Du Pouvoir constituant

Du Pouvoir constituant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 792-814).
DU
POUVOIR CONSTITUANT


I

La révolution française nous a laissé en héritage un certain nombre d’axiomes politiques que des générations trop confiantes ont longtemps reçus comme des articles de foi ; nous ne sommes point guéris de cette idolâtrie. Il est encore un parti qui se dit républicain et se croit patriote en se faisant du passé une religion, en adoptant pour symbole ce mélange d’erreurs et de vérités qu’on nomme les principes de 1789. Cependant le monde a marché depuis quatre-vingts ans ; si nous ne valons pas mieux que nos pères, du moins faut-il reconnaître qu’une expérience chèrement payée nous a fourni des lumières qui manquaient aux disciples de Rousseau et de Mably. Aujourd’hui nous connaissons trop les besoins d’une société qui vit d’industrie et de commerce pour nous laisser séduire par des paradoxes qui ne pouvaient éblouir qu’un peuple dont les yeux s’ouvraient à la liberté. Nous ne croyons plus à ces Lycurgues improvisés qui changent les idées et les mœurs d’une nation avec quelques lignes écrites sur un morceau de parchemin, et ce n’est pas d’une vaine déclaration de droits que nous attendons le salut d’un peuple et la régénération de l’humanité. Loin de servir la liberté, ces dogmes surannés ne font qu’en retarder la marche et en compromettre le succès. Le moment est donc venu de les étudier froidement, sans autre souci que de chercher la vérité.

Parmi les principes de 1789, il en est beaucoup qui ont résisté à l’épreuve du temps et dont les bienfaits ont prouvé la solidité. L’égalité civile, la liberté religieuse, la liberté du travail, sont entrées dans nos mœurs et dans nos lois pour n’en plus sortir. Il est toutefois d’autres maximes qui n’ont jamais été appliquées sans traîner après elles le désordre et la ruine. Signaler ces erreurs condamnées par l’expérience, c’est en empêcher le retour, c’est épargner à nos enfans les fléaux que l’ignorance du législateur a déchaînés sur nous.

Au premier rang de ces théories funestes, il faut placer celle du pouvoir constituant telle qu’on l’a conçue en 1789. Établir ou reformer une constitution a été regardé par nos pères comme une œuvre magique qu’on ne peut confier qu’à une assemblée unique, convoquée extraordinairement et maîtresse de refaire à son gré l’état et la société. Et non-seulement on concentre tous les pouvoirs dans les mêmes mains, ce qui est la définition même du despotisme, mais encore on donne aux constituans une autorité telle qu’ils peuvent imposer leur gouvernement à la nation sans lui demander son avis, et lui défendre d’y toucher avant l’époque et par d’autres moyens que ce qu’il leur plaît de décider dans leur vanité. En nommant une assemblée de révision, le peuple fait acte de souverain, mais du même coup il abdique au profit de ses représentans, sans se réserver seulement le droit de contrôler et d’accepter ce qu’on fait en son nom. Les constituans ne sont pas les mandataires, ils sont les maîtres du pays.

C’est ainsi que les choses se sont passées en 1789 ; on peut juger de l’arbre par ses fruits. Une assemblée souveraine, dont rien ne gênait la volonté, la passion ni le caprice, a détruit tout ce qu’elle a touché : monarchie, administration, finances, armée, marine, église ; elle a condamné un peuple trop confiant à traverser toutes les misères de l’anarchie en lui montrant à l’horizon une liberté qui fuyait toujours. C’est à ce prix que la France a été dotée d’une constitution qui n’était même pas viable. Promulguée avec éclat le 14 septembre 1791, l’œuvre de l’assemblée constituante disparaissait le 21 septembre 1792 devant ce jugement dédaigneux et mérité : « la convention déclare qu’il ne peut y avoir de constitution que celle qui est acceptée par le peuple. » Ni cet échec, ni cet arrêt significatif, n’ont empêché les législateurs de 1848 de reprendre avec une pieuse ignorance la tradition d’erreur qui datait de 1789 ; ils ont mené la France au même abîme et par le même chemin. La leçon nous a-t-elle profité ? Non, nous en sommes restés au même point ; nous n’avons pas perdu une seule de nos illusions. L’expérience n’instruit que ceux qui doutent et qui cherchent, elle n’existe pas pour un peuple que la foi révolutionnaire illumine, et qui se croit naïvement en possession de la vérité absolue.

Étudier la nature et le caractère du pouvoir constituant n’est donc pas une œuvre de pure curiosité ; c’est une question qui porte en ses flancs l’avenir de la France. Il est utile, il est nécessaire de montrer comment d’une vérité mal comprise le législateur de 1789 a tiré les conséquences les plus fausses et les plus désastreuses. Il faut voir comment, en partant du principe de la souveraineté nationale, il en est arrivé à confisquer cette souveraineté au profit d’une assemblée que la toute-puissance a enivrée et perdue.

Pour faire toucher du doigt l’erreur de nos pères, je dirai de quelle façon l’Angleterre et les États-Unis s’y prennent pour réformer leurs constitutions. Il y a là deux systèmes différens d’apparence, mais animés d’un même esprit. Si l’Angleterre ne peut nous servir d’exemple, il n’en est pas de même de l’Amérique ; elle nous offre d’excellens modèles, et il est inutile de raisonner à l’aventure quand on a sous la main la solution du problème.

Avant tout, posons la question.

Qu’est-ce que le pouvoir constituant ? C’est le pouvoir de faire ou de réformer une constitution. Qu’est-ce alors qu’une constitution ? En quoi une constitution diffère-t-elle d’une loi ordinaire, et pourquoi faut-il des formes particulières pour la changer ?

La constitution est la loi qui organise le gouvernement de l’état, en d’autres termes la loi qui règle la distribution et l’étendue des pouvoirs publics. Depuis Montesquieu, rien ne nous est plus familier que la théorie des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; nous savons que la division, qui du reste n’en est point absolue, est une des conditions de la liberté. Il est donc nécessaire de fixer légalement la compétence de chacun de ces pouvoirs, et de les borner les uns par les autres. L’objet propre d’une constitution, c’est ce partage d’attributions, c’est l’établissement de ces limites, c’est en outre l’énumération des libertés que le gouvernement doit garantir, et auxquelles il ne peut toucher. Toutes les autres dispositions que renferme une charte peuvent être bonnes ou mauvaises, mais elles n’ont rien de constitutionnel. Aussi le plus sage est-il de les réserver pour ce qu’on nomme les lois organiques, lois qui sont dans la main du législateur ordinaire, et qu’il est aisé de modifier suivant les idées et les besoins du jour.

Comprend-on maintenant pourquoi la constitution a un caractère particulier ? Les lois communes règlent les rapports du gouvernement avec les citoyens ou des citoyens entre eux, la constitution règle le gouvernement lui-même. Elle commande au juge, au législateur, au chef du pouvoir exécutif. C’est la loi fondamentale, la garantie prise par le peuple contre ceux qui font ses affaires, afin qu’ils n’abusent pas contre lui du mandat qu’il leur a confié. Entourer de précautions et de solennité l’établissement de cette grande charte est chose naturelle ; il est juste qu’on n’y puisse toucher qu’en un cas sérieux, et seulement sur l’ordre de la nation. A qui appartient ce pouvoir constituant ? Au souverain sans aucun doute, c’est-à-dire au peuple tout entier. À qui convient-il d’en déléguer l’exercice, quelles conditions faut-il mettre à un mandat de cette espèce, voilà ce qui nous reste à examiner en comparant ce que font les Anglais et les Américains.


II

La constitution d’Angleterre n’est point écrite ; il faut entendre par là qu’elle n’a pas été promulguée d’un seul coup, et qu’il n’en existe point de rédaction officielle. De même que la constitution de Rome républicaine, elle repose sur de vieilles coutumes, sur d’antiques usages, plus d’une fois consacrés et rajeunis par des précédens législatifs ou judiciaires. Parmi ces précédens, il suffira de citer la grande-charte, trente fois confirmée par les Plantagenets et les Tudors, la pétition des droits adressée par le parlement à Charles Ier, la déclaration des droits faite par le parlement à la veille de la restauration, l’acte d’habeas corpus passé dans la trente et unième année du règne de Charles II, et enfin l’acte de settlement, qui en 1689 plaça la couronne sur la tête de Guillaume et de Marie aux conditions prescrites par les représentans du peuple anglais. Pour n’être pas rédigée en articles numérotés, la constitution d’Angleterre n’est donc pas moins certaine que nos pactes modernes ; mais en outre elle a sur ces derniers cet incomparable avantage qu’elle est écrite au cœur des Anglais. Tandis que nos constructions éphémères s’écroulent au premier souffle du vent, sans que personne s’en inquiète, tout Anglais est heureux et fier de réparer et de rajeunir ces remparts gothiques qui ont abrité les pères et qui protègent les enfans. Fidèles aux traditions du moyen âge, les politiques anglais ont le respect de la coutume, tout en la modifiant chaque jour par une infusion de l’esprit nouveau, — ils n’ont aucun goût pour la codification qui pétrifie les lois ; ils veulent que dans leurs institutions tout se fasse par développement, par accroissement intérieur, comme dans la nature, et qu’on n’y sente pas la main des hommes. Entrer dans l’examen de cette doctrine nous mènerait trop loin, il suffit de constater le fait ; nous en verrons bientôt les avantages.

À qui appartient-il d’entretenir ce vieil édifice politique ? Au parlement. C’est un droit que personne ne lui conteste. Il peut, quand il lui semble bon, toucher à l’une ou à l’autre de ces libertés qui, réunies en faisceau, forment ce qu’on appelle la constitution d’Angleterre. C’est un adage souvent répété de l’autre côté du détroit que le parlement peut tout faire, excepté d’un homme une femme, et d’une femme un homme. Nos Français, qui vont toujours aux extrêmes, en ont conclu que le pouvoir constitutionnel du parlement est illimité ; il est douteux que nos voisins acceptent la rigueur de ce raisonnement.

On ne s’en est pas tenu à une conclusion théorique ; cette facilité de réforme a séduit quelques-uns de nos publicistes, et non pas les moins ingénieux. On s’est demandé si ce n’était point une chimère que de distinguer entre la constitution et les lois ordinaires. A quoi bon établir à part ce pouvoir constituant, qui trouble et menace tous les autres ? Ne serait-il pas plus simple et plus sage de suivre l’exemple de l’Angleterre, et en temps ordinaire de laisser aux chambres et au chef de l’état le droit de modifier la constitution d’un commun accord ?

Ceux qui ont soutenu cette thèse se sont laissé prendre aux apparences. C’est surtout à propos de l’Angleterre qu’il est vrai de dire que ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit. Entre les idées constitutionnelles, les habitudes législatives, les mœurs politiques des Anglais et des Français, il y a une opposition si tranchée que toute imitation est trompeuse et stérile. En 1814, la charte a créé une pairie héréditaire ; a-t-on rien eu qui ressemblât à la chambre des lords ? Aujourd’hui ne serait-on pas le jouet d’une illusion de même espèce ? On voit dans la Grande-Bretagne une constitution et un parlement, on ne sent pas qu’ils n’ont de commun que le nom avec la constitution et le parlement de la France ; la ressemblance du titre nous abuse : nous nous croyons logiciens en raisonnant sur des mots, sans nous apercevoir que, si ces mots ont la même forme dans les deux pays, ils n’ont pas le même sens.

Depuis quatre-vingts ans, la France a eu onze constitutions, qui l’ont fait passer brusquement de la servitude à la liberté, de la liberté à la servitude. Qu’est-ce que toutes ces constitutions ? Des programmes que le gouvernement offre à la nation, ou que le législateur populaire impose au gouvernement, — des promesses plus que des droits. En Angleterre, la constitution, œuvre des siècles, est aussi ancienne que le peuple même. C’est l’ensemble des libertés dont jouissent les Anglais depuis un temps immémorial, libertés qui ont leur racine dans les coutumes anglo-saxonnes, comme le jury, ou dans les usages féodaux, comme le parlement et le vote de l’impôt. Plus d’une fois ces diverses libertés ont été envahies par les rois, il a fallu de longs efforts pour les reconquérir ; mais jamais le peuple anglais n’a cessé de les regarder comme son héritage, jamais il n’a laissé prescrire ses droits. Le fameux cri : nolumus leges Angliœ mutari, est la forme énergique de cette revendication. C’est ce qui explique l’esprit conservateur des Anglais ; leur tradition est une tradition de liberté. Parlement, vote de l’impôt, droit de pétition, habeas corpus, jury d’accusation et jury de jugement, presse, etc., toutes ces libertés, tous ces droits ont leur histoire inscrite sur les registres de Westminster, et cette histoire est celle du pays même. Pour nous, il suffit d’une promenade dans les galeries de Versailles pour voir que nous n’avons rien qui ressemble à ces annales pacifiques ; l’histoire de France est l’histoire de nos rois, de leurs guerres et de leurs amours, et, n’en déplaise à ceux qui fouillent le passé pour y retrouver les débris de la vieille liberté française, il est fort douteux qu’avant 1789 la France ait eu aucune de ces garanties contre l’arbitraire qui sont l’élément essentiel d’une constitution.

Supposer que les Anglais, pris tout à coup de la furie française, voudraient brusquement changer leur constitution est une hypothèse chimérique ; autant vaudrait leur demander de renoncer à leurs libertés héréditaires et de n’être plus des Anglais. Dans ces conditions, qu’est-ce donc que la prétendue omnipotence du parlement ? C’est le droit très restreint de déterminer plus exactement la portée de telle ou telle liberté suivant les nécessités de l’heure présente. Il appartient au parlement de réparer et d’entretenir l’édifice constitutionnel ; il est plus que douteux qu’il ait le pouvoir de le renverser. La plupart de ces libertés, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, font partie de la coutume ou common law, et cette coutume, patrimoine commun du peuple anglais, est sous la garde des magistrats, qui sauraient la faire respecter même du parlement. Demandez à un jurisconsulte anglais si le parlement peut supprimer le jury, la question lui paraîtra étrange ; mais je ne crois pas qu’il hésite à répondre que le parlement ne le fera jamais, et ne pourrait pas le faire. Quand on a voulu récemment réduire le jury civil, qui est une justice médiocre, on a établi des juges en concurrence, mais on a laissé aux parties le choix de la juridiction ; on s’est gardé de supprimer par une loi une institution séculaire à laquelle il eût été dangereux de toucher.

Cet amour de la tradition, cet esprit de conservation a subi plus d’une altération sans doute. Nous ne sommes plus au temps où à la maxime française : tout nouveau, tout beau, les Anglais répondaient par l’adage : nouveauté, fausseté, the new is false. En aucun pays, on n’a fait plus de réformes libérales qu’en Angleterre depuis cinquante ans ; mais toutes ces réformes se font à l’ombre de la constitution, sans toucher ni aux prérogatives de la couronne, ni aux privilèges des chambres, ni à l’indépendance de la magistrature. Partout et toujours on trouve cet esprit de modération, ce goût des transactions qui est la marque des peuples nés pour la liberté. Ce qui contribue à cette modération, c’est que chez nos voisins le parlement comprend la royauté et les deux chambres. La reine gouverne en parlement, elle y représente la nation tout autant que la chambre des lords ou la chambre des communes. Tandis que chez nous la chambre des députés se considère comme le seul organe du peuple et n’admet point de partage, il y a en Angleterre trois élémens du corps législatif qui, tous trois, sont regardés par l’opinion comme les organes constitutionnels du pays. Il ne faut pas croire que la chambre des lords n’ait point une influence considérable, et quant à la reine, si son rôle se borne à consulter le pays ou à changer le cabinet quand il n’a plus la majorité, il ne faut pas oublier qu’elle est représentée par le ministère, et que le ministère est une puissance. Il est vrai que les ministres sont désignés par les chambres, mais ce sont eux qui gouvernent en vertu de prérogatives nettement définies et confirmées par une longue tradition. On ne pourrait toucher à la constitution sans leur aveu, et il n’est pas à craindre que, par un vain amour de la popularité, ils sacrifient le pouvoir exécutif, dont ils sont les dépositaires et les gardiens.

Enfin, et ceci est capital, tandis qu’en France les députés se croient appelés à diriger et à régenter l’opinion, en Angleterre c’est le peuple qui fait les lois par les pétitions, les meetings, les journaux. Le parlement anglais est une chambre d’enregistrement. Ce n’est pas son caprice qu’il impose, ce n’est pas la volonté du maître qu’il érige en loi ; il met sa gloire à suivre l’opinion et non pas à la traîner violemment après soi. Avant d’arriver au parlement, toute réforme doit être acceptée par le pays, elle n’entre au palais de Westminster que pour recevoir le baptême légal ; le parlement n’en est pas le père, il en est le parrain.

Si l’on saisit cette différence d’esprit, de mœurs, d’usages, on sentira qu’en Angleterre il est sans danger de laisser au parlement le soin de modifier insensiblement la constitution, tandis qu’en France le droit de révision, attribué en temps ordinaire au chef de l’état et aux deux chambres, ne ferait que surexciter la chambre des députés et la mettrait sans cesse aux prises avec le reste du gouvernement. La réforme de la constitution ne serait qu’un moyen d’opposition, qu’une arme de combat. En Angleterre, pour qui va au fond des choses, c’est la nation seule qui a le droit de toucher à la constitution, et c’est là le vrai principe ; en France, ce seraient les députés, qui, sans mandat spécial, sortiraient à chaque instant de la constitution, hors de laquelle ils ne sont rien, et déchaîneraient à leur gré la tempête afin de satisfaire une ambition misérable. Pour faire pièce à un ministre, l’opposition demanderait la révision du pacte fondamental, et mettrait en jeu la fortune du pays. Ce qui est en Angleterre une institution conservatrice serait en France un instrument de révolution.

Viendra-t-il un jour où, le flot de la démocratie montant de plus en plus, les Anglais se lasseront de la royauté ou songeront à supprimer l’hérédité de la pairie ? Bien hardi qui oserait l’affirmer ; mais, à juger de l’avenir par le passé, on peut être sûr que, même en ce cas, les Anglais n’abandonneraient aucune de leurs vieilles libertés. Le changement, plus apparent que réel, se ferait lentement, pacifiquement, et par l’effort même du pays. On dénouerait adroitement le nœud gordien, on ne le trancherait pas. A moins d’une révolution dans les idées et dans les mœurs, révolution que rien ne fait prévoir, jamais l’Angleterre ne donnera le spectacle étrange d’un peuple qui, du jour au lendemain, se jette tête baissée dans les aventures, passe de la monarchie à la république pour sauter brusquement de la république à l’empire, brisant toutes les barrières ou supprimant au besoin toutes les libertés par amour de la logique, par caprice ou par ennui. Bien convaincus qu’un peuple sans passé est un peuple sans avenir, les Anglais s’en tiendront à leur constitution, toujours ancienne et toujours nouvelle, heureux de la sagesse de leurs ancêtres et fiers de leur propre bon sens.


III

Si l’Angleterre ne peut nous servir d’exemple, il en est autrement de l’Amérique, et pour plus d’une raison.

C’est aux États-Unis que nous avons emprunté les constitutions écrites, les déclarations de droits, l’idée du pouvoir constituant et le nom même des conventions, c’est-à-dire des assemblées qui sont spécialement chargées de faire et de réviser les constitutions. On n’a point assez étudié cette influence des États-Unis, quoiqu’elle soit hautement confessée par ceux qu’en 1789 on appelait les Américains, c’est-à-dire les Lameth, les Lafayette, les Noailles et leurs anciens compagnons de la guerre d’indépendance. Il est vrai que l’imitation n’a pas toujours été heureuse, et que plus d’une fois, en exagérant un principe juste, on en a fait une erreur ; mais trop souvent aussi l’assemblée constituante a préféré aux idées américaines des chimères inventées par les élèves de Rousseau. C’est ce qui est arrivé dans la question qui nous occupe. Sieyès l’a emporté sur Lafayette, et en confondant le pouvoir constituant et le pouvoir législatif il a tout brouillé et tout perdu.

L’Amérique a encore pour nous ce grand avantage qu’elle est une démocratie. Le fondement de ses institutions, c’est la souveraineté du peuple. C’est à la nation seule qu’il appartient de choisir la constitution qui lui convient, car, ainsi que l’écrivait John Adams dès l’année 1775, le peuple est la source de toute autorité, l’origine de tout pouvoir. C’est là un principe universellement reçu aux États-Unis, principe que personne ne conteste et que chacun s’efforce d’appliquer de son mieux. Quoique les Américains aient gardé l’esprit juridique de leurs ancêtres de la Grande-Bretagne, quoique dans le droit civil ils s’attachent de préférence à la coutume et aux précédens, néanmoins en politique ils n’invoquent que la volonté nationale. Tout leur souci est d’assurer dans sa plénitude la souveraineté du peuple et de ne la laisser confisquer par personne, — et, grâce à une pratique aussi sincère que hardie, ils en sont arrivés, non moins heureusement que les Anglais, à des institutions protectrices de la sécurité, de la liberté et du bien-être de tous les citoyens.

Enfin l’Amérique est une fédération, aujourd’hui composée de trente-sept états particuliers et d’un gouvernement général. Il ne se passe guère d’années qu’on n’établisse une constitution, qu’on n’en réforme une autre. Depuis moins d’un siècle, on compte plus de cent soixante-dix essais de ce genre ; il n’en est pas un seul qui ait jamais inquiété le pays. Ce qui en Europe est une crise, une maladie dangereuse, est aux États-Unis une fonction habituelle de la vie politique, une institution régulière. On conçoit quel est pour nous l’intérêt de ces expériences réitérées ; nous ne pouvons pas avoir la prétention d’être plus républicains, plus démocrates que les Américains, et leur exemple nous démontrera combien nous sommes encore entichés d’idées despotiques. Nous exaltons en paroles la souveraineté du peuple, mais en fait les partis ne la respectent guère, tout leur effort consiste à l’éluder ou à l’usurper.

Pour bien comprendre le jeu des constitutions américaines et celui des conventions, il faut donc se faire une idée nette de la façon dont on entend et dont on pratique aux États-Unis la souveraineté du peuple. Sur ce point, nous avons beaucoup à apprendre et beaucoup à oublier[1].

Le principe dominant, celui qui pénètre et anime toutes les institutions américaines, c’est que l’ensemble des citoyens, hommes, femmes, enfans, a droit de régler son gouvernement comme il l’entend. Aux États-Unis, on ne connaît pas l’idée de légitimité qui fait du gouvernement la propriété d’une famille privilégiée ; on n’admet pas davantage la maxime doctrinaire qui donne à la raison, à la justice, le droit de commander, car c’est reculer le problème et non le résoudre. Qui décidera ce qui est juste et ce qui est raisonnable ? Les Américains prennent les choses de moins haut, et restent sur un terrain plus solide. Pour eux, c’est une loi divine, c’est l’instinct, c’est la sympathie qui fonde et maintient les sociétés humaines. Il y a là un fait naturel qu’il n’appartient pas à l’homme de changer ; mais quant au gouvernement, que les Américains réduisent au maniement des intérêts généraux de la communauté, c’est une œuvre tout humaine ; son objet est d’assurer le bien-être et la liberté de chacun et de tous par la volonté et le concours de chacun et de tous. Comme le disait l’excellent Lincoln en consacrant le cimetière de Gettysburg, « cette nation, conçue dans la liberté, vouée à l’égalité, veut maintenir sur la terre le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple. » Ces simples paroles contiennent tout le système politique des États-Unis.

Mais on ne peut pas faire voter toute une société ; il n’est point de démocratie qui jusqu’à présent n’ait admis certaines incapacités, prises de l’âge, du sexe ou de quelque autre circonstance. La nation est donc représentée partout par un corps électoral. Aux États-Unis sont en général électeurs les citoyens mâles, majeurs, de vingt et un ans, inscrits au rôle de la milice ou à celui des contributions. Je signale cette différence entre les idées américaines et les idées françaises, je ne connais pas aux États-Unis un seul jurisconsulte, un seul publiciste qui fasse de l’électorat un droit naturel, un droit que le législateur ne puisse modifier. Pour les Américains comme pour les Anglais, l’électorat est une fonction que la loi règle au mieux des intérêts de la communauté, et cette fonction a des limites, comme toutes les fonctions. Par exemple, en certains états, tels que la Pensylvanie, rien ne semble plus légitime et plus démocratique que d’exclure les citoyens qui ne contribuent pas aux charges publiques ; on trouve immoral d’attribuer un droit aux fainéans et aux mendians. Le mot peuple a donc aux États-Unis un sens légal, nettement défini ; c’est le corps électoral, c’est l’ensemble des citoyens à qui la constitution confie l’exercice de la souveraineté suivant des formes définies. La foule n’est pas le peuple ; politiquement elle n’a aucun droit, sa volonté ne peut jamais faire loi.

Ce corps électoral, qu’on nomme le peuple, élit en chaque état deux chambres et un magistrat chargé du pouvoir exécutif ; mais il ne leur délègue pas la souveraineté, il leur confie simplement certaines attributions nettement réglées par la constitution. Tout pouvoir qui n’est pas délégué au gouvernement en termes exprès et formels appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui, Tandis qu’en France la souveraineté populaire est un pouvoir endormi, qui ne s’éveille qu’en temps de crise et ne se manifeste que par une éruption comme un volcan, en Amérique la souveraineté populaire est toujours debout, toujours vigilante ; elle seule a le droit de résoudre les difficultés constitutionnelles. J’insiste sur ce point, car c’est faute d’avoir compris cette permanence de la souveraineté dans les mains du peuple qu’en France on a toujours livré les droits de la nation ; et la nation elle-même aux usurpations des assemblées.

Qu’une constitution limite les attributions du chef de l’état, nous le comprenons sans peine, nos chartes ne font guère autre chose : nous trouvons aussi tout naturel que les chambres n’aient qu’un pouvoir de législation et ne se mêlent ni d’administration ni de justice ; mais ce qui est nouveau pour un Français, ce qui l’étonnera et peut-être le choquera, c’est que dans le champ de la législation les assemblées n’aient qu’une action étroitement bornée, et qu’on leur interdise d’entrer en certaines parties de ce domaine, dont elles se considèrent comme maîtresses absolues. Pour les Français, les chambres sont la voix de la nation, et, comme rien ne peut limiter la volonté nationale, il nous semble que rien non plus ne doit limiter l’autorité législative des assemblées. Nous identifions le mandataire et le mandant, déplorable confusion qui confisque la souveraineté nationale au profit de quelques hommes et met le pays à leur merci. Pour les Américains au contraire, la souveraineté est inaliénable ; les députés n’ont qu’un pouvoir subalterne et dérivé ; il ne leur est jamais permis d’oublier que le peuple est leur maître, et qu’ils n’ont aucun droit d’excéder le mandat qu’ils ont reçu de lui.

Ce mandat, c’est la constitution. Non contens de chercher dans la division du pouvoir législatif, dans l’indépendance du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, une barrière qui arrête l’usurpation des assemblées, les Américains ont encore introduit dans leurs constitutions des clauses restrictives qui définissent étroitement la compétence du gouvernement. Ces clauses restrictives sont ce qu’on appelle les déclarations de droits. Ce ne sont pas, comme chez nous, des thèses philosophiques, si générales et si vagues qu’elles ont le défaut de tout promettre et de ne rien tenir : ce sont des maximes concrètes, des lois formelles et supérieures, contre lesquelles tout ce que fait le législateur ordinaire est nul de soi. A vrai dire, ce sont les vieilles libertés anglaises rédigées en articles ; c’est le common law régnant en souverain de l’autre côté de l’Atlantique. C’est ainsi qu’aux États-Unis aucune assemblée, fût-ce même le congrès, ne peut toucher à la liberté absolue des églises ; aucune assemblée ne peut supprimer le jury ni la publicité des débats en matière civile ou criminelle ; aucune assemblée ne peut interdire le droit d’association, de réunion, de pétition ; aucune assemblée ne peut autoriser un monopole, établir des privilèges héréditaires, ni prendre des mesures préventives contre la presse. Le législateur ordinaire n’a donc que la gestion des intérêts généraux. Toutes les libertés qu’un gouvernement a pour objet de garantir restent sous la garde du peuple ; chaque citoyen peut en toute sécurité vaquer à ses affaires sans craindre que, dans un moment de colère ou d’erreur, des députés ignorans ou ambitieux n’attentent à sa personne ou à ses droits.

Ce caractère des constitutions américaines explique comment aux États-Unis les chambres n’ont pas le rôle prépondérant de nos assemblées. L’opinion ne les regarde point comme souveraines ; elle n’en attend ni la rénovation ni le salut du pays. Tout ce qu’on leur demande, c’est de faire de bonnes lois civiles et commerciales, de régler au mieux les affaires communes et de surveiller l’administration. Il n’est point de pays où un plus grand nombre de personnes figurent dans les chambres[2] ; mais il n’en est aucun où les députés puissent se faire moins d’illusion sur la modestie de leur situation.

Je ne doute pas que cette conception politique ne surprenne plus d’un lecteur. La révolution nous a rompus au despotisme des assemblées, et c’est d’hier seulement qu’en France on commence à parler des limites de l’état. Cependant, si l’on regarde l’histoire, on y verra que le progrès de la liberté n’est autre chose qu’une réduction successive du gouvernement. Qu’un prince ou qu’une assemblée s’attribue le droit de régler la religion d’un peuple, la tyrannie est la même : il n’y a de différence que dans le nombre des persécuteurs ; mais que la loi ou les mœurs mettent la conscience humaine en dehors et au-dessus de la politique, aussitôt paraît la liberté religieuse avec tous les bienfaits qui l’accompagnent. Pourquoi ce qui est vrai de la religion ne le serait-il pas de l’enseignement ? Pourquoi le jury, la libre défense, la publicité des débats, la liberté de la presse, l’égalité civile et tant d’autres droits qui ont pour eux l’épreuve des siècles ne seraient-ils pas considérés comme des conquêtes définitives sur lesquelles aucune assemblée ne peut revenir ? Ainsi l’ont pensé les Américains, pour qui ces droits étaient un héritage de famille ; c’est à cette heureuse idée que j’attribue pour une grande part le développement pacifique de la démocratie aux États-Unis. A Boston et à New-York, comme à Paris et à Lyon, il y a des partis violens et peu scrupuleux sur les moyens de parvenir ; mais, tandis qu’en France la possession du pouvoir met la nation tout entière entre les mains de ceux qui l’emportent aux élections, le vainqueur chez les Américains ne peut guère abuser de la victoire. Les hommes changent, les institutions restent ; le parti qui triomphe n’en demeure pas moins l’humble serviteur de la constitution.

On voit que tout le système politique des Américains repose sur ce principe, qu’il y a une loi supérieure qui assujettit le législateur. Cette loi, dirigée contre l’omnipotence des assemblées, c’est la constitution. Supposons maintenant que la constitution ne réponde plus aux idées et aux vœux du peuple, qui donc aura droit d’y toucher ? Ce ne peut pas être le législateur ordinaire. Comment réformerait-il la constitution de laquelle il tient son autorité ? La réformer, c’est en sortir, et, s’il en sort, il n’est plus rien. Peut-on du moins suivre l’exemple de l’Angleterre et attribuer le droit de réforme à l’ensemble des pouvoirs publics ? Non, car aux États-Unis la souveraineté ne repose nullement entre les mains des députés, des sénateurs et du président. Tous ne sont que des fonctionnaires chargés d’un mandat limité. Seul le peuple est souverain ; seul il peut corriger ou changer la constitution.

C’est ce qu’il fait au moyen d’une procédure réglée d’avance par la loi politique. Sous le nom de convention, on élit une assemblée qui a pour objet unique de réformer la constitution ou de faire une constitution nouvelle. Cette convention n’a de commun que le titre avec l’assemblée de sinistre mémoire qui gouverna la France en 1793. Ce n’est pas une chambre révolutionnaire, omnipotente, despotique ; c’est un pouvoir régulier, légal, limité. Qu’en des temps paisibles un peuple décide comment et de quelle façon il réformera son gouvernement le jour où il n’en sera plus satisfait, c’est une idée qui doit nous sembler étrange ; elle ne prouve que trop combien la souveraineté du peuple en Amérique ressemble peu à ce qu’en France on appelle de ce beau nom. Chez nous, le peuple agit en souverain quand une émeute victorieuse brise un gouvernement, foule aux pieds les institutions et donne pleine carrière à la passion et à la violence, tandis qu’aux États-Unis le peuple fait acte de souveraineté quand il manifeste régulièrement sa volonté suivant des formes légales et pour assurer d’autant mieux le bien général. Il n’est pas de pays plus libre que l’Amérique, mais on y connaît trop les conditions de la liberté pour croire à la sagesse des masses et à l’infaillibilité de la foule : aussi se fait-on gloire d’y vivre sous l’empire et la contrainte de la loi.

La procédure conventionnelle traverse quatre phases successives. On consulte les électeurs sur la nécessité de convoquer une convention. Si la réponse est affirmative, la législature décrète l’élection de l’assemblée de réforme. Cette assemblée rédige son travail sous forme de projet, et enfin ce projet est soumis à la ratification du peuple. Chacun de ces points mérite un examen particulier.

Qui consulte le peuple ? C’est la législature, c’est-à-dire les deux chambres de l’état. Prendre le vœu du peuple avant de toucher à la loi fondamentale, c’est le principe démocratique, la règle suprême. On y a surtout recours quand il s’agit d’une refonte totale de la constitution. C’est ainsi par exemple que fut réformée la constitution de l’état de New-York en 1821. La législature avait décidé simplement la convocation d’une convention ; cette décision fut annulée sur le vu des objections présentées par le chancelier Kent, un des plus grands jurisconsultes de l’Amérique. « La constitution, disait Kent, est la volonté du peuple sous sa forme expresse ; elle a pour objet la protection permanente, le bonheur durable de la génération présente et de la génération future ; la théorie républicaine et la pratique constante du pays exigent qu’on ne puisse à aucun degré altérer cet acte avant que le peuple n’ait exprimé formellement sa volonté sur ce point[3]. » Certaines constitutions font de cet appel au peuple une condition absolue ; telle est la constitution de l’Ouest-Virginie, qui a été rédigée en 1863. En d’autres états, où des constitutions depuis longtemps en vigueur n’ont besoin que de réformes partielles, on a admis un moyen plus court pour faire les amendemens nécessaires. C’est ce qu’on appelle le mode spécifique ; j’en parlerai plus loin.

En convoquant une convention, la législature fixe le nombre des députés à élire, la date et le lieu de la réunion. Elle décide également comment et dans quelles formes le nouveau projet de constitution sera soumis à la sanction populaire, mais elle ne règle pas la compétence de l’assemblée ; elle n’a pas le droit de lui interdire de toucher à tel ou tel article de la loi politique. On ne veut pas que la convention ne soit que l’écho de la législature ; on entend que dans sa sphère constituante elle jouisse d’une entière liberté.

La convention, élue en général par les électeurs ordinaires et composée d’un très petit nombre de personnes, a un caractère original, et fait pour renverser toutes nos théories révolutionnaires. Ce n’est pas une assemblée législative ; ses membres ne sont pas des représentans, ils sont de simples délégués. Convoquée par une législature qui existe avant elle, qui subsiste auprès d’elle et qui est destinée à lui survivre, la convention n’a aucune autorité politique ; c’est un simple comité chargé de soumettre au peuple un projet de constitution. Ce principe, méconnu par les premières assemblées révolutionnaires, a été proclamé dès 1787 dans la célèbre convention fédérale qui rédigea la constitution des États-Unis. « Nous n’avons le droit de rien conclure, mais nous avons la liberté de tout proposer, disait Wilson, représentant de Pensylvanie. — Notre affaire, ajoutait Edmond Randolph, c’est de recommander et non pas d’établir un système de gouvernement. » En 1829, dans la convention de Virginie, John Randolph s’exprimait non moins nettement. « Nous sommes ici des avocats que consulte le peuple, des médecins politiques chargés de proposer un remède pour les maladies dont souffre l’état ; nous n’avons pas le droit de voter un acte qu’engage la nation. Nous sommes les humbles conseillers du peuple[4]. » Inutile de multiplier les citations ; ce point de droit constitutionnel ne souffre plus de discussion aujourd’hui.

Ce n’est pas que l’idée française qui personnifie la nation dans ses représentans et leur donne l’absolu de la souveraineté n’ait jamais paru en Amérique ; mais elle y a toujours été repoussée par les amis de la liberté. En 1847, dans la convention de l’Illinois, un membre, M. Peters, déclara que les pouvoirs de l’assemblée étaient illimités. « Nous sommes la souveraineté de l’état, ajouta-t-il ; nous sommes ce que serait le peuple d’Illinois, s’il était ici rassemblé en masse. Nous pouvons dire ce que disait Louis XIV : l’état, c’est nous. Nous pouvons fouler aux pieds la constitution comme un chiffon de papier ; personne ne peut nous demander de compte, hormis le peuple. » Quinze ans plus tard, dans une nouvelle convention de l’Illinois, le général Singleton disait : « Que cette convention du peuple soit souveraine, qu’elle possède le pouvoir souverain, c’est là une de ces propositions qui sont la vérité même. Si l’état est souverain, la convention est souveraine. Si cette convention ne représente pas le pouvoir du peuple, qui donc le représente ? Si le pouvoir souverain ne réside pas dans cette assemblée, il n’y a pas de souveraineté. » Malgré ces assertions tranchantes, jamais la théorie française n’est parvenue à se faire adopter par les républicains d’Amérique, encore bien qu’elle ait trouvé des partisans dans quelques états. Ce qui lui a porté le dernier coup, c’est que le sud s’en est servi lorsque, pour maintenir l’esclavage, il a rompu avec le reste des États-Unis. C’est à des conventions omnipotentes qu’on a soumis l’ordonnance de sécession afin de n’avoir pas à consulter la nation. A Charleston comme à Paris, on a invoqué cette prétendue identité du peuple et de ses représentans pour annuler le véritable souverain, et faire une révolution au profit de quelques ambitieux. Qu’on lise le discours prononcé en 1861 à la convention d’Alabama par M. Williams L. Yancey ; on y reconnaîtra des sophismes qui nous sont familiers. « On demande que l’ordonnance de sécession soit soumise au peuple, disait M. Yancey. Cette proposition repose sur l’idée qu’il y a une différence entre le peuple et ses délégués à la convention. C’est une erreur. Il y a une différence entre le peuple et les députés ordinaires, parce que certains pouvoirs sont réservés au peuple, et que l’assemblée législative ne peut pas les exercer ; mais la convention est omnipotente : il n’y a point de pouvoirs réservés. Le peuple est ici dans la personne de ses députés. Vie, liberté, propriété, tout est dans nos mains… Tous nos décrets sont suprêmes sans ratification, parce que ce sont les décrets du peuple agissant dans sa capacité souveraine[5]. »

Cette doctrine, qui a enfanté la guerre de la sécession, les publicistes américains la repoussent avec horreur. Pour eux, c’est un démenti donné à l’expérience et au bon sens ; le jurisconsulte Jameson ne craint pas de l’appeler une des plus impudentes hérésies de notre temps[6]. En effet c’est la négation de toutes les maximes, de toutes les pratiques constitutionnelles qui ont fait la grandeur et la prospérité des États-Unis. Là-bas, il est passé en axiome que le plus sûr moyen de perdre une république, c’est de confier le pouvoir législatif à une assemblée unique ; combien la ruine n’est-elle pas plus prompte et plus certaine, si l’on confie le pouvoir constituant à une seule chambre ? N’est-ce pas l’omnipotence d’une assemblée unique qui a toujours fait avorter en France les essais de liberté ? D’ailleurs sur quel principe appuyer cette étrange concession d’un pouvoir absolu ? Toutes les constitutions proclament que la souveraineté est inhérente à la société politique, et que par conséquent elle est indivisible et inaliénable. La déléguer sans condition à une poignée de législateurs, n’est-ce pas la diviser et l’aliéner ? Un peuple n’a pas plus le droit d’abdiquer sa souveraineté qu’un individu n’a le droit de vendre sa liberté. Quelle que soit l’ignorance ou la faiblesse d’une nation, ce transfert, cet abandon de la souveraineté est nul de soi ; rien ne peut légitimer l’usurpation de ceux qui ne sauraient être que les mandataires et les serviteurs du pays.

Tels sont les principes reçus aux États-Unis, et, selon moi, ce sont les vrais principes de la démocratie. Si nous ne les avons jamais suivis, c’est que l’école révolutionnaire a faussé toutes nos idées. La souveraineté du peuple n’a été chez nous qu’un cri de guerre exploité par quelques ambitieux : elle n’a jamais servi qu’à détruire ; quand nous voudrons en faire un rouage régulier, une force conservatrice, nous prendrons exemple des Américains. J’ai dit plus haut qu’en certains états, quand il ne s’agissait que de corriger quelques dispositions d’une constitution depuis longtemps passée dans les mœurs, on remplaçait la consultation adressée au peuple et l’appel d’une convention par une procédure analogue, mais plus simple ; c’est ce qu’on nomme le mode spécifique. C’est ainsi qu’en Pensylvanie la loi politique décide que, si des amendemens constitutionnels sont votés par les deux chambres, ces amendemens seront publiés dans un journal de chaque comté trois mois au moins avant les nouvelles élections. L’opinion étant avertie, et les députés nommés en vue du changement proposé, si la nouvelle législature adopte les amendemens, on les soumet à la ratification populaire en réservant au peuple le droit de voter séparément et distinctement sur chaque article. On voit combien on prend de précautions pour limiter le pouvoir des assemblées, pour réserver la décision au véritable souverain. Dans un assez grand nombre de constitutions, et notamment dans la constitution fédérale, on exige en outre que la législature ne puisse présenter d’amendement qu’à une majorité considérable, aux deux tiers des voix par exemple : on a voulu se mettre en garde contre la manie des innovations, mais cette condition n’est point regardée comme une limitation de la souveraineté populaire ; aucun jurisconsulte ne doute que, si l’opinion se prononce, les assemblées n’aient le droit de consulter directement le peuple à la simple majorité. La question s’est présentée plus d’une fois, notamment à New-York en 1846, au Massachusetts en 1853 ; elle a toujours été résolue dans le même sens[7]. En d’autres termes, aux États-Unis on n’a jamais compris qu’en France, en 1851, une minorité de députés ait pu s’enfermer dans la constitution pour refuser d’interroger la nation et placer le pays entre une révolution et un coup d’état. En Amérique, rien ne peut entraver la souveraineté populaire ; en tout temps, en tout lieu, en toute occasion, elle doit avoir et elle a le dernier mot.

Voilà pourquoi dans tous les systèmes les réformes constitutionnelles ne sont qu’une lettre morte jusqu’à ce que le peuple leur ait donné la vie en les ratifiant. L’abolition de l’esclavage, l’égalité politique des noirs et des blancs, ne sont entrées dans la constitution fédérale qu’après avoir été sanctionnées par la nation tout entière. La pierre angulaire de la liberté américaine, c’est le vote populaire. Jamais on ne l’écarte, jamais on ne l’élude. Chacun reconnaît que la nation seule a le droit d’organiser son gouvernement, et qu’à elle seule appartient le pouvoir constituant, apanage de la souveraineté.

Ce respect de la volonté générale est poussé si loin qu’aujourd’hui en plusieurs états on soumet à la ratification du peuple certaines lois d’une importance majeure : lois des chemins de fer, lois des écoles, lois qui interdisent la vente des boissons spiritueuses[8]. Ce n’est pas qu’on veuille transformer le peuple en législateur ; les Américains ont trop de sens pour céder à cette illusion de la démagogie. Ils réservent aux chambres l’examen et le vote de la loi ; mais ils croient bien faire en obtenant l’adhésion formelle du peuple pour des mesures qui le touchent dans ses intérêts et ses goûts les plus chers. C’est une politique qui ne manque ni de sagesse ni de grandeur ; en associant le peuple au gouvernement, elle le rend glorieux de son obéissance et fier de ses institutions. C’est ce qui explique peut-être pourquoi il n’y a pas de pays plus démocratique ni moins révolutionnaire que les États-Unis. Que n’en sommes-nous là !


IV

Rentrons en France, voyons comment on y a compris et exercé le pouvoir constituant.

Dans l’ancienne monarchie, il n’y a pas de constitution écrite ; le seul souverain et le seul législateur, c’est le roi. Il est donc naturel que l’idée d’un pouvoir constituant ne paraisse qu’à la veille de la révolution ; Sieyès s’en déclare l’inventeur. « Une idée saine et utile, nous dit-il, fut établie en 1788 : c’est la division du pouvoir constituant et des pouvoirs constitués. Elle comptera parmi les découvertes qui font faire un pas à la science ; elle est due aux Français[9]. »

Dans une note sur Sieyès[10], Lafayette remarque qu’avant 1788 les Américains avaient eu des conventions pour réformer leurs constitutions particulières, et pour rédiger leur constitution fédérale, que par conséquent l’idée du pouvoir constituant n’est pas une invention française. Il ajoute avec raison que les Français, loin de faire faire sur ce point un pas à la science, l’ont plutôt fait rétrograder par le mélange des fonctions constituantes et législatives dans l’assemblée de 1789 et dans la convention nationale, tandis qu’en Amérique ces fonctions ont toujours été distinctes. C’était mettre le doigt sur une des erreurs fondamentales du système français, — mais en 1789 on était infatué de Sieyès et de ses visions politiques, quant à l’ami de Washington, on l’admirait, mais on ne l’écoutait plus. Lorsque l’assemblée, près de se séparer, décréta le chapitre de la constitution qui traite de la révision, toutes les propositions de Lafayette furent écartées. « M. de Lafayette, disait le Journal de Paris du 1er septembre 1791, n’a voté pour aucun de ces décrets : toutes ses vues y étaient trop opposées, il a trop bien étudié les pouvoirs constituans pour vouloir confier leur mission aux pouvoirs constitués, mais, lorsqu’il a cité l’exemple de l’Amérique, on a dit : Ah ! l’Amérique[11] ! »

J’ai grand’peur qu’en parcourant ces pages plus d’un lecteur ne pousse le même cri. Renoncer à un préjugé révolutionnaire n’est pas chose aisée pour un Français. Cependant en l’an III, au sortir des excès de la convention, le législateur, effrayé de son omnipotence, avait introduit dans la constitution un système de révision imité des Américains, et depuis l’an III combien de fois les événemens n’ont-ils pas donné raison au général Lafayette !

Tandis qu’aux États-Unis l’appel d’une convention est un fait aussi simple et aussi pacifique que la convocation d’une législature ordinaire, a-t-on jamais vu en France une assemblée constituante qui n’ait amené une révolution ? L’œuvre de ces législateurs tout-puissans a-t-elle jamais été viable ? La constitution de 1848 a-t-elle été moins chimérique et moins funeste que celle de 1791 ? Oserait-on remettre en vigueur cette charte républicaine que la France a laissée tomber avec une complète indifférence ? Aujourd’hui même ne sentons-nous pas que le terrain tremble sous nos pieds ? Si nous avions trouvé la vérité, en serions-nous réduits à marcher au hasard et à tâtonner dans la nuit ?

Toute notre théorie du pouvoir constituant repose sur une erreur et sur un sophisme. L’erreur, c’est la délégation de la souveraineté : la souveraineté ne se délègue pas. Le sophisme, c’est l’identité du peuple et de ses représentans, la confusion du mandataire et du mandant. Nous aurons beau faire des discours pompeux et crier que le monde a les yeux sur nous, cette conception du pouvoir constituant n’en est pas moins la négation même de la souveraineté du peuple. Pour les partis, c’est le moyen infaillible de se jouer de la volonté nationale, et de soumettre le pays au despotisme d’une minorité.

De cette double erreur, comme d’une source empoisonnée, sortent toutes nos fautes et toutes nos misères.

Les constituans étant considérés comme le peuple même en vertu de la délégation qu’ils ont reçue, et le peuple étant l’origine de tout pouvoir, nos politiques en concluent que l’assemblée possède tous les droits de la souveraineté, et suivant eux (ce qui est encore une erreur révolutionnaire) ces droits sont illimités. L’autorité de l’assemblée est donc absolue. Vie, liberté, propriété, religion, tout est entre les mains de cet abrégé de la nation. En d’autres termes, c’est au despotisme que nous nous en remettons du soin de créer la liberté. Il faut toute la force de l’habitude pour nous aveugler sur la fausseté et le danger d’une pareille invention.

À cette assemblée, armée déjà d’un pouvoir formidable, on soumet le gouvernement tout entier. La première garantie de la liberté, la séparation des pouvoirs, disparaît. C’est toujours une suite de la même erreur. On suppose qu’en l’absence d’une constitution le peuple gouverne par lui-même, et l’assemblée représente le peuple. C’est la fiction même sur laquelle les césars édifièrent leur tyrannie. Quel est l’effet de cette concentration de pouvoirs ? Écoutons Daunou décrivant en 1793 le désordre qu’il avait sous les yeux. « Une assemblée chargée de faire une constitution mutile et paralyse par sa seule existence toutes les autorités qui sont autour d’elle. Elle est trop facilement entraînée à confondre le droit de créer et de modifier chaque pouvoir avec le droit de l’exercer immédiatement. Elle devient une puissance énorme et dictatoriale qui ne peut être longtemps salutaire. C’est une autorité presque nécessairement despotique et tellement contre nature qu’elle opprime ceux même qui l’exercent[12]. » N’est-ce pas là l’histoire de la convention ?

En vertu du même sophisme, l’assemblée, après avoir achevé son œuvre, ne la soumet pas au vote populaire. Le mandataire s’attribue le droit de lier son commettant sans lui demander son aveu. Pour un Américain, il y a là une usurpation de la souveraineté, un crime de lèse-majesté nationale. Un Français qui appartient à l’école révolutionnaire ne voit dans cet étrange procédé que la conséquence logique de l’hypothèse, plus que téméraire, qui identifie le représentant et le représenté. Pourquoi consulter le peuple ? C’est lui qui a parlé par la bouche de ses députés.

Enfin, et ceci ne me paraît justifiable en aucune façon, non-seulement nos assemblées constituantes imposent au pays une constitution qui d’ordinaire lui déplaît, mais elles lui interdisent d’y toucher avant l’époque qu’il leur convient de fixer. De par l’architecte qui a construit le nouvel édifice politique, il est défendu au peuple souverain de se trouver mal logé et de choisir un autre abri, — et cela pendant de longues années. Sait-on quand il était permis à la France de modifier la constitution de 1791, cette constitution qui mourut au berceau ? En l’an de grâce 1821 ! À cette date, la France avait traversé six révolutions, et elle en était à son huitième gouvernement. En face de cette perpétuelle usurpation de la souveraineté, comment s’étonner que la France ne s’attache jamais à des institutions qu’elle n’a pas choisies, et auxquelles on l’enchaîne de vive force ? Et cependant le préjugé révolutionnaire est tellement enraciné que l’opinion, ignorante et prévenue, accepte l’omnipotence d’une assemblée comme le triomphe de la volonté populaire. On croit fonder la liberté en livrant à quelques députés tous les droits de l’homme et du citoyen. Malgré l’échec de 1789, malgré la terrible et récente leçon de 1848, je ne connais pas un publiciste français dont la foi soit ébranlée. Les partis extrêmes, qui prennent l’agitation pour la liberté, refusent à l’assemblée actuelle le droit de se dire constituante, mais c’est pour avoir de nouvelles élections et une nouvelle assemblée qui règle à son gré les destinées du pays. Des démocrates de profession ne soupçonnent même pas que la souveraineté doit toujours rester entre les mains de la nation, et qu’un peuple est dépouillé de ses droits quand ses mandataires peuvent disposer de lui sans s’inquiéter de sa volonté.

On dira peut-être qu’en ce moment il n’y a rien à craindre. Élue au lendemain des désastres de la patrie, l’assemblée de Versailles est honnête, modérée, remplie de bonnes intentions. Elle aime la liberté, elle en a donné la preuve ; de nouvelles élections n’assureraient pas au pays de meilleurs représentans. Je l’accorde volontiers ; mais croit-on que l’assemblée de 1789 ne contînt pas aussi l’élite de la France ? Le mal n’est pas dans les hommes, il est dans le pouvoir absolu qu’on leur confère. Là est le poison, là est le danger. Une assemblée unique, et qu’on proclame souveraine, s’enivre de sa puissance. Chatouilleuse et susceptible à l’excès, elle n’entend rien céder de ses privilèges. Se croyant le peuple, elle se croit tout, et s’imaginerait abdiquer en se limitant. Chargez donc un pareil corps de rédiger une constitution qui réduise les attributions législatives et qui fasse une juste part au pouvoir exécutif ! En 1791, on a établi ce qu’on nommait une démocratie royale, c’est-à-dire une république avec un roi fainéant ; on en est arrivé rapidement à la révolution du 10 août. En 1848, on a refusé toute autorité au président de la république ; à quoi a-t-on abouti ? Sommes-nous corrigés de nos erreurs ? L’expérience et la raison nous ont-elles appris que la séparation, c’est-à-dire l’indépendance mutuelle des pouvoirs, est la première condition de la liberté ? J’en doute quand je vois avec quelle faveur on accueille une nouvelle conception politique qui, selon moi, mène directement à la révolution. Pour éviter l’usurpation, aujourd’hui peu probable, d’un président, on parle de confier le gouvernement de la France à une chambre unique, qui nommerait un président du conseil, simple agent de ses volontés et toujours révocable. C’est le régime de la convention, c’est l’anarchie passée à l’état d’institution. On dira que nous vivons ainsi depuis six mois ; cela est vrai : nous assistons à un miracle d’équilibre ; mais les miracles sont des exceptions, et généralement ils durent peu. L’accord des volontés fait autant d’honneur à la modération de l’assemblée qu’à la prudence du président ; mais est-ce là une garantie suffisante pour un peuple qui a besoin de compter sur un lendemain ? N’est-ce pas un accident heureux, un instant de calme entre deux orages ? Pour installer un gouvernement durable, il ne suffit ni de l’esprit politique d’un homme, ni du patriotisme d’une assemblée ; il faut une constitution, c’est-à-dire une loi suprême qui limite les deux grands pouvoirs de l’état et les maintienne l’un par l’autre dans le respect du peuple et de sa souveraineté.

Pour rédiger cette constitution équitable qui rendrait à la France la sécurité et l’espoir, je crois que l’assemblée actuelle vaut mieux qu’une assemblée nommée dans un an ou deux, quand le pays sera fatigué du provisoire et peut-être de la république. Cependant j’avoue sincèrement que j’aurais plus de confiance dans l’avenir, si on faisait élire par le pays, je dis non pas une convention (le mot ferait peur), mais un comité chargé de rédiger un projet de constitution, tandis que tous les pouvoirs resteraient en place et que l’assemblée continuerait de gouverner. Serait-il donc difficile de choisir parmi nos politiques et nos publicistes les plus estimés un petit nombre d’hommes qui, sans intérêt personnel et sans arrière-pensée, oublieraient les passions qui nous divisent pour ne songer qu’à l’intérêt de la France, pour nous préparer une constitution sage et durable ? L’œuvre n’est pas au-dessus des forces humaines ; les principes de la liberté constitutionnelle sont connus en tout pays. Ce qui empêche de les appliquer, ce n’est pas le préjugé, c’est la passion. Une assemblée de 700 députés, divisés d’opinions, d’intérêts, d’espérances, agitera le pays pendant plus d’une année par ses discussions violentes et n’aboutira qu’à une œuvre informe. Avec de l’honnêteté, du bon vouloir et un peu de patriotisme, un comité de 50 personnes rédigera en moins d’un mois une charte républicaine qui vaudra celle des États-Unis. Est-ce trop présumer de la France que de chercher chez elle un Madison, un Hamilton, un Franklin ?

Mais que l’assemblée ou qu’un comité rédige la constitution, je ne puis admettre que cet acte soit viable, s’il n’est pas soumis à la sanction du pays. Dans une république, c’est-à-dire dans un gouvernement qui repose sur la souveraineté du peuple, la ratification de la charte nationale est une de ces lois fondamentales que personne ne peut éluder impunément. Si le vote populaire ne consacre pas la nouvelle constitution et ne la rend pas inviolable pour le législateur ordinaire, comment évitera-t-on que la prochaine assemblée ne prenne exemple sur la convention, et n’abroge un acte qui la gêne ? L’assemblée aura la nation pour complice. Ne pas interroger le pays, c’est laisser aux journaux le droit de dire qu’on ne peut engager la France sans la consulter, et que, si on évite d’en appeler au peuple, c’est qu’une fois encore on veut l’asservir à un gouvernement qu’il repousse. En deux mots, c’est préparer une révolution prochaine. N’en déplaise à ceux qui s’effraient du vote universel, il n’y a que la grande voix du peuple qui puisse imposer silence aux partis. L’exemple de l’Amérique est là pour l’attester.

On dira, je le sais, que le peuple français n’est pas aussi éclairé que le peuple des États-Unis ; on ajoutera même qu’il est indolent et crédule, et qu’il votera toujours oui quand on lui demandera de confirmer ce qui existe. Je connais ce dédain superbe : ce ne sont pas les moins démocrates qui l’affectent ; mais alors pourquoi une république ? pourquoi le suffrage universel ? pourquoi n’en pas revenir aux électeurs à 200 francs et aux éligibles à 500 ? Cela vaudrait mieux que de violer les principes républicains et de se jouer du pays.

Pour moi, j’estime que le premier devoir du législateur est de se servir des forces qui existent en les tournant au bien général. Nous sommes atteints d’un mal terrible : l’impatience de tout frein, la haine de toute supériorité, l’esprit de révolution, maladies des peuples en décadence. Pour nous guérir et nous relever, il n’y a qu’un remède, remède héroïque et sûr, c’est la pratique sincère de la souveraineté populaire. La majorité de la France est saine, elle se compose de petits propriétaires et de paysans sobres, économes, laborieux, pacifiques ; c’est sur cet élément conservateur qu’il faut s’appuyer. Chaque fois qu’on consultera le pays, cette majorité se prononcera pour l’ordre et la sécurité. C’est à elle qu’il faut s’adresser en ne négligeant rien pour l’éclairer, mais en étant décidé à la respecter et à lui obéir. Jusqu’à ce jour, les partis ont invoqué le grand nom de souveraineté du peuple pour s’emparer du pouvoir et en abuser ; aujourd’hui il faut avoir non plus le mot seulement, mais la chose. Organiser l’action de la souveraineté populaire n’est pas une utopie : l’Amérique et la Suisse en sont la preuve ; il faut que cette souveraineté prenne place parmi nos institutions, et que l’empire de la majorité franchement accepté de tous succède enfin au règne tumultueux des factions qui ont affaibli et ruiné la France depuis quatre-vingts ans.


ÉD. LABOULAYE.

  1. Dans tout ce que je vais dire de l’Amérique, mon autorité est l’excellent ouvrage de John Alexander Jameson, juge à la cour supérieure de Chicago et professeur de droit constitutionnel à l’université de la même ville. Ce livre, intitulé The constitutional Convention, its history, powers and modes of proceeding, a été publié à New-York en 1867. Pour la richesse des documens et la solidité des jugemens, il peut soutenir la comparaison avec le commentaire de Story sur la constitution des États-Unis.
  2. En 1864, la Grande-Bretagne, avec 30 millions d’habitans, était représentée par 1,100 membres environ, lords et communes ; les États-Unis, avec 34 millions d’habitans, avaient 5,200 sénateurs ou députés. — Jameson, p. 109.
  3. Jameson, p. 493.
  4. Jameson, p. 294.
  5. Jameson, p. 290.
  6. Jameson, p. 3.
  7. Jameson, p. 209, 210.
  8. Jameson, p. 377, 385.
  9. Discours sur le projet de constitution et sur la jurie constitutionnaire. — Moniteur du 7 thermidor an III (25 juillet 1795).
  10. Mémoires de Lafayette, t. IV, p. 30.
  11. Mémoires de Lafayette, t. III, p. 113.
  12. Daunou, Essai sur la Constitution. Paris 1793, p. 55.