit des concessions, c’est-à-dire une propriété qui doit un jour lui revenir, l’état ferait une déplorable opération financière, et que personne ne trouverait dans ce changement la satisfaction que l’on espère y rencontrer. Nous ne croyons pas que des compagnies fermières vinssent en aide à l’état dans les difficultés financières qu’il aurait assumées, et que ce changement dans la forme des compagnies donnât aucun résultat favorable à la chose publique. Que l’on nous permette encore une dernière considération. Par le rachat des chemins, l’esprit d’association, qui est le grand principe civilisateur de notre époque, serait atteint dans la plus grande œuvre qu’il ait créée, et il ne se relèverait pas de ce coup funeste. Tout ce qui reste encore à faire avec son aide, et ne peut se faire sans lui, avorterait infailliblement, car c’est une étrange erreur de penser qu’en débarrassant la situation économique de l’œuvre qui est à la charge, des compagnies de chemins de fer, l’esprit d’association, qui a fondé ces compagnies, prendrait, un nouvel essor dans une direction nouvelle. Les exemples des autres pays démontrent que l’on ne porte pas atteinte au principe de la liberté en matière industrielle sans que la nation, entravée dans son initiative, n’ait à souffrir dans sa prospérité. La Russie, l’Autriche et la Belgique elle-même[11] avaient fait de la construction et de l’exploitation des chemins de fer une œuvre gouvernementale, et, tant que ce système a prévalu, : l’activité industrielle de ces contrées a été paralysée, l’esprit d’association ne les a pas vivifiées. Du jour au contraire où elles ont abandonné ce système, où des compagnies ont été substituées à l’état, on a vu, même en Belgique, où le gouvernement ne possède qu’une faible portion des voies ferrées, les affaires industrielles de toute nature s’organiser, se développer et se multiplier. Les causes financières qui ont amené la Russie et l’Autriche à vendre leurs chemins ont eu sans doute une influence considérable sur leur économie générale ; mais c’est l’intervention des intérêts privés dans l’organisation industrielle, commerciale et financière de ces deux empires, c’est cet acte d’émancipation qui leur permettra de développer tous les germes de prospérité qu’ils renferment. Et c’est au moment où nous pouvons constater les grands bienfaits produits par cette énergique puissance de l’association libre des capitaux en Russie, en Autriche, en Espagne, en Italie, en Portugal, en Suède et jusqu’en Égypte, que l’on voudrait en détruire en France la plus éclatante manifestation[12] !

Non, les chemins de fer doivent rester aux mains des compagnies, et nous n’avons plus maintenant qu’à exposer les idées dont l’application pourrait, à notre avis, rendre leur tâche plus facile, et leur assurer les moyens de l’accomplir.

M. Bartholony, président du conseil d’administration de la compagnie du chemin de fer d’Orléans, a, dans un écrit déjà cité, fait ressortir que les compagnies pourraient succomber sous le poids des emprunts qu’elles ont à contracter pendant dix ans. C’est là véritablement la question. Au lendemain de la paix de Villafranca, alors que tout le monde pouvait penser que la situation politique ne serait plus troublée, M. Bartholony a proposé que l’état, prêtant son crédit aux compagnies, empruntât pour elles : il espérait que le coût de leurs emprunts serait normalement abaissé par cette substitution. On a vu que le crédit de l’état n’échappe pourtant pas plus que celui des compagnies aux conséquences des crises financières, et que la moyenne de ses emprunts représente 6, 50 pour 100 d’inté rêt. Depuis la publication de ce simple exposé de quelques idées financières et industrielles, les événemens politiques extérieurs ne semblent pas pouvoir permettre que le gouvernement dispose, en faveur des compagnies de chemins de fer, des ressources dont il peut avoir besoin pour lui-même, surtout lorsque la crise que subissent les recettes du trésor par suite de la réforme économique met en question l’équilibre même de notre budget. Néanmoins cette preuve publique de la sollicitude de M. Bartholony pour les intérêts qu’il administre est un indice bien significatif du péril qu’ils peuvent courir et de l’urgente nécessité où l’on se trouve de résoudre le problème qu’ils posent.

On ne peut pas en effet laisser les compagnies emprunter au hasard des événemens et peser constamment, par leurs besoins, sur l’ensemble de toutes les opérations financières et industrielles du pays. C’est donc à diminuer le taux et l’importance de leurs emprunts que doivent tendre tous les efforts que l’on aurait à faire pour mettre les chemins de fer dans une situation normale.

La première mesure à prendre pour rétablir l’équilibre dans leur existence serait de refondre les cahiers des charges afin de diminuer les frais de construction du nouveau réseau. À quoi bon, sur des lignes destinées à donner un revenu brut de 15,000 francs par kilomètre, conserver l’obligation de construire une double voie inutile[13] ? Pour un trajet plus que double, la ligne du Midi fonctionne provisoirement avec une seule voie ; dans les mêmes conditions, la grande compagnie des chemins de fer autrichiens produit 35,000 fr. par kilomètre. Avec les nombreux perfectionnemens apportés dans la construction des locomotives, on pourrait adopter des rampes plus fortes, qui seraient franchies sans augmentation notable des frais d’exploitation, des courbes à plus petit rayon, admettre enfin en principe des conditions de premier établissement moins dispendieuses, qui feraient de la construction du nouveau réseau, sans nuire le moins du monde à la sécurité de la circulation, une œuvre réellement industrielle et non plus une œuvre de luxe. Les renseignemens que nous avons pris à cet égard auprès des hommes les plus compétens nous permettent d’affirmer, sans crainte d’être démenti, qu’à l’aide de ces diverses modifications on pourrait réaliser une économie de 100,000 francs environ par kilomètre, soit plus de 800 millions sur la totalité du réseau à construire. L’emprunt de 2 milliards 500 millions à contracter par les compagnies se trouverait ainsi réduit à 1 milliard 700 millions, c’est-à-dire que les compagnies, au lieu de 250 millions par an pendant une période de dix ans, ne demanderaient plus au crédit que 170 millions.

La seconde mesure, plus importante encore, consisterait à donner à une industrie qui représente une portion si notable de la fortune mobilière du pays des moyens de crédit qui lui fussent propres, de telle façon qu’elle ne fût plus obligée pour s’alimenter de puiser aux mêmes sources que l’état, les départemens, les communes, les villes, le commerce et le reste de l’industrie.

De la situation actuelle, qui force tous ceux qui ont besoin de recourir au crédit à se servir des mêmes procédés, à frapper pour ainsi dire aux mêmes portes, il résulte, sur le marché des capitaux, une concurrence qui, en élevant incessamment les exigences des détenteurs, sème la défiance, paralyse les affaires, met le travail et la production industrielle dans une dépendance absolue, et conduit, quand un grand intérêt public est en jeu, à concevoir et à préconiser des remèdes empiriques, comme celui de l’expropriation des chemins de fer par l’état, pour résoudre des difficultés qui viennent de la pénurie de nos moyens de crédit. Depuis que la France forme partout à la fois des entreprises qui semblent l’avoir condamnée aux travaux forcés, on peut dire que rien n’a été organisé en vue de suffire au déploiement de cette activité fébrile. Cette grande et incessante dépense de vie exigeait cependant qu’on lui fournît les moyens de satisfaire, aux nécessités de son exubérance. La richesse du pays remuée en tous sens, refondue, dénaturée, ne peut pas suffire par son mouvement propre à alimenter tous les besoins créés par cette métamorphose qui s’accomplit sous nos yeux. Le crédit, qui est l’élément indispensable pour que le présent puisse travailler en vue et au profit de l’avenir, le crédit n’a pas porté dans ses combinaisons la même largeur que le travail, et ce manque d’équilibre entre la consommation du capital et les besoins qui le sollicitent de toutes parts a engendré la situation actuelle, véritable maladie du corps social, où des parties saines et robustes que n’atteint plus la circulation sont exposées à périr de besoin et d’inanition.

Cette insuffisance des anciens moyens de crédit exige la création d’instrumens nouveaux et particuliers à certaines entreprises. La nécessité paraît en avoir été démontrée au gouvernement et au corps législatif, lorsque, dans la dernière session, ils ont remanié les statuts de la Société du crédit foncier. En effet, cette institution a été dotée de toutes les facilités propres à favoriser dans Paris l’industrie du bâtiment, qui, par sa constitution spéciale et ses habitudes, ne pouvait faire un appel direct aux capitaux ; le crédit foncier va lui servir d’intermédiaire. Le concours qu’il avait déjà prêté à la société immobilière de Paris, qui n’aurait pu trouver directement, sans de grands sacrifices, les ressources dont elle avait besoin, semble avoir été le point de départ des modifications introduites par la loi. Cet exemple, qui, mieux que toutes les théories, indique la voie où nous entraîne la force des choses, n’est-il pas significatif, et en évitera-t-on les conséquences ? L’industrie clés chemins de fer n’est-elle pas aussi importante que celle du bâtiment dans Paris ?

La première de nos propositions aurait pour résultat, en dégrevant les compagnies de certaines charges, de réduire le chiffre de leurs emprunts à 1 milliard 700 millions, soit à 170 millions par an. Un établissement de crédit qui absorberait tous ces emprunts permettrait sans aucun doute aux compagnies de les émettre au taux de leurs premières émissions, qui était de 340 francs par obligation de 500 francs, donnant 15 francs d’intérêt, ce qui représente de la rente à 68 francs. Dans cet état de choses, l’économie faite par les compagnies abaisserait le chiffre total des emprunts à 1 milliard 500 millions environ, ce qui ne ferait plus que 150 millions à demander annuellement au crédit au lieu de 250 ou 300.

Les compagnies font actuellement une recette annuelle de près de 400 millions. On peut estimer qu’elles ont ou auront avant peu (en supposant les frais d’exploitation maintenus à 45 pour 100 de la recette brute) un revenu net de 220 millions. Emprunts annuels de 150 millions, revenus nets annuels de 220 millions, le rapprochement de ces deux chiffres ne fournit-il pas les élémens d’une constitution de crédit ? Avec un capital de garantie considérable et la ressource des recettes nettes des compagnies, ne peut-on pas concevoir le fonctionnement régulier et pratique d’une institution soutenue par la confiance du public ? Ne voit-on pas dans la création de ce vaste réservoir de numéraire ; alimenté à tous momens par la perception des revenus des chemins de fer dans toutes les parties de la France, ne voit-on pas dans l’organisation de cette puissance les moyens de suffire à la négociation et à l’écoulement dans de bonnes conditions, pendant une période décennale, d’un emprunt annuel de 150 millions ?

Oui, c’est là, dans l’utilisation de cette force produite par les compagnies elles-mêmes et qui s’éparpille tous les six mois dans le paiement de leurs intérêts et dividendes (intérêts et dividendes qui, se capitalisant, vont pour la plupart, à chaque nouvel emprunt des compagnies, se replacer sur ces nouvelles valeurs à des conditions de plus en plus onéreuses pour elles), c’est là que doit se rencontrer, sans gêne pour l’état, sans expropriation forcée, sans trouble dans notre économie industrielle, la solution des embarras inextricables qui mettent en question l’existence même des compagnies et l’achèvement de leur œuvre.

Nous croyons savoir qu’une proposition dans ce sens, après un premier examen fait par le ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, a été transmise au ministre des finances. Quelles que soient les circonstances les compagnies de chemins de fer embrassent trop d’intérêts, une somme trop considérable de travail, pour que le gouvernement puisse les laisser livrées à leur propre fortune et à leurs embarras. Il n’est donc pas surprenant qu’il étudie toutes les solutions qu’on lui propose et qu’il ait accordé une attention particulière à celle qui permettrait de résoudre le problème sans engager sa responsabilité, et même en la dégageant, car si les dépenses de construction des nouveaux réseaux diminuaient, et si les compagnies empruntaient normalement à de bonnes Conditions, la garantie d’intérêt donnée par l’état resterait nominale. C’est donc à l’organisation d’une institution de crédit spéciale pour les chemins de fer qu’il serait à désirer que l’opinion publique se ralliât. Parmi les diverses propositions qui ont été faites, elle est la seule qui paraisse mettre d’accord les intérêts et les principes.

Une feuille anglaise, l’Economist, parlant de l’extension que l’on veut donner aux opérations du comptoir d’escompte de Paris, raillait, il y a quelque temps, la France sur la pénurie de ses moyens de crédit, qui empêchait, disait-il, la division du travail et le développement de toutes les richesses du pays. Il citait avec complaisance la multiplicité et la diversité des banques en Angleterre et rappelait avec satisfaction le capital de 1 milliard 73 millions qu’elles représentent[14]. Les institutions de crédit en France sont bien loin d’atteindre ce chiffre, et cependant nous pouvons dire que nous possédons une masse de valeurs fiduciaires aussi considérable que celle qui existe en Angleterre. On estime que les valeurs qui sont négociées à la bourse de Londres représentent un capital de 32 milliards 225 millions, et nous ne croyons pas être taxé d’exagération lorsqu’en constatant que la dette de l’état et nos chemins de fer forment déjà le chiffre de 13 à 14 milliards, nous affirmerons qu’avec les emprunts des villes, des départemens et des communes, avec les compagnies d’assurances, de mines, de ponts, de gaz, les compagnies financières étrangères, etc., la France peut compter à l’heure présente, sans s’occuper de ce qu’elle a encore à émettre, un chiffre au moins égal de titres mobiliers. Et rien n’a été organisé pour suffire au mouvement et à l’accroissement de cette richesse ! Les institutions de crédit qui ont été fondées depuis quelques années n’ont jusqu’à présent servi qu’à créer ces valeurs fiduciaires, et n’ont en elles rien de ce qui constitue des instrumens de crédit propres à suppléer momentanément à l’insuffisance du numéraire et du capital ! En d’autres termes, le crédit industriel et commercial existe dans les diverses institutions dont l’Economist constatait l’impuissance ; mais le crédit financier, celui qui serait établi en vue d’aider à la circulation et à l’accroissement de la fortune mobilière du pays, de ne plus rendre cette fortune tributaire et esclave du métal monnayé, ce crédit-là reste à fonder.

La question posée par l’extension et l’achèvement des chemins de fer peut et doit être l’occasion de cette création. Les emprunts faits par l’état pour le compte des compagnies sont impossibles ; le rachat serait désastreux, nous croyons l’avoir démontré. D’un autre côté, le pays a un absolu besoin de jouir au plus tôt de ces voies perfectionnées de communication, qui donnent naissance, par suite d’une répartition incomplète, à la plus choquante inégalité dans les conditions de la production agricole et industrielle. Que l’on organise donc pour les compagnies un instrument de crédit qui leur permette de se suffire à elles-mêmes, sans compromettre ni leur passé, représenté par toutes leurs valeurs en circulation, ni leur avenir, lié étroitement à la prospérité du pays tout entier. C’est par cette innovation seule que peuvent s’achever sans trouble les chemins de fer concédés, c’est par elle seule que pourra s’organiser la construction d’un troisième réseau de lignes d’embranchement. Si au contraire la situation actuelle des compagnies n’est pas profondément modifiée, si on leur conserve des cahiers des charges onéreux sans profits, si on les laisse abuser des emprunts, non-seulement leur crédit en subira une atteinte irrémédiable, mais encore elles en arriveront à l’impuissance d’accomplir leurs engagemens et à une crise dangereuse pour tous les intérêts qu’elles représentent.


G. POUJARD’HIEU.

  1. Rapport de M. le baron de Jouvenel, rapporteur de la loi au corps législatif.
  2. L’ancien réseau est constitué par les lignes précédemment concédées et déjà en exploitation depuis un certain temps. Le nouveau réseau se compose des lignes également concédées, mais à construire, ou en construction, ou même tout récemment exploitées. L’ancien réseau comprend 7,774 kilomètres, le nouveau 8,578 kilomètres, ainsi répartis entre les diverses compagnies :
    Lignes Réseau ancien Réseau nouveau
    Diverses 234 kilomètres "
    Du Nord 967 618
    Orléans 1,764 2,162
    Lyon 1,834 2,496
    Est 985 1, 365
    Ouest 1,192 1,112
    Midi 798 825
    7,774 kilomètres 8,578 kilomètres
  3. Le nouveau réseau, d’après les évaluations faites et acceptées, doit coûter 3 milliards 85 millions de francs. Sur cette somme, l’état accorde une subvention en argent ou en travaux de 225 millions, et la garantie d’un minimum d’intérêt de 4, 65 pour 100. Le montant de la subvention sera ainsi réparti :
    Lignes du Nord 618 kilomètres sans subvention
    Orléans 2,162 — —
    Lyon

    ¬| 2,496 — —

    Est 1,365 — —
    Ouest

    ¬| 1,112 —

    Subvention 46,000 fr. kil
    Midi 825 136,000 —
    8,578 kilomètres


    Une comptabilité distincte sera établie pour chaque réseau. Le réseau nouveau aura un compte de construction et un compte d’exploitation qui ne devront jamais se confondre avec ceux de l’ancien. Le réseau primitif, avant de payer tribut, suivant les expressions du rapport, à ce second réseau, aura le droit de percevoir certaines sommes en raison des services qu’il rendra dans son rôle. C’est ainsi qu’on réserve dans les diverses compagnies : aux lignes du Nord, 38,400 fr. de revenu net par kilomètre pour 967 kilom. ; — d’Orléans, 27,400 fr. pour 1,764 kilom. ; — de Lyon, 37,400 fr. pour 1,834 kilom. ; — de l’Est, 27,800 fr. pour 985 kilom. ; — de l’Ouest, 27,000 fr. pour 1,192 kilom. ; — du Midi, 19,500 fr. pour 798 kilom. — Seulement ici il faut bien s’entendre ; on réserve ce produit au capital engagé dans l’ancien réseau, on ne le garantit pas. En d’autres termes, les compagnies distribueront d’abord le produit aux ayant-droit jusqu’à concurrence de ces sommes, et elles ne seront obligées d’apporter au nouveau réseau que l’excédant de cette somme, s’il y a excédant ; mais l’ancien réseau devra supporter, en tout état de cause, la différence qui existera entre le taux de 4, 65 pour 100 garanti par l’état et le taux auquel les compagnies se procureront les capitaux qui leur sont nécessaires.

  4. Simple exposé de quelques idées financières et industrielles, M. Bartholony. — De la création d’un grand-livre des chemins de fer. — Solution de la question des chemins de fer. — Voyez, sur ces publications, la Revue du 1er avril 1860.
  5. Cette faculté peut s’exercer :
    Pour la ligne du Nord, à dater du 1er janvier 1868
    — d’Orléans, — 1873 ;
    — de Lyon, — 1876 ;
    — de l’Est, — 1871 ;
    — de l’Ouest, — 1874 ;
    — du Midi, — 1877.
  6. Deux motifs nous font choisir l’année 1859. Le premier, c’est que le revenu n’y apparaît supérieur à celui des exercices antérieurs qu’en raison de la mise en exploitation de nouvelles lignes 599 kilom. en moyenne de plus qu’en 1858. Le second, c’est qu’en opérant sur une année antérieure, il y aurait, en outre des augmentations kilométriques à distraire, quelques données conjecturales à introduire sur la complication des comptes entre l’ancien et le nouveau réseau. La date de la loi nouvelle nous paraît donc le point de départ le plus rationnel d’un rachat fait dans des conditions d’anticipation que n’ont pas prévues les cahiers des charges. Si l’année 1859 paraissait offrir aux compagnies des conditions plus avantageuses que celles qui pourraient résulter, dans quinze ans, des moyennes spécifiées plus haut comme bases du rachat, il semble que cette bien faible compensation devrait être accordée aux ayant-droit.
  7. En ne comprenant pas dans notre calcul l’emprunt émis cette année par les compagnies, puisque notre opération prend sa date en 1859.
  8. En ce qui concerne les voies ferrées, la France est en ce moment au troisième rang quant à l’étendue kilométrique absolue des chemins construits ou simplement décrétés, au cinquième rang par. rapport à l’étendue de son territoire, enfin au septième rang par rapport à sa population. Elle est de tous points dans un état d’infériorité vis-à-vis de l’Angleterre et de la Belgique.
  9. La moyenne du coût kilométrique des chemins de fer est de 330,000 francs.
  10. De quelle juridiction ressortiraient les affaires contentieuses avec, les particuliers des chemins de fer possédés et exploités par l’état ? Aurait-on affaire à la juridiction administrative, préfectorale, consulaire ou civile, ou à toutes, dans des espèces à déterminer par une série de lois nouvelles ?
  11. Le revenu des chemins de fer exploités par l’état en Belgique n’atteint pas 4 pour 100 de l’argent qu’ils ont coûté.
  12. Il est inutile de citer l’Angleterre et l’Amérique.
  13. Le rapport de la loi de 1859 présenta au corps législatif estime le revenu des 8,578 kilomètres à 15,000 fr. bruts par kilomètre, ou à un revenu net de 7,000 fr.
  14. Banques particulières, capital 388 millions ; — banques d’Écosse et d’Irlande, 318 millions ; — banques d’Angleterre, 367 millions.