Du Dandysme et de George Brummell/Dédicace

Alphonse Lemerre (p. i-iv).


À
M. CÉSAR DALY
DIRECTEUR
De la Revue de l’Architecture


Mon cher Daly,


I
l y a dix-sept ans que je vous écrivais :

« Pendant que vous voyagez, mon cher Daly, et que le souvenir de vos amis ne sait où vous prendre, voici quelque chose (je n’ose pas dire un livre) qui vous attendra à votre seuil. C’est la statuette d’un homme qui ne mérite guère que d’être représenté en statuette : curiosité de mœurs et d’histoire, bonne à mettre sur l’étagère de votre cabinet de travail.

« Brummell n’appartient pas à l’histoire politique de l’Angleterre. Il y a touché par ses liaisons ; mais il n’y entre pas. Sa place est dans une histoire plus haute, plus générale et plus difficile à écrire, — l’histoire des mœurs anglaises, ― car l’histoire politique ne contient pas toutes les tendances sociales, et toutes doivent être étudiées. Brummell a été l’expression d’une de ces tendances ; autrement son action serait inexplicable. La décrire, la creuser, montrer que cette influence n’était pas seulement à fleur de terre, pourrait être le sujet d’un livre que Beyle (Stendhal) a oublié d’écrire et qui eût tenté Montesquieu.

« Malheureusement je ne suis ni Montesquieu ni Beyle, ni aigle ni lynx ; mais j’ai tâché pourtant de voir clair dans ce que beaucoup de gens, sans doute, n’eussent pas daigné expliquer. Ce que j’ai vu, je vous l’offre, mon cher Daly. Vous qui sentez la grâce comme une femme et comme un artiste, et qui, comme un penseur, vous rendez compte de son empire, j’aime à vous dédier cette étude sur un homme qui tira sa célébrité de son élégance. Je l’aurais faite sur un homme qui eût tiré la sienne de la force de sa raison, que, grâce à la richesse de vos facultés, j’aurais eu bon air de vous la dédier encore.

« Acceptez donc ceci comme une marque d’amitié et un souvenir des jours plus heureux que les jours actuels, où je vous voyais davantage.

« Votre dévoué,
« J.-A. Barbey d’Aurevilly.
« Passy, villa Beauséjour,
19 septembre 1844. »

Eh bien ! mon ami, cette dédicace, d’il y a dix-sept ans, je n’en changerai pas un seul mot aujourd’hui, et c’est la première fois que dix-sept ans n’auront rien changé à quelque chose !

Qu’elle reste tout entière ici, comme l’amitié dont elle fut l’expression et qui est restée immuable en nous, sans vide et sans nuage ! Je n’ai pas toujours été aussi heureux qu’avec vous, colonne debout dans mes ruines ! Dix-sept ans ! Vous savez comme ce misérable Tacite, toujours insupportable parce qu’il est vrai toujours, appelle ce long espace de jours, dont il eût peut-être valu mieux me taire, si, dans la tristesse d’avoir vécu, je n’avais pas du moins cette joie, mon cher Daly, de pouvoir dire que je suis identiquement pour vous ce que j’étais il y a déjà tant d’années, et, puisque tout est fatuité en ce livre, de m’y vanter de mes sentiments immortels !

J.-A. Barbey d’Aurevilly.

Paris, 29 septembre 1861.