Anonyme
Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 378-397).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

VII.[1]
LA QUESTION DU BOSPHORE.

Vous venez de faire un beau voyage ; vous descendez de l’Express-Orient. N’eussiez-vous passé que trois jours à Constantinople, la première question qu’on vous adresse est celle-ci : « Que pensez-vous de l’empire ottoman ? — Pardon, j’arrive d’Athènes. Les Grecs sont pleins de sens et de finesse… — Parfaitement ; mais les Turcs ? — J’ai traversé la Roumanie. Je suis émerveillé de la bonne tenue des troupes et de la prospérité des campagnes… — D’accord, mais parlez-nous des Turcs ! »

C’est que, pour tout bon Français, nos véritables amis, en Orient, ce sont les Osmanlis. Nos liens avec eux ne datent pas d’hier : ils remontent à François Ier Nous penchions pour le Turc, alors même que la France très chrétienne s’appelait la fille aînée de l’Église ; et c’était alors un sujet de scandale dans la chrétienté. On ne rompt point en un jour une si vieille amitié. Dans les momens de crise, lorsque d’autres semblaient désespérer de l’empire ottoman, le cabinet de Paris seul comptait sur un miracle. Au besoin même il aidait un peu la Providence, car il avait alors le don des miracles. Il n’est donc pas étonnant que nos regards se tournent volontiers vers Constantinople. La sympathie que nous éprouvons pour des peuples plus jeunes ne saurait étouffer cette affection plus ancienne, passée à la flamme et scellée de notre sang. Derrière le rideau mobile des petites nations inquiètes, nous chercherons toujours le géant foudroyé, mais ferme encore, qui se tient, un doigt sur la bouche, au seuil de la mystérieuse Asie.

Du reste, la presqu’île entière gravite, bien plus qu’on ne le pense, autour de l’empire turc. Non-seulement ce voisinage modifie profondément la structure des nouveaux états, mais presque tous les fils des intrigues religieuses ou politiques qui se croisent du Danube au Ténare passent par Constantinople. On vit là-bas les yeux fixés sur le Bosphore. C’est une attente fiévreuse et continuelle de quelque chose de grand. Tels les premiers chrétiens lorsque, d’un jour à l’autre, on leur annonçait la fin du monde : chaque fois que les clairons sonnaient la diane, ils croyaient entendre la trompette du jugement dernier. Ni les résolutions des gouvernemens, ni les pensées des hommes ne sont les mêmes, lorsque le royaume du ciel leur paraît proche. À la longue, il est vrai, les chrétiens découvrirent que le royaume du ciel n’est pas de ce monde : ils s’accoutumèrent au train médiocre des affaires humaines. De même les états de la péninsule prendront peut-être leur sort en patience ; et quand il leur sera démontré qu’aucun d’eux ne peut avoir Constantinople, ils se résigneront à vivre dans le provisoire. Je n’ai pas la prétention de résoudre en quelques pages une aussi grave question. Mais je ne saurais prendre congé des Balkans sans dire aussi mon mot sur les fortunes diverses de l’empire ottoman et sur les relations futures de l’Asie avec l’Europe.


I.

Sans doute, le fatal détroit n’a pas tout à fait la même importance qu’autrefois. Au début du siècle, lorsque la Chine et le Japon étaient à peine ouverts, lorsque l’empire des Indes n’était qu’une entreprise de marchands et la Sibérie qu’une prison malsaine ; quand, pour gagner Singapour, il fallait faire le tour de l’Afrique, tout l’intérêt de la lutte entre l’Europe et l’Asie se concentrait sur le Bosphore. Aujourd’hui cette lutte, quelquefois sanglante, le plus souvent pacifique, est engagée sur tous les points à la fois : aux Indes, où les Anglais, avec une science de la domination qu’on n’a point égalée depuis les Romains, gouvernent 200 millions d’Asiatiques ; — au Japon, où l’on nous recherche ; — en Chine, où l’on nous repousse ; — en Annam, où l’on nous subit, partout il s’agit de savoir si un peuple asiatique peut, sans périr ou sans abdiquer, se transformer dans le sens européen. Cette question, l’officier russe l’étudié dans les longs loisirs des garnisons d’hiver, et nous la posons à notre façon sur les côtes barbaresques, parmi ces Arabes qui peuvent devenir, selon la tournure des événemens, nos pires ennemis ou nos meilleurs auxiliaires.

Le conflit d’intérêts qui s’agite autour des Dardanelles n’est qu’un épisode de ce grand drame, mais non le moins émouvant, ici, nous n’avons plus devant nous des hommes jaunes ou cuivrés, une humanité de pagodes et de paravens que nous consentons tout juste à considérer comme nos frères à la condition qu’ils achètent nos vins et nos cotonnades. Les Osmanlis sont nos frères par l’origine, par le visage et par l’histoire, qui les mêle à toutes nos luttes. Ils représentent une Asie qui s’est implantée parmi nous bon gré mal gré. Ils sont à double face : chefs reconnus de l’Islam, et cependant membres de nos congrès, quand ils n’en sont pas les victimes.

Gardons-nous donc, à leur égard, des jugemens sommaires. Nous avons tous une petite consultation toute prête sur le sort de l’empire ottoman. Les médecins affluent, sans en être priés, au chevet du prétendu moribond, qui, de temps en temps, ouvre un œil oriental plein de finesse et retombe dans son apparente léthargie. Quand je suis tenté de prendre le ton doctoral, je me rappelle certaine circonstance officielle où je banquetais en compagnie de plusieurs dignitaires ottomans. Les gens d’Europe menaient grand tapage de mâchoires, de fourchettes et de paroles. Tour à tour expansifs et sentencieux, ils épanchaient leur verve, gesticulaient, péroraient, puis devenaient tendres et confidentiels. Les musulmans, impassibles, regardaient dans leur assiette. Ils mangeaient par condescendance, buvaient peu et semblaient les seuls graves dans une assemblée de fous. Vous n’êtes pas vous-mêmes sans avoir rencontré, dans quelque cérémonie, des chefs algériens contemplant, du haut de leur burnous dédaigneux, notre agitation en habit noir. Les Orientaux paraissent toujours nous faire une grâce, alors même qu’ils portent nos décorations ou qu’ils trompent le bout des lèvres dans la coupe de nos plaisirs. Ils diraient volontiers ce que pense au fond du cœur le général Tcheng-ki-Tong : « Vos machines sont supérieures, mais notre philosophie vaut mieux. » Nous avons beau être sûrs de nous, ce calme imperturbable nous déroute et nous inquiète. Je veux bien que nous soyons les maîtres du temps, mais ces diables d’hommes ont toujours l’air de disposer de l’éternité.

Les faiseurs de systèmes sont presque toujours injustes envers les Turcs. Il est impossible de considérer sans émotion les efforts qu’ils ont tentés depuis cent ans pour se régénérer, tout en restant fidèles à leur passé. Emprunter à l’Europe à tort et à travers, comme les Japonais, ou bien tout refuser d’elle, comme les Chinois, ce sont des solutions simples et relativement faciles. Mais elles font des peuples superficiels ou stationnaires. Les uns ne changent point d’âme en changeant d’habits. Les autres s’entêtent dans une puérile résistance. Tel n’est pas le cas des Turcs. Ils sont sérieux et croyans. Ils voudraient sincèrement se réformer, mais sans rien abdiquer ni de leur foi religieuse, ni de leur fierté d’anciens maîtres du monde. De là l’intérêt pathétique qui s’attache à leurs tentatives, et le respect qu’ils inspirent même dans leurs revers.

Pourquoi ont-ils imparfaitement réussi, du moins jusqu’à présent ? Je cherche quelle est, entre les Orientaux et nous, la ligne de démarcation, et je ne la trouve ni dans une religion qui ressemble fort à la nôtre, ni dans une morale presque toujours pure, ni dans un prétendu fatalisme qui serait plutôt une source de confiance et d’audace, ni même dans la polygamie, que nos mœurs occidentales ont si avantageusement remplacée. En un mot, toutes les explications courantes me paraissent pitoyables. Entre l’Europe et l’Asie, je ne vois qu’une seule cause de mésintelligence profonde : c’est notre manière de comprendre le progrès. Encore faut-il définir ce que nous entendons par là.

Selon moi, le progrès résulte de deux forces qui ont passé longtemps pour incompatibles : d’une part l’activité bouillante, impétueuse, et souvent déréglée qui fait l’homme de guerre, le conquérant, l’aventurier ; de l’autre, l’activité méthodique, mais bornée du travailleur.

Entrez dans une fabrique à l’heure du repos. La transmission est interrompue. Voici, dans l’atelier, des roues, des courroies, des engrenages parfaitement immobiles ; et, plus loin, voilà une chaudière d’où les jets de vapeur s’échappent et se dissipent dans l’air. Pour un ignorant, quelle apparence que cette force bruyante, sifflante et folle, pareille à quelque génie malfaisant dompté par un magicien, puisse manœuvrer la scie ou le marteau avec la précision nécessaire ? Cependant, la cloche retentit ; la vapeur se précipite dans les pistons, les poulies grincent, les roues s’engrènent, et tout ce vaste appareil se meut avec la régularité d’une horloge. La force sauvage a été domestiquée, tournée vers les emplois modestes et utiles. Or la vapeur, c’est l’action libre, superbe et débordante. L’engrenage, c’est le travail que, jadis, on nommait servile. Séparez-les : l’une s’évapore, l’autre se rouille. Unissez-les : ils accomplissent ensemble un labeur surhumain. C’est l’image même de notre civilisation ; mais c’est aussi ce que l’Asie n’a jamais su comprendre.

Elle est restée fidèle au type des anciennes sociétés, qui ne confondaient jamais l’homme de travail et l’homme de lutte : l’un accomplissait obscurément les besognes nécessaires, l’autre vivait dans la lumière et dans la liberté, risquait volontiers ses jours, et dédaignait le labeur continu. Comme on comprend ce dédain ! Est-ce que ces deux antagonistes de l’histoire ne se livrent pas, dans notre propre cœur, un éternel combat ? Il y a deux hommes en nous, dont l’un, discipliné par la civilisation, accepte sans murmure sa tâche quotidienne, tandis que l’autre nourrit, dans le secret de notre âme, un rêve d’audace et de liberté. Ils le savent bien, tous ceux qui, jetés hors d’eux-mêmes par une grande crise nationale, ont rapporté des camps l’amer dégoût de la vie sédentaire. Ils le savent encore, ces esprits inquiets qui ne sauraient vivre sans émotion et sans péril, et poussent jusqu’au vice l’instinct des aventures.

Or l’histoire n’est, après tout, qu’une question de psychologie. Les peuples oscillent, comme les âmes, entre ces deux pôles contraires de la volonté : tantôt ils gravitent dans l’orbite étroite de l’activité réglée, tantôt ils se lancent dans la carrière sans limite des conquêtes et des coups de main. Notez que ces deux genres d’action supposent des qualités opposées : l’une comporte de l’audace, une prompte et heureuse décision, une détente subite de tous les nerfs, tandis que l’autre vit d’abnégation, de persévérance et de petits efforts successifs. L’une est l’activité foudroyante qui tranche en un clin d’œil les fils de la destinée ; l’autre, l’activité patiente, qui revient sur ses pas, tâtonne, se corrige, et capitalise l’effort. L’une a le front haut, l’œil clair et perçant, et quelque chose de cet élan sublime qui précipite dans l’arène le gladiateur combattant ; mais l’autre porte sur son visage la forte empreinte de la spécialité, et fait du forgeron un dieu boiteux à la poitrine énorme.

Elle est de tous les temps, cette querelle de Caliban contre Ariel, des membres contre l’estomac, de la plèbe laborieuse contre les patriciens. C’est le thème ordinaire de tous les Gracques passés, présens et futurs. Mais l’honneur de notre âge est d’avoir compris que le progrès n’est possible que par le concours, et, s’il se peut, la fusion complète de ces deux formes de l’activité. C’est pour avoir méconnu cette grande vérité que les peuples d’Asie sont restés stationnaires. Ils ne manquent ni de courage ni d’inspiration : mais le travail, abandonné aux vaincus, enfermé dans un cercle vicieux, perd la faculté d’inventer, parce que l’invention est une bataille perpétuelle qui met enjeu les plus hautes facultés de l’esprit ; et d’autre part le gouvernement languit, parce qu’il n’a point appris l’effort persévérant. Tout dépérit entre ses mains. Un homme de génie peut surgir, concevoir un plan, l’exécuter, surtout avec des instrumens étrangers ; mais aucune tradition ne soutient son œuvre, et l’héritier de son nom n’est pas celui de sa pensée.

Les Turcs n’ont point échappé à cette loi. C’est une erreur de croire qu’ils n’ont rien fait de solide : les historiens du XVIe siècle attestent qu’ils avaient alors les plus belles routes et les meilleures hôtelleries du monde. Au siècle dernier, quand ils se repliaient devant le prince Eugène, lady Montagne admirait encore les travaux d’art et l’entretien de la grande route stratégique de Belgrade à Andrinople. Aujourd’hui même, on ne peut faire un pas sans rencontrer les restes de cette ancienne prospérité : tantôt les larges dalles des chemins interrompus, tantôt d’admirables ponts dont les arches hardies se dressent au milieu d’une campagne trop souvent stérile. Les Soliman, les Kupruli devançaient leur temps. Mais ils n’ont point formé de tradition. Après eux, la route était négligée, le pont tombait en ruines. Quelles ressources d’esprit, chez les hommes d’état de la Turquie ! quel coup d’œil ! quel à-propos ! quelle fine et indulgente philosophie ! quel art pour démêler les intrigues ! quel courage en présence du danger ! Cependant ces dons naturels ont été trop souvent dépensés en pure perte. C’était une bonne et riche semence qui levait presque sans culture, sur un terroir incomparable : il ne s’est point trouvé d’administration bien montée pour emmagasiner et conserver la moisson. Ariel et Caliban n’ont point fait alliance : ils ont perpétué le divorce entre l’esprit qui gouverne et la matière qui obéit.

C’est ce qu’un gouverneur turc exprimait à sa manière par un apologue oriental, rapporté dans le livre de M. Blanqui : l’ami de M. Guizot essayait de lui persuader que tous les hommes sont égaux et qu’il fallait placer sur le même pied tous les sujets du sultan. « Oui, répondit Kiamil-Pacha, les poules et les canards sont des oiseaux ; mais tous les oiseaux ne savent pas nager. La question est de savoir quel est le meilleur gouvernement, celui des canards ou celui des poules : et c’est justement ce qu’en aucun pays les poules et les canards n’ont encore pu décider. » Ce spirituel musulman aurait-il pu comprendre un état social dans lequel un même citoyen peut être à la fois poule et canard ?


II.

Contrairement à l’opinion la plus répandue, c’est dans le passé qu’il faut chercher les heures les plus sombres de l’empire ottoman. Vers 1812, après la paix de Bucharest, il n’était point officiellement mutilé. Mais les brigands infestaient toutes les routes. L’audace des pachas était inouïe. Chacun se taillait une principauté selon ses forces. Du Danube à l’Euphrate, on voyait surgir une foule de roitelets peu soucieux du fantôme qui régnait à Constantinople. L’autorité du Sultan ne s’étendait même pas jusqu’aux murs de la ville.

Alors parut un homme auquel il n’a manqué que l’auréole du succès pour être rangé parmi les plus grands réformateurs. C’est le Sultan Mahmoud. Il faut revoir cette figure énergique dans les récits des voyageurs, non pas au temps de sa jeunesse, lorsque, abandonné par ses troupes et trahi par ses ministres, il promenait un regard mélancolique sur les rebelles qui assiégeaient son palais, mais plus tard, quand il s’est débarrassé des janissaires : alors son visage, brûlé du soleil, ne garde plus les reflets du sérail. Sa poitrine est large. Son bras robuste fait plier l’arc le plus résistant. Ses jambes seules, plus faibles, trahissent des habitudes sédentaires ; il n’a pu se dégager que jusqu’à mi-corps de la langueur orientale, et sa vie tout entière porte la trace de cette métamorphose inachevée.

C’est un monarque asiatique. Dans les malheurs publics, il ne fait pas fondre son argenterie, comme Louis XIV. Il n’a pas le front pâle et l’œil cave d’un Philippe II. il ne rêve point, au fond d’un palais sombre, à son Armada détruite. Il n’est pas poursuivi, dans son oratoire, par des visions mystiques. Sa chapelle, à lui, c’est un kiosque où il se laisse bercer par le murmure d’une fontaine et par le rythme majestueux de la mer. Il se console d’une défaite en assistant à la toilette de ses femmes, disposées tout exprès en espalier, tandis qu’un flot parfumé retombe en perles sur leurs épaules et, de gradin en gradin, vient arroser les pieds du maître.

Mais ce même homme a su réprimer une révolution religieuse détruire l’un par l’autre les pachas rebelles, rétablir partout l’autorité de la Porte, anéantir les janissaires, combattre le brigandage avec une telle énergie qu’on aurait pu, dit un voyageur, trouver son chemin en suivant les carcasses des pendus. Il a pratiqué une large trouée dans le fouillis des institutions féodales qui paralysaient l’empire, et il l’a sauvé d’une entière dissolution, dans le temps même où des malheurs immérités le frappaient coup sur coup : c’étaient la Serbie, la Grèce perdues sans retour ; sa flotte détruite à Navarin, les Russes aux portes de Constantinople ; puis bientôt cette guerre funeste avec l’Egypte qui le forçait d’accepter, contre un musulman, le secours humiliant des chrétiens. Son long règne n’est qu’une suite de disgrâces qui ne font pas fléchir un instant son indomptable fermeté.

Il a fait plus : seul contre tout un peuple, et je dirais contre lui-même, il a vaincu le préjugé musulman et fait tomber les barrières qui le séparaient de l’Europe. On lui oppose Pierre le Grand : mais combien sa tâche était plus difficile ! Le chef de l’Islam peut-il courir le monde et s’instruire à l’école des nations civilisées ? Se fera-t-il charpentier, canonnier, architecte, ingénieur ? Les lois de l’empire et sa religion l’enchaînent à Constantinople. Pourra-t-il, du moins, appeler l’Europe à lui ? Le plus souvent, quand il demande des instructeurs, il n’obtient que des aventuriers, « qui seraient à peine de mauvais écoliers chez eux. » Il faut avoir des créanciers à ses trousses pour se jeter tête baissée dans cette ingrate carrière. Une seule fois, le hasard mit sur son passage un homme extraordinaire, qui s’ignorait lui-même : c’était M. de Moltke. Ce jeune officier danois, qui n’avait point encore été touché de la grâce prussienne, rêvait peut-être, comme Bonaparte, son expédition d’Egypte, non pas en demi-dieu, dans le rayonnement d’une apothéose, mais dans ce rôle subalterne qui semble convenir à cet esprit modeste et réfléchi : type étrange de conquérant qui, bien différent de César, aime mieux être le second à Rome que le premier chez lui ! Il vint donc offrir son épée au Sultan. Dieu sait quels événemens seraient sortis du concours de ces deux volontés, si seulement elles avaient pu se rencontrer. Ni le soldat de fortune n’était inférieur à la tâche, ni le souverain n’était indigne de le comprendre. Mais la différence de langue et l’étiquette mettaient entre eux un abîme. Rien ne montre mieux la terrible solitude qui pèse sur les conseils du Sultan que le récit des deux ou trois audiences données à M. de Moltke. Le monarque est trop lier pour interroger. L’officier correct est trop réservé pour forcer la consigne. On se contente d’échanger des saluts et des rubans. Ces deux hommes se sont manques, comme on passe souvent dans la rue à côté de son bonheur sans le connaître. M. de Moltke eut le titre assez vain de conseiller militaire. Dépourvu d’autorité réelle, il dut assister les bras croisés aux bévues lamentables des généraux turcs, et notre futur vainqueur vit son beau rêve oriental balayé à Nésib par la stratégie enfantine d’un Ibrahim.

Sans appui réel au dedans, le Sultan sera-t-il du moins soutenu par l’Europe, qu’il veut imiter ? Que ce serait mal la connaître ! L’Europe, selon les coups de vent d’une politique changeante, le retient, le pousse, l’écrase ou le défend. Il est le jouet des puissances. Quand il n’est pas le prétexte de leurs discordes, il fait les frais de leur réconciliation. Lorsqu’il n’en peut plus, on n’épargne point au lion blessé le coup de pied final, sous la forme d’un conseil intempestif : « Croyez-moi, lui dit un homme d’État célèbre, ne cherchez point à copier notre civilisation. Soyez vous-même, restez Turc. Conservez vos précieuses institutions, et, en moins de cinq ou six siècles, si vous êtes sage et si rien d’imprévu ne survient, vous verrez comme vous serez à votre aise ! »

Telles sont les circonstances au milieu desquelles Mahmoud trouva le moyen de reconstituer un gouvernement et une armée : le temps lui manqua pour faire une nation de cet amas de peuples. Après sa mort, l’Europe s’en mêla et brouilla tout.


III.

Le zèle de quelques puissances pour la conservation de l’empire ottoman n’est pas très ancien. Seule la France n’a guère varié dans sa politique à l’égard du Divan. Seule, elle a compris de bonne heure à quel point la Turquie était nécessaire à l’équilibre du monde. Ailleurs, la lumière ne s’est faite qu’après la grande crise de 1840. C’est alors qu’on vit éclater, dans l’Europe entière, ces transports d’affection violente et jalouse pour celui qu’on appelait i(l’homme malade. » Larmes peu sincères, il est vrai, affection d’héritiers présomptifs, qui craignent de voir le cher allié passer entre leurs bras sans avoir fait un bon testament en leur faveur. Les Esculapes se livrent, autour du lit de misère, à d’indécentes querelles et crient de toutes leurs forces aux oreilles du malheureux patient : « Surtout, défiez-vous de mon confrère ! » Quelle dérision que cette fameuse convention de Londres, dirigée en réalité contre nous et qui unit, dans une prétendue sollicitude pour l’empire chancelant, les auteurs mêmes de tous ses maux ! car enfin, sans Navarin et sans la campagne de 1829, l’empire n’eût pas été à deux doigts de sa perte. Les voyez-vous, ces puissances, d’abord acharnées contre le Turc, tranchant dans le vif, arrachant les provinces danubiennes, la Serbie, la Grèce, puis, tout à coup, saisies d’une tendresse subite pour ce pauvre mutilé qui gît à terre et pansant de leurs mains les plaies cruelles qu’elles viennent de faire ; bien plus, le gourmandant de sa faiblesse et l’accusant de ne pas savoir marcher quand on vient de lui couper les deux jambes ; le tout parce qu’on craint de voir hériter l’Egypte, cette servante-maîtresse, et que derrière l’Egypte on entrevoit la France !

Les États sont bien heureux : le ridicule ne les atteint pas. La grandeur de la scène, la taille des acteurs, les passions patriotiques ne nous permettent pas de saisir au vol ces contrastes bizarres et ces changemens de physionomie qui nous divertissent dans la vie privée. Mais s’il existe quelque part des êtres assez bien doués pour embrasser les ensembles et assez désœuvrés pour suivre le jeu des affaires humaines, j’imagine que toute cette intrigue dut leur paraître une comédie de haute saveur, dans le goût du Légataire universel.

Du reste, on croyait alors, ou l’on feignait de croire à l’efficacité des remèdes, pourvu qu’ils fussent administrés sans arrière-pensée. L’économiste Blanqui écrit en 1841 : « Je suis persuadé que, si la diplomatie européenne intimait aux Turcs ses vues en termes bienveillans et fermes, elle obtiendrait en faveur des chrétiens d’Orient des améliorations qui se feront longtemps attendre, grâce à la politique de jalousie et de taquinerie qui prévaut à Constantinople. »

Ce n’est pourtant pas une mince entreprise que de mûrir de pareilles réformes au milieu d’alarmes continuelles. On demandait à la Turquie de résumer en vingt ans quatorze ou quinze siècles de notre histoire. Pour arriver au point où nous sommes, par quels détours nos ancêtres ont-ils passé ! que de tâtonnemens ! que d’efforts ! que de luttes et que de sang répandu ! Il a fallu d’abord effacer toute différence confessionnelle entre vainqueurs et vaincus : c’est l’œuvre de Clovis et de Charlemagne ; — puis susciter une classe moyenne : cela commence avec les communes jurées, vers le temps de Louis le Gros ; — puis créer une tradition administrative et des hommes capables de la maintenir : ce fut l’objet constant des efforts de Philippe le Bel, de Charles V, de Charles VII, de Louis XI et de ses successeurs ; — puis affranchir l’État de l’Église : cela prend à peine une dizaine de siècles, en attendant que la lutte recommence pour affranchir l’Église de l’État ; — puis organiser les finances : les premières lueurs de notre science financière ne remontent pas au-delà de Colbert ; — puis fonder le crédit public : il commence à poindre chez nous dans les premières années du XVIIIe siècle ; — que sais-je encore ? Faire disparaître les dernières traces du servage ; mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité ; définir et limiter le pouvoir ; organiser la représentation nationale : c’est l’œuvre de la révolution française, sur laquelle nous ne sommes même pas d’accord.

Tel est le faible aperçu du programme tracé par l’Europe à l’empire ottoman. Si encore on s’était attaché à quelque grosse question, les finances ou l’administration, par exemple : après tout, un état peut vivre sans être pourvu de tous les organes dont nous aimons à parer le type idéal d’un gouvernement. Mais non : dans l’espace d’une trentaine d’années, de 1840 à 1876, on a touché à tout, remué tout et tout essayé : depuis la déclaration des droits de l’homme, qui s’appelle là-bas la charte de Gulhané, jusqu’à la vie parlementaire, dont la convocation des notables à Constantinople a fourni le plus surprenant épisode. L’Europe était pressée : il fallait la satisfaire, coûte que coûte, ou du moins lui fermer la bouche ; organiser des tribunaux sans avoir des juges ; régulariser l’impôt avant de former des financiers, mais en maintenant les exemptions de taxes pour les protégés des puissances ; décréter l’égalité des droits avant d’avoir vaincu les préjugés de race ; recourir aux emprunts avant de connaître ses revenus ; escompter l’avenir sans être sûr du présent. C’est une course à perdre haleine : — « Pour Dieu, messieurs, disait Aali-Pacha, l’un des hommes les plus remarquables de la Turquie contemporaine, pas si vite ! laissez-nous respirer ! Que nous puissions nous reconnaître ! Songez, par pitié, que notre vitesse est limitée par la nécessité de ne pas faire éclater les chaudières ! Notre métamorphose doit être ménagée, graduelle, intérieure, et non point accomplie par coups de foudre ! » — Vaine prière : l’impérieux ami n’écoute pas : l’opération est nécessaire, on la fera quand même, dût le malade en crever.

Je n’entreprendrai pas de décrire ces tentatives : ce serait faire toute l’histoire de l’Europe depuis cinquante ans. Je rappellerai seulement les principales phases et le dénoûment.

Jusqu’à la guerre de Crimée, on y mettait encore des formes. Le public, distrait par d’autres préoccupations, ne s’intéressait guère aux affaires d’Orient. Les cabinets étaient à peu près seuls à tenir le fil des intrigues, et leurs velléités réformatrices étaient contenues par un certain sens politique. Cependant, quelques puissances prenaient dès lors un ton qui ne rendait pas la vie facile aux ministres ottomans. On a gardé le souvenir de l’espèce de dictature que lord Stratford de Redcliffe exerça jusqu’en 1854. Avec l’aide de ses consuls, il avait organisé une espèce de contre-gouvernement qui contrôlait, dans les provinces, la conduite des pachas. Le mot d’ordre était de sauver les Osmanlis malgré eux. Lord Stratford écrivait à ses agens, le 20 novembre 1854 : — « Le gouvernement turc vient de rendre une ordonnance contre les actes de violence malheureusement familiers à des fonctionnaires habitués au vol et au meurtre. Dans l’exécution de ce décret, les autorités musulmanes auront à vaincre les préjugés traditionnels de leur race,.. vous les seconderez de tout votre pouvoir. » — C’est le langage d’un vice-roi des Indes.

Devant cette ingérence minutieuse, la Turquie lutta de finesse pour gagner du temps. Désormais, ses hommes d’état ne se forment ni dans les camps, ni dans l’administration : ce sont tous des diplomates, comme Reschid-Pacha, l’un des négociateurs du traité d’Andrinople, successivement ambassadeur à Paris et à Londres ; comme Aali-Pacha, cet homme si fin « à l’œil profond et doux, aux lèvres minces relevées par un sourire au coin[2] ; » comme Fuad, spirituel, exubérant et cependant plein de ruse, gai, sensuel, acceptant les tâches les plus épineuses avec une bonne humeur et une désinvolture qui en fait l’idole des salons et semant ses bons mots aux quatre coins de l’Europe. Tels sont les hommes, qui, désormais, tiennent le devant de la scène : ils la connaissent bien, notre Europe : — « Vous nous croyez fragiles, disait Fuad. Erreur ! Notre solidité n’est pas factice, puisqu’elle repose sur vos divisions. »

La dernière péripétie de l’intervention européenne s’est passée sous nos yeux. Ce n’est pas la moins funeste, si l’on considère les intérêts de l’empire ottoman. Elle a produit la guerre de 1877 et le traité de Berlin. D’un incendie partiel, que la Porte, livrée à elle-même, eût facilement éteint, elle a fait une conflagration générale. Pendant les longues et confuses négociations qui ont précédé ou suivi la guerre, l’effacement de la France a été vivement ressenti par les Turcs. Avec elle disparaissait la seule ombre de désintéressement qui eût plané sur les conseils de l’Europe. On s’aperçut alors que, si nous étions des amis parfois exigeans, du moins nous étions capables de cette générosité intelligente qui préfère, aux profits immédiats, le salut d’un allié.

Ce qui caractérise, en effet, cette période, c’est une recrudescence d’égoïsme international. Des grandes mesures qui devaient régénérer la Turquie, l’Angleterre ne parle plus que pour la forme. Il semble que ce malheureux parlement, convoqué par l’honnête et chimérique Midhat-Pacha, les ait définitivement enterrées. Mais on plaide volontiers la cause de tel ou tel peuple, des Arméniens, des Bulgares, des Monténégrins, des chrétiens de Bosnie. Les conseils des puissances sont alors donnés en termes si précis, qu’en vérité il ne leur reste plus qu’à prendre en main le gouvernail.

J’oublie pour un instant la sympathie que m’inspirent les petites nations chrétiennes. Je me rappelle que, pendant plus de cinquante ans, l’Angleterre, la France, l’Autriche, et, à leur suite, l’opinion générale de l’Europe, ont considéré comme un dogme essentiel la conservation de l’empire ottoman. Je récapitule les efforts qui ont été dirigés dans ce sens, les déclarations retentissantes des hommes d’État, le sang versé, les congrès, les innombrables conférences. Je me remémore enfin cette action décousue, contradictoire, sans cesse traversée par des vues particulières ; ces prétendus Amphictyons incapables de s’entendre et forcés de s’incliner devant le sort des armes ; et je n’hésite pas à dire : le traité de Berlin n’a fait qu’enregistrer la faillite de l’intervention européenne en Orient. Découper au hasard des tronçons de peuples, accumuler les matériaux inflammables autour des cratères mal éteints, éveiller toutes les ambitions pour n’en satisfaire aucune ; puis, plus tard, exécuter seulement les clauses défavorables à la Turquie, laisser de côté les autres, ce n’est point faire œuvre de législateurs ni de politiques : c’est simplement constater l’impuissance de l’Europe.

Cette impuissance était dans la nature des choses ; et c’est ce qui doit nous consoler, nous autres Français, de n’avoir pas joué un rôle plus actif dans des événemens dont il eût été difficile de changer le cours. S’il est une vérité démontrée, c’est que les réformes sérieuses ne s’imposent pas du dehors et que l’intervention étrangère n’a fait qu’aggraver l’état, déjà si pénible, de la Turquie. Ni les notes en seize points, ni les prédicateurs laïques, ni même l’argument suprême, le canon, ne sauraient modifier les âmes. On n’apprend point aux hommes à marcher en leur donnant des béquilles : ils doivent se mouvoir eux-mêmes, au risque de tomber par terre et de se relever.

Il semble qu’on le comprenne aujourd’hui. Depuis douze ans, l’Europe se tient sur la réserve. Si elle n’empêche pas le désordre, du moins ne vient-elle pas l’augmenter par son esprit brouillon. Les Ottomans ont beaucoup souffert des arrangemens de 1878 : ils y gagnent cependant ce point qu’on les laisse tranquilles et qu’on ne cherche plus à les sauver malgré eux. Sans doute, il leur reste beaucoup à faire pour modifier leurs mœurs administratives. Ils sont dans la position d’un malade auquel on a fait avaler tant de potions amères et inutiles qu’il ne veut plus rien prendre. Les charlatans l’ont dégoûté des remèdes : cela ne prouve nullement que, livré à lui-même, il ne se ravise.

Bien présomptueux qui s’attribue, en pareil cas, le don de prophétie. Tant qu’un gouvernement est debout, personne ne peut lui refuser cette liberté du choix dont chaque homme use pour son compte et qui lui permet de trouver en lui-même ses chances suprêmes de salut. Les Osmanlis n’auront besoin, pour cela, ni de congrès, ni d’assemblées de notables. Mahmoud a mis dans les mains de ses successeurs un levier dont ils se serviront dès qu’on leur laissera un peu de répit. Il est incontestable qu’à l’heure actuelle le Sultan est mieux obéi d’un bout à l’autre de l’empire qu’il ne l’a jamais été. Toutes les résistances provinciales sont tombées. Les cadres administratifs ont été refondus sur un type uniforme. Il n’y a plus de prétoriens. Aucune secte audacieuse ne barre le chemin de La Mecque. Le corps des Ulémas ne forme plus un état dans l’état, et s’il s’avisait de critiquer quelques mesures bienfaisantes, ses protestations attardées ne trouveraient point d’écho. Enfin, les affaires extérieures de l’empire n’ont jamais été conduites d’une main plus sûre et plus prudente : l’hôte de Yildiz Kiosk veut être son propre ministre. Du fond de sa retraite, il voit tout, il sait tout. Le Sultan travaille comme le dernier de ses sujets : grande innovation dont il est impossible de calculer la portée. Former des fonctionnaires, restituer les biens vacoufs à leur véritable destination, réparer les routes, faire rentrer les impôts, enrôler les chrétiens pour épargner le sang musulman, c’est peut-être une entreprise difficile : ce n’est pas plus impossible qu’il ne le tut jadis de vaincre les pachas rebelles et de restaurer l’armée.


IV.

Puisque le Bosphore n’est point une frontière, nous sommes bien forcés de dépasser l’horizon limité des Balkans et de jeter un coup d’œil sur le vieux monde. Mesurons donc le chemin parcouru depuis le moyen âge.

L’Europe reprend et dépasse toutes les positions abandonnées jadis. Elle fait presque le tour de la Méditerranée. Elle s’est frayée de nouvelles routes vers l’extrême Orient. Elle absorbe tout le nord et presque tout le midi de l’ancien continent. Les situations sont renversées : l’Asie, qui débordait sur nous au XVe siècle, se trouve aujourd’hui débordée de tous les côtés. Que nous réserve l’avenir ? L’Europe doit-elle reconquérir définitivement son antique berceau ? La réponse diffère suivant que l’on entend le mot de conquête au sens philosophique ou bien au sens positif et matériel. Je causerai d’abord avec le philosophe.

Dans l’œuvre de l’Europe, nous faisons aisément deux parts : celle de la politique et celle de la civilisation. Nous disons couramment qu’au siècle dernier, la politique de la France fut détestable, mais que, dans le domaine des lettres, des arts et des sciences, elle ne cessa pas d’occuper le premier rang. On nous enseigne avec raison que tous les grands peuples ont deux histoires, l’une générale, affranchie de l’espace et du temps, et dont l’œuvre profite à l’humanité tout entière ; l’autre, accidentelle, bornée, dans laquelle ils ne travaillent que pour eux-mêmes ; — que la Grande-Bretagne fort réaliste des Cromwell et des Pitt ne ressemble guère à l’Angleterre idéale des Shakspeare et des Newton. Ainsi, l’Europe, au cours de son existence agitée, a formé, sur ses économies, un trésor intellectuel inestimable, où tous les habitans du globe peuvent puiser à pleines mains ; mais en même temps, elle a doté ses peuples d’institutions très particulières et difficiles à transplanter. Il est clair que ces produits si différens ne sont pas également faits pour l’exportation.

Considérez par exemple ce pompeux édifice de l’État moderne qui projette son ombre sur nos têtes. Pour élever ce monument composite, l’Europe a emprunté partout ses matériaux : à la cité grecque, à l’administration romaine, au château féodal, à la monarchie de droit divin. Tous ces emprunts se fondent aujourd’hui dans un majestueux ensemble. Vous apercevez bien les étages, les colonnes, les murs d’enceinte et de refend : mais il faut un œil d’antiquaire pour discerner, dans les larges assises, l’apport successif des générations. Si j’avais à caractériser l’État moderne, je dirais qu’il est tout entier dans la notion de frontière. Il a ses limites dans l’espace : nous ne saunons le concevoir sans une forte base territoriale ; la patrie, pour nous, prend corps dans un coin de terre, et nous nous ferions tuer pour le déplacement d’une borne. Il multiplie les frontières dans le domaine moral : on a fait des guerres et des révolutions pour définir le droit des citoyens, pour restreindre ceux de la puissance publique, pour séparer le temporel du spirituel ; et de même qu’il y a des traités de paix qui bornent les territoires, il existe des concordats pour délimiter les pouvoirs civil et religieux. Ainsi comprise, la patrie est à la fois un noble château-fort, décoré de glorieux trophées, que nous défendons de notre mieux contre l’ennemi du dehors, et une bonne maison commode, saine, habitable, dont nous respectons les murailles tout en modifiant les aménagemens intérieurs. En tout cas, c’est un établissement solide, profondément enfoncé dans le sol, et qu’on ne saurait déplacer sans le détruire : ce n’est point un temple qui se relève de lui-même partout où la bouche humaine célèbre la gloire de Dieu.

Or l’Islam répugne à cette conception de l’État : il ne veut ni définir les droits, ni localiser la patrie. Il confond volontiers le tien et le mien, le civil et le religieux, et n’admet point de limites au pouvoir de ses chefs. La plupart des États musulmans n’ont eu que des frontières flottantes. Le nom même d’État ne leur convient pas : ce sont des empires, au sens asiatique du mot, c’est-à-dire de vagues dominations dont on n’aurait jamais bien connu les limites si les peuples chrétiens n’étaient survenus pour les fixer. Livrés à eux-mêmes, les musulmans étendent leur puissance aussi loin que leur cheval peut les porter. Dans leurs querelles intestines, ils se sont disputé le khalifat, qui conférait le pouvoir suprême ; ils ont eu des schismes religieux : rarement les a-t-on vus s’attarder dans les procès de mur mitoyen.

On peut donc dire qu’un musulman n’a point de patrie, au moins selon la formule européenne. Sa patrie, c’est l’Islam, de même que son code est le Coran. Il nous est permis de préférer la nôtre ; mais vous ne pouvez nier que sa conception ne soit tout aussi belle et beaucoup moins étroite. Ce n’est point le propre d’une âme vulgaire que de se réfugier dans une cité idéale dont on peut dire, comme de l’univers, qu’elle a son centre partout, sa circonférence nulle part ; et ce n’est pas le fait d’un petit esprit, que de représenter la patrie par un symbole, indépendant des changemens de frontières et supérieur à la durée des établissemens périssables. Voilà cet asile inviolable, d’où le musulman, même vaincu, méprise encore son vainqueur. Que lui importent quelques tas de poussière, quelques villages de plus ou de moins ? Ce nomade prend son point d’appui plus haut que votre éternité d’un jour. Il se sent chez lui partout où les cieux déploient sur sa tête leur immense tabernacle. De là, son incomparable résignation. Nul peuple n’a mieux supporté la défaite. Enlevez-lui son champ, sa maison, son troupeau : vous n’atteignez pas son âme. Il s’inclinera devant votre force passagère, et prendra son bâton pour aller à La Mecque. Vous pourrez englober sa tribu dans vos frontières, mais vous ne romprez pas ses liens avec la franc-maçonnerie musulmane qui étend son réseau sur l’Afrique et sur l’Asie.

Cet idéal convient encore, mieux que le nôtre, aux trois quarts de l’humanité, qui ne considère pas comme le bonheur parfait de vivre parqué dans nos boîtes à compartimens. N’avons-nous pas sous les yeux, dans l’histoire du peuple juif, un exemple mémorable de cette espèce de patrie errante qui porte ses dieux lares avec elle ? N’est-ce point le signe de races plus flexibles, et même plus idéalistes, au moins dans le domaine politique ? De même aujourd’hui, beaucoup de peuples, pour des raisons diverses, envisagent avec plus de terreur que de sympathie la grosse et pesante machine de l’état moderne, avec son budget, ses impôts, son administration tracassière, et ils inclinent de préférence vers une civilisation plus simple, qui repousse les distinctions subtiles. L’Islam fait ainsi des conquêtes aux deux extrémités de la civilisation : d’une part, il jette ses filets dans les antiques réservoirs d’hommes, tels que la Chine et les Indes, où la patrie n’a jamais eu de contours très précis ; c’est alors, pour quelques peuplades remuantes, un dérivatif contre l’esprit de caste ou le mandarinat, tandis que nos fonctionnaires leur paraissent des mandarins sans queue ; — D’autre part, il groupe les tribus mobiles pour lesquelles notre vie réglée, laborieuse et sédentaire ressemble fort à l’esclavage : l’Islam les embrasse sans les étouffer en leur ouvrant les portes d’une cité qui n’a point de murailles.

Sachons dépouiller l’Européen. Toutes les âmes ne sont pas coulées dans le même moule. Cela paraît dur aux disciples de Rousseau, mais il faut en prendre son parti. L’état moderne atteint peut-être le point culminant de sa carrière. Il est, pour nous, l’instrument nécessaire du progrès. Mais rien ne prouve que les hommes n’inventeront pas plus tard une forme de société plus souple et mieux appropriée au génie des autres continens. Déjà l’esprit de nos hommes politiques s’élargit. On rencontre moins souvent, parmi eux, de ces fervens apôtres qui établiraient demain le suffrage universel sur les bords du Nil ou de l’Euphrate. La plupart commencent à comprendre ces situations mal définies qu’on appelle des influences ou des protectorats ; ils démêlent ces nuances dans la domination qui forment, depuis les Romains, le régime normal du vieux monde. Ils admettent qu’il faut conduire ces peuples par des ressorts à peine visibles et les tenir suspendus aux liens légers, mais tenaces, des croyances et des mœurs. On se ferait écouter dans une chambre française si l’on venait soutenir qu’il faut respecter l’Islam au lieu de le combattre : l’avenir est peut-être à la puissance d’Europe qui saura le mieux tirer parti de cette formidable association dont les membres, répandus sur le globe, se prosternent trois fois par jour, en tournant des mains suppliantes vers La Mecque.

En résumé, voici ce qu’on peut augurer du mélange des deux mondes : nos ingénieurs et nos savans feront certainement la conquête de l’Asie. Cela est aussi évident qu’un théorème de géométrie. Les chemins de fer ont une force de persuasion qui manque parfois aux diplomates. Il faut, comme disent les bonnes gens, que l’ouvrage se fasse. On ne peut pas vivre éternellement avec des sentiers de dromadaires et des ports ensablés. Les peuples asiatiques feront bien de se hâter, s’ils veulent recueillir eux-mêmes les bénéfices de l’opération ; autrement ils verront fondre sur eux, non pas les hordes de Gengis-Khan, mais des nuées de ces ouvriers d’Europe, laborieux et patiens, qui entrent à petit bruit, portant sur leur dos, pour toute fortune, une pelle, une pioche, et une paire de bottes ; puis derrière ceux-là, d’autres hommes qui n’ont pas les mains calleuses : des personnages onctueux, habiles à manier les chiffres, les poches pleines d’argumens irrésistibles, et toujours prêts à obliger leur prochain pour de l’argent, jusqu’à l’heure où ils disent : la maison m’appartient, c’est à vous d’en sortir. — Donc, ces peuples, s’ils veulent rester libres, devront résolument se mettre en marche et nous emprunter nos outils. Quant à nos conceptions politiques ou même religieuses, elles ne sont pas faites à leur taille. Nous échouerons infailliblement, si nous ne respectons pas la diversité des croyances et des institutions, car elle a ses racines bien avant dans le cœur des peuples, et quoi qu’en disent les pédans, elle n’est point du tout incompatible avec un bon système de chemins vicinaux.

Ayant ainsi réglé mes comptes avec le philosophe, je serai plus à mon aise pour causer avec le politique. Je lui ferai avouer d’abord que son art est tout contingent ; qu’il ne peut prévoir, à vingt ans de distance, de quel côté seront ses sympathies ; que ses combinaisons, aussi variables que des sables mouvans, tournent autour d’un seul point fixe, à savoir l’intérêt de son pays. Sans doute, il reconnaîtra que les grandes révolutions des peuples dépassent presque toujours sa prévoyance, et que tout son talent consiste à peser chaque jour les forces en présence, pour les employer, s’il se peut, au service de la cause qu’il sert. Un tel homme, s’il est sage, se lance difficilement dans le champ des conjectures. — L’empire ottoman vivra-t-il ? — Peut-être. — Mais la Russie n’est-elle pas poussée par un courant invincible vers le Bosphore ? — Il se peut. — Alors vous croyez que l’Angleterre ne serait plus de force à lui barrer le chemin ? — C’est selon. — Que diriez-vous d’un partage de l’Asie-Mineure ? — Cela peut arriver. — Vous n’en obtiendrez pas davantage. Tout est bon pour lui, hormis ce qui traverse ses desseins particuliers.

Cependant ce jeu de la politique a ses lois, comme les autres. On ne peut pas prédire à coup sûr l’issue d’une partie d’échecs, mais on connaît la marche des pièces. Les joueurs expérimentés savent, par exemple, où mènent certains débuts de parties. Peut-être vous diront-ils que celle qui se joue en Orient a été le plus souvent mal engagée ; que la péninsule est un mauvais chemin pour aller à Constantinople ; que c’est un véritable guêpier, une chambre sonore, où le moindre bruit met en éveil les mille grelots du télégraphe. Quelques-uns soutiendront même que la partie décisive s’engagera plutôt en Asie, par l’Arménie et Trébizonde.

Une autre vérité que l’expérience a démontrée surabondamment, c’est que le bassin de la mer Egée forme un système indivisible, et que la rive asiatique suivra toujours le sort de la rive européenne. La puissance appelée à régner sur le Bosphore devra donc combiner les deux civilisations : si elle est musulmane, elle adoptera l’outillage européen ; si elle est chrétienne, elle s’inspirera, dans le maniement des peuples, d’une bonne dose de philosophie musulmane. C’est, à mon avis, la plus grande chance de durée de l’empire ottoman. Car enfin, il est encore en possession des deux rives du Bosphore, et qui peut nier qu’il ne soit plus apte que tout autre à diriger les destinées de l’Islam ? Il satisfait donc à deux des conditions requises. Ses amis voudraient bien qu’il remplit la troisième, en prenant à l’Europe ses moyens d’action.

Quant à nous autres, Français, nous ne saurions demeurer, en Orient, les spectateurs impassibles de la chute ou de l’élévation des empires. La France possède, du côté du soleil levant, des traditions, des droits, une clientèle étendue. La première elle a pris les Turcs par la main, pour les introduire dans le concert des peuples. Par conséquent, rien de ce qui se passe aux Dardanelles ne saurait lui être étranger. Mais un conseil que le vrai politique ne manquerait pas de lui donner, c’est d’aborder les affaires d’Orient sans aucun système préconçu, de ne jamais abandonner sans compensation une position acquise, et, tout en restant fidèle à ses vieilles sympathies, d’éviter les manifestations intempestives. Rien de plus funeste, en politique, que la haine aveugle ou l’engouement irréfléchi. Que ne peut-on se faire entendre au milieu des bruits discordans de la presse, et parler à son pays, comme on ferait en présence d’un prince éclairé, sur le ton d’une ferme et respectueuse liberté ! Voici, ce me semble, en quels termes je rédigerais ma harangue :


Humble supplique au peuple souverain.

« Sire, vous êtes aujourd’hui le seul maître. Vous êtes assis sur le trône de Louis XIV dans la personne de votre Président, et vous dirigez ses conseils par l’entremise de vos ministres. Vous avez même vos flatteurs, qui vous répètent tous les jours que vous êtes infaillible. Sire, daignez imiter la réserve de vos illustres prédécesseurs, qui, même au sein des plaisirs ou gâtés par le succès, savaient cependant suivre en silence les affaires du dehors et garder le secret de l’État. Rappelez-vous que le plus effacé de ces monarques pouvait, à l’occasion, faire bonne mine à ses ennemis, et ne publiait point à son de trompe ses velléités d’alliance. Lorsque ces rois perdaient des provinces, ils faisaient de leur mieux pour les regagner ; mais on ne les voyait pas déposer des couronnes devant les statues des villes qu’on leur avait prises. Ils n’allaient pas davantage se jeter à la tête des princes étrangers dont ils désiraient le concours. Ils avaient l’art de se faire offrir ce qu’ils ne voulaient pas demander. Ils témoignaient de la confiance à leurs ambassadeurs, et ne déchaînaient pas contre eux le Mercure ou la Gazette. Il leur arrivait bien de supporter trop longtemps un ministre incapable, mais cela valait encore mieux que d’en changer tous les six mois. Ils prêtaient une attention particulière aux affaires d’Orient, et, jusqu’à la révolution française, les conduisirent avec tant de suite et de sagesse, que les revers de nos armes sur le continent se faisaient à peine sentir dans la Méditerranée. Voudriez-vous donc justifier les attaques de ceux qui disent que toute diplomatie est inconciliable avec la démocratie ? Faut-il décourager tant de bons et fidèles serviteurs qui veulent travailler sans tapage à votre gloire ? Laisserez-vous la politique se faire, les alliances se nouer et se dénouer dans la rue, dans les gazettes, à l’hippodrome ou sur la place de la Concorde, partout ailleurs que dans votre chancellerie ? Je sais bien, Sire, que vous vous nommez légion, et que vous n’êtes pas responsable des écarts individuels. Cependant le patriotisme fait des merveilles : il confond tous les partis dans le même élan ; il inspire au pays les plus lourds sacrifices ; il arrache des votes unanimes à des chambres divisées. Pourquoi cette unanimité touchante ne se montrerait-elle pas toutes les lois qu’il s’agit, non-seulement de couvrir la frontière, mais de sauvegarder l’avenir et la dignité de la nation ? Les Anglais ne nous ont-ils pas donné cent fois l’exemple de cette consigne acceptée par tout un peuple, fût-ce la consigne du silence, lorsque leur gouvernement le juge nécessaire ? De même, chez vous, le mot d’ordre doit être imposé par l’ascendant irrésistible de l’opinion. — Alors, Sire, on vous fera en Orient de bonne politique qui ne sera point tantôt anglaise, tantôt russe et tantôt tout ce qu’on voudra, mais simplement française ; et cela suffit à notre ambition. »


  1. Voyez la Revue du 1er  novembre.
  2. Challemel-Lacour, Revue des Deux Mondes, 15 février 1868.