Du Havre à la Paz
Louis Bastide

Revue des Deux Mondes tome 114, 1892


DU HAVRE A LA PAZ

Le trajet du Havre à La Paz étant un voyage que nombre de Français n’ont pas eu l’occasion d’exécuter, il peut être intéressant pour le lecteur d’apprendre dans quelles conditions s’effectue ce déplacement. Voici la manière de s’y prendre vià Magellan. Car le voyageur partant d’Europe a le choix entre le détroit et l’isthme de Panama. Cette dernière direction mène plus vite à destination, mais offre moins d’intérêt, je crois, que la précédente.

C’était le Tafna, le plus petit des navires de notre compagnie maritime du Pacifique, qui en possède de fort beaux, qui devait faire franchir à l’auteur de cette relation la distance océanique entre la France et la Bolivie. — La compagnie maritime du Pacifique a sa tête de ligne au Havre.

Le 27 mars 1891, à huit heures du matin, sous un ciel tout de gris habillé, je retraversais la ville encore à peu près nouvelle à mes yeux de débarqué de la veille. Et au débouché de la dernière rue, sur le point de prendre pied dans le port, de franchir la démarcation bien tranchée dans cette région du Havre où cesse la vie civile proprement dite pour faire place au mouvement du monde flottant, le dernier spectacle entrevu fut une jeune servante enfonçant à grand fracas une large vitre de boutique par la manœuvre maladroite d’un volet mobile. Cette image, d’un fait assez insignifiant, est bizarrement restée peinte dans ma mémoire, sans doute comme le souvenir du dernier incident qui ait frappé ma vue au sortir de France, au moment d’entreprendre une longue navigation et d’entrer dans un éloignement destiné à durer des années.

Car, dans le port, déjà, commence l’étranger. L’esprit est détaché de la terre ferme par l’aspect des voiles, et on entend résonner autour de soi la langue de si et la langue de yes. C’est le voisinage de l’Angleterre, l’influence de l’Amérique anglaise, des États-Unis, du Brésil, de l’Amérique espagnole. Tout parle de départ, de pays lointains et curieux, et le passager, plaint par ceux qui le voient s’embarquer, prend en commisération les gens que leurs occupations condamnent à la vie immobile.

Le Tafna est à sa place, dans son bassin, et le pont présente l’animation qui annonce l’imminent démarrage du paquebot. Mais le ciel ne vaut pas celui de Marseille : des nuages amoncelés et un vent froid d’une violence extrême. On peut à peine se tenir debout sur le pont. — Ce n’est pas un départ d’Orient. Cependant, la machine fonctionne avec la lenteur d’un rouage de montre, et le navire commence à nager bien doucement dans l’étroit canal formé par deux longs bras de maçonnerie.

À l’extrémité de la jetée, toute une armée de curieux est groupée : les désœuvrés, les plus tenaces souvent, les derniers à partir, les derniers à ne pas venir. Puis les parens, les amis, ceux qui ont quelque intérêt confié à ce Tafna, dont les flancs emportent tant de marchandises et d’espérances. Et tous regardent passer notre bateau. Mais ils n’ont pas les mêmes facilités de confort que les vieillards de Faust vidant leurs verres dans la contemplation des bateaux qui contournent le pied des coteaux. Éole lait rage et, entre les doigts serrés, les mouchoirs déployés en signe d’adieu apparaissent tendus par lèvent comme des pavillons de grand mât. Tout va bien, pourtant ! mais

À peine nous sortions des portes de Trézène,


c’est-à-dire à peine franchissons-nous la sortie du canal protecteur, que nous sommes reçus par la plus désordonnée des mers. Le Tafna se met à danser follement. La secousse est trop peu ménagée. En deux minutes, à peu près tout le bâtiment est malade, et l’affliction dont le degré doit être assez sensiblement le même pour chacun ne varie que par le plus ou moins d’énergie avec lequel elle est supportée. — Il n’est pas nécessaire d’une tempête pour imprimer à un navire son maximum d’agitation désagréable ; un simple très gros temps y réussit parfois mieux qu’un ouragan. C’était notre histoire, et pour moi, jusqu’à ce jour indemne, durant les quarante-huit heures que se prolongea cette mer sans pitié, il me fut impossible d’absorber en alimens la valeur d’un dé à coudre. Le 30, cependant, en conformité du dicton : Après la pluie le beau temps, nous mouillons à Pauillac par un calme parfait. Nous avons payé notre tribut au roi des flots.

Bordeaux ! c’est la dernière ville de France et d’Europe inscrite sur notre itinéraire, les colonnes d’Hercule de la grande civilisation. Le soleil de la veille de mai nous fait la faveur d’une gaie journée. La plaine du Médoc, jalonnée de stations portant les noms des crus fameux, défile par les portières de notre petit chemin de fer. Voici Bordeaux et ses maisons blanches et basses. Et elles ont bien raison ; c’est plus gai que les étages indéfiniment superposés de Lyon qui font ressembler les rues à des tranchées, les places à des citernes. La coiffe populaire des Bordelaises, dernier lambeau de couleur locale dans notre patrie de costume égalitaire, anime aussi la foule d’une note pittoresque. Nous avons vite fait d’égrener le chapelet d’heures octroyé par un loisir de la navigation : les voyages forment la jeunesse en lui apprenant la valeur du temps dans les escales. Le lendemain, à quatre heures, nous reprenons notre marche.

Les incidens de route, en mer, sont rares, et le mieux qu’on puisse souhaiter est encore de n’en pas avoir, car les aventures maritimes se présentent volontiers sous forme d’accidens. Nous étions pourtant destinés à faire une rencontre dont les suites ne devaient rien avoir de défavorable. Le soulagement d’une infortune et, comme circonstance résultante, un débarquement à Lisbonne nous étaient réservés. Le 4, nous découvrons un vapeur anglais immobilisé par un accident de machine, la Marchioness (marquise) dont les signaux nous indiquent la situation. Un dialogue s’engage immédiatement entre les deux navires au moyen des petits drapeaux aux valeurs conventionnelles qui circulent prestement le long des cordages. Le résultat de cette mimique de sourds-muets qui constitue le volapuk nautique est que nous halerons notre confrère embarrassé jusqu’à Lisbonne. Remorquez-vous les uns les autres, aurait peut-être dit l’Évangile si la Judée eût été une puissance maritime. Mais ce précepte humanitaire n’est pas seul à animer notre capitaine dans la joie qu’il témoigne et l’ardeur qu’il déploie à organiser un sauvetage qui assure à ses passagers, désintéressés dans la question des gratifications que la capture de l’Anglais rapportera aux officiers du Tafna, un retard d’au moins trois bonnes journées. Ces sortes de rencontres sont des plus avantageuses et se règlent suivant une procédure rigoureuse qui coûtera une centaine de mille francs à la pauvre Marquise ; peut-être plus, car, en pareil cas, les exigences du sauveur sont toujours de beaucoup supérieures à la reconnaissance du libéré, et les tribunaux décident de l’indemnité. On voit que, sur mer, le rôle de bon Samaritain n’est pas à dédaigner.

Prenant notre parti de la prolongation de navigation qu’introduira cette escale non prévue dans le programme, nous sommes tout disposés le lendemain matin, lorsque le Tafna entre dans l’estuaire, à admirer ces rives du Tage célébrées, autant qu’il m’en souvient, dans une ou deux romances plaintives. Et cette fois encore, les romances ont raison : le fleuve, large d’environ deux kilomètres à Lisbonne même, offre sur ses bords une succession de petits mamelons alternativement verts et terreux, accidentés, comme la vie de don Quichotte, d’une infinité de moulins à vent. C’est fort joli.

Nous parcourons la ville, très intéressante, où l’exposition, sur une certaine place, d’une immense carte d’Afrique figurant les territoires portugais, accrochée à la façade d’un monument public au-dessous de cette inscription : Souscription nationale, rappelle les récens démêlés avec l’Angleterre. — Dans la soirée, après des courses dans tous les sens et des stations dans plusieurs cafés, nous assistons dans un joli petit théâtre situé, je crois, avenue de la Liberté, aux derniers tableaux d’une revue traduite du français, paroles et musique, avec seulement quelques remaniemens pour l’adaptation aux choses de Lisbonne. La salle est agréablement décorée, lumineuse ; le public bien composé. L’actrice, qui me paraît être le principal rôle, une grande et jolie personne au profil aquilin, à l’œil plein de feu, avec la taille cambrée et l’allure piaffante d’une Parisienne pur sang, chante quelques couplets avec beaucoup d’expression. Ainsi modulé, le portugais, naturellement dépourvu d’énergie, plein de sons troubles, mélange mal réussi d’espagnol et de français, affreusement vulgaire quand il n’est pas parlé avec une grande distinction, devient vibrant, fier, captivant. C’est sur cette impression que je quitte la ville du Camoëns, rappelé à mon souvenir par quelque enchaînement d’idées, à l’audition de la cantatrice.

Nous approchons des îles du Cap-Vert, notre prochaine station. La chaleur, tout en restant supportable, commence à se faire sentir et ira chaque jour grandissant jusqu’à l’accablement mortel qui nous attend dans la cuve intertropicale. Pendant que le soleil dans sa marche figurée monte sur l’écliptique, nous voguons à sa rencontre, bien plus rapides que lui, car là où il met quatre jours pour parcourir un degré de la sphère, nous employons sept heures à peine ; appréciation naturellement illusoire quant à la vitesse vraie, mais réelle pour la mesure de la chaleur. Depuis longtemps, la mer d’ardoise a fait place à la mer indigo. Rien de médiocre, du reste, comme le spectacle de l’immuable pleine mer avec son horizon si court et ses insipides flots bleus. Les poètes qui l’ont chantée ne l’avaient certainement jamais contemplée, et doivent être rangés dans une catégorie accessoire et lyrique du corps des voyageurs en chambre !


Nous sommes à Saint-Vincent. Enfin ! car, avec le Tafna, on ne peut pas dire qu’on dévore l’espace. C’est notre dix-neuvième journée de traversée, et pour mon compte, il me reste un long trajet avant d’atteindre Mollendo, mon port de débarquement sur la côte péruvienne. Mais patience ! Tout vient à point à qui sait attendre.

Saint-Vincent est le meilleur port des îles du Cap-Vert. Je crois qu’après être resté dix ans dans ce petit trou, on n’a guère plus long à en dire qu’après l’avoir habité pendant quatre heures consécutives. Ce n’est pas absolument laid. Ça a un faux air de Port-Saïd. C’est presque aussi aride, mais les montagnes relèvent le prestige du site. Saint-Vincent appartient aux Portugais et est peu prospère. Ce n’est qu’un entrepôt de charbon, mais sur un grand chemin de navigation. Aussi, la localité renferme-t-elle encore quelques milliers d’habitans.

Nous trouvons une température assez douce, mais le pays a le faciès absolument brûlé par le soleil, et on doit y cuire assez intolérablement pendant l’été. Les maisons sont d’une simplicité extrême. Pas de vérandahs comme sur les concessions cossues de l’extrême Orient, Shanghaï ou Yokohama. Rien d’ailleurs qui rappelle le style oriental ou, à plus exactement parler, l’installation de là-bas accommodée au climat du pays oriental : des murs minces recouverts d’un crépi terreux ; des portes et des volets peints en vert comme dans nos campagnes, très peu d’ouvertures vitrées. Dans les maisons, presque pas de meubles, des parois badigeonnées au lait de chaux, nues à l’exception des portions décorées de chromolithographies aux couleurs violentes, représentant pour la majeure partie la sainte Vierge avec tandos os santos du paradis. Celles des rues qui ne sont pas cailloutées, tapissées de sable, font, comme à l’isthme de Suez, l’effet de bandes découpées dans le désert.

Mais l’habitant est bien plus joli que sa coquille. Je vois pour la première fois le pays nègre, non pas les nègres de Port-Saïd ou d’Aden, dépouillés de toute saveur de terroir, placés dans un milieu impropre an développement d’une originalité nouvelle, mais les vrais nègres de la tradition ; les vraies négresses à madras multicolores, en robes roses, en robes blanches, à fichus rayés de jaune et de violet, fières de leurs bottines, celles qui en ont ; les bonnes gens de la Case de l’oncle Tom, si conformes à la légende qu’on s’attend à les entendre chantonner : Ah ! rendez-moi ma Guadeloupe, et qu’ils font rêver de Bamboula. Une variété de couleurs due au croisement, la plus complète possible ; tous les types, depuis le jaune orangé rouge jusqu’à l’ébène le plus pur. Et les bonnes boules simiesques toujours prêtes à rire, riant même quand elles ne rient pas, parce que la nature les a faites comme cela ! on peut les trouver inférieurs, mais on ne peut pas leur en vouloir. Le nègre est l’ami de l’homme.


Si le temps ne compte que par les événemens qui le mesurent, nous avons peu vécu dans les vingt jours qui ont suivi notre départ de Saint-Vincent.

Toujours les mêmes flots, toujours la même grande lentille dont nous déplaçons perpétuellement le centre sans modifier le régulier pourtour, toujours le même ciel, seulement chaque jour plus accablant. Toujours l’insipide trépidation de l’hélice occupée à moudre son chemin sous le salon de l’arrière. Le 16 avril, nous croisons le soleil, et la chaleur avance à pas de géant. Le 49, elle atteint le maximum. Nous sommes sous la ligne. La chaleur est devenue l’unique préoccupation. On n’a pas la force de lire, pas la force de causer, et sur le pont la vue de la mer est devenue antipathique. Il semble que ce soit dans des flots d’eau chaude que le Tafna trace son sillon. On calcule que chaque vingt-quatre heures le soleil s’éloigne derrière nous de près d’un degré dans la sphère armillaire, tandis que nous le fuyons de trois degrés sur le méridien terrestre, dans la direction du sud revivifiant, et on s’étonne que son ardeur ne se calme pas. Puis la férocité du ciel s’adoucit un peu. À présent, à mesure que notre bateau glisse le long de la convexité terrestre, la baisse de température s’accentue chaque jour singulièrement. Nous passons l’autre tropique. Les cols et les manchettes, précédemment insupportables, redeviennent de mise ; les mauresques et les vêtemens de coutil disparaissent. La température est bonne, la température est presque fraîche. Quelques jours s’écoulent, et le vent qui vient du sud tourne à la brise. La mer est maintenant grise ou d’un bleu noir, et les paquets d’écume que charrie la houle évoquent assez aisément l’idée des glaçons qui flottent là-bas, loin encore, que nous ne verrons pas, avant-coureurs des banquises polaires. Les oiseaux de mer, des variétés de goélands, des damiers aux ailes quadrillées de blanc et de noir, ont un duvet plus fourni, des formes moins sveltes, plus alourdies de graisse protectrice que les hirondelles habituées des tièdes latitudes. À midi, le ciel n’est plus jamais complètement nettoyé de nuages. Il n’a plus sa couleur, sa profondeur de couches superposées des tropiques. Son bleu le plus pur est une teinte simple, froide et douce, peinte d’un seul coup de pinceau, pareille aux nuances tendres que reproduisent les porcelaines de Sèvres et qu’aimaient à donner aux robes des dames de la cour les peintres de Mme de Pompadour et de Mme du Barry. Les plus frileux inaugurent caleçons et tricots, et sur le pont les galoches et les grandes bottes hivernales des marins font leur apparition. Le matin, des brumes pénétrantes nous enveloppent et ne se dissipent qu’au milieu du jour. On monte le tuyau destiné à coiffer la cheminée du salon. Nous approchons de Magellan et de son rigoureux climat, et déjà les vagues monstrueuses, qui avoisinent les extrémités des vastes étendues terrestres, commencent à balancer le navire de leurs larges oscillations.


Durant cette longue période, nous n’avons pas eu un sujet de distraction par quarante-huit heures, et par sujet de distraction, il faut entendre la voile ou le panache de fumée qui passent ; la capture de quelques poissons volans ou la pêche d’un maladroit dauphin qui se laisse prendre, je ne sais comment, à notre ligne jetée sans espoir sérieux ; ou encore le vol d’une bande d’hirondelles, de ces satellites que les hommes des voiliers racontent être les âmes errantes des capitaines au long cours qui ont fait voir trop de misère au « pauv’ matelot. » On est saturé de navigation.

Le 27, pourtant, nous procure un peu d’émotion : une coupole grise cache le ciel et flotte à l’horizon sur une étroite bande circulaire de couleur livide. On voit quelques éclairs, mais on n’entend aucun éclat de tonnerre. La calotte nuageuse a tendance à s’unir au niveau de la mer au moyen de barres très droites. Ce sont des trombes en formation. L’une d’elles se détache enfin de ce chaos d’élémens en amalgamation, et s’avance gracieusement à notre rencontre. Elle est à une dizaine de kilomètres, et, avec les lunettes, on distingue très bien la gerbe d’eau bouillonnante et limpide et l’obscure stalactite nuageuse qui l’aspire. Elle est de forme élégante, petite pour une trombe, — de quarante à cinquante mètres de diamètre, — ce qui ne l’empêcherait pas d’envoyer notre Tafna à une infinité de pieds au-dessous du niveau de la mer si dans sa course, à peu près perpendiculaire à la nôtre, elle le surprenait au point de jonction. On a d’abord pris les précautions ordinaires en pareil cas, mais nous n’avons rien à redouter, car le paquebot va beaucoup plus vite que le vent qui est très faible, et nous ne nous dérangeons même pas. — Il paraît qu’un coup de canon produirait sur elle le même effet qu’un choc sur un cristal très mince. L’équilibre moléculaire serait détruit, et la trombe se pulvériserait.

Nous sommes enfin dans le célèbre détroit, mouillés dans la baie Possession, où nous venons d’arriver et où nous attendons le jour. À moins de très belle lune, il est rare que les navires circulent de nuit dans le canal, non pas à cause de la mer qui est abritée de tous côtés et toujours très calme, mais de peur des sables et des récifs qui encombrent le passage.

Au point du jour, nous reprenons notre route. Le canal a dans cette région une ample largeur moyenne soumise à des vicissitudes, à des dilatations et à des étranglemens, mais jamais telle qu’on ne distingue très nettement, à droite et à gauche, les deux côtes, plates, sablonneuses ou terreuses, jamais vertes. Elles sont même assez souvent suffisamment rapprochées pour qu’on puisse se figurer naviguer sur une grande rivière voisine de son embouchure. Car le chenal ne semble plus être de la mer. L’eau est verte en raison du peu de profondeur, tranquille à cause de la protection des terres, et le vent droit et cinglant qui nous coupe le visage chasse devant lui de légères vagues de rivière dont le mouvement paraît dépendre d’un courant fluvial. On pourrait se croire sur quelque Rhin dépouillé de ses cathédrales gothiques, mais toujours paré de sa robe émeraude. Pendant ce temps, l’œil se promène sur les rives sans rien rencontrer absolument qui amuse sa curiosité. Rien sur la côte, des hommes à la taille gigantesque, des Indiens aux grands pieds, ou du moins dénommés tels. Rien non plus sur l’autre bord, encore plus mystérieux, la patrie des étranges Fuégiens, les sauvages nains qui vivent nus au pied des glaciers, dans la neige, grâce à une couche de tissu adipeux.

Il fait froid, mais rien que de très supportable. Cela empirera demain, paraît-il. C’est surtout de l’autre côté de Punta-Arenas, où nous allons arriver au coucher du soleil, que le détroit prend la physionomie à laquelle il doit sa réputation. Là les grands paysages, la température rigoureuse, la rencontre possible des Fuégiens qui viennent échanger contre du biscuit de vieux vêtemens, du tabac, leurs armes, unique échantillon de leur industrie, et leurs peaux de bêtes. Là, enfin, la mer enragée de Pilar.


Un peu avant sept heures, nous stoppons devant Punta-Arenas. L’obscurité est profonde déjà. On n’aperçoit de la ville, dont nous sommes très près mouillés cependant, que quelques rares lumières.

Punta-Arenas, une heure auparavant, nous avait fait un effet plus imposant. Ce n’est qu’un petit port avec environ deux mille habitans, mais il est prospère. Le peu de vie éparse sur la vaste Patagonie, le détroit et la Terre de Feu, converge sur ce point, et cela fait encore quelque chose. Ce centre perdu, privé même de communications télégraphiques, est la ville la plus australe du globe. Il est séparé par d’énormes distances des ‘ extrêmes régions civilisées chiliennes et argentines. Les quelques établissemens qui l’avoisinent, fermes ou camps de chercheurs d’or, ne sont que ses sentinelles avancées, et n’ont pas encore acquis assez d’importance et de fixité pour avoir obtenu la mention cartographique.

Donc, au coucher du soleil, Punta-Arenas, avec ses maisons d’assez honnête apparence, occupant un arc étendu de la baie au fond de laquelle s’étend la ville, Punta-Arenas nous avait donné une première impression assez favorable. Mais une fois débarqués, en dépit de la fête du jour, marquante sur un calendrier espagnol pourtant, l’Ascension, nous ne trouvons que ténèbres et silence. Nous traversons sans lanterne, à travers les sifflemens d’un vent glacial, un interminable appontement dont les poutres espacées offrent leur appui discontinu à notre marche d’aveugles. À l’extrémité de ce débarcadère, nous sentons sous nos pieds un sable abondant. Nous sommes dans une rue cependant, une moitié de rue, car nous longeons une file de maisons dont aucune, d’ailleurs, n’est éclairée. Même, on entrevoit confusément quelques enseignes. Un peu plus loin, nous entrons dans une large rue, une rue complète cette fois, avec ses deux côtés. De l’obscurité, pas un passant, pas un chien ; pas le moindre bruit en dehors d’un chant de clairon, pas très éloigné, d’autant plus vibrant qu’il résonne dans un silence parfait. Il n’est pas huit heures, et sans avoir la prétention de trouver à Punta-Arenas le mouvement d’un boulevard de Paris, on a le droit d’être surpris de cette absence de vie. Nous débouchons sur une vaste place au fond de laquelle se détache une maison largement éclairée, portes et fenêtres ouvertes, projetant devant elle de grandes zones lumineuses en éventail. Mieux encore, on voit des silhouettes passer et repasser, entrer et sortir. On entend le murmure des voix. Voilà, à qui parler ! Il se trouve que cette habitation est celle de l’agent de la compagnie, un Français, un des Français de Punta-Arenas, car nos compatriotes, toute proportion gardée, sont assez nombreux dans cette petite cité.

Nous apprenons la cause de la léthargie universelle : c’est la faute à la révolution ! La guerre civile du Chili prend de plus en plus de gravité, et nous recevons la nouvelle de la perte du Blanco-Encalada, le plus beau cuirassé de la flotte chilienne. Le brave général Valdivieso, commandant de cette place, dans la crainte d’un coup de main des anti-Balmacédistes, a cru devoir organiser une petite Terreur à Punta-Arenas : fermeture des maisons à partir de six heures, exception faite de quatre établissemens privilégiés ; visites domiciliaires et confiscation des armes des particuliers, y compris les étrangers. Enfin, pour relever la gaîté affaissée du public, circulation de patrouilles nocturnes lançant, en présence de toute ombre mouvante, le sacramentel Quien vive ? auquel le promeneur, — s’il en reste dans ces conditions, — doit répondre bien vite : Chile ! sous peine d’essuyer des coups de fusil. Nous regagnons le bord sans mauvaise rencontre, et, au point du jour, le Tafna est déjà loin en mer.

C’est ainsi que notre première escale dans l’Amérique du Sud nous rappelle que nous entrons dans la patrie par excellence des guerres civiles.

Nous passons devant Port-Famine, vieil établissement des premiers temps de l’occupation espagnole, dont les habitans, à l’exception d’un seul, moururent de faim, circonstance qui refroidit si bien l’élan de la colonisation que, durant deux cent cinquante ans, personne ne songea à s’établir dans le détroit. Un autre souvenir se rattache à ce point, celui du fameux tonneau qui desservait la correspondance entre les deux océans : chaque navire y jetait les lettres qu’il voulait expédier derrière lui, et se chargeait de celles qu’il y trouvait à transporter, devant lui. Ce bureau sans buraliste fonctionna jusqu’à la naissance de Punta-Arenas.

Peu après, nous apercevons les débris d’un navire sombré, il y a quelques années, sur un haut-fond. Ce bâtiment appartenait à la compagnie anglaise existante P. S. N. C. (Pacific S team Navigation Company). Les Américains du Sud s’amusent à traduire cette abréviation : Picaro Sin Ninguna Consideracion.

À partir de Punta-Arenas, le froid s’accentue ; le détroit prend son véritable aspect, tout différent de celui de l’entrée. Le mauvais temps se présente sous toutes ses formes, presque simultanément. Les variations météorologiques, ailleurs alternées, rentrent les unes dans les autres comme les tubes d’une lunette d’approche : nous passons en quelques minutes de la pluie à un vent cinglant, du vent à la neige, à quoi succède une brume épaisse. Dès qu’elle est dissipée, on voit un ciel brouillé, avec des triangles de lumière perçant par des éclaircies de nuages sombres tout prêts à se résoudre en pluie. Mais ce qui subsiste au milieu de ces changemens à vue, c’est l’humidité, la froide et triste humidité qui rampe sur mer en lambeaux que les pâles rayons solaires n’arrivent pas à disperser, qui, sur terre, imbibe les plantes comme des éponges, par les feuilles et par la racine.

La côte se dresse à droite et à gauche en montagnes poudrées d’une neige qui, dit-on, subsiste en été sans très grande diminution, couvertes de mousses, de gazon, de forêts basses au feuillage noir et persistant. Ces montagnes n’ont pas de très considérables élévations. La mer tranquille du détroit ne les a pas déchiquetées en falaises grandioses : leurs contours ne s’accidentent pas des hardies découpures dont le roc vif prend le dessin sous le travail des eaux. Les grands traits naturels, les glaciers, les murs titaniques, les sombres couloirs, sont plus loin, dans l’intérieur des terres et le long des canaux plus reculés de ce labyrinthe de bras de mer. Les lignes ici sont gracieuses, simples, et composent un paysage qui, transporté sous une latitude plus clémente, serait souriant et amical. Mais le ciel magellanique, comme on disait au siècle dernier, sans détruire cette beauté, la transforme, et lui donne une expression de profonde mélancolie.

Ces sites rappellent beaucoup, — nettement dans leur tracé, — les aspects les plus typiques du Suwonada, la mer intérieure du Japon, qui, géographiquement, a une grande analogie avec le détroit. Mais ce n’est que le paysage fantôme de la nature japonaise. Il n’en a ni les chaudes couleurs, ni la vue des villages côtiers, ni la circulation des jonques ; la vie en un mot.

Un peu avant le coucher du soleil, nous mouillons à la baie de Borja, à quelques brasses du rivage. Nous débarquons avec le canot envoyé par le département des vivres à la recherche des moules qu’on récolte par tonneaux dans ces parages.

Notre première opération est la reconnaissance de certaines barres horizontales, très nombreuses, formant des traits de raccord d’un arbre à l’autre, qui nous avaient intrigués avant même le complet arrêt du bateau. Ce sont des planches clouées, de grands écriteaux portant des dates et les noms d’une quantité de navires qui se sont arrêtés à cet endroit. Ces témoignages du passage des hommes peuplent cette solitude, mais à la manière des tombes qui garnissent un cimetière. On n’entend pas le plus léger bruit, aucune agitation ne révèle, à perte de vue, la vie humaine ou animale. Le regard est d’abord séduit par le site, qui est un des plus beaux du détroit. Les petites îles rondes, pas plus grandes que ça, séparées par de minces couloirs qui conviendraient si bien à des pirogues sauvages pour le jeu de cache-cache, rappellent d’abord à l’imagination les classiques berceaux de verdure et corbeilles de fleurs. Mais ces fleurs, véritables curiosités d’herbier, sont trop fluettes et trop disséminées pour faire nulle part la moindre tache vive. Elles n’existent que botaniquement parlant. Quant au feuillage, la nature a dû l’armer pour l’existence sous ce rude climat. C’est une verdure de buissons et de ronces dont les feuilles, petites et dures, piquent comme des épines : les aiguilles, en boules ou en palmes, des conifères. Et une tristesse, qui fait partie du milieu ambiant, pénètre lentement et irrésistiblement le spectateur égaré sur ce rivage. Nous tentons une courte et pénible escalade le long d’un petit ruisseau alimenté par la fonte des neiges supérieures, dont l’origine est très nettement indiquée sur le flanc de la montagne, bien en haut, non loin du sommet, sous la forme d’un trait noir capricieux qui va s’élargissant. Les branches auxquelles on s’accroche cassent dans la main ; les pieds enfoncent dans la mousse spongieuse. Le sol et les arbres sont pourris par l’humidité. Pour découvrir quelque chose, il faudrait s’élever par ce difficile chemin jusqu’aux cimes neigeuses qui nous dominent de plusieurs centaines de mètres. De là, on embrasserait un magnifique panorama, une vaste étendue de la mer intérieure, les ondulations cachées derrière les premières vagues des chaînes de la grande île fuégienne, et un large espace de la terre patagone.

Le Tafna s’éloigne de grand matin et, dans la demi-clarté du jour naissant, nous croisons deux barques fuégiennes montées chacune par une demi-douzaine d’indigènes. Cette apparition aux contours vagues, teintée d’un gris uniforme, aux êtres et aux objets privés de relief par l’interposition du brouillard, subitement présentée, s’évanouit dans un recul brusque et fantastique. — S’ils avaient eu l’esprit de nous aborder à Borja, ils auraient obtenu l’objet de leur convoitise qu’on les entend solliciter par les cris incessans, bien connus des navigateurs, de galleta ! tabaco ! (du pain ! du tabac ! ). Ils auraient remporté un ballot de pièces de notre costume qu’ils réclament d’une manière figurée par la mimique d’un homme qui tremble, accompagnée de cette exclamation en espagnol : mucho frio ! (bien froid), pendant que les femmes, restées sur les canots, — car ces sauvages sont soupçonneux, — répètent sur une intonation moins musicale, mais aussi soutenue, au moins, que celle des chœurs antiques, la prière acharnée : galleta ! tabaco ! Et nous aurions reçu en échange les produits de leur très rudimentaire industrie, leurs flèches à bouts en verre de bouteille, dont ils recueillent la matière première sur les plages où les marins délaissent les objets devenus sans emploi ; leurs peaux de guanacos qu’ils n’ont pas le savoir-faire, sous ce climat, de façonner en manière de vêtement. Nous aurions enfin expérimenté la singulière faculté qu’ils possèdent de reproduire nettement, très compréhensiblement, aussitôt articulés devant eux, les mots d’une langue étrangère, toute une phrase, paraît-il. Mais voilà ! Nous ne nous sommes pas rencontrés. Tels deux êtres, qui feraient le bonheur l’un de l’autre, se croisent dans la vie sans s’accrocher.

Ils sont l’unique distraction sociale dans la traversée entre les deux mers. Ils sont l’espérance des passagers des vapeurs stationnaires (les voiliers sont forcés de contourner le cap Horn ; le manque de vent les retiendrait des semaines dans le détroit). Aussi, l’arrivée des misérables canots que signale la fumée d’un feu allumé sur un tas de sable accumulé au centre de l’esquif, est-elle une fête à bord. Ils viennent entourés de leurs chiens faméliques, bêtes méchantes et malheureuses, symbolisant la pire condition qui sur cette terre pourrait échoir à une créature humaine, celle de domestique d’un sauvage fuégien. Accueillis hospitalièrement, ils se montrent gais, bons enfans, sans prétention aux belles manières, un peu turbulens, un peu primitifs, d’une rapacité que tempère le respect des blancs et que réprime au besoin la surveillance, d’une voracité que rien n’assouvit. D’ailleurs, sur le pont du bon navire, rien à redouter de leur éternelle fringale. Mais on sait que l’étranger surpris à terre serait sur-le-champ utilisé comme comestible. Ce ne serait pas pour lui faire de mal ; on ne peut pas dire que les Fuégiens soient précisément méchans : c’est l’estomac qui parle. — Du feu divin que ravit notre père Prométhée, il leur a été réparti une si faible étincelle qu’on serait tenté de se demander s’ils ont fait une bonne spéculation en naissant hommes, et si le don de l’intelligence proprement dite, à ce degré de débilité, compense pour eux la perte de l’instinct animal et de la supérieure organisation physique de la bête. Certes, les guanacos, les représentans les plus marquans de la faune du détroit, sont au moins aussi bien armés qu’eux pour le struggle for life, et si, au lieu d’être les honnêtes ruminans du genre chameau qu’ils sont, ils se réclamaient de la tribu des carnassiers, il serait bien possible qu’ils arrivassent au refoulement et à l’extinction des bimanes indigènes. Darwin, qui a observé l’entrevue d’un Fuégien et de sa mère se retrouvant après une longue séparation, déclare que leurs démonstrations sympathiques furent moins intéressantes que la rencontre d’un cheval et d’un de ses vieux compagnons. L’appréciation du naturaliste anglais a pesé, depuis, sur le jugement des voyageurs, car rien n’est préjudiciable comme d’avoir été noté par un homme célèbre.

Il vient de survenir aux Fuégiens une des plus grandes calamités qui puissent frapper un peuple dépourvu pour la défensive, la découverte de mines d’or sur leur territoire. Leur patrie, qui ne tentait personne, est devenue l’objet des convoitises que le mirage du royal métal a le don d’éveiller. Le Chili et l’Argentine se sont empressés de faire valoir leurs droits respectifs sur la pauvre île, dont les occupans logent dans des trous creusés en terre et se nourrissent presque exclusivement, dans la saison d’hiver, de rats qu’ils mangent sans les vider, leur dénûment leur interdisant, en économie gastronomique, tout gaspillage. Une « commission de délimitation » a procédé au partage, et la démarcation a été représentée par une ligne droite, idéale, coupant dans l’inconnu des rivières à découvrir, des montagnes non dénommées et des déserts encore non entrevus. Le miroitement de l’or illusionne si bien la vue que lorsque la terre entrouvrant sa cassette fait reluire son trésor à l’œil des mineurs, il est prudent de se défier des chiffres établissant l’inventaire. Cependant, les résultats obtenus sont au moins satisfaisans, car les sarcleurs de pépites vont augmentant. Si le mouvement continue, il amènera comme toujours la colonisation du pays et la disparition des indigènes. Un beau jour, le dernier des Fuégiens fera son voyage d’agrément à Santiago ou à Buenos-Ayres, à l’instar de l’unique représentant des tribus tasmaniennes, qui vint en 1866 à Londres, où il eut l’honneur d’être présenté à la reine, « montrer à la nation meurtrière le visage du dernier Tasmanien. » — Des mineurs égarés ont été dépouillés par les Fuégiens, et comme l’indigence de ceux-ci ne leur permet pas de rien laisser traîner, mangés. Ils n’avaient guère besoin de s’ingénier à motiver leur extermination. À l’hacienda de la baie de Junte-Grande, chaque berger reçoit, à titre de prime, une livre sterling par tête d’Indien[1].

Au cap Pilar, nous avons trouvé une mer sans agitation ; chose rare et qui nous a occasionné la surprise et la défiance d’un marin de l’époque romaine rencontrant la « mer d’huile » aux abords de Charybde ou de Scylla. Nous n’avions en effet rien perdu pour attendre. Quelques heures plus tard, le mauvais temps commençait, et pendant deux jours et deux nuits, sans discontinuer, nous avons essuyé une tempête de première classe. Les secousses furieuses de l’hélice tournant à vide dans les grands coups de tangage communiquaient aux passagers l’angoisse que le navire surmené accusait par la plainte de ses jointures craquantes. Dans les rares momens où le pont, presque incessamment recouvert de paquets d’eau, était accessible, c’était un étrange concert résultant du tumulte des vagues et du sifflement du vent à travers les cordages ; où l’on croyait entendre des vagissemens de nouveau-né, des miaulemens de chat, des plaintes grêles, des clameurs confuses, des hurlemens prolongés, toute une ménagerie diabolique alternant avec les coups de bélier détachés par la mer contre les flancs du bateau. Pendant le déchaînement des forces naturelles, le sommeil a été rendu à peu près impossible, tant par le mouvement désordonné que par le vacarme assourdissant, et dans la cabine faiblement éclairée, l’insomnie prenait une teinte de cauchemar à la faveur de la bizarre disposition accusée par les rideaux, les vêtemens accrochés, tous les corps suspendus décrivant avec les parois de larges angles incessamment ouverts et fermés, déviés en apparence de la verticale. Dans le salon empli d’un fracas d’artillerie, où l’ennui de l’étroite couchette chassait parfois, au milieu de la nuit, un passager fatigué de poursuivre le sommeil, le jeune chat du bord qui avait élu dans cet appartement son domicile nocturne, allant et venant, dans une promenade d’acrobate, sur le dossier articulé de la banquette dressée au repos contre la longue table à manger, prenait le fantastique d’une apparition de rêve. Et les yeux mal éveillés se demandaient s’il n’était pas l’âme du songe, dont les images décousues, les idées sans logique, ont été comparées aux notes de hasard que fait résonner sous ses pattes un chat errant sur le clavier d’un piano.

Il paraît que nous avons la presque certitude du beau temps pour tout le reste de la traversée, sauf dans la rade de Valparaiso, où la mer a des caprices de jolie femme espagnole.

Punta-Arenas étant considéré comme une colonie, bien que situé au bout de l’interminable bande qui, sans solution de continuité constitue le territoire du Chili, le premier port du pays où nous abordons, le 15 mai au matin, est Lota.

C’est une petite ville à l’état naissant, dans le genre de celles qu’on découvre dans l’Amérique du Nord, la patrie des cités-champignons ; quelques centaines, de maisons de bois, pour la plupart à un étage, dessinant des rues larges et droites partant toutes d’un square décoré du nom de Plaza de Armas. À quelque distance, au pied de la montagne, on voit les grands fonderies de cuivre qui, avec le charbon, sont l’industrie de Lota.

Le Chili est le pays du globe le plus riche en cuivre. Mais les mines ne, gisent pas à Lota même. Le minerai est apporté de plus loin, par bateau, et coulé en saumons grossiers destinés à une épuration ultérieure. La fonderie est certainement intéressante. On y contemple le tableau de couleur infernale que composent forcément des hommes tout noirs fourgonnant dans de grands fourneaux et remuant des rivières de feu. — La gloire de Lota, l’orgueil des Chiliens, c’est le parc et son château. Et de fait, vus de la mer, ils sont tous deux d’un bel effet. Les clochetons d’ardoise, et la muraille blanche surgissant le long d’un promontoire effilé par le flot, prenaient au moment où nous abordâmes une sorte d’apparence mystérieuse grâce à une musique qui, partant du petit manoir, arrivait jusqu’à nous, affaiblie par la distance. C’est la señora qui donne une fête, dit-on autour de nous. C’était en réalité un bataillon qui défilait au pied de la colline, cuivres en tête. Au Chili comme dans les autres républiques de l’Amérique du Sud, on est très amateur de musique militaire, et la révolution qui sévit a multiplié les o bandes » au point que nous entendrons leurs accords tout le long du rivage que nous festonnons. Cette harmonie répandue dans l’air donne à notre voyage quelque ressemblance avec la circumnavigation d’un pays de contes de fées, et va bien à cette côte dont les noms sont sonores, gais, dont les noms sont chantans ; à cette mer qui, justifiant à partir de la Patagonie son nom de Pacifique, est presque perpétuellement tranquille ; à ce climat qui, dans le temps d’hiver où nous sommes, est égayé par le soleil de nos plus belles journées de printemps, et dont l’été est doux et lumineux.

Le parc m’a paru inférieur à sa célébrité locale. Il est étendu et coûteusement entretenu, mais composé de pièces régulières et petites, indéfiniment répétées, monotones dans cet espace où il y aurait tant de place pour de grands arbres et de larges avenues. — Vu de près, le castel perd beaucoup, perd tout. C’est une construction bizarre sans originalité, qui rappelle tout de suite la maison crénelée que Jérôme Paturot, atteint de la folie des grandeurs, reçut des mains de l’architecte moyen âge et chevelu.

Por la razon o la fuerza ! C’est la devise du Chili, l’inscription qui entoure ses monnaies. — C’est la force qu’on exerce au moment où nous débouchons sur la Plaza de armas. Un bataillon manœuvre sous les ordres criés d’une voix en même temps forte et chevrotante par un colonel de haute stature, à barbiche blanche, portant un uniforme et un képi noirs, à galons d’or, proches parens de notre costume militaire. Les officiers en tant que correction sont parfaits, seulement les mouvemens de la petite troupe laissent à désirer. Mais il paraît que ce n’est que de la garde nationale.

C’est la guerre civile ! Le sud gouvernemental et balmacédiste qui s’entraîne pour accueillir l’attaque des gens du Nord, des révolutionnaires d’Iquique.

L’armée régulière, celle qui a battu les Péruviens et les Boliviens, est disciplinée et commandée par des officiers instruits. Elle est la plus solide de toutes celles de l’Amérique espagnole. Car les Chiliens sont des batailleurs ; c’est le seul peuple qui, dans cette moitié du Nouveau-Monde, ait le tempérament envahisseur, caractère qui les a fait comparer aux Allemands. Malheureusement pour leur empire projeté, ils ont aussi dans le sang le germe qui engendre les pronunciamientos, et s’ils étaient en retard à cet égard sur les autres républiques, ils sont en train de les rattraper à pas de géant.

Quoi qu’il en soit, les Chiliens sont la nation la mieux organisée, celle qui a le plus d’initiative, d’esprit de suite, de l’Amérique méridionale. La transplantation paraît avoir accentué leurs qualités et leurs défauts d’origine. Le milieu les aura pénétrés, et aux longues et terribles guerres avec les Araucans, sauvages si différens des pacifiques sujets des Incas auxquels Pizarre eut affaire de l’autre côté du Maule, comme à la présence latente d’un peu de sang de ces indigènes chez ceux mêmes dont le teint et les traits ne diffèrent en rien du visage européen, ils doivent peut-être leur énergie, leur bravoure, leur patriotisme et aussi de dangereux instincts de cruauté. Ils pourront aller de l’avant vers le Nord sans éprouver de résistance dont ne vienne à bout leur opiniâtreté, et on serait en droit de prédire leur prééminence dans le demi-continent si, à l’Est, ne s’élaborait une race qui n’a pas encore acquis sa physionomie définitive, parce que l’émigration la modifie incessamment. — Les Argentins, eux, sont devrais Européens. Dans une certaine mesure, des Français, car nos compatriotes y sont établis en nombre considérable ; si bien que Buenos-Ayres est la ville du monde, en dehors de notre territoire, où l’on rencontre le plus de Français. Cette riche capitale d’un pays dont le nom est presque une devise, puisqu’il n’est qu’une féminisation de l’objet essentiel dans notre société contemporaine, l’argent, délaissant jusqu’à présent l’étude artistique et scientifique, pratique décorative, mais qui fournit au plus le nécessaire, s’est vouée à la culture rémunératrice à laquelle notre civilisation moderne a donné un si prodigieux développement : le commerce. Nouvelle Carthage, elle prospère et s’étend sur un rivage que le périple d’Hannon n’avait pourtant pas effleuré. Pendant ce temps, les Romains, de l’autre côté des Andes, s’aguerrissent et même s’instruisent, car leur pays est le seul de l’Amérique latine où existent des institutions dignes d’être appelées un centre intellectuel. La question de prépondérance se tranchera un jour entre ces deux nations.


Talcahuano (du composant araucan talca, eau, qui reparaît dans plusieurs noms géographiques chiliens), où nous arrivons le lendemain matin, est un petit port sans intérêt, une station de chemin de fer qui, en vingt minutes, mène à Concepcion.

Comparés aux nôtres, les chemins de fer chiliens ont de particulier la grande dimension de leurs wagons et la présence, sur la locomotive, d’une cloche qui sonne sans relâche dans la traversée des rues, où le train pénètre avec la liberté d’une voiture particulière. Ce tocsin, qui avance rapidement et qu’enlève aussitôt le vent créé par la marche du convoi, sans lui laisser le temps de se répercuter sur les corps environnans, produit un effet étrange. C’est la manière d’avertir les gens de se garer. Car on fait économie, à la yankee, des lisières usitées en Europe, telles que les barrières. L’unique rue de Coquimbo, ainsi que j’ai eu l’occasion de le vérifier plus tard, est sillonnée de la sorte, dans toute sa longueur, par une voie ferrée.

Au sortir de Talcahuano, le chemin de fer effleure un coude du Biobio. C’est la plus grande rivière du Chili, qui n’en a pas de bien considérables. Il est aussi cité pour avoir été, pendant longtemps, la frontière entre les Espagnols et ces Araucans dont l’assouplissement « coûta plus de monde aux Conquistadores que toutes les autres tribus indiennes réunies. »

La campagne, fertile d’ailleurs, est loin d’être pleinement utilisée. Elle est sans grande beauté, malgré le voisinage des hautes montagnes. Au Chili et dans le reste des Cordillères, la nature est rarement séduisante ou sublime. Dans les régions les plus tourmentées, elle atteint plus facilement au lugubre qu’au grandiose.

Concepcion est une des villes importantes du Chili avec 20,000 à 25,000 habitans. Elle fut complètement détruite par le dernier tremblement de terre de 1835. Rebâties après cette dure expérience, les maisons de Concepcion sont très basses, et comme les plus anciennes comptent jus, te autant d’années qu’un individu dans la force de l’âge, les ressources architecturales et archéologiques sont nulles. — C’est une ville habituée aux accidens : dernière avant-garde des Espagnols, en vue du territoire araucanien, elle fut prise et reprise d’Espagnols à Indiens. Aujourd’hui, les Araucans sont soumis et bien soumis, et la passagère royauté d’Orélie-Antoine Ier ne les a pas affranchis de leur vassalité.

Je n’ai pu trouver une seule personne à qui le nom de notre aventureux compatriote fût connu, ce qui semble indiquer que son rôle n’eut pas l’importance que nous lui attribuons, sur sa déclaration d’ailleurs. La souveraineté de l’avoué de Périgueux a dû s’exercer sur un périmètre restreint enserrant quelques tribus.

À Concepcion, je prends mon premier tramway roulant sur la libre terre d’Amérique. Au Chili, les conducteurs sont tous des femmes. Un conducteur, une conductrice : les conductrices portent un chapeau d’uniforme, un chapeau d’homme dont la lourdeur montre que l’administration n’a pas su comprendre la part d’élégance inhérente à la mission qui lui incombait. C’est le gouvernement qui, par une louable mesure, a réservé ces emplois aux femmes. La même sollicitude se révèle à propos des télégraphes, des postes, etc.

Le soir, bon dîner, à prix très raisonnable, dans un des bons hôtels de Concepcion. Pour convives, beaucoup d’état-major. La salle est pleine de trois galons et de quatre galons balmacédistes qui festinent bruyamment et même se débraillent un peu au voisinage du dessert, tournent à la garde prétorienne.


Deux jours après, nous sommes à Valparaiso, en compagnie d’une quantité de navires, dont pas mal de guerre, vu les événemens.

Nous prenons position tout à côté d’un torpilleur, effilé comme un requin. C’est le Lynch, celui qui vient de couler le Blanco-Encalada.

Nous sommes proches d’une extrémité de l’immense croissant que figure Valparaiso, en face d’une série de constructions uniformes et ternes. C’est la douane. Un peu plus haut, sur un rebord de la montagne à paroi verticale où s’appuient ces bâtimens, une rangée de canons, le cou tendu, regardant venir. Plus haut encore, sur le sommet gazonné où les objets deviennent tout petits, une espèce de fort. C’est l’école navale. Les locataires ordinaires sont en ce moment dans le nord, en train de se concerter sur la manière de rentrer por la razon o la fuerza, car cette devise a cela de pratique qu’elle peut servir à chacun et qu’elle s’adapte à tout. On distingue, au pied du fort, les occupans actuels, de minuscules soldats évoluant avec d’imperceptibles mouvemens, pareils à un bataillon qu’on s’amuserait à regarder par le gros bout de la lunette. Les sabres se découpent en clair sur les uniformes, comme ceux des petits soldats de plomb, et semblent tout aussi inoffensifs. À cette distance-là, on ne songe pas que ça puisse faire mal. Le clairon sonne, grêle, mais net comme un chant de moucheron. Des symphonies confuses, sans emplacement précis, flottantes, qu’un souille d’air apporte et remporte, lui répondent de partout. Tout à la guerre !

Valparaiso a été construit avec une grande entente de la mise en scène. Il n’a que 110,000 habitans, mais produit bien plus d’effet que son chiffre. Il s’étale le long d’un cirque d’assez hautes montagnes aux pentes adoucies et renflées en coteaux, et la grappe circulaire des maisons s’arrondit, s’arrondit. Même de très loin, il faut tourner sur soi-même pour la suivre jusqu’à l’autre extrémité.

De près, l’impression avantageuse se confirme. C’est une ville superbe, bien qu’on n’y voie ni grands ni beaux édifices comme dans les centres importans d’Europe. Il manque encore à Valparaiso des boulevards, de larges places ; mais c’est là un luxe interdit aux villes en hauteur. Et celle-ci rentre si bien dans cette catégorie, que, dans les quartiers élevés, il y a des ascenseurs, publics comme nos omnibus et payans comme eux. Malgré ces desiderata, c’est une ville qui plaît. Les magasins aux brillantes devantures abondent, les habitations dont l’aspect annonce le bien-être dominent. Enfin, les gens ont cette gaîté d’allures et de costume qui est l’attrait des villes latines. Et pour employer une expression qui revient à chaque instant dans la conversation des hommes du pays, Valparaiso est sympathique. Car, dans l’Amérique méridionale, on est ou on n’est pas simpatico, et la question est jugée.

Par exemple, ce qui est tout à fait antipathique, c’est l’absence de numéraire en ce moment. Le billet de banque unité, le peso (valeur d’émission 5 francs), est tombé à 2 francs et baisse tous les jours. Il sert à merveille pour un paiement de cette somme ou de multiples de cette somme, mais on ne peut se procurer de monnaie pour les valeurs divisionnaires. Dans toutes les boutiques, on déchiffre ce placard : No hay sencillo, pas de billon. On trouve bien encore quelques pièces de vingt sous chiliennes, mais c’est la limite de divisibilité que comporte la situation. On fait usage de jetons de tramway en caoutchouc durci, de timbres-poste, etc. Dans les ports de l’insurrection, où la disette de numéraire augmente, circulent des cartons revêtus de la signature d’un négociant, d’un particulier quelconque inspirant suffisamment confiance à ses contemporains.

Les rues sont très animées. La plupart des femmes portent la mante, la fameuse mante. C’est l’espèce de capote noire dont le beau sexe s’enveloppe étroitement les épaules et la tête, ne laissant voir qu’un cadre restreint du visage, des yeux au menton. Au Pérou, il n’y a pas très longtemps, la fermeture était encore plus hermétique, et on ne découvrait qu’un « regard de feu. » — En somme, avec cette coiffe, on est jolie malgré et non parce que. Elle est de toute nécessité à l’église. Les dames de la colonie européenne se conforment à l’usage et se montrent aux offices avec la mante (la mante religieuse).

Un bataillon qui débouche, musique en tête. C’est un air français, En revenant de la revue, convenablement exécuté, mais avec un redoutable fracas. C’est à croire que les instrumens reçoivent ici une nouvelle trempe destinée à les rendre plus éclatans. — Des officiers, la poitrine bombée, le sabre au clair, à cheval, éveillant la silhouette du brav’ général, défilent joyeusement dans le roulement d’un cortège admiratif d’enfans, de bonnes d’enfans, tout comme en France et plus qu’en France. — Ce sont quatre marins déserteurs de fait, congressistes d’intention, qu’on va fusiller.

Car, à chaque pas, on revient aux choses de la guerre. Les journaux en sont pleins naturellement. On peut dire que leur ton est monté à la hauteur des circonstances. Voici en quels termes le Boletin del dia de Valparaiso du dimanche 14 mai 1891, n° 132, annonce le retour de l’expédition Camus. — Il s’agit d’un corps de troupe commandé par le colonel Camus, qui a dû reculer devant les révolutionnaires, traverser le désert d’Atacama et revenir par la Bolivie et l’Argentine, en se faisant désarmer, pour regagner Santiago à la manière des bons civils :


« Loyaux entre les loyaux,

« Un fait sans précédent dans les fastes de l’histoire, unique par le caractère qu’il revêt, vient de couvrir une fois de plus d’une impérissable gloire l’armée qui lutte pour le soutien de l’ordre constitutionnel.

« Je veux parler de la retraite de la division Camus, qui pourrait bien s’appeler la retraite des loyaux entre les loyaux.

« Je dis que ce fait n’a pas de précédent dans l’histoire, car on peut s’efforcer d’en rechercher un autre qui le surpasse en grandeur. Sûrement, on ne le trouvera pas. En effet, même la retraite des armées de Napoléon le Grand, dans la malheureuse expédition de Russie, n’est en aucune façon digne de figurer à côté de celle que l’invincible colonel Camus vient d’amener à un heureux résultat…

« Mais ce qu’il y a de plus étonnant dans cette retraite, c’est le lait que la légion de héros dont elle se composait soit arrivée dans le sein de la patrie, sans qu’un seul des participans soit resté en route, rendu par les fatigues du voyage…

« Honneur et gloire impérissable à ces loyaux entre les loyaux !

« Honneur au gouvernement de S. E. Mr Balmaceda qui a su choisir de tels défenseurs ! »


La baie est magnifique à voir, mais peu sûre à fréquenter, étant toute grande ouverte. Le mauvais temps y est soudain et dangereux. — Le soir, le ciel est lumineux, la lune brille comme dans une romance. Les navires ont leurs lumières réglementaires allumées, ce qui suffit à donner un air de fête à la rade : un souffle caverneux et un clapotement ; c’est la ronde d’un torpilleur s’assurant dans la nuit si quelque cuirassé congressiste ne rôde pas aux environs comme le lion dévorant de l’Écriture. La tranquillité de la soirée est plutôt bercée que troublée par le vague brouhaha qui vient de la ville. Il fait bon, à cette heure, errer sur le pont du Tafna, en rêvant à des choses confuses. — Un sifflement, puis, immédiatement, le bruit, rebondissant en écho, de la détonation, arrêtent le promeneur. C’est une balle qui vient de passer. — Quelque homme du guet qui s’amuse sur le port.

Et le Tafna poursuit ses découpures sur la côte chilienne. Nous sommes à Coquimbo.

Un bout de ville en longueur dont l’axe est une voie ferrée parcourue de grondemens et de sifflemens accompagnés de nuages de vapeur et de fumée, sur une côte extraordinairement rocheuse, voilà Coquimbo. Nous ne faisons que passer, et, dans l’après-midi, nous mettons le cap sur la Révolution.

Deux jours de mer et un arrêt. C’est Antofagasta. Nous touchons au tropique. Nous voilà loin de Magellan et de ses montagnes neigeuses. La température reste douce cependant sous ce beau climat. Il fait à peine plus chaud qu’à Lota, que nous avons laissé à des centaines de lieues derrière nous.

Mais que cette navigation se traîne, mon Dieu ! Voici aujourd’hui, jour pour jour, deux mois que nous sommes sortis du Havre !

Antofagasta fait partie des territoires que l’absorbant Chili s’est annexés par voie de conquête. Cette ville appartenait antérieurement à la Bolivie.

Elle est située dans le nord du désert d’Atacama. C’est encore le plein sable. Un fond de montagnes brûlées et une plage aride, pas un brin d’herbe, tel est le cadre. Tout y est hors de prix. Il s’y trouve une vacherie dont le fourrage est apporté par les bateaux. La consommation de l’eau même y est une dépense, car on n’y boit que l’onde amère distillée. On ne vient ici que pour gagner de l’argent et partir. C’est le salpêtre qui fait la fortune d’Antofagasta et d’une longue étendue de la côte, en remontant au nord. C’est aussi le salpêtre qui a aiguisé les convoitises chiliennes.

À Antofagasta, nous sommes en pleine insurrection.

Et, tout de suite, on croise dans la ville les musiques familières. Ce sont les mêmes cuivres, les mêmes guerriers que là-bas. Seulement, ce sont des congressistes.

Une partie de l’escadre est en rade, prête à partir pour une opération décisive.

Dans un petit café où nous écoutons causer, on attribue aux balmacédistes des exploits tantôt barbares, tantôt ridicules, — à charge de revanche de la part des narrateurs du sud. On raconte la difficulté toujours croissante du dictateur à conserver et à recruter ses soldats, et on rit de cette dépêche qu’un colonel aurait adressée à un de ses collègues : « Je vous envoie soixante braves volontaires. Veuillez me retourner les menottes avec lesquelles je vous les expédie. »

Nous parcourons la ville, ce qui est vite fait. Les toits offrent une particularité : ils portent des manches à air, comme les navires. C’est pour les chaleurs de l’été.

Au pied de la montagne, un grand cimetière. Le terrain est la seule chose qui soit bon marché ici. Beaucoup de caveaux de famille en planches ; plusieurs avec portes vitrées. On aperçoit des cercueils de toutes dimensions, à l’espagnole, très décorés, satinés, gaufrés, enrubannés comme des boîtes de dragées. Des bouquets, quelques accessoires d’une toilette ayant appartenu à une jeune fille : dormez comme tant d’autres, Dolorès, Carmen, Conception, Mercedes ! Les noms féminins espagnols sont doux, charmans, vraiment faits pour appeler des jeunes filles.

Dans certains pays, les nécropoles sont élevées suivant une architecture, avec des dispositions, une ornementation, que le mot funèbre qualifie exactement. Ailleurs, on préfère un emplacement souriant, des attributs parlant de la vie passée. Cette antithèse est d’un effet plus touchant, et on pourrait la croire plus savante, alors qu’elle est seulement plus naïve.

Trois jours après, nous nous arrêtons, à la tombée de la nuit, devant l’ex-cité péruvienne de Pisagua, mais pour une heure ou deux seulement. Nous ne descendons même pas.

Nous n’apercevons qu’une puissante montagne à paroi unie et nue, surgissant brusquement de la plage où s’élève Pisagua. La ville s’illumine à mesure que l’obscurité s’épaissit. Elle est là devant nous, toute scintillante au pied de son colossal mur noir.

Plus nous avançons, plus la montagne côtière se fait rapprochée, élevée, énorme. On sent qu’on arrive aux chaînes et aux plateaux formidables du Pérou et de la Bolivie.

Mais que ce Chili est grandi Voilà 4,000 kilomètres de côtes que nous longeons en droite ligne depuis Magellan, et c’est toujours le Chili !

Aujourd’hui, nous sommes à Arica, un des centres classiques du tremblement de terre. À plusieurs kilomètres dans les terres, on voit encore les débris d’un grand navire à vapeur qui fut lancé jusqu’à cette distance, il y a longtemps déjà, par la formidable vague que détermina la commotion du sol.

Le pont jadis si nu du Tafna est couvert d’un pittoresque et gênant encombrement de passagers bon marché. Il semble qu’on entre dans une autre civilisation. On voit dans cette foule quelques Européens peu capitalistes et beaucoup d’indigènes de la côte. Familles entières installées en plein air, faisant la cuisine à la bohémienne et dormant avec la couverture pour tout abri.

Mes anciens compagnons de route m’ont quitté depuis longtemps à Valparaiso. Là, j’en ai pris d’autres, gens arrivés au Chili depuis des années et allant chercher fortune plus loin encore, au Pérou, où je les quitterai pour une destination encore plus reculée que la leur. Dans deux jours, nous arriverons à Mollendo, en plein pays péruvien. Là, commencera, pour moi, le vrai voyage. Le voyage chez les Boliviens, « les sauvages, » comme les appellent les autres républiques, fières de leur civilisation relative.


Le 6, à huit heures du matin, je dis adieu au Tafna. Une embarcation me dépose sur le quai de planches de Mollendo. Sans m’attarder à visiter ce petit port qui a tout l’air d’être une réédition de ceux que nous avons passés en revue le long de cette interminable côte, je me rends à la gare ou plutôt à ce qui lut la gare de Mollendo.

Il n’en reste que l’ossature, et même un peu moins que l’ossature, un grand squelette de fonte incomplet, des piliers et des traverses tordues reproduisant les linéamens de l’ancien édifice. Le sol circonscrit par ces ruines n’est pas en meilleur état. Au centre, dans une large excavation, des gravats, des pierres, des barres de fer brisées ou contournées, un amas de décombres dont l’origine remonte à douze ans. C’est là la gare de Mollendo.

On ne l’a pas retouchée depuis l’époque où elle fut bombardée par les Chiliens et réduite à sa condition présente.

À l’abri des trois ou quatre tringles figurant le toit primitif, on voit une banquette et un grillage. C’est de l’administration, car il y a derrière quelqu’un qui écrit, et on découvre un guichet : ce sont les bagages.

Le principal inconvénient d’une pareille installation disparaît aux yeux du nouveau-venu lorsqu’il apprend que sur cette côte il ne pleut presque jamais.

Au moment où je me présente pour l’enregistrement, deux militaires, que complète pittoresquement l’adjonction de la grosse caisse du régiment, forment un petit tableau de genre.

Je peux les considérer à mon aise à la faveur de quelques difficultés qu’on leur oppose pour l’embarquement du vénérable meuble. Du reste, tout finit par s’arranger, et, nonobstant, la grosse caisse est admise aux bagages.

Le premier, l’inférieur, est fort mal vêtu et pieds nus. Le second est tout aussi mal accoutré et pieds nus également. Ce qui le distingue, c’est un képi à trois galons d’or. Et le prenant pour un officier d’un grade déjà élevé, je m’apitoie sur un dénûment dont le spectacle, en France, serait déjà intolérable présenté dans la personne d’un simple soldat. Comme je l’ai appris depuis, le mal n’était pas aussi considérable que je me le représentais. Au Pérou et dans les républiques avoisinantes, l’armée n’a plus la forte constitution qu’on observe au Chili, dont les soldats pourraient figurer, sans infériorité trop marquée, à côté des troupes européennes. Pour commencer, la tenue n’y est pas astreinte à des prescriptions aussi inflexibles, et on se donne un peu du galon suivant sa conception particulière du beau dans l’uniforme. Et c’est là le premier pas dans la fantaisie de ces légions, que la nature a douées d’un si joli talent pour la musique instrumentale.

La curieuse brochure qu’on écrirait sur le recrutement, le fonctionnement, l’administration, les mœurs et les coutumes de certains corps militaires de l’Amérique du Sud !

— Oh ! les revues mensuelles du 4 sur la grande place, où le colonel, qui touche tant par homme, mais doit justifier de son effectif, fait entrer tous les gars de bonne volonté qu’on a racolés la veille, enchantés d’aller parader une heure ou deux sous une défroque glorieuse et de toucher quelques sous pour cette joie : « Présent Filiberto ! Présent Eduardo ! Présent Gregorio ! » Ils sont tous présens ! ils sont payés pour cela. — Et tant d’autres choses charmantes ! — Mais l’espace nous manque.

À l’encontre de ce qu’on pourrait croire, les soldats du Pérou, de Bolivie, etc., sont loin d’être malheureux. Étant fort peu nombreux, ils touchent effectivement, car l’éclat de leur rôle ne les éblouit pas au point de les aveugler sur leurs intérêts, une solde représentant à peu près le salaire d’un ouvrier du pays. Quant aux officiers, payés sur le même pied que les nôtres, ils sont par le fait plus avantagés, l’existence, tout balancé, étant moins coûteuse pour eux.

Nous avons une très jolie locomotive, tout écussonnée, toute en couleur ; une locomotive comme il en conviendrait pour le voyage d’une jeune princesse allant chercher son futur époux. Le dôme à vapeur est même illustré d’une peinture représentant des Indiens à plumes ondoyantes, à grands manteaux ; quelque scène de la conquête évoquant le souvenir de Pizarre et de sa poignée d’aventuriers et des héros indigènes que Marmontel a si bien défigurés dans son médiocre livre des Incas. Le train se compose d’un wagon de première classe, d’un wagon de seconde classe et de deux wagons de marchandises. Notre voiture intérieurement est très décorée, très brillante. Elle contient trente ou trente-cinq voyageurs, assis deux par deux sur deux rangées longitudinales de fauteuils, séparées par une étroite allée médiane.

À dix heures et demie, un coup de sifflet et, pendant une minute ou deux, l’indispensable tocsin. Nous sommes déjà loin de Mollendo,

Mes compagnons de route constituent un fragment de la bonne société péruvienne auquel ne se mêlent que quelques étrangers, car les pèlerins à destination de Bolivie ne commencent guère qu’à Arequipa. L’impression qu’ils donnent à première vue est tout à l’avantage de leur nation, qui passe pour la plus policée de l’Amérique méridionale : des dames dont plusieurs portent avec beaucoup d’aisance nos dernières modes, plus élégantes qu’au Chili, moins assujetties à l’empire de la mante qui exclut le chapeau et la coiffure. Des messieurs costumés comme sur le boulevard que quelques-uns d’entre eux connaissent sans doute, puisque Paris est La Mecque des hadji hispano-américains assez fortunés pour aller puiser à la source les traditions de la fashion. Seuls, quelques vastes chapeaux de feutre, accentuant tout de suite le visage qu’ils ombragent, rappellent le nom de Bolivar qui affranchit ces contrées ; et des couvertures aux nuances particulières, des manteaux bariolés comme la robe de Joseph qui, en excitant la jalousie de ses frères, lui joua un si mauvais tour, font souvenir que ce pays est la patrie des chameaux nains aux fourrures précieuses, des lamas, des alpacas, des vigognes, inconnus à notre continent.

La campagne file, file par les portières. Nous ne grimpons pas encore ; nous volons sur la terre horizontale. Le sol est d’une aridité complète, sablonneux, et, comme si ce n’était pas assez de ce gage d’infécondité, recouvert par grands espaces d’efflorescences salines. — Voici des villages indiens, des huttes de terre, des huttes de broussailles, aussi pauvres que les paillottes siamoises du Mé-Nam ou les maisons d’argile du Peï-ho, dans la Chine du Nord. On pourrait les confondre, car les arts, dans les différens pays, ont à peu près le même point de départ. Ce n’est qu’après s’être raffinés qu’ils acquièrent une originalité et qu’on distingue, sitôt que l’œil peut les atteindre, un temple péruvien d’une pagode cambodgienne. — Voilà enfin des habitations toutes de fantaisie, dont le style s’est plié aux nécessités d’une situation précaire, plus simples encore que le monument créé par l’enroulement de feuilles d’acanthe autour d’une corbeille accidentellement coiffée d’une brique, qui donna à Callimaque l’idée de l’ordre corinthien. Ce sont des espèces de tentes, mais bien moins confortables que la maison de toile des nomades organisés, des toits sans fermetures latérales posés sur le sable, deux plans inclinés formés par des portes et des volets soustraits dans la démolition de quelque vraie maison d’un plus sérieux village avoisinant. On voit brusquement inscrits dans ces triangles, des individus couchés ou tout au plus assis, entourés d’un mobilier conforme à la détresse de leur demeure.

Nous montons. Au loin apparaît la charmante campagne de Tambo. C’est dans une échappée de vue à travers les puissantes montagnes, proches où distantes, qui nous entourent, une étendue de champs verdoyans, plate et nettement découpée sur la vallée de sable, une oasis de plantations de cannes à sucre et de riz. Mais, à peine entrevu, ce tableau disparaît dans le festonnement de notre marche hélicoïde.

Nous montons. On ne voit pas bien où l’on va, la perspective devant soi étant presque tout le temps assez courte. Mais derrière, toujours très en bas, on découvre, de temps à autre, de larges tronçons de voie ferrée, des courbes métalliques luisantes, interrompues par quelque monticule et brusquement placées à des niveaux si écartés qu’elles ne semblent pas faire partie de la même ligne ; parfois rejointes en un grand anneau penché. Plus d’orientation possible. La mer, visible par intermittences, est tantôt à droite, tantôt à gauche. Elle est très reculée, et, malgré la hauteur dont nous la dominons déjà, l’éloignement la place sur le même plan que nous. Elle apparaît sous la forme d’une ligne blanche agitée et puis d’une nappe qui se fond dans le bleu de l’air. C’est la Mer du Pacifique, rageuse sur la côte, tranquille au large.

Le train s’élève en criant sur les rails. C’est une véritable escalade de la montagne. Il traverse à chaque instant de petites tranchées dont on pourrait effleurer les parois du bout des doigts où la roche coupée brille de reflets métalliques. Le bruit strident des wagons qui peinent sur les rails, le vent qui souffle plus fort dans les coupures de la montagne, — comme un cours d’eau transformé en rapide par un étranglement des rives, — la solitude et cette montée sans fin, obstinée, qui a l’air de vouloir nous mener à des régions inconnues, au-delà de la planète, produisent une impression qu’on ne peut ressentir qu’au cours d’un tel voyage.

Lorsque la vue s’élargit, on admire quelque temps ces énormes montagnes parées d’un tapis très court aux reflets dorés dus à la surabondance de grosses marguerites jaunes. L’air est très transparent à cause de l’extrême sécheresse, le ciel radieux. Ce n’en est pas moins un tableau monotone dont le premier aspect seul captive. Il n’a pour lui que son brillant soleil et ses grandes lignes, sans un seul arbre, sans le moindre ruisseau. Plus nous irons, plus cette indigence s’affirmera, et la terre, n’ayant même plus la force de nourrir les marguerites jaunes, sera tout au plus recouverte d’un maigre gazon déteint, attaché comme une rouille aux flancs stériles de la Cordillère.

Le paysage ne prend de réelle beauté qu’à de rares intervalles, lorsqu’il s’étend très loin, quand ses contours extrêmes arrivent à être indécis, quand il finit par se perdre dans une teinte vaporeuse, quand la succession des plans lui donne la gradation des couleurs. Le sable qui baigne la base des montagnes gagne d’ondulation en ondulation les dernières assises du cirque, à peine visibles sur leur fond bleu, sur lesquelles flottent une ou deux cassures blanches, esquisses de sommets reculés et élevés, perceptibles grâce au miroitement des neiges ; et les stries régulières que la nappe docile a contractées sous la poussée du vent lui donnent le reflet d’une étoffe moirée.

Depuis bientôt trois heures que nous roulons, j’ai, comme de juste, cherché à lier conversation avec mon voisin, personnage dont l’humeur concorde pleinement avec la réputation de sociabilité partout établie des Péruviens. Ce caballero, pour parler la langue du pays, se trouve être le général qui a défendu dans le temps la place de Pisagua contre les Chiliens, le général I. Recavarren.

— J’appréhende, lui dis-je, le soroche (mal des montagnes). Des compatriotes à moi qui ont exécuté le voyage que j’entreprends ont beaucoup souffert, et constamment, de cette singulière affection. C’est une perspective peu agréable que celle de vivre comme le poisson hors de l’eau ou la souris sous la machine pneumatique ; mais certains tempéramens, dit-on, ne peuvent absolument s’accommoder du séjour en Bolivie où je me rends. Ceci est inquiétant.

— On embellit toujours un peu, mais vous pouvez être certain que les personnes dont vous parlez étaient atteintes d’une affection du cœur ou des voies respiratoires. Dans ces deux cas, le soroche est persistant et peut devenir dangereux. Sur cette ligne, un Anglais et un Chilien sont morts en arrivant à Puno. Mais ce sont là des accidens comme il en arrive dans le va-et-vient de notre société périssable. Le fait même qu’on cite ces cas malheureux prouve leur rareté et doit rassurer la masse des voyageurs. En somme, tout individu qui n’est pas asthmatique et a le cœur en bon état ne ressent que peu ou pas le soroche. Au pis-aller, vous aurez une acclimatation d’une quinzaine de jours à La Paz.

— Pourquoi employez-vous l’expression de marearse, avoir le mal de mer, en parlant du soroche ? Y a-t-il un rapport entre ces deux maladies ?

— Toutes deux déterminent une complète prostration, mais le soroche est caractérisé par de la migraine, de l’oppression et, dans les cas graves, de l’hémorragie. Les femmes le ressentent plus vivement que les hommes, absolument comme le mal de mer, et j’imagine que ce sont elles qui, sur une apparence d’analogie, ont introduit par image cette confusion dans le langage.

— Jusqu’à présent je n’ai rien.

— Je le crois bien ! Nous sommes à peine à un kilomètre en hauteur. Ce n’est qu’à partir d’Arequipa, où nous arriverons ce soir et d’où vous sortirez demain matin, que le soroche exerce son effet.

— Ce sera donc pour demain !

Nous avons recommencé de courir. Nous montons toujours, mais insensiblement maintenant. C’est la pampa de la Joya, et en voilà pour des heures ! Pas un habitant sur ce plateau incultivable tout parsemé de dunes singulières, en forme de croissans d’une courbe très régulière, la convexité opposée à la direction du vent ; faites d’un joli sable gris tendre, délicatement ridé sur la pente allongée, en stries parallèles, en demi-cercle, qui, de loin, a l’apparence lisse et translucide d’un bloc de verre. — Mais cela n’en finit plus ! Voilà le soleil à son déclin, et nous courons toujours à travers le même site. Le Misti, l’ancien volcan au pied duquel s’élève Arequipa, est le but que nous poursuivons sans relâche ; mais il ne se rapproche guère. Il n’est pourtant pas bien loin devant nous, semble-t-il, avec ses pentes régulières et son sommet tronqué de pyramide plutonienne, tout étincelant de neige. Sa hauteur est de 6,100 mètres ; 1,290 mètres de plus que le Mont-Blanc.

La faune de l’endroit n’est représentée que par les chèvres au cou de girafe, les lamas et autres variétés du même genre. Ces bandes de jolis animaux nous regardent curieusement passer jusqu’au moment où, prenant pour une menace à leur adresse le coup de sifflet de la locomotive, on les voit détaler de toute la rapidité de leurs jambes fluettes.

La nuit est venue ; on n’aperçoit plus rien de la route. Aux stations, seulement, les lanternes nous montrent deux ou trois habitations logées comme elles ont pu des deux côtés de la voie, dans l’espace restreint ouvert par la tranchée ; de manière encore à laisser passage au chemin de fer, et qui abritent uniquement le personnel dépendant de la gare. À huit heures et demie, des lumières, du bruit, du mouvement et l’arrêt définitif : nous sommes à Arequipa.


Au point du jour, je retraverse la ville, dont je n’ai rien vu la veille, dans le tramway qui relie le chemin de fer à l’hôtel où j’ai passé la nuit. Les réverbères, de simples lampes à pétrole dans leurs cages de verre, luttent tristement contre les premières lueurs naturelles ; la fraîcheur du matin qui, dans les pays les plus chauds, est sensible, vive même, bien que dissipée aussitôt que goûtée, est pénétrante sous ce climat. Les rues sont toutes en pierre. Trottoirs de pierre, pavés faits de cailloux très serrés, comme fondus en un sol de pierre ; si les promeneurs étaient levés, on entendrait sonner et grincer la pierre sous les talons et le fer des cannes. À pareille heure, nos rues sont depuis longtemps emplies de l’agitation des industries matinales ; ici, nous n’avons encore croisé que quelques individus qui ne faisaient rien. Malgré ses rails, notre tramway n’avance sur les durs chemins qu’en frémissant de toutes ses vitres et il serait aussi impossible d’échanger une phrase avec son voisin que de dialoguer dans le tintamarre d’une fusillade. Aux arrêts, on entend le murmure des ruisseaux coulant avec un bruit de petites rivières rapides le long d’ornières de pierre creusées de chaque côté de la voie.

Les églises sont déjà ouvertes, paraît-il : une longue nef pleine de femmes agenouillées, prosternées sur le petit tapis destiné à les préserver du contact des dalles et qu’à chaque séance elles apportent et remportent sur leur bras, entortillées dans leurs mantes noires, presque toutes entièrement vêtues de noir, car le deuil est ici la couleur de la dévotion. Un chœur illuminé de petites flammes brillant au-dessus des énormes cierges. Ce tableau a passé comme une vision dans le jour du matin indécis tout imprégné encore du froid de la nuit.

La population d’Arequipa est réputée fanatique à plusieurs centaines de lieues à la ronde. Qu’est-ce que ce doit être, se demande-t-on, lorsqu’on a eu l’occasion d’entendre plus loin le sermon d’un père jésuite hispano-américain ?

Les maisons sont singulières, à un, rarement à deux étages, sans toit, arrêtées immédiatement au-dessus de la corniche par une terrasse, inachevées, dirait-on, ou bien mutilées comme les restes d’une ville antique. Et il y a du vrai dans ces deux suppositions : Arequipa a beaucoup souffert des tremblemens de terre, et, d’autre part, sur ce sol dangereux, on construit le plus souvent des habitations dépourvues des accessoires capables de les alourdir.

On voit des façades peintes en bleu pâle, en violet, en rose. La vieille et pittoresque architecture espagnole, empêchée par le cadre de faire grand, conserve de l’originalité dans les détails. On retrouve les massifs portails à marteaux ouvragés, garnis de clous énormes, disparus des villes françaises, et parfois, au-dessus d’une porte ou au coin d’un mur, s’étale un large blason sculpté, d’un dessin compliqué, au relief usé par le temps comme l’effigie d’une pièce qui a beaucoup couru. Des maisons qui ont chacune une physionomie, comme des individus.

Telles m’apparaissent les rues d’Arequipa à vol de tramway. Je les aurais regardées avec moins d’intérêt si elles n’avaient pas précédé pour moi la vue de celles de La Paz, ville unique, de la même famille que celle-ci, mais plus montée en couleur, plus accentuée en personnalité, parce qu’elle est isolée au loin, que les tremblemens de terre ne l’ont pas visitée, qu’on a peu eu l’occasion de la retoucher.

Le soleil est franchement levé, et son action s’est fait immédiatement sentir. Il fait très bon, un peu frais. C’est la température d’Arequipa, sans grande variation de l’hiver à l’été. La place est à 2,360 mètres d’altitude, et à cette hauteur, la stabilité du climat est déjà établie.

La ville prend un commencement d’animation. Les Indiens font gravir le pavé à leurs ânes, et sur les portes se montrent les cholas avec leurs chapeaux panama et leurs énormes robes aux couleurs vives, orientales, africaines, jetées sur une couche de jupes superposées ; crinolines de plomb aussi lourdes que celles ornées d’argenteries et de verroteries qui habillent les madones parées en idoles dans les églises du pays.

Les cholas (un cholo, une chola) sont des métisses de blancs et d’Indiens qui composent une bonne partie de la population féminine de la ville. En général, plus elles s’éloignent du sang indien, mieux elles sont.

Est chola celle qui en arbore les voyans atours. Le teint offre une telle échelle de nuances, un peu dans tous les rangs ; il est si simple de dissimuler sous une épaisse couche de fard le bistre suspect du visage, que, pour devenir dame, il suffit d’abdiquer le chapeau rond et la pesante robe évasée pour adopter la mante. On est alors dite de traje, de costume (civilisé). Et on rentre dans la bonne société.

Maintenant, nous traversons la campagne d’Arequipa, verte et plate, mais avec un horizon de montagnes, dont le colossal Misti. Des arbres partout ! Nous n’en reverrons pas d’ici à La Paz.

À sept heures moins le quart, la locomotive s’ébranle. C’est dans le wagon le même public que la veille, aux visages près, et encore en remarqué-je un ou deux de connaissance. Il y a probablement dans le nombre quelques voyageurs pour cette fuyante La Paz, à la rencontre de laquelle je marche depuis quatre-vingts jours déjà.

Le costume de chacun témoigne d’un luxe de précautions contre le froid. Gants fourrés, épaisses couvertures fournies par les animaux de la région même, tout l’équipement de gens habitués pour la plupart à de chaudes latitudes qui vont être exposés aux morsures de la température de zéro. On pourrait se croire dans le salon d’un navire faisant voile vers le pôle. Et nous sommes en pleine zone torride, pas plus éloignés de l’équateur que la brûlante Tombouctou !

Ainsi qu’au sortir de Mollendo, le train parcourt avec légèreté une campagne à peu près horizontale. Mais il se livre encore moins de temps que la veille à ce travail facile. L’ascension recommence par des montagnes plus abruptes où de profonds ravins bordent notre chemin en colimaçon. Le terrain est sablonneux ou pierreux, et on ne voit guère en fait de végétaux que d’épineuses plantes grasses subsistant de rien, des cactus en forme de candélabres ou de raquettes enfilées en chapelet. C’est l’eau qui manque désespérément à cette terre, l’eau vivifiante. Et à une ou deux reprises, on aperçoit une quebrada (littéralement, crevasse), c’est-à-dire un rudiment de vallée au fond de laquelle un lit de verdure descend et serpente entre les collines sèches, à la manière d’une rivière. Ce frais tapis reçoit la vie d’un filet d’eau qu’on ne voit même pas. Quelques Indiens adonnés à la culture de ces campagnes restreintes habitent dans des groupes de huttes aux murs de terre effondrée ou de pierres croulantes, toujours pareils à des ruines.

Le froid est vraiment piquant, mais le soleil brille de tout son éclat. Nous avons peut-être dépassé la région des nuages ; ils sont en bas maintenant. Nous sommes entre 3,000 et 3,500 mètres d’altitude, je ne sais au juste.

Une dame, — c’est la première, — est prise de soroche. Elle se laisse glisser sur son coussin, et se couvrant le visage d’un coin de son manteau, avec le geste de César atteint par le premier coup de poignard des conjurés, elle s’abandonne au mal sans résistance.

Quo non ascendam ? Nous montons sans merci au cri saccadé des roues gravissant des rails posés sur des pentes de toit. Jusqu’où la locomotive hissera-t-elle ses wagons ? Et si l’un d’eux se détachait, avec quelle curieuse vitesse d’aérolithe ne redescendrait-il pas, en quelques minutes, le chemin parcouru !

Une heure s’est écoulée. Tout le camp féminin, à présent, souffre du mal des montagnes. Les enfans crient. Les hommes n’ont rien ou ont assez peu de chose pour n’en rien témoigner. Je me sens un léger cercle autour du front. Une goutte seulement de la coupe empoisonnée ingurgitée à flots par les plus malades. Une dame paraît souffrir beaucoup : « O mon Dieu ! quel chemin de la croix ! » s’écrie-t-elle.

Le train s’arrête à P. de Arieros, où un buffet est installé. En faisant abstraction de la gare, cet établissement compose à lui seul la ville de P. de Arieros. Nous remontons en voiture.

Plus de quebradas, à peine trace de gazon. On aperçoit encore de temps à autre des troupeaux de vigognes ou de lamas qui sont toute l’animation de ces solitudes. — On voit des terrains qui semblent tout préparés pour l’étude des géologues ; des stratifications justifiant par leur parfaite régularité la comparaison de « feuilles d’un livre racontant l’histoire de la terre, » dont elles ont été l’objet. Vers midi, nous contournons des hauteurs singulièrement rocailleuses. Un lit de torrent présente moins de pierres que les flancs de ces collines, et leurs crêtes sont couronnées d’une infinité de pierres debout d’un à deux mètres de haut, rappelant cette montagne des Mille et une Nuits toute hérissée de blocs de granit qui provenaient de la métamorphose lapidaire des hommes assez légers pour avoir cédé à la tentation de regarder derrière eux, au cours de l’ascension.

À une heure, nous atteignons Vincocaya (4,365 mètres d’élévation). C’est une station de trois maisons en planches dont la plus grande s’intitule hôtel. On remarque dans l’unique salle de l’hôtel un comptoir et des murs recouverts de toutes sortes d’enluminures et de pancartes. Le Calendario de Arequipa, édité sur une vaste feuille d’un méchant papier sans consistance, imprimé avec des caractères écrasés, pleins de bavures et de triangles blancs introduits dans le corps du texte par la présence d’un pli au moment de l’impression, enjolivé de vignettes pieuses, par son aspect comme par sa rédaction, éveille l’antique souvenir de ces produits d’une littérature populaire spécialement créée pour les paysans, qu’on voyait dans nos campagnes il y a une trentaine d’années, à l’époque où les chemins de fer n’avaient pas encore transformé des habitudes et des industries entretenues depuis des siècles : portraits de nos gloires nationales, ecclésiastiques, civiles et militaires, accompagnés de leur légende, qu’on collait aux murs, ou messager boiteux cousu en livret, qu’on retrouvait pêle-mêle avec les bouchons et les couverts dans le tiroir d’armoire du fermier négligent, ou soigneusement rangé, dans le compartiment réservé aux instrumens de couture de la ménagère. Documens gravement épelés par les vieux avec le secours des lunettes à gros verres ronds, sous la direction du doigt suivant les lignes et avec le contrôle de la lecture opérée à mi-voix, l’oreille étant chargée, par l’intermédiaire de la parole, de transmettre à l’entendement les découvertes que la vue réalisait dans l’étonnant grimoire ; ânonnés par les gamins aux heures de désœuvrement et honorés de la foi de la famille en tant que chose imprimée ; enserrant dans un style naïf, à la portée de ses lecteurs, conçu par quelque ancien paysan parvenu au grade de lettré, entre une histoire de brigands et une anecdote comique accessible à la lucidité du sphinx campagnard, des connaissances encyclopédiques, des notions sur les choses passées ou lointaines, destinées à agrandir pour une minute l’horizon resserré du village avec son clocher pour centre et le champ de labour pour limite. Tel, l’almanach d’Arequipa, après avoir donné aux lecteurs clairsemés de la pampa de Vincocaya la biographie des principaux saints et des plus notables généraux du pays, leur inculquait par surcroît quelques élémens de géographie en leur présentant, sous une forme quasi rimée, ce résumé symbolique de l’esprit des principales nations :


La Rusia es un soldado,
Austria una fortaleza,
Alemania un filosofo,
Italia un piano,
Inglaterra un mercado,
Francia un teatro,
España un templo.


La température a ceci de particulier que le soleil est chaud, l’air restant froid, en sorte qu’on grelotte tout de suite à l’ombre. Il ne gèle pas, bien que peu s’en manque. Mais on pressent qu’aux premières approches de l’obscurité, l’eau va prendre immédiatement.

Notre wagon-infirmerie a enfin atteint, à la station de Crucero-Alto, le maximum d’élévation, 4,460 mètres, en même temps que la souffrance des patiens arrive à son point culminant. Nous ne mesurons que 350 mètres de moins que le Mont-Blanc. Maintenant, nous irons constamment en descendant, mais très faiblement, et les malades n’en éprouveront aucun soulagement. Le soroche est d’ailleurs très capricieux : un de mes compagnons, qui se rend en Bolivie, un compatriote précisément, qui en ce moment se porte aussi bien que moi, sera très souffrant après-demain, à Chililaya.

Vers quatre heures, la voie s’engage entre les lagunillas, lesquelles sont au nombre de deux. L’étang de gauche, le plus vaste, a l’air d’un vrai lac. C’est une grande nappe, avec des étrangle-mens, dont l’eau n’est ni verte ni bleue, mais grise ou noirâtre, couleur de plomb aux places où elle reçoit la lumière, comme morte dans son entourage de collines au gazon pelé, moins arides pourtant que les espaces que nous venons de traverser. La lagune de droite, moins étendue, mais tout aussi désolée, porte le surnom expressif de lagune du soroche, et, comme sa sœur, donne la migraine rien qu’à la contempler.

La nuit tombe au moment où la campagne reprend un peu de verdure. On aperçoit des champs cultivés, mais pas un arbre, pas même un arbrisseau.

À sept heures, nous atteignons Puno. Le chemin de fer aboutissant à l’embarcadère même du bateau à vapeur, je longe simplement, pour monter à bord, un mur assez insuffisamment éclairé par une ou deux lanternes, et c’est tout ce que je vois de la ville. Le lendemain, au jour, nous sommes en marche.

La navigation du lac Titicaca est desservie par deux petits vapeurs de fer, si petits qu’en laissant pendre sa canne du bout de la main, appuyée sur le rebord du bateau, on trace un sillon dans l’eau. — Avec son modeste tonnage de 100, notre navire est encore supérieur de 40 tonneaux à la plus petite des trois caravelles qui composaient la flotte de Christophe Colomb, lorsque le grand homme partit à la découverte de l’Amérique.

Pour la courte installation de deux nuits et d’un jour, la question de confort est de peu d’importance, heureusement. Les dames sont assez convenablement logées, mais les messieurs, — ce sexe est partout sacrifié, — n’ont que deux cabines à leur disposition. L’excédent couche sur les banquettes de la salle à manger. Quand les passagers sont assez peu nombreux pour tenir sur un seul côté du dortoir improvisé, on leur fait obligeamment remarquer qu’ils ont tout intérêt à se placer à gauche, exposition plus à l’abri de l’air froid qu’amène le couloir.

« Le lac Titicaca, dit le petit guide espagnol que j’ai en main, est le plus élevé au monde de ceux qui sont navigables. Il est à 523 kilomètres de la côte, à une hauteur de 12,550 pieds. Il a environ 190 kilomètres de long et de 55 à 70 de large. Sa profondeur arrive à 1,000 pieds. »

C’est en effet une jolie profondeur. Mais en dépit des beaux pics neigeux, tels que le Sorata, qui se montrent au fond du tableau, le lac est d’un morne aspect avec ses eaux sans transparence, ses rives désertes, sa ceinture de montagnes d’un vert débile, déteint en jaune, tout aussi rases que la lagune du soroche. Il semble porter le deuil désespéré du florissant empire si bien anéanti par les conquistadores qu’en dehors de l’Amérique, l’histoire ne cite pas un second exemple d’une destruction aussi parfaite.

La côte est cultivée par places, mais il paraît que les Indiens ont l’habitude de demeurer à d’assez grandes distances de leurs champs, dans des maisons disséminées, peu apparentes, en sorte que ces terres travaillées sont d’abord énigmatiques.

À deux heures, nous passons devant l’île Titicaca. Si les destinées de l’empire des Incas n’avaient pas été interrompues par le fer et par le feu, cette île serait aujourd’hui, comme jadis, couverte de temples, et de tous les points de l’horizon, les pèlerins, se succédant sans interruption, viendraient fouler le sol sacré et visiter les autels de cette terre considérée comme le sanctuaire de la nation. C’est là qu’apparut, à l’origine des temps, le dieu Vira-cocha qui organisa sur son passage les élémens célestes et terrestres jetés dans la confusion, créa la race humaine, et ce travail accompli, ayant atteint le pays baigné par la mer, s’avança sur les flots où il marchait comme sur la terre ferme, puis disparut à l’horizon. Plus tard, ce fut encore de là que sortirent Manco Capac et sa compagne Mama Oello qui instruisirent l’humanité sauvage. C’est cette mystérieuse apparition, historique, mais divinisée par la légende, dont quatre cents ans plus tard, au cours de la conquête espagnole, Garcilaso, le futur historien, alors enfant, entendait le récit de la bouche de sa mère et de ses oncles ; personnages apparentés à la famille royale du Cuzco.

Ils assistaient à l’implacable dévastation de leur patrie surprise en pleine prospérité, et cherchaient à fuir l’obsédante vision des malheurs de leur époque en se réfugiant dans l’évocation des âges fortunés :

« Tu sauras, mon fils, que, dans les siècles passés, toute cette région était couverte de forêts et que les habitans vivaient comme des bêtes fauves, sans villes, sans religion, sans police, sans vêtemens. Notre père, le Soleil, voyant les hommes si barbares, leur envoya un de ses fils et une de ses filles pour leur enseigner la religion, leur donner des lois, les initier aux arts utiles et leur apprendre à jouir des biens de la terre… »

C’était dans cette île que s’élevait le temple du Soleil, desservi ainsi qu’à Rome par des vestales, les prêtresses du Soleil. Les ruines de ce monument et celles de plusieurs palais se voient encore aujourd’hui. Ces restes sont intéressans, mais leur étude n’a presque rien appris, car cette civilisation a été trop rapidement submergée pour que son histoire, en dehors de quelques épaves, débris des époques les plus récentes, arrive jamais à être reconstituée.

C’est dans les eaux qui l’entourent que fut jetée, lors de l’arrivée des Espagnols, la grande chaîne d’or faite par ordre de l’inca Huayna Capac, qui mesurait deux cent trente-trois aunes de long.

Sur le soir, nous franchissons le détroit qui divise le lac en deux parties inégales. Nous sommes depuis quelque temps dans les eaux boliviennes. Deux heures plus tard, nous atteignons le petit village douanier de Chilalaya, où commence la terre ferme bolivienne.


Chililaya, où nous descendons au matin, se compose d’une trentaine de maisons, et ses environs immédiats n’ont rien qui tente démesurément l’excursionniste. La diligence de La Paz n’arrivant que cette après-midi pour partir demain matin, nous avons tout le temps d’épuiser les ressources de l’endroit.

Je lie connaissance avec des habitans. Ce Bolivien s’est intéressé aux choses de son pays, et sa conversation est attachante, bien qu’elle dénote peu de connaissance des notions scientifiques qui font actuellement la base de notre éducation. Et cette lacune donne un tour imprévu à certaines de ses conclusions. — Nous venons à causer de l’aymara, qu’il parle, me dit-il, aussi facilement que le castillan.

L’aymara est la langue des Indiens de La Paz et des provinces avoisinantes. Ici, à Chililaya, nous sommes en plein domaine aymara. Le quichua, beaucoup plus étendu, règne dans le reste de la Bolivie et dans tout le Pérou. Ce dernier idiome servait aux Incas. L’aymara et le quichua ont une origine commune ; il est facile de s’en apercevoir, mais, à la longue, ils sont devenus très différens, et qui ne connaît que l’un ne comprend absolument rien à l’autre.

Vous savez sans doute que la civilisation des Incas a succédé à un empire beaucoup plus ancien dont l’histoire ne dit rien, qui avait son siège à l’endroit où nous sommes. Les ruines classiques de Tiahuanaco, à peu de distance d’ici, que viennent visiter les amateurs d’archéologie et qu’ils admirent, de même que les admirèrent autrefois les Incas lorsqu’ils eurent étendu leur domination jusqu’à ce territoire, sont le vestige le plus remarquable de ce peuple oublié dont on sait simplement qu’il était Aymara, parlait aymara. — Le nom de Tiahuanaco a été l’objet de plusieurs interprétations dont la plus répandue est l’explication légendaire que voici. À une époque reculée, un monarque de cette région reçut un jour un message important qui lui était apporté par un courrier arrivé avec une promptitude extraordinaire : Tiai, Guanaco ! (Assieds-toi, Guanaco ! ) dit affectueusement le prince en appliquant à son zélé serviteur le nom du léger animal dont il avait imité la célérité. — Il faut dire que cette étymologie est quichua ; et, parce fait même, elle a des chances d’être inexacte. Ou elle s’appuie sur une simple rencontre de mots, ou le nom de Tiahuanaco serait relativement récent, ce qui est possible après tout. Je vous la cite parce que c’est elle qu’on donne communément.

La première race qui ait organisé ce qu’on a appelé le Pérou était donc issue des hauts plateaux. L’aymara, plus ancien que le quichua, plus dur aussi en raison de son origine montagnarde, est très proche parent du grec et du sanscrit (voilà qui va mal) ! Mais un fait bien plus intéressant vient d’être mis en lumière, il y a quelques années, par le docteur Emeterio Villamil de Rada. Ce savant philologue, dans son livre de la Lengua de Adan y el hombre de Tiahuanaco, publié à La Paz en 1888, démontre clairement que l’aymara était la langue du paradis terrestre ! ..

Il est sept heures du matin. Pas le plus léger flocon pour ternir l’éclat du soleil. Il fait un peu froid, mais c’est presque une façon impropre de s’exprimer. Chacun couvert suivant son degré de sensibilité particulière, on n’est plus exposé à éprouver de sensations de froid ni de chaleur. C’est une température égale, et cela d’un bout de l’année à l’autre. C’est le premier climat du monde, celui où les hommes peuvent vivre très vieux, où les riches Chiliens et Péruviens viennent se guérir de la phtisie. L’air, un peu léger pour les poumons du nouveau débarqué, est d’une admirable pureté, si pur que sa transparence permet d’apercevoir avec une singulière netteté des montagnes très distantes, dont on se croirait très près, car l’œil n’a pas encore acquis l’habitude de l’optique propre à ces régions élevées. Dans le même ordre de surprises, des individus placés tout au sommet d’une colline font l’effet d’être plus grands que nature. Le regard est désorienté.

La diligence est attelée, une diligence comme il n’en existe plus en France ni en Europe ; le véhicule du monde qui personnifie le mieux les idées de départ et de voyage, qui donne le mieux la sensation d’aller de l’avant, pour qui semble avoir été forgée cette expression de « par monts et par vaux ; » celui qui, autant que le navire s’éloignant du port, éveille chez le spectateur l’envie folle de s’en aller aussi par le globe voir des choses inconnues, des choses nouvelles. — C’est une vaste voiture de dix-huit places, que huit vigoureuses mules vont tout à l’heure enlever comme une plume et qui, bondissant à la suite de son attelage, sillonnera au milieu d’un nuage la poudreuse pampa, tantôt le long de la route assez indistinctement tracée, tantôt purement et simplement à travers champs, avec la fantaisie d’un jeune cheval galopant pour son plaisir. Cela si rapidement qu’en sept heures elle aura dévoré les 75 kilomètres qui nous séparent de La Paz, laissant encore à la colonie roulante le temps de déjeuner à mi-chemin.

Depuis quelques années, on peut parcourir de la sorte la moitié de la Bolivie, qui est grande comme trois France, en passant et repassant sans cesse des hauts plateaux froids et stériles où l’air est rare, aux campagnes tempérées et verdoyantes, et de là aux vallées torrides dont l’épaisse et chaude atmosphère couvre la végétation intertropicale.

On s’embarque : des dames, des enfans, des jeunes gens, des messieurs mûrs ; un empilement méthodique qui n’en finit plus. Le gros est casé à l’intérieur, mais des voyageurs détachés prennent place à côté du postillon. On en voit enfin tout un rang au-dessus de sa tête. Ceux-là dominant la plaine, le regard portant loin, la physionomie grave et hautaine, expression due peut-être à une certaine attention à ne pas tomber, plus spécialement imposée de ce poste surélevé.

Le fouet trace deux ou trois zigzags et le claquement détermine l’ébranlement de la file des mules. Elles sont trop nombreuses pour partir d’un bloc. C’est un mouvement qui se communique de l’une à l’autre avant que la diligence ait bougé d’une ligne. Mais quand l’effort isolé de chaque bête a donné la résultante totale de traction, on voit la grosse voiture s’échapper d’un trait. En deux bonds, le conducteur indien a atteint la machine fuyante où il s’accroche avec une adresse d’acrobate, à deux courroies suspendues à l’arrière, pendant que les mules mêlées dans le désordre apparent d’une troupe de chevaux sauvages font reluire leurs fers au soleil.

Avec deux compagnons, je suis dans une voiture annexe, le convoi principal.

Le plateau que nous parcourons, — ce toit du Nouveau-Monde, — malgré son peu de fécondité, est une des parties peuplées de la Bolivie. On voit de partout des villages, des maisons isolées et des cultures. Cultures modestes, au reste, qui se réduisent à la production de l’orge et de quelques variétés de pommes de terre.

Le Sorata qui nous a accompagnés dans la deuxième partie de notre route, de même que le Misti dans la première, s’efface de plus en plus pour faire place à l’Ilimani, la montagne de La Paz. Tous ces pics célèbres ne répondent pas à l’idée qu’on se fait d’eux. Surgissant de la mer, ils écraseraient les Alpes et le Caucase. Diminués du piédestal sur lequel nous sommes juchés, ils sont loin de produire l’effet du Mont-Blanc.

Au relais, nous déjeunons avec les provisions que nous avons apportées. Cet hôtel ressemble assez aux auberges chinoises dont les Européens peuvent s’accommoder à condition de transporter de quoi manger et de quoi coucher.

Sur le mur de la pauvre salle est collée une affiche que je reproduis avec ses nombreuses fautes d’orthographe :

OJO.

Don R… G… debe en esta estacion beinte bolivianos por un almuerso que hiso preparar para el señor ministro B… I ne los quiere pagar esa pequeñez, que tal es…

C’est-à-dire :

M. R… G… doit à cet établissement vingt boliviens[2], pour un déjeuner qu’il a fait préparer pour M. le ministre… Il se refuse à payer cette médiocre somme. N’est-ce pas là le fait d’un… ?

L’aubergiste laisse à l’appréciation du public le qualificatif qu’il convient d’appliquer à un tel procédé.

C’est là une des méthodes en tentative de recouvrement de créances usitées en Bolivie. Elle est très commune, et on n’a qu’à ouvrir le premier journal venu pour lire, à la page des annonces, un document dans le genre de celui-ci :

COMMUNICADOS. SENOR T….. O…..

Vous me devez depuis très longtemps une petite somme que vous vous refusez à me payer, malgré les poursuites que j’ai opérées pour le remboursement dudit argent.

Je me vois obligé de la recouvrer par le moyen de la presse, puisque vos sollicitations, vos gémissemens et vos bassesses auprès de votre compère le ministre de l’intérieur ont empêché l’exécution des ordres judiciaires dictés contre vous.

La Paz, setiembre 24 de 1891.

(Signé) : C… M…


Bientôt nous commençons à rencontrer des files d’Indiens qui, venus de différentes directions, convergent toutes vers le même point. C’est partout l’annonce certaine de l’approche d’une ville importante.

En tant qu’animaux, les caravanes sont composées d’ânes et de mules chargés principalement du précieux produit dont le nom nous est aujourd’hui familier, la coca. D’autres fois, ce sont des troupeaux exclusivement formés de lamas, bêtes au long cou peu flexible, au regard fixe, à l’air sot et fier. On ne peut leur imposer qu’une faible charge. Les anciens Péruviens ne connaissaient pas d’autre animal de transport.

Les Indiens, meilleurs marcheurs que les plus infatigables quadrupèdes de la troupe, suivent leurs bêtes à pied. Vêtus d’un manteau percé d’un trou où l’on passe la tête et dont les plis obliques retombent autour de l’individu à la manière d’un parapluie à demi-fermé, les pieds nus ou reposant sur des sandales de cuir, le crâne protégé par une coiffe que recouvre encore le chapeau de feutre rond, ils témoignent, ainsi que d’autres peuples de climats modérément froids, de préoccupations douillettes à l’égard du chef et d’une complète indifférence pour les extrémités. À la ville, ce costume se modifie chez les élus qui remplissent les plus hautes fonctions auxquelles la médiocrité intellectuelle aymara puisse aspirer, celles de domestique de bonne maison, et fait place au pantalon à jupes courtes, à la veste courte et au bonnet des fous de nos anciennes cours, à languettes effilées le long des oreilles, couronnant la face d’un Triboulet couleur de pain d’épice. Ces anciens seigneurs de la contrée sont résignés, doux à l’état normal, taciturnes, archéologiquement sympathiques, mais réduits par la servitude à une absolue misère pécuniaire et morale. On chercherait vainement à s’expliquer leur dégradation présente, que quelques siècles à peine séparent d’un état dont les historiens et les écrivains se sont plu à fixer le souvenir en traits d’or, si on n’avait présens à la mémoire les traitemens qu’ils ont subis.

« Ils pénétraient dans les villages et ne laissaient pas un enfant, un vieillard, une femme enceinte ou nouvellement accouchée, qu’ils n’éventrassent comme moutons appartenant à leurs étables. Ils faisaient des paris à qui, d’un coup de coutelas, ouvrirait un homme par le milieu du corps ou lui enlèverait la tête, ou lui découvrirait les entrailles. Ils arrachaient les enfans du sein de leur mère, et, les prenant par les pieds, leur écrasaient la tête contre les rochers. D’autres fois, aux gens qu’ils voulaient mettre à mort, ils coupaient les deux mains, et les leur faisant porter suspendues, ils leur disaient : Allez porter ces dépêches ! pour dire : Allez donner des nouvelles à ceux de vos compagnons qui se sont enfuis dans la montagne ! Ils tuaient communément les nobles de la manière suivante : les attachant sur des grillages tressés avec des baguettes, assujettis à l’aide de fourches, ils les faisaient cuire par-dessous, à feu modéré, au milieu des cris que ces tourmens arrachaient aux victimes, jusqu’à ce que, désespérées, elles eussent rendu l’âme. »

« J’ai vu toutes les choses que je viens de dire et beaucoup d’autres infinies… »

Ainsi s’exprime l’évêque espagnol Las Casas, racontant la conduite de ses compatriotes dans l’île d’Haïti. Le Pérou fut encore plus mal partagé, s’il était possible, que les Antilles. Il échut au sanguinaire Pizarre, ancien porcher de l’Estrémadure, qui ne savait pas lire, et, progressivement, les neuf dixièmes de la population furent anéantis. Dix millions d’hommes, au bas mot.

À tous points de vue, le résultat a été acquis, et probablement à titre définitif. Les anciens sujets des Incas, dont le nombre va toujours lentement décroissant depuis la grande décimation, ont tout perdu, patrie, génie, croyances, industrie, jusqu’à leurs traditions qu’ils ont fini par oublier. Pour combler ce vide, ils ont emprunté à leurs vainqueurs leur religion qu’ils se sont assimilée en l’avilissant, et dont l’enseignement leur est distribué par des padres ignares, superstitieux, rapaces, tristes pasteurs de misérables brebis. Voilà toute leur existence intellectuelle. À l’égard matériel, ils occupent mollement quelques heures de la journée dans des travaux, qui, quels qu’ils soient, sont exécutés à la façon dont le bœuf trace son sillon, sans que le cerveau y prenne plus de part que celui du ruminant, et dont les procédés se poursuivront sans amélioration, vraisemblablement aussi longtemps que durera leur race. Même à des Aymaras, une telle vie finirait par peser, s’ils n’avaient un puissant et terrible dérivatif dans l’alcool. Les classes irlandaises les plus ravagées par les mortelles boissons que notre commerce moderne se plaît à répandre, peuvent être assurées qu’il existe ici des tribus inférieures et amies qui leur serviraient de repoussoir. Hommes et femmes s’adonnent à l’ivresse avec un entrain forcené, et le « beau sexe » est celui qui offre les manifestations les plus navrantes du délire dont Noé passe pour avoir le premier donné l’exemple. On se grise, bien entendu, en toutes circonstances ; mais les fêtes religieuses, fort nombreuses, car on est très dévot dans la contrée, sont considérées comme étant d’orgie obligatoire. Et ces jours-là, dès les premières heures de l’après-midi, dans les villages, sur la place où le clocher domine les maisons de terre ; dans les villes, sur le pavé de toutes les rues, on voit les dames aymaras, sanglotant, pleurant bruyamment, à la manière des petits enfans, en une plainte indéfiniment prolongée (c’est l’effet que l’alcool produit sur leurs nerfs), tituber avec d’effroyables oscillations, tomber, se casser la figure sur les cailloux, ou écraser, estropier leur progéniture qu’elles portent attachée dans le dos, à la chiffonnière.

À une heure et demie, la voiture s’engage dans un petit chemin creux, long de quelques tours de roue seulement, incline à droite, et un spectacle extraordinaire se présente à la vue aussi inopinément qu’à un rapide lever de rideau sur un décor à sensation.

C’est un cirque immense de montagnes chauves, aux déclivités argileuses et grises ou rocheuses et rougeâtres, une excavation prodigieuse, aussi étendue, aussi profonde que ces étranges cratères lunaires dont les astronomes tracent la configuration sur les cartes des mondes extra-planétaires et mesurent la coupe pierreuse creusée dans un astre mort. Ici, la neige qui recouvre l’énorme masse de l’Ilimani, flanqué en contrefort au plateau évidé, indique que cette nature silencieuse est quand même douée de vie, qu’elle n’est pas réduite à son squelette minéral, et que, si l’eau ne la parcourt pas en torrens murmurans et mouvans, elle existe, du moins, répandue en molécules invisibles dans un espace qui n’est pas le vide, l’éther inanimé. Le long des pentes de la cuvette, courent des routes et des ravins, pleins de sinuosités, repliés sur eux-mêmes, dessinant des 6, des 8, des 0. Au fond, surgissent des arbres, une végétation qui n’est pas jetée en masses moutonnantes dans le désordre et l’abondance d’une production spontanée, mais alignée en minces rideaux, représentée par des individus espacés, rarement groupés en bouquets, accusant le résultat de soins assidus. Derrière et à travers ce voile peu gênant, on aperçoit à vol d’oiseau une ville très compacte dont les toits de tuile rouge, seuls visibles, s’étendent comme une plaine sous le regard plongeant presque à pic : c’est La Paz.


Louis BASTIDE.


  1. Société de géographie commerciale du Havre, mars-avril 1890.
  2. Le bolivien vaut 3 fr. 15 au cours actuel. — En Bolivie, pour la jolie somme de 63 francs dont il est ci-dessus question, trois ou quatre convives sont gratifiés d’un méchant déjeuner européen.