Revue des Deux Mondes2e période, tome 19 (p. 958-980).
DU
CRÉDIT MUTUEL

I. De l’Organisation du Crédit industriel, commercial, agricole et foncier en Belgique, Bruxelles 1857. — II. Statuts de l’Union du Crédit, Bruxelles. — III. Exposé des Banques d’avances ou Banques du peuple, par J.-E. Horn.



Le mouvement industriel qui caractérise notre époque prend depuis quelques années des proportions telles qu’on ne saurait trop en étudier l’esprit. Il n’y a pas un siècle que les premiers travaux des économistes anglais et français ont démontré l’influence de la distribution des richesses sur le bonheur des peuples, et depuis lors le problème de la satisfaction des intérêts matériels s’est tellement imposé à l’attention publique, au préjudice même des besoins d’un ordre plus élevé, que la discussion, y découvrirait sans peine la cause des événemens contemporains les plus graves. Le jour où l’importance de cette question se révéla avec une évidence irrésistible fut assurément celui qui vit éclater la révolution de 1848. Qui ne se souvient du singulier spectacle que présenta cette lamentable catastrophe de février? La guerre civile, née des querelles politiques les moins sérieuses, finissait à peine, que déjà les questions économiques étaient posées. Les traces de la lutte disparaissaient de nos murs sous toute sorte de programmes industriels et de recettes scientifiques; le progrès matériel était annoncé à tous, et au milieu du choc d’idées, de prétentions, de promesses contraires, l’opinion publique ne se souvenait plus ni des vaincus de la veille ni des prétextes du combat. La France entière, Paris surtout, devinrent une sorte d’arène philosophique, un champ clos de controverses qu’il est surtout permis de rappeler dans un recueil où les principes sociaux ont trouvé de si glorieux défenseurs. Sans remonter plus haut dans l’histoire de nos crises sociales, il faut donc prendre l’année 1848 comme un point de départ auquel on doit fatalement revenir dès que l’on touche à un des problèmes économiques de notre temps.

De quelque mélange qu’il ait été troublé, le progrès industriel déterminé par la révolution de 1848 ne peut être méconnu, et l’on ne saurait nier davantage le rôle prépondérant que notre pays a joué dans cette croisade pacifique. Toutefois, en se plaisant à le reconnaître, il n’est pas moins utile de remonter à l’origine, de rappeler les espérances ou les prétentions du début, et de rechercher à la fois chez nous et autour de nous les faits qui se sont ensuite produits. L’industrie s’attribue de nos jours une mission civilisatrice; elle a ses principes et sa philosophie, elle subordonne à ses propres intérêts la solution de toutes les questions publiques : on doit donc lui demander compte de l’esprit qui l’anime et de l’influence prépondérante qu’elle a conquise. Si tout parallèle n’était ici chose hasardeuse, on pourrait dire que la révolution de 1848 a voulu poser des principes économiques, comme on a dit que la révolution de 1789 avait proclamé des principes libéraux, et opposer les conséquences des premiers aux conséquences qui ne se sont pas encore définitivement dégagées des seconds. Sans soulever pourtant un débat que l’avenir est appelé à juger, il reste utile, non de comparer les progrès industriels faits depuis 1848 avec les progrès antérieurs, mais de revenir sur les idées émises à cette époque pour constater celles qui ont survécu, la forme sous laquelle elles se sont produites, la ressemblance qu’elles ont conservée, les travestissemens qu’elles ont subis. Une étude de même nature a été tentée au sujet d’un de nos grands établissemens publics, le crédit foncier de France[1]. On voudrait aujourd’hui, en rappelant une des questions les plus débattues il y a dix ans, celle de l’organisation du crédit en général, reconnaître les pas que cette question a faits, et, à côté des solutions qui lui ont été données parmi nous et des institutions dont elle a provoqué la création, recommander quelques établissemens fondés dans un pays voisin comme dignes, à ce qu’il semble, de la plus sérieuse attention. En dehors des rapprochemens inattendus, des discussions fécondes qu’elle peut provoquer, une pareille investigation a bien une autre opportunité, et constitue pour tous presque une obligation de chaque jour. Les événemens de 1848, qu’on vient de rappeler, bien qu’éloignés de nous par un long intervalle d’années et de crises politiques, ne cessent de se présenter comme un avertissement et une menace. Oserait-on affirmer que, malgré le calme de la surface, l’heure présente soit sans périls, que les utopies vaincues aient désarmé? La prudence commande encore aujourd’hui, comme la philanthropie l’exige toujours, l’examen des principes qui seuls peuvent assurer les améliorations sociales.


I.

De toutes les questions posées dès le 25 février 1848, la plus importante, celle qui, à vrai dire, les résuma toutes fut celle du crédit, et il suffira de quelques mots pour rappeler comment elle se formula : — Le travail est le devoir et l’honneur de l’individu. — Toute jouissance vient du travail. — Les instrumens du travail, c’est-à-dire le capital, doivent être distribués à chacun. — Le grand distributeur, le multiplicateur du capital, c’est le crédit.

Organiser le crédit, le mettre à la disposition du plus grand nombre, faciliter la circulation du capital, l’accroître et par là développer le travail et augmenter la somme de bonheur pour chacun, voilà l’idée intime, la pensée finale et civilisatrice dégagée de l’agitation des esprits avant, pendant et depuis l’époque dont il s’agit. En février 1848, beaucoup d’autres formules étaient proposées, et demandaient une application immédiate : qu’on nous permette d’en rappeler trois qui eurent alors un grand retentissement.

M. Louis Blanc, dans son livre sur le droit au travail, réclamait la suppression de la concurrence, l’égalité absolue des salaires, l’abolition de tout profit pour le capital au-delà de l’intérêt légal. Entre le patron et les ouvriers, il devait y avoir association, participation de bénéfices, et comme l’intérêt des ouvriers était de premier ordre, c’était à eux-mêmes qu’il appartenait de désigner par l’élection les chefs de travaux. — M. Vidal, en traitant de la distribution des richesses, signalait le paupérisme comme un fléau d’origine moderne, conséquence forcée du régime appelé la liberté du travail. L’erreur fondamentale de l’industrialisme actuel se trouvait dans la détermination de la valeur des choses. En admettant deux valeurs, la valeur d’usage et la valeur d’échange, on avait méconnu la vraie valeur sociale, qui est uniquement celle qui représente la quantité des choses nécessaires à la satisfaction des besoins sociaux. La valeur vénale avait dénaturé la valeur sociale, elle avait créé l’exploitation de l’homme par le servage et le salariat. Il fallait donc supprimer la valeur d’échange et trouver un étalon unique des valeurs. — Enfin M. Proudhon (Du Droit au travail et du Droit de propriété) s’élevait contre les différences qu’on reconnaît entre le produit net et le produit brut. Il n’y a pas là de différence, puisque les produits doivent s’échanger contre des produits. Si la valeur créée est le produit brut, si le produit net s’obtient après la déduction des frais de production, comment s’opérera l’échange ? Dans l’échange tel qu’il se pratique aujourd’hui, le prix de vente est de beaucoup supérieur au prix de revient, et c’est cependant le prix de revient qui acquitte le prix de vente. En effet, le consommateur, l’ouvrier n’a pour solder le prix des objets qui lui sont nécessaires que la ressource des produits qu’il crée; le prix net de ces produits, défalcation faite des frais, c’est-à-dire des intérêts payés au capital, est de beaucoup inférieur au prix vénal des objets dont le travailleur a besoin. Il paie donc 5 ce dont il n’a reçu que 4, et les traitans s’enrichissent aux dépens de l’ouvrier qui ne peut racheter son propre produit. De là la nécessité d’un nouveau mode d’échange et d’une nouvelle constitution de la propriété, sous peine de voir à court délai se reproduire la fable de l’antique Saturne et les générations présentes dévorer la substance des générations futures.

Ces doctrines, dont la réfutation a été faite avec une autorité que les lecteurs de la Revue ont appréciée[2], concluaient par l’établissement d’une dictature toute-puissante au profit de ce qu’on appelait les travailleurs contre les capitalistes, et par l’application de la société sur un autre lit de Procuste à l’effet de la redresser et de la mutiler au besoin. Il serait téméraire de prétendre que ces systèmes ont disparu avec ceux qui les soutenaient, et que l’école radicale a renoncé pour toujours à faire sur notre pays l’expérience de ses rêves, experimentum in anima vili. Il faut se borner à reconnaître que l’attention publique n’est plus sollicitée par les prétentions de novateurs dont l’audace cruelle ou puérile ne reculait point devant un ébranlement universel. Il est même permis d’espérer que le temps a fait son œuvre d’apaisement. Pour beaucoup d’adeptes de ces idées générales conçues a priori, le moment de la réflexion est venu sans doute, et Dieu veuille que dans les longues heures d’un silence volontaire ou forcé le frisson de l’épouvante ait glacé leur âme à la pensée de ce monde prêt à s’embraser sous l’étincelle qu’ils allumaient presque en se jouant.

Dès la fin de 1848 et depuis lors, la discussion des questions économiques s’est renfermée dans des limites plus précises; on peut dire que la science est rentrée dans son lit. Le capital n’est plus l’ennemi du travail, il est le libérateur, l’émancipateur du prolétariat moderne, comme il le fut de l’esclavage ancien : sans lui, point de progrès populaire aussi bien pour l’ouvrier de nos jours que pour l’esclave qu’Aristote déclarait inutile, si la navette et le ciseau pouvaient marcher seuls. Aujourd’hui la navette et le ciseau marchent seuls. Tandis que Pénélope employait douze femmes à moudre jour et nuit le grain nécessaire à nourrir sa maison, un seul moulin moud en un jour la ration de cent mille soldats. Toutes les merveilles de notre industrie, les découvertes de la science sont dues à l’accroissement du capital, et constituent elles-mêmes le capital le plus précieux. L’augmenter sans cesse, le faire circuler dans toutes les veines du corps social, le porter du cœur aux extrémités, tel est le seul problème qui semble, depuis le moment de fièvre qu’on vient de rappeler, soumis aux discussions de la théorie et aux expériences de la pratique. La théorie a deux solutions : l’une représente le crédit comme chose gouvernable, matière à réglementation; l’autre revendique pour le crédit la liberté absolue. La première veut un intérêt légal, la seconde suit la règle de l’offre et de la demande. Aussi réclame-t-on deux ordres d’établissemens contraires : à l’un appartiennent les banques dirigées par l’état, fortes de monopole, de privilèges, de droits régaliens; à l’autre, des institutions particulières pouvant lutter avec celles-ci à armes égales et battre même monnaie à leur propre effigie. Dans la pratique, il semble que ces deux opinions se soient fait des concessions mutuelles : ainsi, tandis que la Banque de France devient de moins en moins un établissement particulier, et se substitue, par ses succursales, aux banquiers de province, devenus ses intermédiaires, au grand avantage du crédit commercial, elle admet, à côté de l’organisation gouvernementale qui lui est donnée, la mobilité illimitée de l’intérêt empruntée à l’école libérale. Le crédit foncier de France a été reconstitué sur le modèle de la Banque elle-même. D’autre part, des établissemens particuliers, fondés, à ce qu’il semblait, en vue de doctrines économiques libérales, ont sollicité et obtenu des privilèges, des monopoles contraires à cet esprit, et ils constituent des puissances qui résultent autant d’une participation réelle à la force gouvernementale que de l’initiative individuelle.

Sans faire ressortir davantage ces anomalies, et en constatant que le problème économique réside tout entier aujourd’hui dans l’accroissement du capital et la distribution du crédit, voyons ce qui a été fait, depuis quelques années, pour répondre à ces besoins dont tous les peuples comprennent l’importance, et qui se révèlent par la création d’entreprises appelées à transformer le monde.

Depuis la création de la banque de Venise sous le duc Vitalis Michael, vers le milieu du XIIe siècle, et celle de la banque de Gênes en 1417, le régime des banques s’est singulièrement amélioré, et à chaque progrès les facilités du crédit se sont sensiblement accrues. Il n’avait d’abord été question que de rendre le règlement des comptes commerciaux plus facile et plus régulier, et les deux établissemens dont il s’agit n’étaient que des banques de virement, qui offraient le moyen de parer à la difficulté du transport des espèces pour le paiement des transactions. Dans le XVIIe siècle, les banques d’Amsterdam, de Hambourg, de Nuremberg, de Rotterdam, de Stockholm, furent des banques de dépôt qui n’émirent point de billets et n’escomptèrent pas d’effets de commerce, mais qui facilitèrent les paiemens des particuliers, et eurent surtout pour but d’obvier à l’altération des monnaies par une sorte de monnaie idéale, inaltérable, qu’on appelait argent de banque. Les paiemens se firent à l’aide des transferts. En 1668, la banque de Stockholm, et, sous Guillaume III, la banque d’Angleterre, émettent des billets circulans. La charte de celle-ci, en date du 27 juillet 1794, consacre l’absorption de son capital par l’état et l’émission d’un nombre de billets représentatifs de ce même capital. Ces billets servent à l’escompte des effets de commerce que les private banks autorisées en Écosse et en Angleterre pendant le XVIIIe siècle prennent à la banque d’Angleterre, dont elles se font les succursales volontaires. A l’escompte des effets de commerce, les private banks joignent l’ouverture des crédits en compte et l’usage des dépôts à intérêts. C’est au commencement de ce siècle enfin qu’il faut rapporter la création des grandes banques du continent, banques de dépôt, de virement, d’émission et d’escompte, et la diffusion des établissemens privés qui en Angleterre et en Amérique ajoutaient à ces opérations celles des dépôts portant intérêt. En Angleterre, en 1826, l’acte de 1718, qui interdisait le commerce de banque à plus de six associés, est rappelé, et l’on voit se former toutes les joint-stock banks, dont le nombre s’est accru si rapidement qu’en Écosse seulement, de 1833 à 1836, elles se sont élevées de 34 à 80, et que de 1836 à 1847 elles ont porté le nombre de leurs comptoirs de 170 à 400, soit une succursale pour huit mille habitans. En 1848, l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande comptaient 277 banques de circulation et 1,354 bureaux d’émission.

Ainsi chaque siècle avait vu une transformation opérée dans le régime des banques, et à chaque transformation un nouveau besoin satisfait. Le crédit, c’est-à-dire la confiance, venait de plus en plus en aide au travail, et le rendait plus fécond; en d’autres termes, le crédit se distribuait à de nouvelles formes du travail même. On a longuement discuté sur la question de savoir si le crédit créait ou non des capitaux; on a divisé le crédit en crédit réel, c’est-à-dire reposant sur des produits réalisés, et crédit personnel, c’est-à-dire constituant une avance au profit du travail futur. Si le crédit ne crée pas des capitaux en ce sens que celui qui emprunte prend le capital à une autre personne, il n’est pas moins vrai que celui qui emprunte un capital, pour l’employer productivement, à une personne qui le laissait oisif augmente la masse productive sans rien retrancher de ce qui existe déjà. Sous ce rapport, le crédit, qui augmente la force de production et active la circulation, accroît aussi le pouvoir d’acheter et de payer avec des produits futurs la satisfaction des besoins actuels, qui sont sans bornes. De même, s’il est plus sage de se borner au crédit réel, c’est-à-dire de ne prêter que sur des opérations faites, on ne peut s’empêcher d’admettre que la confiance accordée à un travailleur en vue de son aptitude, le crédit personnel en un mot, ne repose souvent sur une base solide et ne constitue l’escompte d’un véritable capital, car tout est capital, le savoir, la probité, l’expérience acquise, etc. Mais une autre distinction des différentes espèces de crédit permettra peut-être de constater plus aisément les progrès qu’il s’agit de rechercher. On s’est beaucoup occupé dans ces dernières années de favoriser les opérations industrielles, de venir en aide à l’agriculture, et on a parlé du crédit industriel, du crédit agricole, pour les distinguer du crédit commercial. Cette division n’est peut-être pas très fondée en théorie, et il serait peut-être vrai de dire qu’il n’y a qu’un crédit s’appliquant à des objets divers. En fait cependant, le crédit commercial et le crédit industriel n’ont pas marché d’un pas égal, et ce dernier semble l’œuvre particulière et caractéristique du temps où nous sommes.

Si le commerce est l’échange des produits, comme l’industrie en est la création, on conviendra que toutes les opérations de banque, toutes les institutions qui ne s’occupent que de viremens, d’escompte et de dépôts gratuits n’avaient d’autre but que de venir en aide au crédit commercial. A coup sûr, leur clientèle se compose en grande partie d’industriels, mais au moment surtout où ces industriels font acte de commerce, c’est-à-dire lorsqu’ils vendent, et rarement lorsqu’ils produisent. Au point de vue commercial, les institutions françaises de crédit étaient suffisantes en principe et satisfaisantes comme théorie dès la fin du dernier siècle. Elles se sont largement développées dans la première moitié de celui-ci, et ont rendu des services de plus en plus signalés, quoique tout soit encore loin d’être fait sous ce rapport. Quant au crédit industriel proprement dit, qui procure les moyens de produire, et non plus d’écouler les produits, ce crédit qui active la création et la rend possible, non plus celui qui active la circulation, on peut dire avec vérité qu’il date de quelques années à peine, ou du moins que les efforts faits pour le consolider ou le développer sont très récens. La révolution de février a été la révélation désordonnée, excessive, des besoins de ce travail créateur ou industriel, et la réclamation violente des instincts des masses, jalouses d’émancipation dans leur travail.

Ce n’est pas à dire qu’avant l’année 1836, des essais considérables n’eussent été tentés pour venir en aide à l’industrie au moyen d’institutions de crédit. Toutes les banques d’Ecosse et d’Amérique dont il a été question plus haut, ainsi que tous les établissemens recevant des dépôts à intérêt, pouvaient être considérées comme favorables à la création des produits. Pour payer un intérêt de l’argent reçu, il fallait en effet l’employer généralement à des opérations plus rémunératrices que celles de l’escompte, qui ne présente pas, malgré un préjugé vulgaire, les mêmes bénéfices que toutes les autres industries. Aussi quelques-uns de ces établissemens s’adressaient-ils à une clientèle agricole qu’on doit considérer à bon droit comme une classe d’industriels, tandis que les autres se faisaient industriels ou spéculateurs pour leur propre compte. En Belgique, une grande société, due à l’initiative royale, avait été même spécialement fondée pour venir en aide à l’industrie proprement dite; à Paris, les banques Baudon, Gouin et Ganneron inauguraient avec des fortunes diverses cette série d’opérations dont les grands établissemens de crédit s’étaient jusqu’alors abstenus si soigneusement. Néanmoins il faut reconnaître que c’est depuis février 1848 surtout que le mouvement s’est généralisé, et que c’est de Paris que l’impulsion a été donnée. En effet, à côté de la nécessité d’activer la circulation du capital représentatif des valeurs produites, on a proclamé l’obligation non moins impérieuse d’activer le travail productif, en un mot de commanditer l’industrie. Les grandes créations dont le nom se présente à tous les esprits, les sociétés générales de crédit mobilier, dont le type, trouvé à Paris, a été invariablement reproduit au dehors, en Allemagne, en Espagne, en Italie, etc., ont eu pour caractère distinctif et pour raison d’être la commandite industrielle.

Trop peu de temps s’est écoulé depuis lors pour qu’il soit permis de décider si toutes les aspirations légitimes des esprits justement désireux des progrès industriels ont été satisfaites. Dès à présent, on ne peut s’empêcher de reconnaître que le grand mouvement dont nous signalions ici l’importance[3] a été favorisé puissamment par les sociétés dont il s’agit, et, sans renouveler un débat qui n’a pas encore de complets élémens, il y a peut-être lieu de rappeler deux objections produites contre les établissemens dont il s’agit. On a dit que le capital confié à l’industrie était par cela même immobilisé à long terme, et qu’après une courte période, les banques commanditaires de l’industrie seraient condamnées à une inaction complète, à moins de trouver dans leur propre crédit des ressources toujours renouvelées; qu’en cas de crise, elles se trouveraient dans l’impossibilité de faire face à leurs propres engagemens, étant hors d’état d’obtenir le remboursement des avances industrielles qu’elles auraient faites. À cette occasion, on a rappelé la liquidation des trois caisses parisiennes qui existaient avant février 1848, les embarras de la Société générale de Belgique, les crises de toutes les banques anglaises et américaines, etc.

Cette première objection est-elle bien grave? Si la création des produits est inépuisable aussi bien que la circulation de ces mêmes produits, le crédit, s’appuyant sur l’une et sur l’autre, doit se prêter aux mêmes développemens : il peut être escompté et renouvelé de la même façon. Avant que la somme des entreprises fructueuses soit épuisée, une longue carrière reste à parcourir pour les institutions dont il s’agit, et si, par une conduite prudente, elles ont su acquérir dans le public un vrai renom d’habileté, en un mot se créer une clientèle propre, nul doute que leur crédit ne suffise à leur procurer sans cesse l’aliment dont elles ont besoin. Les conditions du crédit industriel ne sont pas les mêmes à coup sûr que celles du crédit commercial, il faut donner au revenu sur les produits à venir un autre prix qu’aux escomptes des produits créés; mais qu’en ayant soin de commanditer seulement des entreprises sérieuses, en le faisant avec mesure, et sans trop de précipitation, on ne soit pas assuré de voir le public y prendre part, qu’on arrive en un mot à l’inaction forcée, cela n’est guère à craindre. Quant aux effets des catastrophes publiques, des grandes crises par lesquelles il semble que la société doive passer comme par une sorte de maladie chronique, les conséquences en seront certainement plus à redouter pour ces établissemens que pour les banques commerciales proprement dites. Celles-ci ne prêtent que pour une date rapprochée, et sur plusieurs signatures : elles ont par conséquent plus de facilités de se liquider à bref délai, et sans grande perte de capital. Pour les banques de commandite industrielle, une liquidation serait longue, et en définitive, même avec des placemens sérieux, aboutirait à une perte importante sur le capital commanditaire. Dans ces graves circonstances toutefois, les unes et les autres subiraient la même nécessité, également ruineuse pour les intérêts engagés, celle d’une suspension et d’une liquidation. Pour obvier à un tel mal, les banques commerciales emploient, comme on l’a vu, la ressource du cours forcé des billets, c’est-à-dire qu’on use d’un artifice de liquidation nécessaire sans doute et préservateur; mais ce n’est pas là un paiement véritable. On pourrait l’appliquer avec moins de succès en fait, mais avec autant de raison en droit, au papier des banques industrielles.

La seconde objection soulevée, et elle n’est pas moins sérieuse, est celle de l’aliment que des sociétés de ce genre offrent à la spéculation. Dans un parallèle précédemment établi entre les progrès de l’industrie et de la spéculation, on avait essayé de poser les termes, sans contredit rassurans, de cette comparaison ; on voulait montrer que de nos jours la spéculation avait changé de caractère, de base et d’intensité, qu’elle se confondait principalement et nécessairement avec l’industrie elle-même. À ce compte, les banques de crédit industriel ne sauraient être tenues strictement à l’écart de toute spéculation; il y a plus, la spéculation, dans son expression la meilleure, est une loi de leur existence. Afin de prêter successivement les services de leur capital et de leurs ressources aux industries diverses, il faut qu’elles puissent y entrer et en sortir tour à tour, c’est-à-dire vendre et acheter, et se présenter sur le marché des valeurs publiques. L’usage, il est vrai, peut engendrer l’abus, ce qui n’était qu’un moyen peut devenir le but : il en, est malheureusement ainsi de toutes les choses humaines, et c’est aux excès du mal seuls, c’est-à-dire à l’expérience, que la guérison du mal sera due. Pas plus pour des établissemens de ce genre que pour tous autres, il n’y a de réglementation, de formule qui préserve des entraînemens et des imprudences; mais après tout ces sociétés ne vivent que par la faveur publique : qu’elles déméritent, et elles porteront bientôt la peine de leurs fautes.

On pourrait, ce me semble, leur faire encore un autre reproche; mais, comme le tort dont il s’agit ne leur est pas particulier, comme il résulte d’une tendance générale dont bien d’autres symptômes seront signalés plus tard, ce n’est pas le lieu de s’y arrêter encore. En résumé, les établissemens fondés pour la commandite industrielle semblent le dernier mot des efforts tentés jusqu’à présent pour satisfaire aux besoins du travail, et pour mettre à sa disposition, à l’aide du crédit, ce capital émancipateur dont il sollicite et justifie incessamment l’emploi. Ils ne constituent pas un progrès scientifique proprement dit, ils ne reposent sur aucun principe nouveau. Avant l’année 1848, des établissemens semblables avaient été fondés; l’usage seulement s’en est généralisé, et cette extension, il faut bien le reconnaître, a été plutôt le fruit d’un entraînement irréfléchi que le résultat d’une démonstration victorieuse. C’est par suite de l’agglomération des capitaux fructueuse pour certaines industries que le public a conclu à l’infaillible succès de cette agglomération pour toutes, et il s’est laissé entraîner aveuglément dans cette voie. Partout où il a trouvé pour le guider des hommes habiles et expérimentés, le succès a couronné ses tentatives; malheureusement le succès n’a pas été universel.


II.

On n’a indiqué jusqu’à présent que les principaux traits d’un mouvement dont l’histoire exigerait des développemens étendus. On voudrait maintenant s’arrêter sur un des faits particuliers de cette même histoire, non parce qu’il est moins connu et qu’il n’a pas été suffisamment éclairci par la discussion, mais parce que les conséquences ne s’en sont pas encore complètement produites, et peuvent avoir une très grande portée. De tous les mots répétés avant et pendant les tumultueuses discussions de 1848, comme de toutes les idées approfondies et recommandées par la science vraie ou fausse de notre temps, nuls, à coup sûr, n’ont été plus populaires que le mot et l’idée d’association. Toute association repose sur une mutualité d’efforts, de risques et d’espérances. La mutualité a donc été le pivot sur lequel ont été établis beaucoup de systèmes, et par suite beaucoup d’entreprises, dont les succès ont singulièrement varié. Parmi celles dont la réussite a frappé tous les yeux, il suffit de mentionner la plupart des compagnies d’assurances établies en France contre l’incendie, sur la vie, contre les risques maritimes, et particulièrement la compagnie mutuelle de la ville de Paris. La caisse des retraites de l’état, les sociétés de secours et d’assistance pour la vieillesse, ont pour base la mutualité. Au fond, les banques d’actionnaires elles-mêmes reposent sur des principes analogues et vivent de la même garantie. Est-ce le fonds social de la Banque de France par exemple qui garantit le remboursement de tous les billets qu’elle escompte? Assurément non; c’est la solvabilité de chacun des commerçans qui ont apporté leur papier : il y a par conséquent, quoique d’une manière indirecte, garantie mutuelle. Dans les sociétés d’assurances à primes, le capital social n’est presque jamais réalisé. Le montant des sinistres est remboursé sur le produit des primes payées par les assurés. L’assurance au fond est donc mutuelle. On peut vraiment dire que tous les établissemens de crédit, crédit foncier, crédit mobilier, banques de dépôts avec ou sans intérêts, etc., reposent sur la mutualité. Seulement la mutualité est la plupart du temps exploitée par des actionnaires et à leur profit, tandis que, dans de véritables compagnies mutuelles, la mutualité peut et doit être exploitée au profit des assurés. Il n’est pas besoin de faire comprendre les différences qui en résultent. L’intérêt des actionnaires impose en effet des sacrifices aux emprunteurs en plus de la rémunération due aux prêteurs et de l’assurance contre les risques du remboursement, en sus même des frais nécessaires d’administration. Dans tous les établissemens qui, bien que reposant au fond sur la mutualité, ne sont pas des sociétés mutuelles pures, le crédit et l’assurance sont donc plus chers et par suite plus parcimonieusement distribués. Sous ce rapport, la société d’assurances mutuelles contre l’incendie de la ville de Paris présente un enseignement irréfutable, et montre à quel taux le principe de mutualité directement appliqué peut faire descendre les conditions de l’assurance, sans que pour cela les garanties de sécurité soient amoindries. Malheureusement le principe de mutualité n’a pas encore été chez nous sérieusement appliqué à ce qui s’appelle proprement le crédit. Il n’en est pas de même dans un pays que la communauté de langage, d’opinions et de sentimens permet de considérer comme une terre française, la Belgique, où des sociétés mutuelles de crédit existent et fonctionnent avec succès depuis quelques années. C’est ce fait particulier qu’il a paru utile de signaler ici en y ajoutant l’examen d’un ouvrage qui tend à généraliser pour tout le royaume belge une institution sanctionnée par l’expérience à Bruxelles.

En 1848, une société dite de l’Union du Crédit se forma pour procurer au commerce, à l’agriculture, à l’industrie, aux travailleurs enfin de toutes les classes, les capitaux qui leur sont nécessaires dans la limite de leur solvabilité matérielle et morale. La solvabilité s’établit par l’admission dans la société, et le but de l’admission fut d’obtenir un crédit ouvert à chacun au prorata d’une demande faite dès l’entrée dans la société, et garantie 1° par une obligation signée à la même date, 2° par une première prime proportionnelle payée pour servir de fonds de roulement, 3° par une retenue opérée chaque fois qu’il était fait usage de tout ou partie du crédit obtenu, et destinée à couvrir les frais d’escompte, d’administration et même les risques.

Ce sont donc tous les intéressés à jouir du crédit qui composent seuls la société, qui la gèrent en nommant leurs administrateurs, et qui en outre recueillent, s’il y a lieu, les bénéfices obtenus, au contraire de ce qui existe dans les autres établissemens de crédit. Après paiement des risques et des frais généraux, le bénéfice se compose du restant des primes annuelles, de l’intérêt de l’escompte, du produit des retenues et du fonds de garantie. En 1848, les associés du nouvel établissement, réunis dans la pensée de remédier aux effets d’une grande crise financière, étaient au nombre de 228; en 1855, ils s’élevaient à 1,177, formant entre eux un capital de garantie de plus de 10 millions de francs, et le 1er janvier 1858 à 1,519, formant un capital de garantie de 15 millions. De 1848 à 1855, la prime de risque n’a pas dépassé en moyenne 12 centimes pour 100 francs, et la prime des frais généraux s’est maintenue aussi en moyenne à 14 centimes, soit ensemble 26 centimes pour 100 francs d’escompte. Pour neuf années, la somme des escomptes s’est élevée à 192 millions de francs; de 2 millions pour l’année 1848, elle a atteint en 1856 le chiffre de plus de 36 millions. Grâce à la mutualité, les membres de l’Union de Bruxelles, sur les emprunts à six semaines d’échéance en moyenne, ont payé leur crédit à raison de 2 1/3 pour 100 par an. Encore faut-il faire une remarque importante à ce sujet : les frais généraux se sont toujours accrus depuis l’origine de la société; ils représentaient 10 centimes pour 100 francs en 1849, ils représentent 17 centimes en 1855. Cette progression accuse la prospérité de l’entreprise. A mesure que les affaires se développent, il est nécessaire de rémunérer davantage le personnel; mais, une certaine limite une fois atteinte, les frais de cette nature doivent inévitablement aller en décroissant. Quant à la moyenne des risques, elle diminue au lieu d’augmenter. En 1857, le rapport qui rend compte des opérations de 1856 disait : « La société n’a essuyé qu’un très petit nombre de pertes, et l’année 1856 est la meilleure qu’ait encore eue la société.» En 1857, le fonds de réserve et de roulement était porté à 1,628,000 francs, et représentait plus de 31 pour 100 des engagemens pris envers des tiers. L’Union du Crédit en effet escompte son papier à la Banque nationale pour se procurer les fonds qu’elle prête à ses sociétaires, et au 31 décembre 1857 elle n’avait en réescompte que 5 millions d’effets. Malgré l’élévation du taux de l’escompte, qui n’atteignit jamais en Belgique 6 pour 100 dans les plus mauvais jours, grâce aux bénéfices répartis entre les sociétaires, qui depuis quatre ans s’étaient maintenus au chiffre de 13 pour 100, et qui en 1857 ont atteint 13,40 pour 100, les frais d’emprunt ont été singulièrement amoindris. Un tel succès dans une année aussi calamiteuse permet de répondre de l’avenir de l’établissement.

En résumant les principes sur lesquels repose l’Union du Crédit à Bruxelles, on peut dire que pour les prêteurs l’institution élève la solvabilité d’une signature individuelle à la hauteur d’une solvabilité collective, garantie par ce qui est la base réelle des banques gouvernementales elles-mêmes, c’est-à-dire la solvabilité mutuelle des débiteurs, et que pour les emprunteurs elle réduit les frais à payer aux seules dépenses pour intérêts, frais généraux et risques, c’est-à-dire aux dépenses indispensables, en écartant l’élément actionnaire, qui peut être le plus intelligent de tous, mais qui n’est pas à coup sûr le moins avide.

L’Union du Crédit de Bruxelles n’est pas la seule qui existe en Belgique; il y en a une à Gand et une autre à Liège[4]. Celle de Liège, fondée au mois de juin 1856, comptait en décembre 1857 141 sociétaires avec un capital de garantie de près de 1,100,000 fr., et avait réalisé pour 740,000 fr. d’escomptes. La société de Gand compte une année de plus d’existence, et réunissait à la même date 233 sociétaires avec un capital de garantie de 2,261,000 fr. Son fonds de roulement s’élevait à 143,000 fr., et elle avait escompté en 1857 près de 5 millions d’effets, en répartissant aux sociétaires un bénéfice de 9 pour 100. Dans ce nombre de 233 associés, on compte 80 commerçans, 43 fabricans, 42 détaillans et petits industriels, 25 entrepreneurs, 4 horticulteurs, 14 brasseurs et tanneurs, et seulement 12 propriétaires. Le succès de ces diverses unions a donné naissance, à ce qu’il semble, à un projet d’organisation générale du crédit industriel, commercial, agricole et foncier en Belgique, projet dont la réalisation devait être poursuivie par une association nommée ligue du crédit. La ligue avait pris pour devise : « Souveraineté du travail et de la propriété sur les institutions de crédit, inviolabilité du compte-courant aussi longtemps que les garanties subsistent.» Elle se proposait « le but suprême et final d’élever l’indépendance du Belge comme travailleur à la hauteur de son indépendance comme citoyen, en l’affranchissant de l’intermédiaire, aussi onéreux qu’insuffisant, des banquiers et des banques d’actionnaires. »

Cette phraséologie un peu ambitieuse exprimait seulement la pensée de faire pénétrer dans les deux mille cinq cent vingt-quatre communes de la Belgique les ressources du crédit au moindre prix possible, à l’aide de comptoirs de crédit créés sur le modèle de l’Union du Crédit de Bruxelles dans chaque chef-lieu de canton, reliés par des comptoirs de virement placés au chef-lieu d’arrondissement, lesquels, rattachés les uns aux autres par des banques d’union instituées au chef-lieu de chaque province, auraient pour centre commun la banque d’émission dont le siège serait à Bruxelles. Le sous-comptoir devait être la base de l’édifice : à lui seul le pouvoir d’admettre les associés mutuels et de distribuer le crédit; tous les autres rouages n’auraient eu pour but que de régulariser l’action génératrice du premier. Les comptoirs d’arrondissement auraient centralisé les demandes et les offres d’emprunt, et soldé par des viremens les comptes des sous-comptoirs. Les unions provinciales eussent été chargées d’alimenter les comptoirs en recevant les émissions de la banque centrale, ainsi que les soldes restés disponibles de chaque comptoir, et en restant dépositaires des réserves d’obligations et de billets remis par la banque de Bruxelles. Dans cette organisation, tous les établissemens autres que le sous-comptoir ne remplissent réellement que des fonctions administratives. Le sous-comptoir est seul une véritable institution de crédit.

À ce plan une première et radicale objection peut être faite. Dans tous les cantons de Belgique, la science économique est-elle assez répandue pour qu’on puisse sans la pression de l’autorité, — et je n’ai pas besoin de faire remarquer que les propagateurs de la ligue appartiennent à l’école libérale, — pour qu’on puisse, dis-je, trouver un nombre suffisant de personnes disposées à s’assurer mutuellement les ressources du crédit? Si cette base première fait défaut, point d’édifice possible; or il ne semble pas que les prédications de la ligue aient eu jusqu’ici un grand résultat, et il ne serait peut-être pas utile de mentionner cette tentative avortée, si elle n’avait donné naissance à un exposé des motifs du projet publié à Bruxelles en 1857 qu’il peut être intéressant de consulter.

Les principes économiques professés dans le volumineux travail dont il s’agit ne semblent point inacceptables ou erronés. Toutefois, dans son désir d’assurer à ses compatriotes les ressources d’un crédit à meilleur marché que celui des banques dites d’actionnaires, l’auteur a fait preuve d’un zèle poussé jusqu’à l’injustice. A coup sûr, mieux vaut à crédit égal l’assurance mutuelle proprement dite que l’assurance des compagnies à primes, car dans ce cas l’assurance mutuelle est moins chère; mais, même au point de vue du bon marché, tout dépend du crédit. Or, si la confiance du public était plus grande d’un côté que de l’autre en raison de l’habileté présumée d’une gestion dont l’intelligence a l’intérêt personnel pour stimulant, des banques mutuelles ne seraient point préférables aux banques d’actionnaires, et on rendrait un mauvais service au public lui-même en cherchant à ébranler le propre crédit de ces derniers établissemens. Constituer des banques d’actionnaires n’est point commettre une hérésie aux yeux de la science, ni une mauvaise action aux yeux du public, et à ce compte la polémique de l’auteur de l’exposé des motifs de la ligue du crédit a dépassé le but qu’il voulait atteindre. Seulement il lui était permis, et il avait pour défendre son opinion l’argument irrésistible d’un fait, il lui était permis, dis-je, de préconiser une nouvelle forme d’institution, et de mettre en lumière les avantages de la mutualité en matière de crédit, comme ils sont évidens en matière d’assurance. La partie la plus intéressante à coup sûr de ce travail est celle qui traite de la statistique de la Belgique : elle doit cependant inspirer des réflexions contraires à celles de l’auteur.

La nation belge se compose de 908,845 familles formant une population de 4,426,212 âmes. Le cens de l’élection est de 42 fr. 32 cent., et le nombre des électeurs de 78,234. En dehors de ce chiffre, qui représente les classes les plus aisées de la nation, on compte 385,000 familles de petite bourgeoisie, et 446,000 familles d’ouvriers, parmi lesquelles 205,000 appartiennent à la classe indigente. De 1850 à 1853, la population s’est accrue de 122,215 individus; la proportion pour la classe ouvrière a été dans cette augmentation de 49 individus sur 100, pour la classe des petits bourgeois de 42, et pour les classes aisées de 9. A côté de ces chiffres, qui nous paraissent moins alarmans qu’à l’auteur de l’exposé des motifs, on met en regard la division toujours croissante de la propriété, qui est annuellement de plus de 30,000 parcelles, et l’augmentation de la dette hypothécaire, constatée par l’élévation de l’impôt établi sur les hypothèques, qui, de 1,776,000 fr. en 1851, a atteint en 1855 le chiffre de 2,300,000 fr. La mendicité, les naissances illégitimes, les délits et les crimes, enfin la mortalité, sont le lugubre cortège qui accompagne nécessairement cette diminution de la richesse sociale, à laquelle il est urgent de porter remède, selon l’auteur de l’exposé des motifs. Pour prouver que la situation n’est pas aussi désespérée, il suffirait de comparer la Belgique à d’autres pays, au Piémont par exemple, qui compte à peu près la même population, à la France même, qui ne lui ressemble que par ses meilleures provinces, et de montrer que ni la proportion entre les classes riches et les classes pauvres, ni la constitution de la propriété, ni le chiffre de la dette hypothécaire, ni les progrès de la population, ne présentent des résultats plus favorables.

Quant au développement du crédit, par lequel doit s’opérer une transformation devenue nécessaire, certes la position actuelle de la Belgique ne justifie pas les plaintes énoncées, et nous-mêmes, qui croyons être dans une situation prospère, nous nous estimerions heureux d’être aussi favorisés sous ce rapport. La statistique en effet, si l’on en croit l’exposé des motifs, donne elle-même des élémens qui permettent de combattre l’impression produite par les chiffres qui précèdent. On compte 114,700 établissemens industriels dans les neuf provinces belges; 22,000 ont leur siège dans les neuf chefs-lieux, 24,500 dans les soixante-dix-sept autres villes, et 68,200 dans les villages. Les commerçans sont au nombre de 80,000, dont 16,000 pour les chefs-lieux de province, 18,000 pour les autres villes, et 46,000 pour les villages. Enfin le nombre des propriétaires s’élève à 738,512, dont 563,000 habitent les communes rurales. Le nombre et la répartition de ces industriels, de ces commerçans, de ces propriétaires surtout sur une population de 4 millions 1/2 d’habitans, nous paraissent fort enviables.

Si maintenant on cherche à quelles sources l’industrie, l’agriculture et le commerce s’alimentent en matière de crédit, on voit, pour ces neuf provinces, cinq grands établissemens au moins pourvus d’un capital de garantie considérable. La Société générale, le premier de tous en date, a été fondée au capital de 33 millions de francs, et sa réserve monte à peu près à pareille somme; la banque de Belgique a un capital social de 21 millions 1/2 ; la Banque nationale a commencé en 1851 ses opérations avec un fonds de garantie de 15 millions, et en 1855 elle a fait pour 555 millions d’opérations. La banque de Flandre a été instituée à Gand au milieu d’un grand centre manufacturier, et son capital social est de 3,171,500 fr. Quant à la banque de Liège, dont le capital et le fonds de réserve ne s’élèvent qu’à 1,278,155 francs, elle a pu néanmoins obtenir de la confiance du public, sous forme de versemens à la caisse d’épargne ou de prêts à intérêt, un concours qui, de 1851 à 1855, n’a jamais été moindre de 19 millions, et a dépassé le chiffre de 23. En récapitulant le total des fonds roulans de ces cinq établissemens, produit, soit par leur capital social, soit par celui que leur prête temporairement le public, on trouve pour cette même année 1855 un total de 256 millions, assurément bien inférieur à la somme des dépôts confiés aux banques d’Ecosse, lesquels en 1826 atteignaient déjà le chiffre de 500 millions, mais qui permet néanmoins de faire quelque chose dans un aussi petit pays que la Belgique.

Un seul fait suffira d’ailleurs à établir à la fois que le crédit n’y repose pas sur des bases trop étroites, et qu’on en a fait un usage prudent et modéré. Au moment où l’escompte atteignait en France et en Angleterre des taux si élevés, où les faillites se multipliaient au nord et au milieu de l’Europe dans une si grave proportion, la Belgique n’éprouvait ni embarras, ni temps d’arrêt dans ses transactions. A Bruxelles, un grand établissement de construction pouvait soumissionner en France des fournitures importantes, et acceptait comme paiement du papier à quinze ans de date, avec un simple intérêt de 6 pour 100, assuré qu’il était de placer son propre papier en Belgique à un intérêt moindre. Certes le spectacle de la prospérité si calme et si sûre d’elle-même d’un petit état qu’on pourrait appeler proprement une ruche industrielle est de nature à nous inspirer des réflexions, et on a pu se laisser détourner un moment du sujet principal de cette étude pour corroborer par quelques chiffres la bonne opinion qu’inspire une nation respectable dans le passé, méritoire dans le présent et enviable dans l’avenir.

Après avoir cité l’exemple de l’Union du Crédit de Bruxelles, fondée sur le principe de la mutualité, il convient de mentionner divers essais analogues tentés en Allemagne et surtout en Prusse.

L’idée-mère des banques d’avances (vorschutz-banken), qu’on appelle aussi banques du peuple (volks-banken), est de rendre créditable, non le travail fait, non tel travail particulier à faire, mais bien en général l’ouvrage à exécuter, ou la force ouvrière. On lui fait d’ordinaire peu de crédit parce que le gage est incertain : le chômage, la maladie de l’ouvrier rendent souvent le remboursement du prêt impossible; mais si quelques centaines, quelques milliers d’ouvriers se réunissent pour s’engager mutuellement, les mauvaises chances réparties sur un grand nombre se font à peine sentir, et celles des uns se trouvent compensées et au-delà par les bonnes chances des autres. Agglomérées et assurées, les forces ouvrières mériteront ainsi un crédit qu’on leur refuserait si elles restaient isolées, et les sociétaires n’auront plus qu’à répartir équitablement entre eux les sommes que leur fait trouver le crédit collectif.

Cette idée, sur laquelle reposent les banques d’avances, est bien différente de celle qui avait présidé à la création des associations industrielles fondées après 1848 pour la production en commun de certains objets déterminés et la répartition des fruits du travail sur un mode plus ou moins équitable, tel par exemple que l’égalité absolue des salaires. Dans ces associations, le résultat à obtenir était tout autre, et il avait fallu au préalable soumettre les sociétaires à une sorte de règle impérieuse et de tyrannie difficile à supporter. La banque d’avances n’empiète en aucune façon sur la liberté de l’ouvrier, c’est un lien, non un joug; ce n’est pas non plus un établissement de bienfaisance distribuant des dons qui indignent le travailleur et l’abaissent au rang d’indigent : la charité n’est pas de son domaine. Ce n’est pas non plus une banque, puisqu’elle n’émet ni bons, ni billets, qu’elle ne fait ni l’escompte ni la commission. Elle ne vise pas au profit; ce qui en fin de compte lui reste au-delà de ses frais retourne, à des époques et à des conditions déterminées, aux sources premières. La banque d’avances ne prête qu’à ses sociétaires, et constitue une association particulière fondée sur la mutualité pour garantir à ses membres un certain crédit, semblable pour le crédit ouvrier à ce que sont les sociétés d’emprunteurs en Allemagne pour le crédit foncier. La réunion une fois constituée emprunte, et le comité administratif accorde des prêts individuels suivant ses moyens disponibles et selon les besoins, les demandes et la solvabilité des sociétaires qui s’adressent à lui. La communauté n’existe donc que pour l’engagement collectif vis-à-vis du capitaliste auquel la banque emprunte des fonds : pour tout le reste, chaque membre de l’association conserve son entière indépendance, soit pour l’exploitation de son industrie ou de son commerce, soit pour l’emploi des sommes que la banque lui avance.

Chaque client est soumis d’ailleurs à un droit d’admission et à des cotisations mensuelles. Le droit et la cotisation sont très modestes, l’un de 10 à 15, l’autre de 2 silbergros[5]. Ces contributions permettent à la banque d’opérer sur ses propres fonds, et constituent pour chaque associé des épargnes ou bonis au prorata desquels on répartit les dividendes au bout de chaque exercice. On peut même emprunter sur son propre boni et s’ouvrir ainsi un faible crédit sur sa seule signature. Pour des prêts plus élevés, l’emprunteur a besoin d’un garant, d’un autre sociétaire qui signe la reconnaissance avec lui. Ces emprunts descendent souvent jusqu’à 5 ou 10 tha1ers (18 fr. 75 et 37 fr. 50), et s’élèvent à 400 ou 1,000 thalers (1,125 et 3,750 fr.). Les prêts ne sont pas gratuits ; mais peu importe, puisque, les frais d’administration une fois payés, le surplus des bénéfices se partage entre les associés. Ces banques, dont l’initiative appartient à M. Schultze, de Delitzch, ont présenté des résultats qu’il est curieux de constater. Dans la petite ville d’Eulenburg, où le premier essai a été réalisé en 1850, l’association, qui ne comptait que 180 membres au début, en avait réuni 396 dès la première année; on était arrivé à 750 en 1855. Le total des opérations pour la première année présentait le chiffre de 84,000 francs et en 1855 de 360,000. En cinq exercices, les sociétaires avaient obtenu plus de 350,528 francs de prêts au prix de 20,114 francs, soit au taux de 5 ¾ pour une moyenne de trois à douze mois. Il est vrai qu’ils avaient dû en outre payer des cotisations mensuelles de 12 c. 1/2 et un droit de réception de 62 c. 1/2, mais on a vu que ces dépenses constituaient plutôt une épargne et par conséquent n’étaient point onéreuses.

D’autres banques d’avances ont été établies à Zorbig, à Meussen, à Celle et dans d’autres villes : à Delitzch, petite ville de quatre mille âmes, M. Schultze lui-même a organisé en 1852 un établissement dont le mécanisme est des plus ingénieux. Les sociétaires paient une contribution mensuelle de 2 silbergros (25 centimes), destinée à alimenter le fonds de roulement, et un droit d’entrée de 15 silbergros (1 fr. 87 c. 1/2), plus 2 silbergros 1/2 (31 cent.) par an, pour constituer un fonds de réserve. Lorsqu’avec le dividende annuel le boni s’élève à 16 thalers (60 francs), le sociétaire devient actionnaire et reçoit comptant son dividende annuel sans qu’on lui demande de contribution mensuelle ou annuelle ; il ne porte plus à la caisse ses épargnes que comme prêteur, et il devient tantôt créancier, tantôt débiteur. Avec ces bonis et ces dépôts, la société fait une partie de ses prêts ; le reste, elle l’emprunte au premier capitaliste venu contre l’engagement solidaire de tous ses membres. Aujourd’hui on lui offre plus d’argent qu’elle n’en demande, et elle ne paie pas au-delà de 4 ou 5 pour 100. De son côté, elle perçoit un intérêt hebdomadaire de 1 pfenning par thaler, ce qui fait 14 1/3 pour 100 par an; mais une partie de cet intérêt revient aux sociétaires sous la forme de dividende. Grâce à ce mécanisme, près de 100,000 francs ont pu être avancés aux habitans laborieux d’une petite localité, et y ont assurément fait plus de bien que des centaines de millions dans une ville de premier ordre.

Si l’on réfléchit aux difficultés que les petites industries et le petit commerce trouvent à se procurer l’argent nécessaire pour profiter d’une circonstance avantageuse ou parer à un embarras momentané; si l’on se représente le prix auquel ils font leurs emprunts; si à Paris même l’on compare le nombre des cliens des comptoirs d’escompte avec celui des entrepreneurs d’industrie[6] ; si l’on veut enfin faire parvenir ce bienfait du crédit jusqu’aux moindres entrepreneurs, jusqu’à l’ouvrier en chambre, on ne trouvera point mesquines ces institutions des petites villes de la Prusse, qu’il serait si profitable d’imiter dans nos moyennes localités. On souhaitera aussi de voir inaugurer dans les capitales mêmes des associations pareilles à l’Union du Crédit de Bruxelles, dont les résultats défient toute critique.

Pratiquées sur une petite échelle, les unions de crédit mutuel créent l’esprit d’initiative, l’habitude de la prévoyance, l’ordre, l’économie, la dignité morale, le sentiment de la solidarité, le besoin de l’association pour des buts pratiques et déterminés. Elles sont en outre susceptibles des plus larges développemens, puisque la mutualité constitue le procédé le plus économique; telle est la puissance de la mutualité à produire de grands effets avec de petits moyens, qu’elle fait réellement tous les frais même de nos grandes institutions, dont le capital de garantie serait illusoire, si la mutualité indirecte qui existe entre tous les emprunteurs était quelque jour insuffisante pour couvrir des sinistres accumulés. Ces unions enfin, qui pourraient exister entre des industries similaires à Paris même et s’étendre dans les départemens, arriveraient à composer de véritables jurandes, des corporations efficaces pour la protection de leurs membres et sans danger pour leur liberté.


III.

On s’est proposé ici un double objet : esquisser d’une part le mouvement économique né du grand ébranlement de février, les formes générales sous lesquelles la question du crédit s’est produite, et de l’autre mettre en lumière, par conséquent recommander aux hommes d’esprit pratique une espèce d’établissement de crédit qui paraît mériter leur attention à un haut degré.

En rappelant à plus de dix ans de date les graves événemens accomplis en 1848, il n’est pas besoin de s’appesantir sur une distinction tant de fois faite. Au point de vue politique, cette révolution n’était justifiable à aucun titre, et on n’a même plus essayé de la justifier dès le lendemain de la victoire. Au point de vue économique et social, le régime de 1830 ne doit être non plus l’objet d’aucune condamnation; il se prêtait à toutes les améliorations, il était susceptible de tous les progrès. Et néanmoins la révolution de 1848 a été une révolution économique et presque sociale en ce sens qu’elle a donné jusqu’ici, sans contestation possible, la prépondérance aux intérêts économiques et industriels. Dans ce mouvement qui va de l’occident à l’orient, qui remonte du sud à l’extrême nord, c’est encore la France qui a pris la tête, c’est de Paris que part l’impulsion, c’est encore à nous qu’appartient l’initiative de la propagande.

Ces résultats sont d’une évidence telle qu’il ne semble nécessaire de les établir par aucune preuve de fait. Quant aux moyens par lesquels ils ont été obtenus, il est curieux de les comparer d’une part avec ceux que l’on préconisait au début, et de les étudier ensuite au point de vue de l’avenir. A coup sûr, rien ne ressemble aujourd’hui à ce qu’on appelait en 1848 le crédit gratuit; jamais le capital n’a paru être plus puissant, ni mieux encourir l’anathème qu’on lui lançait alors au nom du travail. Et pourtant le travail s’est accru dans des proportions qui dépassent tout ce qui s’est vu. En France et hors de France, l’industrie a réalisé des progrès qu’on a essayé plusieurs fois d’indiquer ici. Le crédit s’est étendu, le capital a circulé avec une rapidité que l’on pourrait appeler prodigieuse, et il serait équitable d’en faire honneur aux grandes institutions financières créées depuis quelques années. Ces institutions, si différentes par leur esprit de celles que l’on réclamait en 1848, et qui ont soulevé des objections dont nous avons signalé le vice, se distinguent toutes cependant par un caractère commun : elles accusent des tendances contre lesquelles il est permis de faire des réserves. L’exemple des sociétés de crédit mutuel a été spécialement choisi pour leur être opposé.

Que, sous le rapport du bon marché du crédit, les unions de crédit, dont tous les frais se bornent à couvrir les risques de non-paiement et les dépenses d’administration, soient préférables aux établissemens par actions, cela est incontestable. Pourraient-elles suppléer entièrement à ceux-ci? Il est sage d’en douter, et par conséquent il ne faudrait pas nourrir le chimérique esprit des promoteurs de la ligue du crédit en Belgique. Cependant c’est à un autre point de vue que l’on doit se placer pour s’élever contre l’abus qui pourrait être fait de la forme actuelle des grands établissemens de crédit, et pour recommander l’usage des unions fondées sur la mutualité. Les uns centralisent, absorbent et dominent; les autres sont nés de l’initiative individuelle, l’excitent et la fortifient; les uns, munis de privilèges, garantis par la forme anonyme, détruisent la responsabilité personnelle, et, tout en développant l’industrie, affaiblissent les mœurs industrielles, que les autres retrempent au contraire et vivifient. Sans doute nos banques de crédit commercial, industriel et foncier, comme nos sociétés de chemins de fer, de mines, de métallurgie, de navigation, etc., sont des produits de l’association, cette force économique dont la science moderne a révélé, il y a si peu de temps, la puissance. Malheureusement la plupart de ces intérêts associés sont aveugles, et l’esprit de liberté ne les dirige pas toujours, non plus que l’esprit d’assistance, résultat d’autant plus regrettable que l’habitude de concentration se contracte davantage. Que l’on examine en effet ce qui se passe dans toutes les industries : les capitaux s’agglomèrent non-seulement pour la fabrication, mais pour la vente des produits; le commerce de détail lui-même s’établit sur des proportions gigantesques. Il semble que le but soit, sinon l’accaparement, au moins la domination. Dans un tel état de choses, il est peut-être naturel que les établissemens de crédit aient obéi à la même tendance, et que, pour se porter avec plus d’efficacité au secours des besoins qui les sollicitent, ils aient procédé par une excessive accumulation du capital. Au moins accordera-t-on que, l’union de l’action gouvernementale étant associée sous quelques rapports à leur propre action, l’obtention des privilèges et des monopoles leur a donné une puissance qui n’est pas sans danger, parce qu’elle est sans contre-poids.

Certes il serait injuste de nier et les services rendus et les garanties de bonne administration que de tels établissemens présentent; cependant ils affaiblissent, on ne saurait le nier non plus, le ressort individuel. Ils ne nous ont pas donné ces mœurs vigoureuses dont les pays de liberté économique offrent l’exemple. Peut-être objectera-t-on contre ceux-ci le danger des crises, — et le moment est singulièrement favorable à cette objection, — les écarts d’une liberté mal réglée, ces alternatives de hausse et de baisse si souvent dommageables par leur influence sur les salaires. Grâce néanmoins aux habitudes de ces pays libres, ces crises ne sont point ce qu’elles semblent être. Sans doute le capital confié aux banques d’Angleterre, d’Ecosse et d’Amérique est considérable; la suspension de paiement de ces banques apporterait un grand trouble dans les affaires, mais elle n’y causerait qu’un moment d’arrêt. Chez nous, un pareil événement entraînerait une ruine absolue. D’ailleurs nos habitudes de confiance sont toutes différentes. En France, les dépôts confiés aux banques et aux banquiers représentent un capital proprement dit, à savoir des sommes destinées à produire un revenu sur lequel on vit, ou encore une réserve de numéraire que l’on ne veut pas, pour un temps plus ou moins long, confier à l’industrie. En Angleterre, les dépôts représentent au contraire l’argent disponible, celui que l’on veut employer dans des entreprises ou que l’on veut dépenser. Autant les dépôts sont abondans chez nos voisins, autant la réserve particulière de chacun est petite, tout au contraire de ce qui se passe chez nous. Aussi la suspension des établissemens à qui les dépôts sont remis n’entraînerait pour eux d’autres conséquences que celles qui résulteraient pour nous, si, par une cause quelconque, nous perdions ce que nous appelons l’argent des dépenses courantes. Ce serait une gêne momentanée, et voilà tout. En Angleterre et en Amérique aussi bien qu’en France, on agglomère beaucoup de forces pour constituer n’importe quelle entreprise; on procède, comme chez nous, par la concentration des capitaux : ainsi l’exige la loi du bon marché ; mais quelle différence dans l’esprit de l’association elle-même! Autant nous recherchons l’appui de l’autorité, la protection, autant nos voisins la fuient: autant nous craignons d’engager notre responsabilité personnelle, autant ils l’ambitionnent : c’est leur point d’honneur et leur gloire que d’être ce qu’on appelle en nom dans les affaires. Pour nous, l’anonymie est une condition sine quâ non; aussi, tandis que les sociétés créées en Angleterre étaient, jusqu’à ces deux dernières années, toutes en nom collectif, nos plus grandes entreprises ne se constituaient que sous la forme anonyme.

Il est vrai qu’on a cru pouvoir arguer des différences du tempérament de nos rivaux et du nôtre pour justifier le caractère de nos grandes institutions financières. Sans doute chaque peuple a son génie particulier, et il arrive nécessairement que tout ce qu’il fait est marqué au coin de ce même génie; mais si cet esprit spécial a ses excès et ses dangers, doit-on lui obéir aveuglément? S’il est bien de se conformer aux mœurs publiques, il est mieux de les redresser, et d’améliorer l’avenir en corrigeant le présent. J’ai dit l’avenir, et c’est surtout en vue de l’avenir que des réserves ont été faites. Le mouvement économique qui nous entraîne, les préoccupations industrielles qui prédominent, peuvent et doivent laisser, à certains jours, le champ ouvert à des besoins d’un autre ordre, pour la satisfaction desquels il importe que les âmes conservent la faculté de l’effort et la puissance du libre arbitre, l’amour de la solidarité et de l’assistance. En se renfermant toutefois dans les questions économiques, n’est-ce point répéter une vérité banale, sanctionnée par l’exemple des peuples les plus avancés dans l’industrie, l’agriculture et le commerce, que de montrer l’initiative individuelle comme la source la plus féconde des progrès? Aussi à côté de grandes institutions, dont on peut dire qu’elles façonnent les mœurs industrielles d’après un système de domination et de privilège, il nous a paru, utile de mentionner des essais tentés dans un tout autre esprit, destinés à mettre, comme cela est nécessaire, le principal instrument du travail, le crédit, à la disposition de l’ouvrier, et à lui assurer le capital productif à trois conditions que la mutualité possède seule : — le bon marché, l’usage de la liberté personnelle, et la pratique de l’assistance ou de la garantie fraternelle.


BAILLEUX DE MARIZY.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1858.
  2. Michel Chevalier, de l’Organisation du travail (15 mars 1848); — Eugène Forcade, la Guerre du Socialisme (1er décembre 1848). — Voyez encore les travaux de MM. Léon Faucher, Cochut, Ch. Coquelin, etc., dans la Revue de 1847 à 1849.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1858, la Spéculation et l’Industrie.
  4. Une union du crédit a été fondée en 1858 à Chambéry sur les bases de celle de Bruxelles.
  5. Le silbergr. vaut 12 centimes 1/2.
  6. L’enquête de la chambre de commerce en 1847 a établi que, sur 70,000 entrepreneurs, 1,880 seulement étaient cliens des comptoirs d’escompte.