Du Progrès dans les sociétés et dans l’état

DU PROGRES
DANS LES
SOCIÉTÉS ET DANS L’ÉTAT

L’Individu et l’État, par M. DUPONT-WHITE, 2e édition, 1858.



Je voudrais donner brièvement et en quelques lignes une idée de l’objet que s’est proposé M. Dupont-White, afin que l’exposition qui va suivre et le débat, s’il y a débat, étant déterminés sans incertitude, soient saisis sans difficulté. Le titre, que d’ailleurs je ne critique pas, est insuffisant, comme la plupart des titres. L’auteur y met l’individu et l’état en présence, mais c’est tout; il faut donc passer cette inscription préliminaire et aller au cœur du livre : là aucun doute ne subsiste; la pensée qui s’y manifeste et s’y développe est qu’à mesure que la civilisation augmente, la fonction de l’état augmente aussi. Loin que plus d’affaires et de plus grandes affaires viennent à l’individu, plus d’affaires et de plus grandes affaires viennent à l’état. Ceci est expressément dirigé contre la thèse où l’on soutient que le but de la civilisation est de supprimer ou d’atténuer l’état et d’y substituer l’action de l’individu.

M. Dupont-White dit avec justesse et profondeur : « Il est aussi naturel à l’homme d’être gouverné que d’être libre, parce que l’égoïsme fait partie de sa nature non moins que le sens moral. » L’égoïsme en effet et le conflit des intérêts exigent un arbitre supérieur et général; mais j’ajouterai sans crainte, et M. Dupont-White y acquiesce tout le long de son livre : Le sens moral de l’homme est aussi une des conditions pour lesquelles il lui est naturel d’être gouverné. Les notions de justice, de bien, de liberté, de perfectionnement, viennent, suivant les temps et suivant les lieux, demander des satisfactions successives que l’individu ne saurait effectuer, que la société inspire et que l’état réalise.

Le style du livre est vif et alerte; l’allure en est courte et coupée, mais elle entraîne le lecteur. La phrase est jetée avec laisser-aller, sans négligence, et l’effet n’est pas manqué. Ce n’est pas un mince mérite que de donner l’aisance aux questions difficiles. L’argumentation de M. Dupont-White est, comme son style, pressante et spirituelle; elle a quelque chose d’imprévu qui ne déplaît pas et qui attache, et à l’examen on s’aperçoit que, pour ne pas user de procédés scolastiques, elle n’en est pas moins habile à l’attaque et à la défense. Une idée étrangère à l’antiquité et au moyen âge a commencé à poindre il y a un peu moins de deux cents ans, et est allée s’affermissant tous les jours : c’est que les sociétés sont sollicitées par un mouvement qui les modifie, qui suit une direction déterminée, et que l’on nomme progrès. Aussitôt que cette idée eut pris rang parmi les vérités scientifiques, on l’appliqua à cette même antiquité, à ce même moyen âge, qui ne l’avaient pas connue et qui, sans se douter de la force qui les emportait, avaient subi l’impérieuse loi du changement. C’est ainsi que les hommes se sont longtemps crus immobiles sur une terre immobile, tandis qu’en réalité ils accomplissaient un prodigieux voyage autour du soleil, et peut-être un voyage plus prodigieux encore dans les espaces cosmiques, si tant est que notre soleil lui-même ne soit pas fixé à sa place et qu’il oscille dans quelque orbite gigantesque. De cette évolution, les trois facteurs sont la société, l’individu et l’état. Je me réserve de parler à loisir de la part de la société. Quant aux deux autres, M. Dupont-White n’entend pas sacrifier l’état à l’individu, mais il n’entend pas non plus sacrifier l’individu à l’état. Pour lui, tandis que l’état, contrairement à l’opinion de quelques-uns, est un organe croissant, l’individu, contrairement à l’opinion de quelques autres, n’est pas une personne décroissante. Le rapport de ces deux agens est non pas inverse, mais direct.

M. Guizot a dit dans son Histoire de la Civilisation moderne : « La société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l’intelligence et de la volonté, va toujours s’étendant à mesure que l’homme se perfectionne. » Très bien vu et très bien dit; mais cela n’empêche pas M. Dupont-White de soutenir, en citant ce passage, lequel il ne veut contredire en rien, que pourtant l’homme est d’autant plus gouverné que la civilisation se développe davantage. « Qu’une société progressive porte plus de gouvernement, ceci ne peut passer pour une disgrâce. La grandeur, la dignité de l’individu n’en souffrent nullement; s’il est sujet à plus de discipline, c’est qu’il y donne prise par plus d’expansion et d’activité : il ne rencontre de nouvelles barrières que parce qu’il est entré dans de nouveaux espaces. » Si je disais qu’il y a d’autant plus de liberté qu’il y a plus de gouvernement, je semblerais, tout en exprimant la pensée de M. Dupont-White, énoncer une proposition contradictoire dans les termes. Cependant on en sera moins effarouché si l’on considère que le mot liberté a, comme tous ces mots grands et précieux qu’on se transmet d’âge en âge, un sens relatif aux temps où ils sont prononcés. Aujourd’hui il ne peut plus signifier que la manière d’être d’une société qui croît incessamment en science et en puissance. Si la liberté ainsi définie n’est suivie pas à pas par un gouvernement qui se développe autant qu’elle, elle tend vers l’anarchie; si au contraire le gouvernement se développe plus qu’elle ne fait, elle tend vers le despotisme. Toutefois cette liberté, c’est-à-dire l’évolution croissante de science et de puissance, étant le remède propre des maux de la société, ne manque pas, par des oscillations qu’elle détermine, d’amender soit le despotisme soit l’anarchie. En dernière analyse, pour l’individu lui-même, la définition n’est pas autre. Je ne veux point entrer ici dans une discussion psychologique sur le libre arbitre; mais, de quelque façon qu’on le définisse, le libre arbitre n’étend progressivement son cercle qu’en étendant le cercle des motifs qui interviennent dans le fond, toujours le même, des impulsions innées. Plus la vue de l’âme s’agrandit, moins est borné le choix entre le bien et le mal. Les animaux ont à peine des rudimens de moralité, attendu que peu de lumières et peu de motifs s’opposent aux aveugles sentimens qui les poussent. L’homme barbare, animal en ceci, obéit encore terriblement aux appétits et aux passions. L’homme civilisé parvient, dans des limites progressives, à les diriger et à les contenir. La nature humaine ne change pas, mais les moyens extérieurs de la déterminer changent et fournissent sur elle des prises nouvelles et puissantes. C’est cette délivrance des impulsions fatales que M. Guizot a signalée dans sa belle phrase, quand il nous montre, au sein de la société gouvernée, une société non gouvernée et libre, justement parce qu’elle est assujettie à des lois plus délicates et meilleures.

On aimera certainement à voir comment M. Dupont-White a exprimé un aperçu très analogue. « L’individu, dit-il, n’est pas plus vertueux par la grâce du progrès, c’est-à-dire plus apte au sacrifice et au dévouement; il est simplement plus moral, pour être né à une époque plus avancée de l’éducation du monde. L’humanité, à force de voir certaines choses défendues et châtiées, les tient pour mauvaises. Elle devient plus régulière en présence d’une règle consacrée par une sanction immémoriale et par une répression de plus en plus infaillible. On ne voit pas vraiment ce que l’homme aurait au-dessus de la brute, s’il ne portait en lui le pouvoir de s’améliorer, de s’éclairer à ce spectacle. Chaque génération se trouve appelée par là à valoir mieux, ou plutôt à se conduire mieux que ses devancières. L’homme de nos jours, dès ses premiers pas dans le monde, y est témoin de certaines réprobations professées par les lois et par les mœurs, par les philosophies et par les religions, dans le monde et dans la famille. De plus, il apprend que les choses ainsi réprouvées ne se commettent guère impunément. Enfin il comprend mieux, grâce à la culture et à l’illumination croissante des esprits, la liaison intime du juste et de l’utile, les profits de la droiture, les périls de l’improbité. À ces divers titres, il ne peut manquer d’être supérieur moralement à l’homme du moyen âge. »

Après avoir écarté du premier plan l’individu quant au développement des sociétés, et y avoir mis l’état, M. Dupont-White rencontre une autre théorie, celle qui attribue ce même développement à l’action de lois naturelles. On peut résumer ainsi son examen de la question : l’humanité se déploie sous l’empire de lois naturelles, et il est permis d’imaginer que ces lois pourraient produire la civilisation par leur seule énergie, indépendamment de tout concours humain. Cependant, à en juger par les analogies, les choses ne se passent pas de la sorte. Partout où les besoins de l’homme le mettent en rapport avec les lois naturelles, celles-ci n’agissent comme il l’entend que par l’intermédiaire de sa coopération. Toute la conclusion à tirer de ce qu’il y a des lois naturelles, c’est que l’action de l’homme est sujette à des modes, à des limites; mais vous ne pouvez induire qu’elle soit superflue. Les lois qui gouvernent le monde sont faites pour dominer, non pour suppléer l’humanité, et en particulier, tout en déterminant ce qui peut être et ce qui ne peut pas être, elles demeurent inertes sans l’intervention humaine. La liberté humaine ne se concilie pas seulement avec la nécessité des lois naturelles, elle est l’auxiliaire indispensable de ces lois. Celui qui cultive un champ est soumis à toutes les conditions du sol, du ciel et de la végétation; elles le dominent, et il n’y peut rien changer; pourtant c’est son industrie et son intelligence qui, se combinant avec ces conditions, obtiennent du sol une riche moisson. De même est le champ de l’histoire : les conditions y sont soustraites à la volonté humaine; pourtant l’industrie et l’intelligence y font germer une civilisation progressive. Personne ne contestera que les lois naturelles qui régissent les sociétés opèrent uniquement à l’aide de l’intervention humaine : autrement ce serait supposer que ces lois sont extérieures aux sociétés; mais ici, par intervention humaine, M. Dupont-White entend expressément l’état. Or est-il vrai que ces lois n’aient pas d’autre mode d’agir? Est-il vrai que l’état ait avec elles une union intime et indissoluble? S’il est parfois leur organe, l’est-il toujours? Et n’y a-t-il pas des époques où la scission éclate, et où les lois naturelles prennent le dessus et rompent avec lui?

Je résume, avant d’examiner cette question, les idées essentielles de M. Dupont-White. L’état croît avec la civilisation, son rôle augmente en étendue et en élévation. L’individu n’est pas destiné à le supplanter, et la tendance n’est pas d’atténuer ou d’anéantir la gestion collective. La société non gouvernée, ainsi que l’appelle M. Guizot, c’est-à-dire celle qui par elle-même, et en vertu de sa propre moralité, obéit non-seulement aux lois écrites, mais encore aux lois non écrites d’une conscience supérieure et plus délicate, bien loin de rendre inutiles les attributions de l’état, est cause que ces attributions prennent un caractère plus désintéressé et plus équitable. La civilisation étant une complication des rapports sociaux, il est contradictoire de prétendre que l’état ne se complique pas simultanément.


I. — DES LOIS NATURELLES DANS LEUR RAPPORT AVEC L’ÉTAT.

Je mets en tête cette expression de lois naturelles, parce que M. Dupont-White s’en est servi; mais elle me paraît vague et indécise, et j’y substitue celle de lois de filiation, c’est-à-dire que, dans l’histoire, ce qui suit est toujours déterminé par ce qui a précédé. Maintenant que résulte-t-il de cette détermination successive du présent par le passé? En d’autres termes, quelle est la marche de l’humanité? Cela se rend par civilisation ou progrès, que je définis : plus de connaissance dans l’ordre intellectuel, plus d’équité dans l’ordre moral, plus de puissance dans l’ordre matériel.

Il n’est aucune science où les questions soient aussi difficiles à traiter qu’en histoire. Cette difficulté supérieure, plus grande là que partout ailleurs, tient à la complexité du sujet, de tous le plus complexe. Tout agit dans l’histoire, non-seulement l’histoire même et la loi qui lui est propre, mais aussi les conditions de l’existence des corps vivans et les conditions du monde inorganique. Nulle part les organes ne sont si nombreux, les influences si variées et le mécanisme si compliqué. A peine touche-t-on un point, qu’aussitôt on voit apparaître une suite infinie de connexions qu’on n’avait pas d’abord aperçues. Ecarter ces connexions et saisir le point dans sa simplicité est un travail auquel la plus grande contention d’esprit ne suffit que dans des cas heureusement choisis. Pour peu qu’on ne se méfie pas de tant d’actions et de réactions qui se croisent, tout se mêle, tout se brouille, et le labeur, vainement poursuivi, s’évanouit comme celui que décrit le poète :

….. Longique perit labor irritus anni.

La philosophie nouvelle qui commence sous le nom de philosophie positive a une notion fondamentale, à savoir la division de la politique en deux branches connexes sans doute, mais pourtant tout à fait différentes, et qui sont la politique abstraite et la politique concrète, la science et la pratique, l’histoire et le gouvernement, la sociologie et l’art politique. Une distinction semblable est familière dans les autres domaines, par exemple entre la biologie et la médecine; mais ici elle n’a ni été faite ni pu être faite, car on ignorait qu’il y eût une science de l’histoire, c’est-à-dire que l’histoire fût le phénomène naturel de l’évolution sociale, suivant une loi de filiation qui, soumise à des perturbations toujours limitées, ramène incessamment les choses à leur direction générale. Qu’on pèse les trois termes de cette proposition. L’histoire est un phénomène naturel : en d’autres termes, l’humanité obéit, dans le progrès de sa civilisation, comme le reste des choses, à sa nature et aux propriétés de sa nature. Une loi de filiation y préside : en d’autres termes, l’humanité est dirigée vers son avenir par l’ensemble de son passé. Enfin les perturbations ont des limites certaines : en d’autres termes, les actions qui troublent l’évolution sont toujours moindres que l’action totale qui cause le développement. La théorie de ce développement est la sociologie ou science abstraite de l’histoire.

Je n’ai pas besoin de dire que, dans les annales des peuples, aucune distinction entre ces deux portions de la politique n’existe: tout est confondu, et la pratique n’a aucun souci d’une théorie qu’elle ne connaît pas, et qui, si elle s’essayait, ne se produirait que sous forme d’utopie; mais je n’ai pas non plus besoin de dire qu’une telle distinction, une fois conçue, est un fanal dont on peut, quand on veut, retourner la lumière vers les profondeurs du passé, et qui les éclaire d’un jour inespéré. Les hommes qui vécurent virent se dérober sous leurs pieds le sol social, qu’ils supposaient fixe et solide. Les uns accusèrent la corruption du siècle, et tentèrent de remonter vers l’âge qu’ils venaient de quitter, et dont la ruine leur semblait une décadence; les autres saluèrent le renouvellement, la palingénésie, et s’y établirent comme dans une demeure qui ne devait plus changer, et qui bientôt changea effectivement, car nul n’apercevait le sourd et mystérieux agent qui ne laissait échapper les siècles qu’après avoir prescrit leur tâche et vérifié leur opération. Maintenant la théorie qui s’est distinguée de la pratique suit le sommet des choses, et elle indique, entre les oscillations de l’humanité, la marche idéale et régulière qui seule fait comprendre la marche réelle.

Si la distinction dont je parle a pour premier et plus grand résultat de séparer le bloc immense et confus de l’histoire en deux parts, l’une le nécessaire, l’autre le contingent, et y projette de la sorte la plus vive clarté que l’esprit humain puisse y obtenir, elle a un second résultat, qui est important : c’est de montrer que tout ce qui ne fut pas spontané fut empirique. L’état et les hommes d’état n’eurent pour se décider que l’empirisme. Sans doute, quoi qu’ils aient fait, ils ne purent jamais rien faire sans prendre à partie les forces inhérentes à la société et déterminantes de l’histoire; mais ils ne surent ni qu’elles existaient, ni s’ils leur venaient en aide ou en opposition. Ainsi en fut-il de l’art médical, qui, par comparaison, peut tant servir à éclairer l’art politique. Tant que la médecine n’eut ni anatomie ni physiologie, elle fut uniquement empirique : rien ne la dirigeait que l’empirisme obtenu par l’observation attentive de cas dont la solution dépendait de conditions inconnues; mais quand le flambeau de la science abstraite commença de luire pour elle, le secret des phénomènes dont elle ne voyait que l’extérieur se laissa pénétrer. Aucun flambeau de ce genre n’a lui dans le passé pour l’art politique; cet art a toujours été réduit à l’extérieur des phénomènes sans en soupçonner jamais l’intimité. Et voyez sa position désavantageuse, et combien sa tâche était plus difficile même que celle de l’art médical! Le médecin n’a affaire qu’à l’homme individuel, dont la courte vie n’implique qu’un nombre limité de désordres et d’accidens; le politique a affaire aux sociétés, à l’humanité, dont la vie, immensément longue, comporte tant de variations et de péripéties. Ce seul mot permet d’entrevoir combien l’art de gouverner les hommes l’emporte en complexité sur celui qui s’occupe de guérir leurs maladies et de procurer leur hygiène.

J’ai dit que tout ce qui ne fut pas empirique fut spontané. J’appelle ici spontané ce qui s’est établi sans que l’état l’ait voulu ou prévu, ou même pu empêcher. Comme il est certain que l’état est postérieur à la société, et que c’est la société qui a fait l’état, et non l’état la société, il est certain aussi que la société garde toujours son droit de priorité et sa prérogative créatrice, qu’elle fait valoir aux grandes époques. Les régimes sociaux sont partout indépendans du gouvernement; ils le déterminent, et ne sont pas déterminés par lui. L’état dans Athènes ou dans Rome païenne, dans l’Espagne catholique, dans l’Angleterre protestante, dans la Turquie musulmane, ne pourra jamais se dégager du milieu qui le produit et qui le porte. Il y a dans tout état une portion spontanée, celle-là ne peut être changée sans un changement préalable du régime social, et une portion muable, qui est subordonnée aux hommes chargés de tenir les rênes. C’est là qu’est l’empirisme. Il faut gérer les affaires, pourvoir aux difficultés tant intérieures qu’extérieures, lutter contre les révoltes, défendre ou agrandir le territoire, protéger ce qui est digne d’être protégé, abandonner à son sort ce qui, vieilli, n’a plus d’efficacité. Pour toutes ces conjonctures, l’état et les hommes d’état n’ont eu jusqu’à présent que les traditions, l’empirisme et les instincts. Heureux quand tout cela concourait avec les impulsions spontanées; alors ce fut œuvre de génie, de lumière et d’avenir! Malheureux quand tout cela venait contrarier les tendances sociales; alors ce fut œuvre de ténèbres, d’impuissance misérable ou de passions personnelles et mauvaises, de rétrogradation momentanée !

Comme la partie spontanée que je signale est indépendante de l’état, elle peut entrer en conflit avec lui, et l’on n’en doutera point quant à l’expression vague de partie spontanée j’aurai substitué l’expression précise, qui est l’ensemble des opinions et des mœurs. Cet ensemble émane de quatre sources : l’industrie, la religion, la poésie et les arts, et enfin les sciences. Sur tout cela, l’état n’a que surveillance et protection. Le développement et la réaction mutuelle de chacun de ces élémens ne sont pas sous son pouvoir. Là est la force vive qui fait que l’humanité a non pas de simples changemens, mais une histoire.


II. — DU CONFLIT ENTRE LA LOI D’ÉVOLUTION ET L’ÉTAT.

J’achèverai de préciser mon idée et de me faire comprendre en rapportant quelques exemples connus de tout le monde, et où je n’interviendrai que pour l’interprétation, dictée d’ailleurs par la distinction entre la science abstraite et la pratique.

Jacques II d’Angleterre essaya de rétablir dans son royaume le catholicisme et le pouvoir absolu. L’Angleterre avait embrassé la réforme; elle avait fait une révolution formidable, qui avait amené la mise en jugement et la condamnation d’un roi; elle avait été en république, elle avait passé sous le protectorat de Cromwell. Dans son sein s’agitaient à la fois les passions religieuses et les passions politiques; les sectes pullulaient, même les libres penseurs commençaient à poindre, et l’autorité royale ne se présentait plus aux esprits les meilleurs et les plus actifs que comme tempérée et balancée par l’autorité de la nation. Rien dans tout cela n’était fortuit, rien dans tout cela n’était faible. Que faire devant une pareille situation? Y obéir ou la combattre? Jacques II, fils du passé, catholique zélé, roi infatué, la combattit, et bientôt Saint-Germain le vit recevoir l’hospitalité fastueuse du grand roi, chute dont ni lui ni ses descendans ne purent se relever. Pendant qu’il tombait ainsi, son gendre Guillaume, simple stathouder de Hollande, arrivait en Angleterre, devenait roi, se faisait chef du protestantisme, défenseur, contre Louis XIV, de l’indépendance du continent, et, malgré les difficultés d’une pareille entreprise, il donnait la consécration à ce système, qui depuis cent soixante-dix ans fait la force et la grandeur de l’Angleterre. Telle fut la différence du succès entre les deux entreprises : l’une était contraire, l’autre était conforme à l’ascendant de l’histoire moderne tel qu’il se prononçait dans une de ses phases mémorables. De ces deux hommes d’état, ni l’un ni l’autre n’avait conscience des nécessités abstraites qui pesaient fatalement sur la situation, tous deux obéissaient à un empirisme; mais l’un le ressentait avec un esprit borné et sous des influences qui devenaient caduques, l’autre avec un esprit puissant et ferme et sous des influences pleines de l’avenir qui se préparait.

La théorie donne tort à Jacques II, qui a échoué; elle ne donne pas moins tort à Philippe II d’Espagne, qui a réussi. Philippe, héritier du pouvoir absolu de son père et appuyé sur l’inquisition, réussit à soustraire l’Espagne au mouvement qui entraînait le reste de l’Europe. Il ne fallait rien de moins que la conspiration de ce double pouvoir pour suspendre, dans ce magnifique pays et parmi cette vigoureuse population, que Pline caractérisait par la vchementia cordis, le développement que présageaient l’éclat et la grandeur de l’époque de Ferdinand, d’Isabelle et de Charles-Quint. Le génie national fut provisoirement étouffé; le silence s’étendit sur l’Espagne : ni les sciences ni les lettres ne comptèrent plus de grands noms espagnols; aucune expansion ne sortit des Pyrénées, et, pendant que tout grandissait au dehors d’elle, tout languissait ou dépérissait au dedans. Salutaire politique, disent les uns, qui garda l’Espagne dans l’innocence des mœurs du moyen âge; funeste politique, disent les autres, qui empêcha l’essor d’un grand peuple et priva l’Europe du concours de l’Espagne dans l’œuvre de civilisation commune! D’où viendra le jugement entre ces deux assertions contraires? Il viendra de ce qui était alors de l’avenir, de ce qui est aujourd’hui du présent. Philippe II a été au fond si impuissant que, malgré la force et la durée de la compression, les choses se renouent; rien n’a été empêché : la révolution, les sciences et les lettres rentrent dans l’Espagne comme un fleuve courroucé a travers une digue démantelée.

On a dit qu’au XVIIe siècle l’Angleterre et la France avaient exécuté une concentration de pouvoir devenue nécessaire : l’une sous la forme aristocratique, l’autre sous la forme monarchique ; l’une par le triomphe de la révolution en 1688, l’autre par l’ascendant de Louis XIV. Cela est vrai ; mais ce qu’il faut bien remarquer, c’est que, tandis que la forme aristocratique en Angleterre est demeurée jusqu’à présent progressive, c’est-à-dire apte à se plier aux exigences sociales, la forme monarchique en France ne tarda point à devenir stationnai re et même rétrograde. Ce fut la vieillesse de Louis XIV qui infligea à la monarchie ce funeste caractère, présage d’une si formidable tourmente. Parvenu au plus haut de sa gloire et de son efficacité, il fallait apercevoir que ceci n’était qu’un point culminant d’où le regard s’étendait vers la révolution pacifique ou violente, mais inévitable. L’homme d’état, le souverain, incapable du nouveau rôle que la fin du siècle lui assignait, et ayant trop vécu pour son pays et pour lui, devint assez chimérique pour s’imaginer que sa monarchie ne réclamait aucun amendement. La sénilité s’empara de lui au moment où besoin était de plus de clairvoyance et de force, et, quand le petit-fils de Louis XV monta sur le triste échafaud, l’aïeul Louis XIV n’était pas pour peu dans ce fatal dénoûment de la lutte entre le roi et le peuple.

La sénilité, je ne puis vraiment pas caractériser autrement ce qui advint, la sénilité se continua sous Louis XV. Ce prince, beau et spirituel, livré aux femmes, livré à la dévotion, absolu, fut l’héritier et le vrai fils du vieux Louis XIV. Rien ne fut changé dans la raison d’état, mais la raison d’état n’était plus que nominale. Le gouvernement n’embrassait qu’une ombre, et la société française lui avait échappé. Ainsi livrée à elle-même, l’ébullition commença, réglée, dans son désordre apparent, par la nature des élémens que son passé avait déposés et des combinaisons qui devaient se former. Quand on lit ce que les savans ont écrit sur les époques géologiques et sur les mutations de sol et d’êtres vivans, c’est un des plus vifs regrets de l’esprit que de n’avoir point assisté à quelqu’une de ces solennelles représentations dont notre globe a été le théâtre. Eh bien ! là, en plein XVIIIe siècle, dans l’ordre moral, qui est le plus grand, l’esprit assiste à la formidable décomposition et recomposition d’une vieille société. Déjà à la surface qui bouillonne on peut discerner les deux tendances, l’une de ceux qui s’élanceront vers l’avenir, l’autre de ceux qui s’attacheront au passé.

Heu ! quantum inter se bellum, si lumina vitæ
Attigerint, quantas acies stragemque ciebunt !


dit le poète. Quelle lutte terrible, dirons-nous, se prépare, si rien de favorable n’intervient ! Pendant ce temps, les flottes sont battues, les colonies se perdent, on est défait à Rosbach. De tout cela, on se soucie fort peu. Que sont en effet ces mauvaises chances dans l’histoire de cette vaillante nation, dont le passé est si long, qui a déjà fait tant de fois ses preuves dans les grands succès et dans les grands revers, et dont on peut toujours dire, comme Horace : Non paventis funera Galliœ? Elle n’allait bientôt que trop le prouver. De tout cela, les nations victorieuses ou spectatrices n’avaient non plus grand souci, ou du moins aucun discrédit n’en résultait à leurs yeux pour ces brillans vaincus du XVIIIe siècle. Loin de là, en aucun temps l’attrait pour la France et son influence morale ne furent aussi puissans. Les peuples tournaient instinctivement les yeux vers elle; les rois courtisaient ses philosophes, et venaient faire un pèlerinage à Paris. Jamais spectacle plus saisissant ne fut donné qu’à ce moment solennel qui précéda la révolution, et où le murmure de l’ouragan prochain se faisait déjà entendre; jamais nation abandonnée à elle-même ne se sentit animée d’un plus sincère et plus noble enthousiasme; jamais nation ne témoigna mieux des trésors déposés en elle par le temps et par l’histoire que dans cet essor vers les idées les plus universelles de raison, d’équité, de fraternité et de juste gouvernement.

Ce ne sont pas quelques batailles perdues qui empêcheront ma profonde admiration pour le XVIIIe siècle; ce ne sont pas non plus quelques batailles gagnées, tristement compensées d’ailleurs par de plus grandes défaites, qui m’empêcheront de considérer d’un regard tout différent une époque encore plus voisine de nous, celle du premier empire. Elle a excité de vives et bruyantes approbations, qui sont loin d’avoir cessé. Je n’ai aucun désir de les discuter ici; je veux seulement remarquer, à titre d’exemple mis à côté des précédens, que, quand le premier consul, empereur bientôt après, eut à opter entre la politique de la paix et la politique de la guerre et de la conquête, peu de choix furent aussi malheureux que le sien et infligèrent à l’Europe de plus grands désastres. Non-seulement cette politique de guerre et de conquête échoua, mais encore elle arrêta pendant une quinzaine d’années l’essor de l’industrie, de la richesse, des liaisons internationales, des lettres et de la pensée. Telle fut la confusion qui en résulta que la France, naturellement centre, appui et refuge, était devenue l’objet des haines furieuses de l’Europe entière. La renaissance dont nous avons été témoins vers le premier tiers de la restauration avait son point marqué vers le milieu de l’ère impériale, si ce régime n’avait pas, faisant fausse route, entraîné toute activité vers l’œuvre, heureusement impossible, de la conquête de l’Occident.

Par ce peu d’exemples, j’ai voulu montrer comment l’état et les hommes d’état, toujours nécessaires, sont tantôt très utiles et tantôt très nuisibles, suivant qu’ils concourent ou ne concourent pas avec les forces innées de la société. Les connaître, ces forces innées, est le but de la science abstraite de l’histoire; les régir est le but de l’art politique. Les connaître ne fait que poindre; les régir a été de tout temps. Je suis d’accord avec M. Dupont-White que l’état est un organe grandissant avec la civilisation, mais en même temps je tiens à montrer sa subordination réelle, son empirisme dans tout le passé de l’histoire, la cause de ses succès et de ses fautes, et la juste espérance qu’une combinaison de l’histoire abstraite avec l’histoire concrète diminuera la somme de ses fautes et accroîtra la somme de ses succès.


III. DE L’EMPIRE ROMAIN.

M. Dupont-White me contestera peut-être le droit de faire intervenir, dans le sujet de son livre, l’empire romain. Du moins il a pris soin, en quelques passages, de décliner une comparaison avec les ordres sociaux des temps passés, et d’appliquer particulièrement ce qu’il dit à l’état moderne, qui, n’étant plus un instrument d’exploitation du commun par les privilégiés, a dorénavant pleine conscience de sa fonction d’utilité publique. J’avoue que je ne puis entrer dans cette distinction : elle me paraît accidentelle, non pas essentielle. Quelle qu’ait été la forme de la société, il y a toujours eu des affaires collectives pour lesquelles un gérant est indispensable, et ce gérant, c’est l’état. Dans l’opinion de M. Dupont-White, ceci est vrai, qu’à mesure que croît la civilisation, l’état devient moins particulier et plus universel, moins âpre et plus équitable, moins ami des privilèges et plus ami de la règle; mais, pour cela, je ne voudrais pas rompre l’enchaînement des choses. Est-il dans l’histoire un seul point où l’on puisse marquer la solution de continuité? Et à travers toutes les modifications imprimées par le temps, le progrès et les révolutions, ne voit-on pas que l’état reçoit par tradition des parties essentielles et constitutives? La révolution française elle-même, si novatrice, que n’a-t-elle pas conservé! L’état de Louis XIV ne venait-il pas de plus loin, et ainsi de suite de proche en proche jusqu’aux temps les plus reculés, de sorte que l’état le plus moderne a des racines qui plongent à l’infini dans l’histoire? Ce serait rapetisser l’idée de l’état et lui infliger un caractère de contingence que de n’y pas voir une évolution concomitante de tout le reste. Aussi ne crois-je faire aucun tort à la pensée du livre de M. Dupont-White en introduisant dans le cercle qu’elle embrasse quelques remarques sur l’empire romain.

Le terme auquel aboutit un système en est le jugement; je veux dire que le terme, devant être atteint, permet de prononcer si le système a été favorable ou contraire à l’avènement qui était au bout. Les deux grandes fins de l’empire romain ont été dans l’ordre spirituel le christianisme, dans l’ordre temporel le régime féodal. Il serait possible, à l’aide des théories de la philosophie positive, et en étudiant avec soin les tendances de l’époque, d’établir que telle devait être en effet l’issue de la crise où le monde ancien, j’entends le monde civilisé, était engagé. Ceci néanmoins est très difficile à concevoir et à traiter. Montrer qu’alors une rénovation religieuse et morale était imminente, que le monothéisme en serait la forme, et que sans doute la Judée fournirait l’étincelle; d’autre part, montrer que, si l’autorité impériale venait à crouler, la société, partagée entre des puissans dont la puissance grandissait et des faibles dont la faiblesse croissait, ne comportait plus que la protection sous une multitude de chefs, et que de la sorte on allait voir reparaître, sous le nom de seigneuries, tous les petits gouvernemens de l’antiquité anté-romaine, avec cette double condition, gage et signe de la transformation, à savoir un suzerain tradition de l’empire et un pouvoir spirituel unique, œuvre du christianisme ; montrer, dis-je, l’enchaînement déterminé de cette double évolution serait une longue et laborieuse tâche que j’abandonne. J’aime mieux, ce qui suffit à mon objet, prendre empiriquement le fait historique comme le but auquel marchait l’empire romain : but nécessaire si l’on admet les considérations dont je viens de parler, but contingent si l’on ne veut pas aller plus loin, mais dans tous les cas but réel et nullement imaginaire, puisque, de façon ou d’autre, telle a été la fin. Examinons donc en quoi l’empire romain a servi ou gêné la double évolution.

Au moment où le christianisme commença et sous le plein empire des césars, l’état était sans aucune préoccupation religieuse; il s’était contenté (je me sers des paroles d’Horace) de refaire les temples croulans des dieux et d’effacer la fumée qui souillait leurs statues. Pourtant il voyait de mauvais œil les sectes, à moitié théologiques, à moitié philosophiques, qui fourmillaient à cette époque, et Sénèque, qui avait eu l’idée de cesser, d’après les préceptes pythagoriciens, l’usage de la viande, n’y donna pas suite, de peur de provoquer contre lui les sévérités de Tibère, qui sévissait alors contre la tourbe des sectaires. Aussi l’état fut-il irrité et même alarmé quand il reconnut que les chrétiens pullulaient de tous côtés. La tolérance est moderne d’institution et de pratique. Dire aux citoyens: « Ayez les croyances que vous voudrez, pourvu que vous respectiez les lois, » n’est possible que quand la morale commune et l’opinion publique sont assez fortes pour commander à la fois à l’état et à l’individu des règles et des égards qui amortissent les froissemens. On n’en était là ni d’un côté ni de l’autre sous les empereurs romains. Sénèque a dit quelque part que voir un homme vertueux aux prises avec la fortune est un spectacle digne d’admiration. Que sera-ce donc que le spectacle de cette foule qui, pendant une longue suite d’années, brava les périls pour sa croyance? Devant un pouvoir qui n’est pas avare du sang des hommes, il se trouve souvent des hommes qui ne sont pas avares de leur propre sang, et c’est là un des grands côtés de l’humanité. Je ne voudrais pourtant pas aggraver outre mesure la réprobation infligée aux empereurs chefs du paganisme. Le paganisme ne fit alors que ce que fit plus tard le catholicisme, devenu le maître et soucieux de maintenir l’unité de foi, dont la dissolution prématurée aurait été (la théorie autorise à le déclarer) un grand malheur social. Qui ne frémit cependant du prix quand on voit, tout le long du moyen âge, reluire les bûchers qui consument les hérétiques? La politique impériale, quels que fussent les empereurs, fut hostile à la nouvelle religion; mais la nouvelle religion n’avait pas besoin de leur appui, bravait leur hostilité, et se développait par des influences inaccessibles à leur pouvoir. C’était la société qui décidait, indépendamment de l’état et en dépit de lui, quelle serait sa religion.

Ce fut elle aussi qui décida quelle serait son organisation temporelle. Ni Auguste, ni Trajan, ni même Constantin, déjà plus rapproché de la solution, ne soupçonnèrent ce qui devait arriver de l’autorité impériale. Pourtant Dioclétien avait senti que le faix devenait trop lourd pour un seul, et il partagea l’empire entre quatre empereurs; plus tard, il y en eut régulièrement deux, l’un pour l’Occident, l’autre pour l’Orient; plus tard encore, les rois barbares se substituèrent et achevèrent le démembrement. Tous ces pouvoirs luttèrent tant qu’ils purent pour conserver leur unité; puis ils allèrent s’affaiblissant sans cesse et finirent par ne plus conserver que la suzeraineté, atténuation extrême à laquelle on pût descendre sans rompre les derniers liens qui rattachaient les seigneuries aux chefs issus du grand empire de Charlemagne. Quelque opinion qu’on se fasse sur cette dissolution progressive et cette recomposition parallèle, il est certain qu’il n’y eut d’actif que des conditions dont chacune dépendait de la précédente, mais qui, dans leur totalité, représentaient une force impersonnelle et victorieuse de toutes les influences personnelles. Ce mode de développement mérite toute l’attention de l’historien. La féodalité ne vint pas importée par les Germains, qui ne l’avaient pas chez eux; elle fut préparée par la concentration de la propriété sous l’empire, concentration qui d’ailleurs se fortifiait par la clientèle, usitée chez les Romains, et peut-être par la tradition du dan gaulois. La féodalité ne fut pas le produit d’une série de souverains travaillant à l’établir, comme plus tard une série de souverains travailla à la ruiner et à la supplanter. Les souverains la méconnurent dans son origine et s’efforcèrent de lui résister quand elle apparut; mais ce fut en vain. Là est sa justification, car, comme dit Schiller, l’histoire du monde est le jugement du monde. Je ne craindrai pas de comparer la formation de la féodalité à la formation des langues novo-latines. Comme ces langues, elle émana du fonds latin, qui lui donna une forte tradition; comme ces langues, elle eut sa part de nouveauté, de rajeunissement et de vie, que personne certes ne lui refusera, si on la compare à la décrépitude de l’empire romain.

Cependant beaucoup sont disposés à penser que le moyen âge est une époque tout au moins inutile, et que seules des contingences fortuites ont empêché ce qu’on appelle la renaissance de se souder directement à l’antiquité classique sans l’intermédiaire d’un âge de barbarie. Dans cette manière de voir, aucune interruption n’aurait coupé la tradition entre l’âge ancien et l’âge moderne; les grands modèles latins, qui à la vérité ne cessèrent jamais d’être lus, auraient exercé leur influence sur les lettres; les grands modèles grecs, qui furent complètement oubliés, auraient vivifié l’esprit occidental. Et, comme le christianisme était établi dès la fin de l’empire, la pensée, qui est le tout de la civilisation, aurait cheminé directement sans ce long et fastidieux détour qu’on nomme le moyen âge. Je n’ai point atténué les dires de ceux qui, épris tout à la fois et à juste titre de la culture classique et de la culture moderne, n’ont que mépris pour un temps héritier de l’un, préparateur de l’autre, et pourtant étranger aux deux. À mon tour, je ne veux pas, défenseur d’un optimisme qui n’est point dans les théories positives soit du monde inorganique, soit des êtres vivans, soit de l’histoire, je ne veux pas, dis-je, soutenir que l’avènement du moyen âge se soit effectué de la façon la plus favorable à l’évolution normale. Il faudrait pour cela admettre une nature autrement constituée qu’elle ne l’est effectivement. La perturbation, quelquefois très grande, est une complication, on peut dire inévitable, de tout développement historique, et ici l’invasion des Barbares compliqua grandement la crise sociale, en aggrava les maux et en retarda les bienfaits. En effet, la crise sociale était déclarée avant cette invasion : déjà elle s’était accomplie dans l’ordre spirituel par le christianisme; elle se montrait dans tout le reste par la dissolution politique, par la mort graduelle de la pensée antique, par l’affaiblissement de toute littérature, par la corruption de la langue, par le tarissement de la science, par la langueur des beaux-arts. Je n’ajouterai qu’un mot pour caractériser ce qui se passa durant le moyen âge : au moment où il commença, l’esclavage était régnant; au moment où il finit, l’esclavage n’existait plus, et le servage lui-même touchait à sa fin. Maintenant qu’on fasse le juste rapport des connexions sociales, et qu’on se représente dans son ensemble l’élaboration qui avait produit un pareil résultat. Pour conclure, quand la république romaine, héritière de cette grande action militaire qui avait paru un moment devoir appartenir aux Hellènes, eut par la conquête constitué l’Occident en un corps social, création dont on ne peut assez admirer la grandeur et l’importance, l’empire, qui succéda, n’eut qu’une fonction, celle de maintenir un certain ordre dans le monde romain. Cette tâche, il s’en acquitta, mais il ne la dépassa jamais. Il ne joua qu’un rôle passif dans la palingénésie spirituelle et temporelle. La toute-puissance des césars n’était qu’apparente, ou plutôt n’était qu’individuelle. Ceux d’entre eux qui aimèrent le luxe, la table, les femmes, les spectacles, le sang, purent se livrer sans obstacle à leurs goûts, et ils étonnent aujourd’hui la postérité par la violence de leurs caprices et la servilité de leurs sujets. Ceux qui eurent le sentiment de leur responsabilité, Vespasien, Trajan, Septime-Sévère, Dioclétien et d’autres encore, se plaignaient que le temps manquât à l’urgence de la besogne, l’efficacité à leurs efforts et la réussite à leur gouvernement. C’est qu’en effet, sans qu’ils s’en aperçussent, tout échappait sous leurs mains. Des forces dont ils n’avaient ni la connaissance ni la direction leur dérobaient pièce à pièce cet empire qu’ils étreignaient sans pouvoir le retenir.

L’inscience de l’état quant à l’avenir est le nœud de cette période importante à étudier, car on y voit, comme dans une expérience instituée pour notre instruction, la force d’évolution isolée de l’état, et l’état isolé de la force d’évolution.


IV. — FÉODALITÉ.

Je suis favorable à la féodalité, et pourtant, quand elle tourne vers son déclin, je ne suis pas moins favorable à ceux qui hâtent sa chute. Y a-t-il contradiction? En aucune façon. Cela veut dire que, me plaçant au point de vue relatif, qui est le point de vue historique, je n’ai pas dans l’esprit de type absolu de gouvernement sur lequel je jugerais ceux de tous les temps et de tous les pays, et que, quant à la féodalité, fleurir et puis déchoir a été dans sa juste destinée.

Autre est le jugement de M. Dupont-White. Il ne voit dans la féodalité que le triomphe de l’individualisme sans frein et sans responsabilité. « Il y a, dit-il, des lois dont l’origine est purement privée : ce sont les lois féodales, car le principe des fiefs n’est que celui de la propriété, plus une hiérarchie convenue de propriétaires. Cette société n’était qu’un contrat, et ce contrat n’avait pas de juges, pas d’arbitres. Qu’y a-t-il là de politique? Il reste à savoir, et ce n’est pas une question vraiment, si ces lois sont un monument de droit et de raison ou un expédient de barbares meilleur que l’anarchie, et rien de plus. La féodalité! voilà le chef-d’œuvre de l’individualisme. Et cela, pour le dire en passant, ne laisse pas que d’être une réponse à l’objection qui tient tout socialisme pour rétrograde, pour renouvelé de Minos et de Lycurgue. En fait d’ancêtres, il en est peu qui ne vaillent le moyen âge. » Ailleurs il déclare la féodalité le pire des maux, et, expliquant sa pensée, il ajoute : « Il y eut une époque où l’état n’existait pas en France, c’était l’époque féodale; mais alors il n’y avait ni chose publique ni sens moral. Tout était privé et conventionnel : entre nobles, un contrat, une fédération hiérarchique; de nobles à vilains, le droit de propriété ; — en fait de sens moral, transaction sur crimes permise : elle ne fut défendue que par l’ordonnance de l’an 1350. »

Dire qu’alors il n’y avait pas d’état me paraît provenir d’une confusion. On applique au régime féodal l’idée de l’état tel qu’il est dans notre temps, et certainement, ainsi entendu, l’état n’existait pas alors. Rien n’était centralisé. Le roi de France ne gouvernait de son royaume que ce qu’il possédait comme domaine; le reste, il le tenait à titre de suzerain, non de souverain; sa souveraineté expirait aux limites de la Normandie, de l’Anjou, de la Champagne et des autres grands fiefs. Cependant, si l’état central n’existait pas, l’état particulier existait. C’est dans les fiefs qu’était passé le gouvernement. Ne dites donc pas : Il n’y avait pas d’état pendant le régime féodal; dites : Il y avait une multitude d’états qui se régissaient par des institutions très semblables les unes aux autres, et qui avaient pour seul lien commun un pouvoir suzerain placé au-dessus d’eux. Ainsi la Grèce était formée de petits états régis par des institutions similaires et associés par l’amphictyonie. Je ne veux point comparer le régime républicain de la Grèce au régime féodal, ni l’amphictyonie à la suzeraineté; je veux seulement faire comprendre comment il faut considérer les fiefs et où il faut chercher l’état.

Je ne prétends ni faire l’apologie systématique du régime féodal Bien dissimuler les tristes côtés; je rappellerai seulement quelques faits considérables qui fixeront les idées et le jugement. La fonction de l’état est, n’est-ce pas? de gouverner, c’est-à-dire de gérer les affaires communes, de permettre à l’agriculture, à l’industrie, au commerce de s’exercer, d’élever ou de laisser élever les monumens et les ouvrages d’utilité publique, de combattre au besoin contre l’ennemi extérieur et de diriger de grandes expéditions, d’assurer l’éducation par lui-même ou par l’intermédiaire des corporations qui en sont chargées... Eh bien! tout cela n’a-t-il pas été fait sous le régime féodal? L’agriculture, le commerce et l’industrie ont fleuri dans la mesure que comportait l’état du monde. Les églises, les châteaux, les abbayes ont couvert le sol; les vieilles villes se sont conservées, ou, quand elles ont fait défaut, d’autres se sont élevées; l’Allemagne, qui n’en avait pas une, montra bientôt, en place de ses vastes forêts, des murailles, des tours et des clochers; les routes et les ponts furent entretenus ou construits. On combattit les Huns, les Hongrois, les païens du Nord, les Slaves, les musulmans, on organisa même les gigantesques expéditions des croisades; auprès des cathédrales s’éleva partout l’école, et bientôt de là sortirent les universités. Pourquoi refuserais-je le nom d’état là où les fonctions essentielles de l’état sont remplies?

Entrons un peu plus avant. Sur l’Europe féodale plane une autorité centrale qui est la papauté; elle intervient par ses légats entre les princes qui guerroient, entre les seigneurs qui violent la morale religieuse. Des conciles de toute la chrétienté s’assemblent; on s’occupe de la discipline, des cas difficiles de juridiction ecclésiastique, du règlement des mœurs; en un mot, tout l’ordre spirituel dans ses rapports avec la société passe par la discussion de ces assemblées. Bien aveuglé par les préjugés serait celui qui ne reconnaîtrait pas la grandeur et la nouveauté de ces délibérations. Des congrégations religieuses qui avaient des maisons sur la face entière de l’Europe et même en Asie convoquaient parfois, au sein de l’abbaye centrale, les représentans de tous ces couvons, et délibéraient sur la conduite de communautés qui embrassaient tant de pays et tant d’intérêts matériels et moraux. L’autorité religieuse ainsi constituée, cruelle et impitoyable pour l’hérésie, n’en exerçait pas moins la salutaire influence qui appartient à une doctrine uniquement occupée de l’ordre spirituel et chargée d’en rappeler les devoirs à chacun. Pendant ce temps, dans l’ordre temporel, le servage se substituait complètement à l’esclavage, et se consolidait tellement qu’il allait prochainement devenir le point de départ d’une nouvelle évolution. Crest dans ce milieu que se formèrent les deux types caractéristiques du moyen âge : le chevalier, qui sent naître en lui les nobles inspirations du dévouement aux faibles et de l’honneur raffiné, et la dame, pour qui la poésie idéalise l’amour.

il est encore un autre moyen d’apprécier un régime, c’est de considérer de qui il est fils et de qui il est père.

Le régime féodal est le fils du régime romain. A la vérité on dira que c’est un fils dégénéré, également abâtardi par la corruption spontanée de l’empire et par l’immixtion des Barbares. Je ne nie point ces deux causes d’abâtardissement, elles furent réelles et puissantes; mais n’y eut-il pas aussi des causes d’ennoblissement et d’amélioration qui les rachetèrent, et au-delà? Soyez sûrs d’abord qu’il ne faut pas compter pour peu d’avoir dans ses ancêtres historiques Rome maîtresse du monde et élève de la Grèce. Bon sang ne peut mentir complètement. Pour le montrer, je ne citerai qu’un fait familier à tout le monde, celui des langues novo-latines. Il est certain qu’au moment où l’empire romain s’écroula et où les Barbares y établirent leurs dominations diverses, le latin se corrompit profondément. Le moindre coup d’œil sur les textes de ces temps-là, sur les manuscrits, sur les actes, révèle la barbarie qui déforme cette belle langue. Tout s’altère : les conjugaisons ne sont plus respectées, les cas sont employés les uns pour les autres, et des règles essentielles de la syntaxe ont péri. C’est là une part certaine, incontestable de corruption qui correspond à tout ce qui dégénéra dans l’ordre politique. Mais attendez un peu, ne jugez point avec précipitation, ou plutôt tenez vous pour assuré que le noble langage latin, qui se décompose et se détruit, ne donnera naissance à rien qui soit indigne de lui. En effet de cette confusion en partie réelle, en partie apparente, sortirent quatre beaux et puissans rejetons : l’italien, l’espagnol, le provençal et le français. Qui peut contester à une pareille descendance et le sang paternel, et la beauté innée, et la beauté acquise?

Dans une série d’études qui ont eu pour objet les langues novo-latines, et en particulier le vieux français ou langue d’oïl, non-seulement j’ai essayé de faire voir combien il y eut de création quand les nations latines transformèrent un idiome qui finissait en des idiomes qui naissaient, mais encore j’ai expressément rattaché cette œuvre de rénovation à la rénovation sociale, soutenant qu’on avait là, écrite dans l’histoire de la langue, l’histoire exacte du déchet et du profit, de la corruption et de la régénération, de la décadence et de la renaissance, de la barbarie et de la culture, lors de la grande transition. La langue, la grammaire, la syntaxe, la versification sortirent de ce chaos vivantes, actives et aptes à la pensée moderne. Ne doutez pas que les opinions et les mœurs, les institutions et la politique n’aient eu même fortune. Philosophiquement examinées, les langues novo-latines, dans leur caractère mixte de décomposition et de recomposition, fournissent la notation la plus précise du double mouvement qui produisit le régime féodal.

C’est ici qu’il faut considérer de qui le régime féodal fut le père. Ce régime n’eut pas une durée extrêmement longue; dès le XIVe siècle, il était en dissolution. Et comme nulle invasion ne le troubla et n’y jeta des élémens étrangers auxquels on pourrait attribuer la dissolution, elle provient, cela est évident, de la nature même du régime et des tendances qui y étaient inhérentes. Néanmoins, pour qu’un pareil phénomène de transformation se produise, pour qu’un ordre nouveau sorte d’un ordre ancien, il faut qu’une élaboration progressive des opinions et des mœurs ait prévalu, rendant impossible l’ordre ancien et réclamant l’ordre nouveau. Telle fut en effet la marche des choses. Loin que le régime féodal eût été une époque ingrate et stérile, sans mouvement intérieur, oppressive pour la société, et livrée à la barbarie, aux ténèbres et à l’immobilité, rien ne fut plus vif et plus caractérisé que la manifestation des forces, des tendances, des besoins, des aspirations qui s’étaient préparés. Le servage tomba de toutes parts ; les communes se rachetèrent et s’affranchirent; les universités devinrent des centres d’activité intellectuelle et de puissance; les schismes éclatèrent, le pouvoir spirituel déclina, le pouvoir temporel grandit, double annonce des grandes mutations d’un âge suivant; les assemblées d’états intervinrent, et le gouvernement représentatif commença. Le travail industriel prit un développement qu’il n’avait jamais encore eu, et jeta les bases de l’existence moderne. La poudre à canon intervint dans les batailles, et indiqua, dans les affaires du monde, le rôle des sciences, qui déjà frappaient à la porte, et préludaient aux grands travaux et aux grandes découvertes. Voilà ce dont le régime féodal fut le père, et entre l’âge romain, dont il provient, et l’âge moderne, qui provient de lui, il est impossible de ne pas lui assigner les facultés qui lui font recevoir d’une main et transmettre de l’autre l’héritage social.

Le régime féodal n’est point le triomphe de l’individu et de l’individualisme. Je dirai même que c’est une avance vers ce développement que M. Dupont-White attribue à l’état. Il fallait, passant de l’antiquité à un autre âge, changer le but de l’activité sociale, lequel était la guerre et la conquête, et lui indiquer le but industriel, lequel plus tard devait prévaloir. Ce grave renversement fut préparé par la féodalité, dont le régime mena à bien les grandes et puissantes cités industrielles. Jamais les métiers n’avaient joué pareil rôle dans le monde. Maintenant joignez une religion de qui le devoir fut d’enseigner régulièrement une morale commune à tous, et vous avez l’histoire du moyen âge aussi bien dans ce qui la détermine que dans ce qui lui assigne un caractère progressif.


V. — LES SCIENCES.

Il me semble que d’ordinaire le rapport des sciences avec l’histoire n’est pas apprécié comme il doit l’être, et que M. Dupont-White à cet égard ne se tire pas de l’opinion commune. Ce qui me porte à juger ainsi, ce sont les passages que je vais citer. «Je ne connais pas, dit-il, de civilisation fondée sur la géométrie et la chimie. Ce n’est point par les sciences que le monde marche. Est-ce que la Chine a fait un pas en avant pour avoir découvert la boussole, l’imprimerie, la poudre à canon? Les sociétés n’avancent que si elles ont un but qui les attire, en s’adressant à l’homme tout entier, et ce but, cet idéal, c’est l’esprit seul qui le découvre, dans la pleine liberté de ses jugemens sur l’ensemble des intérêts humains. La science, elle, n’avise et ne pourvoit qu’au bien matériel des sociétés, ce qui est une partie seulement de leurs progrès; elle est muette sur le bien et le beau. Jamais les sciences, avec ce qu’elles comportent de vérités démontrées, ne vaudront pour l’esprit humain ces chimères, si l’on veut, qui s’appellent philosophie, religion, politique. Une société s’élève plus à la poursuite de ces abstractions, à ces assauts de l’infini, qu’à la découverte de la gravitation et de l’électricité. Ce qu’elle entrevoit à cette hauteur est d’une telle nécessité pour les âmes, d’un tel fondement pour les droits, que le simple aperçu en est supérieur à ce qui se palpe, à ce qui se démontre dans l’ordre scientifique : ce n’est pas la certitude, mais c’est la vie. »

On ne me saura certainement pas mauvais gré d’avoir cité ce passage, qui est écrit d’abondance et de verve. J’y aperçois un sentiment qui me touche et que je partage; mais je crois y apercevoir aussi de graves imperfections. Dire que la science n’avise et ne pourvoit qu’au bien matériel des sociétés, c’est confondre la science abstraite avec l’application qui s’en fait à l’industrie, et supprimer d’un seul trait ce point suprême où elle atteint le vrai et charme les esprits par de pures splendeurs indépendantes de tout service d’utilité industrielle. J’approuve autant que je puis la phrase de M. Dupont-White où il définit le but et l’idéal des sociétés : une vue sur l’ensemble des intérêts humains. Que sera pourtant cet ensemble des intérêts humains, si l’on en retranche l’immense enchaînement des vérités scientifiques? Je ne voudrais pas insister sur cet argument, qui n’a besoin que d’être montré. Il faut donc absolument modifier l’une ou l’autre de ces deux propositions : ou admettre que le but social n’est pas relatif à l’ensemble des intérêts humains, ou faire à la science sa juste place. Ce dilemme ne veut pas dire autre chose que ceci : quelle est la part que le développement de la science a eue dans le développement total de l’histoire? La question n’est point oiseuse, car bien des gens sont disposés à croire que la science, considérée en soi, est une espèce de superflu sans efficacité, une œuvre de cabinet et de laboratoire, une curiosité de quelques esprits solitaires et amans des choses abstruses, fournissant (cela est maintenant incontesté) des ressources puissantes à l’industrie, mais ne sortant de l’utilité pratique que pour tomber dans la spéculation vide et stérile. S’il fallait par un seul fait montrer qu’il en est tout autrement, je rappellerais les efforts inouïs que font les croyances théologiques pour subordonner ou pour concilier la science, sans réussir ni à l’un ni à l’autre.

Suivant M. Dupont-White, quelques savans (il cite M. Auguste Comte, et me fait aussi l’honneur de me nommer) inclinent à identifier la civilisation avec les sciences naturelles ou exactes. Les sciences exactes sont les mathématiques et leurs dépendances, les sciences naturelles embrassent la connaissance des êtres organisés, et identifier avec ces sciences la civilisation, c’est supposer que le développement des unes est la condition du développement de l’autre. Il ne reste d’ailleurs aucun doute sur le sens, si l’on se rappelle que M. Dupont-White déclare ne connaître aucune civilisation fondée sur la géométrie ou la chimie. Pour ma part, je déclare comme lui n’en pas connaître, non plus que de fondées sur la botanique, la zoologie et l’histoire naturelle. Il faut donc que M. Auguste Comte ait voulu dire toute autre chose. M. Dupont-White est un homme aussi éclairé que désireux de rendre justice à la pensée d’autrui, même quand il la combat; mais une opinion vulgaire a travesti de cette façon la conception de la philosophie positive et s’est imposée à un excellent esprit.

Écartons la méprise. C’est de cela uniquement qu’il s’agit, et non de faire une exposition ou une démonstration. La philosophie positive n’identifie pas la civilisation avec les sciences exactes ou naturelles; elle ne la fonde pas sur la géométrie ou la chimie, elle ne prétend pas qu’aucune de ces sciences en donne la clé ou en soit la cause. Suivant elle, l’évolution des sociétés, ou civilisation, ou histoire, est soumise à une loi qui en détermine la direction et le progrès. Si vous niez ceci, vous admettez nécessairement l’une ou l’autre de ces deux hypothèses, suivant l’ordre de croyances auquel vous appartenez : si vos croyances sont théologiques, vous pensez que la Providence, par son intervention perpétuelle ou accidentelle, en produit le mouvement; si vos croyances ne sont pas théologiques, vous pensez que le hasard seul en est l’agent, et qu’il n’y a rien à savoir sur un phénomène où il n’y a aucune loi. Notez bien ceci pourtant : si vous repoussez (ce qui arrive à beaucoup d’esprits de ce temps) l’intervention de la Providence comme vous la repoussez de la chute de la foudre, si vous apercevez que dans l’enchaînement des causes et des effets le hasard n’est qu’un mot vide de sens, si vous pressentez que ce qui se passe dans l’histoire a sa raison d’être dans les conditions de l’histoire, alors vous appartenez à la conception de la philosophie positive ; vous pouvez l’interpréter tout autrement qu’elle ne fait : peu importe, un principe commun à vous et à elle est gagné. Le temps se chargera de produire et de tirer les conséquences.

Ce qui certainement a donné lieu à la méprise, c’est que M. Comte, dans son grand ouvrage, commence par exposer les théories générales de la mathématique, puis celles de l’astronomie, et ainsi de suite. On a pensé qu’il suffisait de cette seule indication pour comprendre le plan du livre et juger du but auquel il tendait; on a conclu que, son début étant les sciences exactes ou naturelles, et son terme la doctrine de la civilisation, il fondait, pour me servir de l’expression de M. Dupont-White, la civilisation sur la géométrie et la chimie. Jamais conclusion ne fut plus précipitée et plus mal informée. Voici le sens très simple et j’ajoute très juste de cette hiérarchie : l’évolution historique est un phénomène qui se passe dans les sociétés par la réaction de leurs élémens les uns sur les autres; quelle qu’elle soit, pour l’étudier avec fruit, il faut connaître l’homme individuel, l’ensemble des êtres organisés auquel l’homme appartient, les forces chimiques par qui tout se compose et se décompose, les forces physiques, la terre support commun, le système solaire ou monde auquel nous appartenons, et enfin ce qu’il est possible de savoir de l’univers, où notre monde ne paraît plus que la réunion de quelques atomes. Toute étude sociologique est mal engagée qui ne procède pas ainsi. La philosophie positive ne dit pas: Étudiez les sciences exactes et naturelles, afin d’apprendre comment elles font la civilisation. Elle dit : « Étudiez les sciences, afin de connaître les conditions inférieures qui supportent la civilisation; sans ces conditions, tout est aussi impossible logiquement que matériellement. »

Maintenant que, munis de la sorte, nous ne sommes plus exposés à mettre la civilisation dans un milieu fictif et hors de ce qui la détermine, nous pouvons chercher la loi qui y préside. Et bien loin de rencontrer dans cette recherche les sciences exactes ou naturelles, nous sommes dès lors dans un domaine où elles n’interviennent point, parce qu’il les dépasse. Il n’y est question ni de géométrie, ni de chimie, ni même de biologie, car les théorèmes géométriques, les affinités chimiques et les propriétés des êtres vivans ne sont pas les propriétés en vertu desquelles les sociétés parcourent leurs phases successives. Aussi rencontre-t-on ce que M. Dupont-White croyait expulsé, ces chimères qui s’appellent philosophie, religion, politique. On les voit changer d’âge en âge, selon l’ensemble de la civilisation; elles changeront encore, n’ayant rien d’absolu, quel que soit le préjugé contraire, et s’accommodant à la croissance de l’humanité.

En résumé, et sans que je veuille entrer aucunement dans une exposition complète, deux points sont proposés : le premier point, c’est que l’histoire est un développement régulier dû aux forces intimes de la société, qui est sujette à l’évolution historique comme un être vivant est sujet à l’évolution vitale, sans que rien soit soustrait à la cause naturelle qui y préside, sans que rien soit abandonné au hasard ou au miracle. Le second point, c’est que, cette évolution étant un phénomène particulier, puisqu’elle est bornée à l’espèce humaine, et se passant dans un milieu qui en est une indispensable condition, on ne peut omettre de s’instruire dans les phénomènes plus généraux qui l’embrassent, et d’approfondir le milieu qui la soutient. Voilà les deux propositions sur lesquelles doit porter le débat, si l’on veut qu’il aboutisse. Imputer à la philosophie positive d’identifier la civilisation avec les sciences exactes ou naturelles, ce n’est pas se donner trop beau jeu contre elle, c’est au contraire lui donner trop beau jeu contre vous, car qu’a-t-elle à craindre de coups qui ne sont dirigés que contre une ombre vaine? Mais elle sent trop bien la gravité des questions engagées pour se prévaloir d’attaques illusoires, qui d’ailleurs ne cesseront de l’être que quand nul ne pourra plus se méprendre sur le fond du débat. Aussi je pense n’avoir pas écrit inutilement ces lignes dans lesquelles j’explique où l’on trouvera l’adversaire que l’on cherche.

Laissons maintenant l’histoire en soi telle que la conçoit l’école positive, et terminons par quelques mots sur le rôle historique des sciences. « Si quelque chose, dit M. Dupont-White, a fait l’éducation du genre humain, ce n’est pas la pensée mathématique ou chimique, mais la pensée religieuse et philosophique. » Puis, posant que c’est par la contemplation de lui-même que l’homme a commencé à réfléchir, il ajoute : « Le souci du monde extérieur, entendons-nous, le souci scientifique ne vint qu’ensuite. » La remarque est juste, profonde, et d’un esprit habitué à ces hautes questions; mais pense-t-il que cet ordre qu’il signale lui-même est fortuit? pense-t-il que ce n’est pas une hiérarchie prescrite par la nature des choses et de l’humanité? pense-t-il que l’homme pouvait commencer indifféremment par la religion ou par la science, par la contemplation de lui-même ou par le souci scientifique du monde extérieur? Ces deux grandes créations ne sont aucunement contemporaines. Depuis longtemps les religions étaient fondées et intervenaient dans les rapports moraux des hommes, depuis longtemps la métaphysique, qui émane nécessairement des religions, avait débattu les problèmes absolus, que la science en était encore à ses plus simples rudimens; mais elle grandit lentement et peu à peu, car son œuvre, à elle, n’a rien de spontané et qui soit fourni immédiatement par l’âme humaine, jetant son premier coup d’œil sur l’ensemble des choses : elle a tout à créer, observations, méthodes et théories. Quand enfin elle a pris stabilité, consistance, prévision, puissance, alors son rôle commence, et il ne tarde pas à devenir très sérieux, non pas seulement dans les applications qu’elle procure, mais dans l’ordre intellectuel et, par lui, dans l’ordre moral. Elle aussi donne l’assaut à l’infini, mais à sa manière; elle met l’homme et la terre de l’homme à sa place dans l’abîme illimité de l’univers. Au lieu d’un monde inconnu et où l’imagination ne créait que de puériles merveilles, elle nous montre un monde soumis à l’éternelle régularité de lois immuables; puis, par un privilège inattendu, elle satisfait la passion de l’homme pour les prodiges, je veux dire sa passion de commander à la nature, et elle y satisfait de la manière la plus élevée, je veux dire en illuminant son intelligence. Au lieu de ces appuis imaginaires que l’homme s’était créés et qui le laissaient chétif et cruel dans un milieu inclément, elle lui donne pour appuis ces mêmes lois qui, connues dans leurs conditions, l’adoucissent en adoucissant pour lui le monde. Pensera-t-on que cet ensemble est sans efficacité sur l’état progressif des sociétés? Les sciences influent sur les grandes choses, religion, philosophie, politique; elles sont évidemment un couronnement : les civilisations qui ne l’ont pas restent dans l’enfance, celles où il s’arrête s’arrêtent. Aussi apparaissent-elles tardivement; tout commence sans elles, rien sans elles ne s’achève.


VI. — CONCLUSION.

Ce n’est pas à l’effet d’infirmer le principe du livre de M. Dupont-White que j’ai revendiqué pour le régime féodal le titre de gouvernement : je le revendique également, ce titre, pour les monarchies orientales, l’Assyrie, la Perse, l’Egypte, dont la civilisation a précédé et éclairé celle des Grecs; je le revendiquerais même pour les pauvres et chétives associations, barbares ou sauvages, qui occupent l’Afrique, l’Australie et l’Amérique. Une telle filiation ininterrompue est en soi un grave argument qui corrobore singulièrement tous les autres. On peut, il est vrai, ne considérer l’état que dans une époque ou un pays; mais il est bon d’avoir toujours devant les yeux la totalité de ce grand fait historique en vertu duquel toute société a un gouvernement. Les imperfections et les vices de ces gouvernemens, ou, pour m’exprimer d’une façon plus philosophique, leur corrélation avec le milieu social où ils sont nés ne doit pas masquer la nature fondamentale des choses. En histoire, aucune théorie n’est bonne qui rompt le fil de la continuité et de la tradition; il importe de toujours montrer que ce qu’on propose est un développement de ce qui fut. Dans l’infinie complexité, la pensée n’a pas d’autre boussole. Sans ce guide, on tombe dans les conceptions arbitraires, dans les utopies, soit qu’elles rêvent un avenir en dehors des données historiques, soit qu’elles aspirent à un passé qui ne peut revenir. Pour ceux qui traitent scientifiquement l’histoire, la tâche est maintenant de tracer les voies et moyens par où chaque présent a procédé de chaque passé. C’est, sous une autre forme, le programme du véritable et grand travail de la génération actuelle : étant admis que la civilisation est une évolution naturelle des sociétés, démontrer, dans les divers cas particuliers, comment s’est faite cette évolution.

J’ai certainement, en raisonnant ainsi du passé et en essayant d’y porter quelque système, soulevé bien des objections dans l’esprit des lecteurs. Moi-même, ce n’est qu’avec un labeur extrême que je suis parvenu à coordonner mes idées et à les présenter d’une manière qui s’enchaînât. Que sera-ce si j’entreprends de jeter un regard sur l’avenir? Pourtant il faut que j’en dise un mot, et ce ne sera qu’un mot vraiment. M. Dupont-White n’en a point parlé, et c’est à mes risques et périls que je l’entraîne sur ce terrain. Il y a pensé cependant, ainsi que cela devait être, et voici comme je me représente son idée : l’état est devenu assez puissant d’une part, de l’autre assez dégagé des impulsions sectaires, pour assurer à la pensée un libre développement que l’autorité théologique est toujours tentée d’arrêter; parallèlement, l’autorité théologique, bien que dépouillée de cette surintendance des âmes, garde une part considérable de l’administration intellectuelle et morale. Ainsi balancés, les deux pouvoirs exercent leur grande fonction, et la société moderne chemine dans le progrès qui lui est ouvert. Voilà l’aperçu. Et tout d’abord une grave objection se présente : les deux pouvoirs ne sont pas, il s’en faut, dans une condition égale. L’un, le pouvoir temporel, se trouve susceptible de développement, il va croissant, ses lumières s’étendent, il se charge de choses constamment plus importantes et plus élevées; en un mot, il suit le mouvement ascensionnel de la société. L’autre, le pouvoir spirituel, n’a pas la même extensibilité : lié à des doctrines immuables, il ne peut s’accommoder à la mutation nécessaire des choses sociales, et de ce côté il est dans une infériorité fâcheuse en regard du pouvoir temporel. Des scissions pleines de trouble ne seront-elles pas au bout d’un rapport si mal concerté? Mais pourquoi mettre au futur ce qui s’est déjà pleinement effectué? Cette condition où le pouvoir temporel croît sans que croisse le pouvoir spirituel n’est pas autre que la grande révolution européenne qui a commencé longtemps avant nous et au milieu de laquelle nous nous mouvons. Peu d’esprits, même parmi les plus distingués, s’élèvent au-dessus; l’imagination publique est toute dominée et régie par de longues et puissantes impressions; elle se complaît surtout à ce qui les lui reproduit le mieux, et le vif succès qu’ont obtenu des livres hardis et incisifs s’explique, je crois, par une correspondance spontanée entre le livre et le public, tous deux imprégnés de la pensée révolutionnaire. Pourtant il faut que les bons esprits s’élèvent au-dessus; ce qui ne peut se faire qu’en méditant sur cette grave situation d’un pouvoir temporel qui se développe et d’un pouvoir spirituel qui demeure stationnaire, et sur les moyens non pas d’arrêter celui-là, mais de donner à celui-ci la faculté d’évolution.

La pensée de quelques publicistes, fort éminens d’ailleurs, est que tout ce que la civilisation gagne, l’état le perd. La pensée de M. Dupont-White, absolument contraire, est que tout ce que la civilisation gagne, l’état le gagne. La première est en opposition avec la tradition historique, et conduira, là où elle prendra quelque ascendant, à l’imminence de l’anarchie. L’autre est en pleine conformité avec le passé politique des sociétés, et, en établissant pour mesure de la croissance de l’état la croissance de la civilisation, elle implique par cela même la garantie des intérêts essentiels. Il faut donner un exemple, qui vaudra pour tous, de cette corrélation : je le prends dans ce que je connais le moins mal. La médecine, en raison même de ses progrès, en est venue à passer de la considération de l’individu à la considération de la société, et à créer sous le nom d’hygiène publique un ensemble de notions d’une extrême importance. Chaque jour ajoute à ce domaine. L’air des villes dont il faut maintenir la salubrité, le sous-sol qui s’infecte, les logemens, les hôpitaux, les cimetières, les armées en paix et en campagne, les industries insalubres, les ateliers et les ouvriers, le travail des enfans, la sophistication des alimens, les maladies épidémiques et endémiques, le rapport de ces maladies à l’altération des céréales, tel est en bref le champ qui lui est ouvert. Maintenant, en regard, suppose-t-on que l’état a dû, a pu, a voulu rester oisif? Non sans doute, et lui qui naguère n’avait aucun souci des mesures hygiéniques, aucune charge de ce côté, aucune fonction de ce genre, s’est investi très promptement du très considérable office de faire tourner les acquisitions de la science au profit de ses administrés. Appliquez ceci à tout le reste, et voyez si, à mesure que la civilisation gagne, les fonctions de l’état ne gagnent pas en étendue et en qualité.

C’est aussi une pensée de M. Dupont-White que la liberté de l’individu croît à mesure que les fonctions de l’état croissent et s’élèvent. Elle est certainement ingénieuse, je la crois très vraie dans son principe; mais elle a besoin d’explications. L’état est une machine puissante dont le fonctionnement n’est pas toujours réglé pour le plus grand bien; le mécanicien peut avoir ses passions, ses erreurs, ses intérêts tout à fait en dehors de l’intérêt général, et alors non-seulement l’individu, mais encore la société seront exposés à de sérieux dommages. Ainsi, par exemple, de 1793 à 1801, l’Angleterre se trouva soumise à un gouvernement violent, énergique, armé d’un grand pouvoir, et qui mit toute sa force à étouffer la liberté. Heureusement, pendant qu’il marchait en un sens rétrograde, le peuple anglais, en vertu de son passé et de son présent, marchait en sens inverse et se portait de toutes ses forces vers ce libéralisme à tendances démocratiques qui le caractérise présentement. De la sorte le gouvernement échoua et la société triompha; cependant, si la tentative avait coïncidé avec un affaiblissement de la nation anglaise, nul doute qu’elle n’eût réussi. Ce sont là des éventualités toujours menaçantes. Néanmoins, en prenant le développement dans sa totalité, on peut dire avec M. Dupont-White que ce sont deux accroissemens parallèles, celui de l’état et celui de la liberté de l’individu; ce qui peut se résumer ainsi : plus les affaires de l’état deviennent générales, plus elles deviennent régies par des lois, et dès lors, sous cet abri, la sécurité de l’individu est augmentée. Par cet enchaînement, l’état se fait plus loyal dans ses transactions, plus humain dans sa gestion, plus ordonné dans ses procédés. Il doit son amendement progressif à l’avancement total de la civilisation et à l’influence croissante de l’opinion publique. On le règle et il se règle; c’est là ce qu’on appelle liberté. M. Dupont-White ne dit pas autrement, et il se range sans hésitation et sans réserve dans le grand parti libéral, qui, malgré des conflits avec les gouvernemens, a pris auprès de plus d’un une influence considérable. Le nœud vital de la liberté ainsi entendue est la publicité, la discussion libre, la liberté de la presse. Les formes de gouvernement, quelque importance qu’elles aient, sont moins essentielles. La liberté de discussion est l’aspiration et l’attribut de l’Occident. Quand elle manque, l’homme moderne est amoindri, deminutus capite, comme disait le Romain dans son énergique langage.

Ici je pose la plume et je prends congé du livre de M. Dupont-White. Tantôt je me suis joint à lui, et, m’efforçant de m’approprier sa pensée, je l’ai présentée au lecteur sous un autre jour, car quel est l’esprit qui ne donne pas aux pensées d’autrui son reflet? Tantôt je me suis séparé de lui et j’ai discuté contradictoirement des opinions qui me paraissaient comporter des rectifications. Dans cet assentiment et ce dissentiment, je reconnais à M. Dupont-White, voué entièrement aux œuvres politiques, tout avantage, sauf un seul : c’est que je suis disciple d’une philosophie qui a la prétention de considérer l’histoire d’une façon nouvelle. Une philosophie est intrépide, même dans ses moindres disciples. Une lumière, quelles que soient les mains qui la portent, projette autour d’elle les rayons de sa clarté.


É. LITTRE.