Du Mouvement sensualiste avant la Réforme



DU
MOUVEMENT SENSUALISTE
AVANT LA RÉFORME.

Skelton, Rabelais, Folengo, Luther.

Entre les années 1514 et 1520, on voyait souvent les rues de Londres encombrées par la magnificence d’un cortége qui éclipsait les pompes royales. Huit cents hommes, ecclésiastiques, laïques et gens d’armes, s’avançaient processionnellement, précédés par des massiers en robes violettes, qui portaient les insignes de la grande chancellerie du royaume, deux pilastres d’argent, deux masses d’armes, le sceau d’Angleterre, la crosse épiscopale de Durham, les symboles de l’archevêché d’York et la barrette de cardinal. Une centaine de jeunes gentilshommes, le plus noble sang de la Grande-Bretagne, la toque de velours sur le front et la dague au côté, faisaient voltiger leurs genets d’Espagne autour du personnage enveloppé dans la pourpre et monté sur une mule noire, qui occupait le centre du cortége. Ce Richelieu de l’Angleterre, Richelieu éphémère, instrument et jouet d’une tyrannie qui sut le briser, c’était Wolsey se rendant à la cour du roi son maître, Henri VIII. La magnificence du visir répondait à la grandeur du sultan. La plupart des prélats présens dans la capitale se croyaient obligés de l’accompagner. Le bruit des trompettes annonçait sa venue ; le bourgeois et la City-madam[1] se rangeaient, le bonnet à la main et le front baissé. Enfin la procession était fermée par vingt mules portant des coffres recouverts de caparaçons pourpres frangés d’or. L’imprudent Wolsey ne prévoyait pas que l’opulence de cette proie tenterait un jour l’une des convoitises de son maître, qui les avait toutes.

À la même époque, au milieu de la terreur et du respect dont cet homme frappait les esprits ; lorsque le philosophe Érasme, qui devait l’injurier après sa chute[2], se prosternait devant sa toute-puissance qu’il dorait de ses éloges[3] ; lorsque Henri VIII lui-même, auquel Wolsey venait de faire cadeau d’un palais, ne savait comment s’y prendre pour punir la magnifique insolence de son favori, il y avait en Angleterre un seul homme qui osait se déclarer l’ennemi de Wolsey. Sous les arceaux de Westminster, protégé contre la vengeance du cardinal par la sainteté du sanctuaire, vivait un pauvre prêtre nommé Jean Skelton, qui passait sa vie à verser à flots les invectives bouffonnes et les pamphlets rimés contre ce premier ministre catholique d’un roi qui allait briser le catholicisme pour se faire pape. Les fortes mœurs du moyen âge n’étaient pas éteintes. La colère du ministre grondait en vain. L’obstacle opposé à sa violence triomphait de Wolsey tout-puissant. L’abbé Islip régnait à Westminster et protégeait Skelton contre l’ami du monarque, premier ministre, légat de Léon X, archevêque d’York. La presse et les copistes faisaient circuler dans le peuple les poèmes redoutables de Skelton, que toutes les bouches répétaient. L’une de ces satires : Why come you not to court ? « pourquoi n’allez-vous pas à la cour ? » ne tarda pas à devenir aussi populaire, entre 1517 et 1525, que les chansons de Béranger entre les années 1815 et 1830.

Ce Skelton, que les savans seuls connaissent aujourd’hui, et dont les œuvres n’ont pas été recueillies était le premier ou plutôt le seul poète anglais de son temps. Né vers 1469, nommé recteur de Diss, dans le comté de Norfolk, vers 1483, précepteur de Henri VIII, poète lauréat en 1489, il n’avait pas vingt ans qu’il poursuivait déjà de ses épigrammes bouffonnes les voluptés du clergé, ses ambitions et ses excès. D’ailleurs peu sévère dans ses mœurs privées, ce prêtre enleva une jeune fille, et pour ce fait, « si commun aux poètes, » dit Wood l’historien d’Oxford[4], fut suspendu de ses fonctions par l’évêque de Norwich. Skelton vint ensuite à Londres avec sa proie, qu’il épousa, dit un historien[5], en légitime mariage, et que d’autres annalistes moins charitables appellent naïvement sa concubine. C’était l’époque où le nord de l’Europe se soulevait d’un mouvement commun contre le midi, où les corruptions réelles et prétendues de cet admirable clergé qui a donné aux peuples modernes leur forme politique et sociale, leur centre de moralité, leur littérature et leurs arts, éveillaient la colère générale. Nul en Angleterre n’était mieux placé que Jean Skelton pour recueillir et résumer cette influence ; nul avant Luther, n’attaqua plus âprement le pouvoir ecclésiastique et l’autorité de la hiérarchie romaine. Bouffon indépendant et indompté, aimé du roi qui pardonnait volontiers les faiblesses sensuelles et le cynisme érudit, jeté hors de caste par son mariage étourdi, ardent de courroux contre ses supérieurs ecclésiastiques, il se mit, dès son arrivée dans la capitale, à battre en brèche à coups de rimes joviales ce pouvoir qui venait de le châtier. D’une fertilité qui passe la vraisemblance, écrivant, comme Scarron, des vers grotesques par milliers, ce pamphlétaire populaire fut en réalité l’homme qui exerça sur son temps et son pays l’action la plus énergique, et qui soutint avec le plus d’acharnement et d’efficacité le combat de la royauté temporelle contre la royauté théocratique. Personne n’avait écrit comme Skelton. Personne n’écrivit plus comme lui. Butler, dans son Hudibras, fut le seul qui tenta de l’imiter. Créateur de sa forme et de sa phraséologie, s’embarrassant peu des rudesses et des bizarreries de la diction, pourvu qu’il frappe le but et blesse l’adversaire, Skelton, réformateur bouffon, exécuteur politique, homme de combat qui porte la marotte avec la massue, n’est pas un poète ordinaire : c’est Scarron polémiste.

La popularité de Skelton s’est évanouie au moment précis où l’art et la recherche du style acquirent dans son pays de la valeur et de l’importance. Sous Élizabeth, peu d’années après la mort de Skelton, le La Harpe anglais de ce temps, Puttenham, le rejetait parmi les plus méprisables écrivassiers comme un « grossier et injurieux rimeur, ridicule dans tout ce qu’il compose, et ne pouvant charmer que l’oreille populaire[6]. » Cette séduction de la canaille, qui lui fut commune avec Rabelais, Cervantes, Molière, Swift, et d’autres génies d’une trempe spéciale, constitue précisément son mérite. Le vers de quatre et de cinq pieds, à rimes redoublées, qui va faire pâlir un Wolsey sous son dais royal, n’est pas une arme à dédaigner. En vain Meres, autre perroquet de critique littéraire, et Samuel Johnson, condamnent-ils avec la même autorité et la même injustice l’inélégance de Skelton. Il leur manque le sens historique, seul flambeau qui éclaire et fait comprendre cette singulière figure. Skelton est un symbole : fils politique, organe et instrument d’une révolution, il a immolé ses titres de poète à ses desseins et à sa haine. Ses contemporains ne s’y trompaient pas ; après trois siècles, justice doit lui être rendue.

Il y a dans Skelton deux traits profondément marqués : la révolte contre le clergé d’une part, et d’une autre le retour au sensualisme. Prêtre et long-temps soumis au joug du spiritualisme chrétien, il s’arme contre les vices hypocrites de ses confrères, et fait valoir les droits du corps, le bien-vivre, le bien-être, le bien-manger, le bien-boire, l’amour des sens, la beauté physique. Mais voici une particularité aussi curieuse que peu remarquée. Ce fils de l’église, apprenti apostat du spiritualisme, n’est pas le seul prêtre en Europe qui, à la même époque, batte sa mère et renie sa doctrine. Il y a un Skelton en France, un autre en Italie, un autre en Allemagne, tous sous des couleurs et des costumes différens, tous quatre renégats, jeunes, ardens, violens et sincères ; les annales littéraires se souviennent d’eux ; la politique et l’histoire portent encore la trace brillante du plus grand et du plus sérieux de ces hommes.

Si je réunis ces quatre noms dans une seule phrase, le rapprochement de leurs contrastes étonnera le lecteur. Si j’explique leurs irrécusables analogies, la simultanéité du mouvement universel qui les a emportés vers le même but étonnera le penseur.

Ce sont Rabelais en France, Merlin Coccaïe en Italie, Jean Skelton en Angleterre, Martin Luther en Allemagne. Nés tous entre 1465 et 1491, morts entre 1529 et 1553 ; parcourant la même carrière, le même espace, les mêmes vicissitudes dans des climats différens, avec des fortunes et des résultats divers ; — n’est-ce pas merveille pour le philosophe de voir poindre, à si peu de distance l’une de l’autre, ces quatre rébellions du corps insurgé, ces quatre prêtres, dont deux aujourd’hui assez obscurs ont brillé autrefois, tandis que deux autres, Rabelais et Luther, demeurent aussi éclatans que Lucien de Samosate ou le comte de Mirabeau ?

En 1483, un jour de foire publique, dans le village d’Eisleben, naquit en Allemagne l’enfant de deux pauvres mineurs saxons. Il s’appelait Luther. Il n’avait pas un pfenning : il demanda l’aumône. La violence de ses jeunes passions combattit l’ardeur de sa première foi, et, dans l’espérance de vaincre les tempêtes de son ame, il alla à Rome escorté de la misère, rude conseillère et grande institutrice. Il y alla à pied, du pain dans la besace, le bâton à la main, chantant sur les routes pour que les bonnes femmes des villages lui jetassent quelques liards. Il était pieux (ich bin ein frommer mœnch gewesen) ; il luttait contre une nature ardente, vigoureuse, impétueuse, avide. En allant à Rome, il croyait y trouver la paix des sens, le baume de l’ame, l’essence de la moralité catholique ; il espérait, dans sa jeune illusion, voir un paradis peuplé d’anges s’ouvrir au pied du Vatican. Jules II régnait sous la tiare. On sait le reste. L’adolescent vit cette Rome de près, ville sur laquelle tant de vices séculaires avaient passé. Il repartit, plein de courroux secret, l’esprit aigri, l’ame désolée et prêt au combat. Bientôt tout ce que Rome consacrait, il le détruisit ; tout ce que Rome condamnait, il l’adopta. Il prêcha le mariage avec une ardeur d’expression lascive ; il releva l’autel des voluptés ; il vengea le corps et la matière de la longue servitude qui les avait écrasés. Il prodigua, comme Skelton et Rabelais, la raillerie, l’épigramme, la comédie, la caricature et la violence, pour renverser ce « papelet, ce papegaut, ce papelard, cet âne, cet ânon, cet ânillon de pape, » qu’il avait résolu de détruire. La grandeur de la révolution accomplie a fait oublier les armes employées par cet homme puissant. C’étaient précisément celles de Skelton et de Rabelais. Son but était le même, ses moyens étaient analogues ; mais il a été le héros dans le drame dont les autres n’ont été que les comparses ou les licteurs.

Cette même année 1483, qui vit naître Luther, donna le jour à un autre enfant, que sa famille pauvre destina aussi à la prêtrise ; je veux parler du Tourangeau Rabelais, qui n’attacha pas son nom à une révolution, mais à un livre. Ses premières études, fortes et savantes, lui rapportèrent peu et préparèrent mal sa carrière. Fatigué de publier des commentaires auxquels personne ne faisait attention, de flatter des cardinaux qui lui en savaient peu de gré, et qui lui jetaient de temps à autre l’aumône d’une maigre pitance, il écrivit, après avoir visité l’Italie, ce Pantagruel que vous savez ; encyclopédie fantasque, énorme raillerie non-seulement des rois et des papes, mais de l’ame elle-même ; retour gigantesque à la sensualité, réaction terrible du corps contre la pensée qui avait voulu dominer seule, tyrannie essayée par les sens contre la tyrannie du catholicisme et des doctrines spirituelles.

Les commentaires auxquels on a soumis Rabelais, commentaires grammaticaux et philologiques, n’atteignent pas la profondeur de sa pensée. Il suffit d’ouvrir ce singulier livre pour voir ce que prétendait le railleur. Lorsque Panurge, Pantagruel et Gargantua se sont divertis et, ainsi que l’on disait au XVIe siècle, gaudis dans leur colossale facétie, comme une troupe de phoques bondissant dans la mer du Nord, à quoi aboutit le conteur ? Quel est le temple dont il ouvre la porte ? quel est le sanctuaire dans lequel il pénètre ? Le temple de la matière, la jouissance sensuelle, le bonheur physique, mot définitif de sa philosophie. L’oracle de Bacbuc termine l’ouvrage : « Humez le bon piot et tenez-vous cois ; » la dive bouteille est là devant vous ; c’est elle qui occupe une si vaste et si honorable place dans l’avant-dernier chapitre de Rabelais ; c’est le but unique de son livre, et ce but est un symbole.

Que l’on veuille, en effet, y réfléchir un moment : l’heure de la réaction était venue ; la violence du spiritualisme avait trop long-temps dominé le monde. Il en avait assez de cette compression magnifique et douloureuse. Quand le spiritualisme eut fatigué l’humanité, lorsqu’elle fut lasse d’abnégation, lorsqu’elle se sentit épuisée de macérations et de veilles, lorsque les croisades eurent précipité le Nord enthousiaste sur l’Orient endormi, lorsqu’on sentit que le spiritualisme avait dit son dernier mot, il se fit pendant deux siècles une lente et progressive réaction du matérialisme contre le spiritualisme, et du corps asservi contre l’ame impérieuse. Cette réaction préparée par Abailard, par Occham, par plusieurs des scolastiques du moyen-âge, éclata au XVIe siècle, après l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique. Elle était inévitable. Avant l’apparition de Luther, on la voit clairement percer et poindre à travers deux cents années, et l’on marquerait d’un doigt infaillible le progrès sensible de l’esprit matérialiste et de sa révolte contre le spiritualisme chrétien. D’année en année, on avait adressé de plus vifs reproches à cette austérité qui écrasait l’homme, lui ordonnant une sorte d’assassinat matériel et moral, à ce spiritualisme auquel s’étaient d’ailleurs mêlés les vices dont l’humanité n’est jamais exempte : hypocrisie, avarice, cupidité, tyrannie. Les peuples qui avaient accepté avec le plus de candeur le joug sublime et terrible de cette loi, les peuples du Nord, bien moins avancés en civilisation, plus sincères, plus ingénus et plus redoutables, frémirent de colère. Leur acharnement fut extrême et ressembla presque à un remords. Ardens à se venger de leur longue contrainte, à punir le spiritualisme qui leur semblait menteur, à frapper les nations héritières de Rome qu’elles avaient toujours détestée, à châtier une hypocrisie tyrannique qu’elles découvraient enfin, elles se ruèrent dans le protestantisme. Ainsi s’expliquent les énigmes de Calvin, de Luther, de Mélanchton. Ce furent le Nord et Luther qui frappèrent le coup le plus sérieusement philosophique, parce que Luther et le Nord étaient sérieux et sincères dans leur croyance, dans leur vengeance et même dans cette réhabilitation de la chair qu’ils opérèrent avec ordre et avec audace. L’Angleterre, Henri VIIII et Skelton suivirent l’exemple de l’Allemagne et de leurs frères du Nord, mais avec une rigueur plus pratique, plus de sang versé, plus de bourreaux en jeu, et un parti pris plus terrible. La France et Rabelais se moquèrent de Rome sans s’abandonner aux novateurs, et, tournant en ridicule les hautes et romanesques prétentions des deux armées, se préparèrent au rationalisme systématique et railleur de Candide.

Non-seulement le Pantagruel de Rabelais se moque des prêtres, non-seulement il résume toutes les gausseries du XVe siècle, mais dans la même cuve de railleries, souvent légères, souvent comiques, quelquefois féroces (tant elles sacrifient l’ame au corps et la pensée à la matière), il jette et fait bouillir toutes les choses humaines, toutes les ambitions supérieures, tous les orgueils humains. Rabelais n’est pas un bouffon ; il va plus loin : il dit sans cesse aux hommes qu’ils ne doivent pas s’occuper de leur ame, que le monde des esprits est ténébreux et plein de mystères, et que l’invisible, dont leur parlent les théologiens, ne mérite ni leur désir ni leur anxiété. Sans cesse, chez ce prêtre, les images gastronomiques, les termes de cuisine, les convoitises physiques, se représentent et s’accumulent. C’est « le combat des andouilles, » c’est cette liste interminable des mets du XVIe siècle, qui occupe six pages et qui nous servirait de résumé scientifique, d’encyclopédie complète de la cuisine de ce temps, si nous avions perdu tous les documens nécessaires à cette espèce d’érudition ; puis c’est le repas sans terme, la bombance gigantesque de Pantagruel et de Gargantua, enfin cette figure de Gargantua lui-même (grand gosier tu as !), de Gargantua dévore-tout, que le peuple a mieux comprise que les savans. Elle est devenue pour les enfans et le peuple le mythe réel de la gourmandise inassouvie et insatiable. Le peuple est un commentateur infaillible.

Ce qui est certain, c’est que Rabelais n’admet que les appétits sensuels et la finesse de l’intelligence ; Pantagruel, Gargantua, Gargamelle, Jean Des Entomeures, représentent les premiers. Panurge, c’est le merveilleux modèle de l’esprit sans ame, de la sagacité du renard, de l’astuce égoïste appliquée à toute œuvre (πανουργα), de l’instinct d’habileté qui caractérise l’homme-animal dans son plus haut développement ; instinct consacré au service de sa personnalité, de ses désirs et de ses plaisirs. Création dont la philosophie profonde a précédé Sancho, qui a de la ressemblance avec Panurge. Sancho et Panurge sont le corps se dévouant à lui-même et servi par une intelligence vive et alerte. Maligne et très ignorante, mais très madrée chez l’Espagnol, cynique et artiste chez Panurge, cette intelligence est également égoïste et sensuelle chez le paysan et l’érudit.

Ainsi l’atmosphère de la même époque et le flot de la même civilisation entraînaient vers un but commun ces intelligences si dissemblables, ces hommes nés dans des pays différens. Soumis long-temps (je l’ai dit tout à l’heure) à la rude discipline du spiritualisme chrétien, Luther, Skelton, Rabelais et un autre écrivain dont je m’occuperai bientôt, tous prêtres ou moines, et le fouet de la raillerie à la main, poussèrent les nations étonnées vers le matérialisme nouveau. Luther ne renonça jamais en pratique et en doctrine aux idées sensualistes qui soulevaient si vivement son époque. Sa protestation contre le célibat des prêtres fut consacrée par l’acte le plus célèbre de sa vie, son mariage avec Catherine Bora. La règle qu’il introduisit chez ses adeptes, tout ornée de musique joyeuse, de fleurs épanouies, de jouissances savourées en paix, règle prêchée au milieu des délices de la table, se concilièrent, grace à son sentiment germanique, avec un certain régime de mœurs naïves et simples, que les peuples du Nord ont toujours estimé par-dessus tout, et que ce retour aux jouissances sensuelles n’a pas détruit.

À côté de Luther et de Rabelais, si étrangement associés et cependant unis par la chaîne invisible d’une analogie si réelle et si intime, il faut placer un homme bien inférieur, mais dont le nom s’est perpétué, et dont l’esprit grotesque, sans portée, sans profondeur, doué de facilité, de verve, d’érudition et du sentiment de l’harmonie, a créé une espèce de littérature singulière soumise encore à sa suprématie. Elle occupe un coin de nos bibliothèques, et les érudits s’en occupent avec un certain plaisir, quand ils veulent charmer leurs ennuis. Ce prêtre bouffon qui soutient la cause de Rabelais, la cause de Luther, la cause de Skelton, a fait du bruit en son temps ; des hommes de génie l’ont copié.

En 1489, six années après la naissance de Luther et de Rabelais, Théophile Folengo, enfant noble, naît en Italie. C’est le nom véritable du pseudonyme Merlin Coccaïe, nom qui veut dire tout simplement Merlinus Coquus, Merlin le cuisinier. Élevé savamment comme Rabelais, Skelton et Luther, comme eux destiné à l’église, comme eux il se fit une vie singulière, et commença par mettre en pratique dès sa vingtième année les principes de matérialisme dont Rabelais a fait son épopée. Folengo jeta le froc aux orties, enleva une fille noble d’un canton voisin, se fit arrêter par les autorités pontificales, resta en prison long-temps, et courut l’Italie en mendiant son pain, en récitant des vers et chantant des airs populaires. Les biographes n’ont pas cherché cette vie bizarre là où elle est, dans le poème de Folengo, qui, sous le nom de Baldus, y raconte ses aventures nomades, mais surtout dans un petit livre rare publié par son frère Jean Folengo[7], traité de morale et de théologie, rédigé en dialogues, et qui montre les deux frères sous leur nom véritable, consolant leurs mutuels ennuis par la double confession, l’un de ses combats contre les passions, l’autre de ses erreurs amoureuses. Réclamé par son frère le philosophe, Merlin Coccaïe se fit moine dans le même couvent et tâcha de suivre l’exemple de ce Caton, qui n’oubliait ni sermons ni lettres, ni livres imprimés, pour remettre l’enfant prodigue dans la voie du salut. Le moine défroqué avait trop souffert sur les grandes routes et dans les mains des sbires pour ne pas préférer l’ennui du couvent à la vie poétique des gueux. Mais le souvenir du passé lui plaisait encore par quelque côté, et, tout en professant de son repentir et de son retour à une vie plus honnête, il se consola de ce qu’il perdait en jetant les souvenirs de son expérience dans une épopée bouffone. Il ne l’écrivit pas même en latin, langue des savans, ni en italien, langue des cours, mais en latin de cuisine, mêlé de patois toscan, de gros mots populaires et d’élégances romaines, et qui a fait école.

Ainsi furent rédigées, en argot ridicule, moitié allégoriquement, moitié sérieusement, les aventures du moine Folengo. Ce poème, aussi énorme que le Pantagruel, aussi confus et tout aussi gastronomique, s’appelle la Macaronée de Merlin Coccaïe, ou, si l’on veut, « plat de macaroni offert au public par le cuisinier Merlin. » À la tête des premières éditions de cette œuvre grotesque, une estampe, dont l’allégorie est toute rabelaisienne, montre l’auteur couronné de lauriers, assis près d’une table du XVIe siècle, entre deux femmes complaisantes, Tognina, qui lui verse à boire, et Zanitonella, armée d’une fourchette à deux pointes, au bout de laquelle est suspendu le délicieux macaroni. Merlin Coccaïe ouvre une bouche énorme pour recevoir cette manne céleste, et sa main avide s’étend vers la table pour y chercher le plat qui la contient. Le sens du grossier et triple symbole est facile à déchiffrer. Ce plat de macaroni de Merlin manque d’invention et de poésie, mais on y trouve une fluidité de veine qui ne tarit pas, une facétie inexorablement bouffone, un gros rire sans bornes, en un mot toutes les colossales fantaisies de Rabelais, ébauchées légèrement, mais reconnaissables et jaillissant d’un pinceau vif et hardi. Il ne leur manque que le sérieux et le but. Cette raillerie perpétuelle sans philosophie et sans fond, ces éclats de rire presque idiots sur les choses, les hommes et les temps, ces descriptions sans fin des rues, des routes, des villes, des marchés d’Italie, des cardinaux eux-mêmes et de leurs consistoires, sont évidemment les prototypes de l’œuvre rabelaisienne.

Le procédé de Folengo est souvent celui de Rabelais : l’énumération devenue comique par son exagération même. Le catalogue des objets vendus au marché occupe cent vers macaroniques :

Stringas, cordones, bursellos, cingula, guantos,
Taschellas, scufias, scufiottos, cultra, guainas,
Carneros, fibias, calamos, calamaria, cordas,
Pectina, specchiettos, zamporguas atque sonaios
, etc.[8].

Merlin Coccaïe a donné à Rabelais l’exemple de cette érudition encyclopédique, qui accumule, au sein d’un roman fantastique, les détails les plus curieux sur l’état des sciences et des arts au XVIe siècle. Ainsi les historiens de la musique trouveraient dans la « vingtième assiette de macaroni » des particularités très importantes sur la musique italienne du XVIe siècle, sur Josquin, sur ses rivaux, sur la chapelle Sixtine :

Vosque Leoninæ cantorum squadra capellæ !
...............
O Josquine, Deo gratissime, nascère mundo, etc.[9].

Mais notre moine italien a grand soin de s’arrêter au point juste où la philosophie commence. Il ne se permet que la facétie. C’est l’ivresse du parasite et son babil innocent. Toutes ses macaroniques folies, réhabilitation de la gourmandise et de l’ivresse, ne portent pas coup, ne vont pas loin, et n’exposent le moine à aucun danger.

Ainsi Skelton, né en 1469, bouffonne contre l’église et meurt en 1530 ; Folengo, né en 1491, s’arme plus timidement en faveur des plaisirs sensuels, et meurt en 1544 ; Rabelais, né en 1483, attaque avec génie le spiritualisme, et meurt en 1533 ; Luther, né en 1483, comme Rabelais, s’insurge avec un terrible et persévérant succès contre le pape et les cardinaux, et triomphe. C’est en 1512, au début du XVIe siècle, que les pamphlets rimés de Skelton remplissent l’atmosphère populaire de Londres, comme autant de flèches qui ne manquent jamais leur atteinte. En 1517, au moment où Merlin Coccaïe s’amuse et s’ébaudit, Luther prêche contre les indulgences. En Italie, le rire hébété, la poésie énervée et balbutiant un argot railleur ; en Allemagne, la révolte et la fureur goguenardes. Skelton pousse les peuples à la réforme politique, Folengo à la soumission ironique et à l’apathie voluptueuse, Rabelais au rationalisme épicurien, Luther à la réforme religieuse. Ils avaient tous les quatre l’instinct et le pressentiment de l’avenir ; plus lâche chez Folengo, plus pratique chez l’Anglais, plus spirituel et plus philosophique chez le Français, vaste, confus et héroïque chez Luther, comme il convient à un géant de combat et de révolution. Mais il ne faut pas séparer ces quatre prêtres bouffons, l’un pantagruélisant sous sa treille de Meudon ; l’autre combattant le diable, et lui jetant son écritoire à la tête tout en écrivant des farces immondes contre le pape ; le troisième macaronisant à l’abri de son monastère ; le dernier écrivant ses petits vers bouffons à l’ombre du sanctuaire de Westminster. Ce sont de véritables frères intellectuels, les grotesques fils du même mouvement européen. Seulement Rabelais et Folengo, les hommes du Midi, se moquent ; Skelton et Luther, les hommes du Nord, renversent.

L’histoire littéraire, considérée sous ce point de vue général et universel, est, comme l’a dit très bien le spirituel chancelier Bacon, l’œil de l’histoire. Une étude qui n’a pour faits constitutifs que les résultats de l’intelligence, démontre clairement quels mouvemens intellectuels, analogues ou contraires, ont entraîné les peuples d’une époque à l’autre. Elle indique quelle similitude réelle unissait des nations qui semblaient ennemies. Elle fait connaître les directions diverses imprimées à la civilisation et à la pensée. Chez les écrivains du XVe et du XVIe siècle, le mouvement réformateur éclate ou se trahit bien avant la réforme, et ce caractère s’empreint à la fois sur les œuvres intellectuelles de toute l’Europe. Le Nord surtout proteste avant le protestantisme. On est étonné de trouver, chez les poètes écossais Lindsay et Gawin Douglas, des traces nombreuses de révolte contre la cour de Rome, contre la papauté, contre le catholicisme méridional. Ils écrivent à la fin du XVe siècle, et l’insurrection de Luther n’aura lieu qu’en 1517, lorsque, placé en face du dominicain Tzetzel, Luther criera aux armes et commencera cette grande perturbation qui n’est pas encore achevée, qui a duré des siècles, dont nous sentons le contre-coup, mais qui avait sa source et son origine bien plus haut et bien plus loin.

En étudiant ainsi les annales littéraires, on reconnaît donc que l’Europe chrétienne est une, qu’il n’y a pas réellement, dans les temps modernes, de France, d’Angleterre, d’Italie, d’Espagne ; qu’il n’y a qu’une Europe et un christianisme qui marchent, armée composée de divers bataillons, à la même conquête ; quelques troupes plus avancées, d’autres plus arriérées, toutes engagées dans la même route, toutes s’avançant dans le même sillon, sous des bannières différentes. Au moment où tout s’ébranle pour réhabiliter la matière, voici quatre héros bouffons qui prennent sa défense. Je les ai nommés.

Comment nierait-on le double mouvement historique de la matière contre l’ame et de l’ame contre le corps ? Ainsi luttent à jamais les deux principes antagonistes : d’un côté, l’amour, la foi, le besoin de croire ; de l’autre, la pensée, le raisonnement, l’examen. Les peuples qui procèdent dans leur vie historique comme les hommes dans leur vie éphémère, les peuples sont mus par les deux mouvemens contradictoires dont je parle : non que l’échelle des années soit applicable aux peuples ; leur vie se compose de siècles. C’est dans ce vaste cadre qu’il faut contempler la marche périodique des sociétés et des civilisations. À une époque d’amour succède toujours une époque de doute, à une époque de doute succède toujours une époque de foi. Je m’explique. Lorsque, Rome qui avait cru, qui avait eu sa discipline fondamentale, sa religion, et qui avait dû sa grandeur à cette foi, à cette discipline, à cette religion, lorsque Rome antique sentit s’affaisser sous elle la religion et la foi qui l’avaient faite grande, on vit alors s’opérer un retour aux jouissances sensuelles, au culte du corps, à la religion des sens, retour effroyable et gigantesque dont Juvénal et Sénèque le philosophe portent témoignage. Le monde ne pouvait durer ainsi ; la prédominance exclusive d’un principe entraînerait toute civilisation à sa ruine, non-seulement le principe matérialiste, mais le principe bien supérieur du spiritualisme et de l’abnégation des sens. L’équilibre une fois rompu entre ces deux élémens, la civilisation est compromise. Lorsque les causes que Juvénal et Tacite ont rappelées, l’un avec tant d’énergie, l’autre avec une si sublime douleur, eurent travaillé l’empire romain, la littérature mourut, la civilisation s’affaissa, toutes les sources nobles tarirent ; on vit la société s’alanguir. Cette époque, exemple grandiose de la domination des sens, fut suivie immédiatement de la naissance du christianisme, qui vint, sur les cendres de cette religion de l’orgie, fonder le culte de l’ame ; héritant de toutes les théories platoniciennes, stoïciennes, pythagoriques, appliquant et commentant toutes les traditions de l’antiquité, pour les fondre dans cette religion nouvelle de l’ame, qui ne put s’établir d’une manière fixe et solide que lorsque les peuples septentrionaux, venant balayer la poussière des vices romains, infusèrent dans les veines de Rome énervée le sang nouveau qui a suffi à la vie morale et sociale de neuf siècles.

Ces faits historiques sont incontestables : — domination complète du corps, lorsque le polythéisme aboutit à son dernier résultat et dit son dernier mot sous Néron et les empereurs ; — domination par réaction du spiritualisme chrétien pendant le moyen-âge ; — puis, lorsque ce même spiritualisme, que servirent en héros les grands hommes du moyen-âge, depuis les premiers saints jusqu’à saint Thomas d’Aquin, a fait son œuvre et compromis sa propre création en l’exagérant, retour progressif par l’examen à la réhabilitation de la matière et à cette révolution annoncée par les quatre apôtres bouffons que j’ai groupés et réunis.

On aurait grand tort de penser que l’analogie de leurs œuvres, de leurs idées et de leur génie puisse s’expliquer par l’imitation littéraire. Seul parmi eux, Rabelais a imité Merlin Coccaïe, qu’il cite avec estime à plusieurs reprises ; mais là s’arrête l’influence mutuelle que l’on serait tenté d’attribuer à ces quatre personnages sympathiques. Skelton écrivait en vers macaroniques son portrait de la tavernière des faubourgs recevant chez elle les moines ivrognes et les abbés joufflus, long-temps avant que le cuisinier italien eut inventé ses macaronées et loué la voracité épique de ses héros. La bière forte de Skelton ne doit rien à la dive bouteille du Chinonais, qui ne fit son apparition dans le monde qu’après la mort de Skelton. L’influence était dans l’air ; elle vivait et se répandait à travers le siècle, comme une contagion incurable de la pensée, à laquelle nul peuple ne pouvait résister. Il faut donc regarder désormais la civilisation européenne comme un tout, sa marche comme un ensemble, ses vicissitudes et ses péripéties comme appartenant au même drame. En histoire comme en fait d’études littéraires, le synchronisme seul peut substituer la lumière aux ténèbres. C’est cette anatomie comparée des littératures qui, si l’on emprunte ce mot aux sciences naturelles, dissipe tous les doutes obscurs. Ce qui paraissait unique et isolé, imprévu et privé de causes, se présente comme naturel, nécessaire et général. Plus de phénomènes sans antécédens et sans corrélatifs, mais un ensemble de faits qui se réunissent dans un grand système et qui en font comprendre l’étendue et la tendance. On ne doit plus regarder Rabelais comme un moqueur bizarre, qui s’enferme dans sa solitude de Meudon, entre une cruche de vin vieux et de vieux livres, pour railler à son aise un monde qui n’a rien de commun avec lui. Luther n’est plus ce Jupiter tonnant du protestantisme, trouvant un beau jour dans sa pensée la révolution religieuse de l’Europe. Poussés et emportés l’un et l’autre par le courant des affaires humaines, ils représentent une des phases de l’humanité. En cédant au flot qui les entraîne, en se mêlant au torrent de la civilisation, ils ne s’abaissent pas, ils s’élèvent dans l’esprit du philosophe. La révolte du corps contre l’ame, de la nature contre la règle, des sens contre l’esprit, se personnifie en eux.

Skelton, le premier en date, puisque sa naissance remonte à 1469 et sa première publication à 1512, Skelton qui n’a point imité Merlin Coccaïe, malgré l’assertion frivole de Warton[10], puisque Merlin Coccaïe, né en 1491, écrivait en 1517 au plus tôt, mérite une attention particulière. Il ouvre la marche. Il réunit en lui les caractères du grotesque Folengo, du philosophe Rabelais et du théologien Luther. Il n’a pas l’importance historique du dernier, ni la valeur littéraire de l’auteur de Pantagruel ; mais, selon la mode anglaise il est homme d’action politique, actuelle, vive, présente, incontestable, et il a raison, car il réussit.

Son influence n’est pas seulement celle d’un poète, mais celle d’un pamphlétaire triomphant. Précepteur de Henri VIII, il est, pendant presque tout le règne du roi qu’il avait élevé, et sans qu’on le sache, l’exécuteur poétique de ce singulier monarque. Toutes les fois qu’un homme ou une chose déplaisent à Henri VIII, Skelton, qui possède la facilité du vers, se faisant écho à lui-même dans une reproduction infinie de rimes grotesques, jette dans le populaire anglais une satire qui devient proverbe. La querelle du poète avec Wolsey et ses dérèglemens personnels ne changent rien à cette position singulière, et n’affaiblissent pas le penchant que le cynique théologien Henri VIII avait pour son cynique poète. « Rarement, dit un contemporain, la faveur du monarque s’éloigna de lui (seldom out of prince’s grace). » Le courtisan philosophe Érasme, qui connaissait si bien les convenances de la flatterie et les mollia fandi tempora, écrivant à Henri VIII, sur le compte de Skelton, comble d’éloges « cette lumière de la Grande-Bretagne, l’érudit Skelton, qui peut, dit-il, non-seulement stimuler les études de votre majesté, mais les compléter[11]. »

Par un malheur que plusieurs talens ont subi, le nom de cet homme, qui exerça tant d’action sur son siècle, est oublié ; ses écrits n’attirent plus l’attention de personne. La vie politique a ce malheur. En nous prêtant une influence présente et exagérée, en grossissant l’importance apparente de notre talent et de nos actes, elle nous expose à l’oubli de l’avenir. Skelton et une armée de pamphlétaires énergiques ou spirituels se sont sacrifiés à la circonstance politique, cherchant plutôt à agir sur les hommes et à décider les évènemens qu’à trouver la perfection de l’art.

Toutes les poésies de Skelton, dont nous n’avons pas une seule édition correcte et complète, sont remplies de ce mouvement révolutionnaire du XVIe siècle, rébellion contre le spiritualisme et l’église, désir terrestre, réhabilitation de la chair, réaction que j’ai signalée chez Merlin Coccaïe, Luther et Rabelais. La profondeur philosophique, la grace de l’imagination, la transparence du coloris, la grandeur de la pensée, manquent à Skelton ; mais collaborateur puissant et précurseur poétique de tous les réformateurs de l’Angleterre, instrument sympathique de son terrible élève Henri VIII, qui, servant les passions nationales de l’Angleterre, se faisait pardonner ainsi ses effroyables et féroces passions, Skelton a sa place dans l’histoire.

Dans la poésie de Skelton, prêtre, qui, comme Luther, contracta mariage avec une personne enlevée par lui, qui prit asile dans Westminster, et fut protégé par l’abbé contre la poursuite du cardinal, on voit éclater la colère populaire et septentrionale contre le clergé du midi. Il faut lire dans une de ses satires la confession populaire du savetier anglais Colin Clout[12], qui, levant la tête du fond de son échoppe et contemplant ces grands palais, ces magnifiques domaines des hommes d’église, se met à faire la description comique de leur vie princière et de leurs mœurs galantes : « Bâtimens royaux, domaines splendides, tours, tourelles, tourillons, salles, bosquets, palais qui touchent la nue ; fenêtres à vitraux, tapisseries d’or et de soie, où l’on voit madame Diane nue, Vénus la gaillarde prenant ses ébats, Cupidon le dard à la main, Pâris de Troie dansant avec madame Hélène… voilà leurs maisons, leurs soins et leurs plaisirs, tandis que les églises négligées se vident, tandis que les cathédrales sont en ruines. »

Building royally,
Their mansions curiously,
With turrets and with toures,
With hals and with boures,
Stretching to the starres,
With glasse windows and barres.
............
Howbeit they lett down fall
Their churches cathedrall
[13].

Colin Clout, le savetier, chantait ainsi avant le grand combat de Luther contre Tzetzel. C’était encore lui, ou plutôt Skelton, qui, dans la pasquinade intitulée Why come ye not to court ? (pourquoi ne venez-vous pas à la cour ?) excite et aiguillonne la rage du peuple contre les ecclésiastiques du XVIe siècle. Dans le personnage unique de son persécuteur Wolsey, Skelton résume et concentre tous les vices du clergé qu’il veut détruire, ruse, arrogance, hypocrisie, cupidité, violence, ambition, luxe, incontinence. Ce pamphlet, le plus remarquable, le plus personnel, le plus satirique de tous ceux que Skelton a publiés, précipita la chute de ce Richelieu du XVIe siècle, et provoqua ou justifia l’ingratitude du maître, qui, retirant son bras, laissa retomber dans la fange sa créature favorite. Toutes les charges contenues dans l’acte d’accusation de Wolsey se trouvent indiquées d’avance dans le poème de Skelton, accusateur public auprès du peuple, et procureur-général des vengeances de Henri VIII. « Pourquoi ne vous voit-on pas à la cour ? demande-t-on au poète. — Pourquoi ? C’est qu’il y a près du roi un homme plus haut que le roi, si élevé dans la hiérarchie fantastique de son orgueil, que l’on ne peut le regarder en face. Au conseil d’état, dans la chambre étoilée, savez-vous comment il se tient ? Sa baguette frappe la table ; toutes les bouches se ferment ; nul n’ose prononcer un mot ; tout se tait, tout plie. Wolsey parle seul ; nul ne contredit ; et quand il a parlé, il roule ses papiers en s’écriant : — Eh bien ! qu’en dites-vous, mes seigneurs ? Mes raisons ne sont-elles pas bonnes, — et bonnes, — bonnes ? — Puis il s’en va, sifflant l’air de Robin Hood. Voilà l’homme qui nous gouverne, que la pompe et l’orgueil environnent et soutiennent de toutes parts, et qui, pour garder mieux le vœu de chasteté, ne boit que le fin hypocras, ne se nourrit que de gras chapons cuits dans leur jus, de faisans et de perdrix merveilleusement assaisonnés, et n’épargne ni femme ni fille. Belle vie pour un apôtre ! »

He is set so hye,
In his hierarchie,
Of fantick frenesye,
And foolishe fantasye,
That in chambre of stars
All malter there he mars.
Clapping his rod on the borde,
No man dare speeke a worde ;
For he hath al the saying
Without any renaying.
..........
To keepe his fleshe chaste,
In lente, for his repaste,
He eateth capons stewed
Phesant and partriche mewed ;
Spareth neither mayd ne wife
This is a postel’s life
[14] !

Créateur dans son genre, lançant le vers et la satire avec une facilité, une fécondité et une jovialité dont le bonheur et l’audace ont peu d’exemples, les contemporains de Skelton avaient raison de le nommer l’inventeur (inventive Skelton). Il a inventé son rhythme bref, saccadé, tranchant, poignant, vigoureux. Le son des cloches carillonnant pour donner l’alarme n’a rien de plus animé que cette versification précipitée qui fait tinter dans l’oreille égayée mille burlesques souvenirs. Ce bruit confus qui s’ébranle remue dans ses fondemens la hiérarchie catholique, l’ambition et l’opulence ecclésiastiques. Il n’est pas élégant ; il le sait et il le dit. « Ma rime a des haillons, elle est boiteuse, elle est pauvre, elle est mouillée, perclue, nue, misérable ; avec tout cela, elle a sa force (some pi’the). » Certes, elle a sa force, et d’autant plus redoutable que c’est une force populaire et réelle.

Though my rhyme be ragged
Tattered and gagged,
Rudely rain-beaten
Rusty, moth-eaten,
If ye take well therewithe,
It hath in it some pi’the
.

Skelton était savant et connaissait à la fois la dure inflexibilité de cet idiome anglais que personne n’avait encore dégrossi, et l’impossibilité d’émouvoir le peuple en employant le pédantesque jargon des érudits du temps. Déterminé à produire l’effet qu’il désirait et renonçant à la gloire d’une élégance qui l’eût éloigné de son but, il se contenta de cette langue anglaise parlée dans les carrefours, et la ployant à son gré, modifiant, changeant, créant des mots, enrichissant l’idiome de nouveautés énergiques, servit les progrès de la langue. « Notre anglais actuel, dit-il quelque part, est rude et grossier ; on a peine à l’enrichir de mots polis et élégans ; son indigence répugne à la main de l’artiste, tant il a de rides, de rugosités, d’aspérités, tant il est lourd, inhabile et peu expressif. La beauté et le caractère lui manquent, et, si je voulais m’en tenir à ce qu’il m’offre, je ne saurais comment rendre ma pensée, ni quels termes prendre pour la servir :

Our natural tongue is rude,
And hard to be enneude
With polished terms lusty ;
Her language is so rusty,
So cankerd and so full
Of forwards, and so dull,

That if I would apply
To write ordinately,
I wot net where to find
Terms to serve my mind
.

Un homme qui écrit ainsi, et qui a cette connaissance de son époque et de l’état actuel de sa langue maternelle, n’est pas un esprit ordinaire. Aussi Thomas Churchyard, poète contemporain, a-t-il raison de le défendre contre la critique pédantesque et de l’appeler non-seulement « poète, artiste, écrivain judicieux, exercé, dont les ouvrages ne sommeilleront pas, » — mais un politique consommé (skilful of the state), dédaigneux pour les vices de la race humaine, sardonique jusqu’à l’invective, fécond en paroles acérées, et écrivant comme parle un homme d’esprit qui veut railler. »

A poet for his art
Whose judgment sure was high,
And had great practice nish the pen
His works they will not lie,
His terms to taunts did leane,
His talk was as he wrate
Full quick of wit……
And skilful of the state.
..........
A scorner of his kind.

Ce bouffon, qui, le masque sur la figure et la marotte à la main, hurle en riant ses invectives et ses épigrammes ; cet érudit qui brise la langue de parti pris, ce sensualiste qui accable de mépris les prétentions métaphysiques, ce personnage grotesque dont les lazzis et les aspirations gastronomiques vous amusent, qui dans son poème le plus célèbre (The tunnyng of Elinore Rumming) peint de si grosses couleurs l’alewife (la tavernière), la débitante de bière forte, et les moines lascifs qui l’entourent, et leur barbe qu’elle tire, et leurs rivalités burlesques, et leur ivresse mêlée de latin ; — ce paillasse des carrefours anglais en 1512, armé de deux facultés opposées, de l’hyperbole satirique et de la facétie grivoise, qu’il mêle et confond avec une rapide et foudroyante dextérité ; Skelton ne ressemble ni au Français Scarron ni à l’Italien Pulci. Ce farceur est un homme de combat. C’est un poignard qu’il cache sous sa marotte et qu’il enfonce profondément au sein de ses adversaires ; sa verve comique, sa rime redoublée, son néologisme intarissable, ne sont que les instrumens de ses desseins et les armes de son pouvoir.


Philarète Chasles.
  1. Femme de la Cité.
  2. V. Epist., p. 262, 269, 321, 414, 463. — Entre les lâchetés de l’aimable et spirituel Érasme, celle-ci n’est pas la moindre.
  3. Metuebatur ab omnibus, amabatur a paucis, ne dicam a nemine. (Ann. 1530, p. 1347.)
  4. As most poets. V. Athenæ Oxonienses, p. 22.
  5. Fuller, English Worthies. — Voyez aussi d’Israëli.
  6. « A rude rayling rhymer and all his doings ridiculous, — pleasing only the popular ear. » (Puttenham, Art of Poetry.)
  7. L’article de la Biographie universelle consacré à Folengo contient une erreur assez grave. L’ouvrage curieux et inconnu de Jean Folengo, intitulé Pomiliones, etc., livre imprimé sur le promontoire de Minerve, y est attribué à Théophile Folengo, ou Merlin Coccaïe. Ce dernier n’y apparaît, comme je l’ai dit, que pour raconter ses aventures et recevoir les conseils de son sage frère.
  8. Macaron, V.
  9. Éd. 1521, p. 196.
  10. Hist. of Engl. Poetry, t. II.
  11. Érasm., Epist., 108.
  12. Clout, haillon, pièce ; clouted shoe, soulier raccommodé.
  13. Boke of Colin Clout, p. 50.
  14. Why come ye not to court, p. 147.