Du Congrès de Berlin à la Confédération balkanique

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Du Congrès de Berlin à la Confédération balkanique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 328-355).
DU CONGRÈS DE BERLIN
À LA
CONFÉDÉRATION BALKANIQUE

Les fatalités de l’histoire sont déchaînées. Les événemens, longtemps contenus par la prudence des souverains balkaniques, longtemps retardés par les expédiens de la diplomatie européenne, se précipitent en flots tumultueux suivant la pente naturelle du reflux qui ramène des murs de Vienne aux remparts de Constantinople la puissance des Ottomans. Entre les Turcs et leurs adversaires, le sort des armes, à l’heure où nous écrivons, n’a pas encore définitivement prononcé ; il faut attendre l’heure du destin. Tandis que le canon tranche en quelques instans les problèmes sur lesquels, depuis si longtemps, palissent les diplomates, saluons avec un religieux respect les braves soldats de toutes les armées belligérantes qui donnent à l’Europe et au monde de si nobles exemples d’abnégation et de courage. Mais il faut songer déjà à préparer pour ces malheureux pays un avenir de paix, de progrès et de prospérité. Le meilleur moyen d’y travailler est, pour le moment, d’avoir une juste connaissance du passé. Nous essaierons donc, dans ces quelques pages, d’expliquer comment, pourquoi, dans quelles conditions, les Etats balkaniques en ont été réduits à l’ultima ratio des armes. Il nous suffira, pour cela, de présenter en raccourci ce que nous avons, dans de nombreux articles, expliqué ici même[1]. Si nos lecteurs veulent bien se reporter à ce que nous avons écrit depuis 1905, ils se trouveront conduits jusqu’aux approches de la guerre actuelle. Notre intention, aujourd’hui, n’est que de leur faciliter ce coup d’œil d’ensemble sur un long passé et de dégager à leur usage l’enchaînement des faits et des conséquences qui aboutissent aux champs de bataille d’Andrinople.


I

Lorsque les Turcs conquirent la péninsule des Balkans, ils ne cherchèrent pas à assimiler les peuples vaincus, à leur imposer leur langue et leur foi ; ils leur laissèrent leur organisation à part, si bien qu’au XIXe siècle, quand le grand souffle venu de France éveilla la conscience des peuples, les nationalités se constituèrent dans les cadres religieux et sociaux qui avaient survécu à la complète. Les Monténégrins avaient toujours gardé dans leurs montagnes un noyau d’indépendance ; les Serbes proclamèrent leur autonomie en 1804, les Grecs en 1821, et ce furent les insurrections et les plaintes des chrétiens de Macédoine, de Bosnie, d’Herzégovine, de Roumélie qui finirent par amener la guerre de 1877. Par le traité de San Stefano, les pays chrétiens de la Turquie d’Europe étaient séparés de l’Empire Ottoman. Les hauts plénipotentiaires de l’Europe, lorsqu’ils s’assemblèrent à Berlin sous la présidence de Bismarck, ne se préoccupèrent à aucun moment de satisfaire les aspirations des peuples ; ils découpèrent les territoires et répartirent les âmes de manière à trouver une formule de paix qui fût acceptée par toutes les grandes puissances ; ils dosèrent les avantages de chacune pour atténuer les jalousies et satisfaire les appétits. On n’admit au Congrès ni les représentans des petits Etats intéressés, ni les délégués des populations ; on décida sans elles de leur sort ; les unes furent complètement émancipées, les autres à moitié, d’autres encore, après avoir connu pendant quelques mois la liberté, furent replacées sous le joug turc. On leur promit seulement des « réformes. » « Les convenances de l’Europe sont le droit, » disait Alexandre Ier à Talleyrand on 1815, et, en 1877, la formule se retournait contre Alexandre II pour lui ravir le fruit de ses victoires et disposer, comme d’une matière inerte, des peuples affranchis par ses armes. L’histoire a jugé l’œuvre de Bismarck, de Beaconsfield et d’Andrassy. Si le traité de San Stefano avait été exécuté, trente ans de troubles, de massacres, de difficultés sans cesse renaissantes, et la guerre actuelle, eussent été épargnés à l’Europe-. La science des ingénieurs, en multipliant les barrages et les digues, peut modifier le trajet d’un fleuve ou ralentir son cours, elle ne le forcera pas à remonter vers sa source ; de même, l’art des diplomates ne peut pas longtemps faire violence à la nature des choses et à la logique des événemens, ni mettre indéfiniment obstacle aux aspirations légitimes des peuples : on ne commande à la nature qu’en lui obéissant. Il était à prévoir que l’œuvre artificielle du Congrès de Berlin ne résisterait pas à l’usure du temps et des volontés humaines. La sagesse politique est courte quand elle ne s’inspire pas d’un idéal supérieur.

Les peuples, d’eux-mêmes, réagirent autant qu’ils purent contre l’œuvre de Berlin ; l’encre des signatures était à peine sèche que déjà ils faisaient craquer les clauses trop étroites du texte laborieusement élaboré par les plénipotentiaires européens ; mais, pour ce qui est des grandes puissances, elles ne firent rien en faveur des peuples qu’elles avaient replacés sous l’autorité du Sultan ; leurs promesses solennelles restèrent sans effet ; les réformes, toujours annoncées, ne furent jamais réalisées. La déception des populations chrétiennes fut d’autant plus cruelle qu’elles voyaient à côté d’elles, au-delà de frontières artificielles, se développer dans le travail, la paix et la liberté, leurs frères de même religion et de même sang.

L’histoire de l’échec de la politique des « réformes » en Turquie, c’est l’histoire même des origines et des causes de la guerre actuelle. Il faut rappeler tout ce passé pour comprendre, et l’irréductible antagonisme entre les populations chrétiennes et les gouvernans ottomans, et la double impossibilité d’une réforme accomplie par les Turcs ou d’une réforme réalisée par les étrangers sans aboutir à une autonomie de fait. Cette histoire est monotone : rien qu’en réunissant les textes qui concernent directement les réformes, M. Schopoff a rempli un gros volume. On peut juger par là des impatiences et des déceptions des peuples toujours leurrés, toujours frustrés !

Dès 1673, dans les Capitulations obtenues par la France et, plus tard, dans celles qui furent concédées à l’Autriche et à la Russie, la Porte accordait des garanties en faveur des chrétiens de l’Empire. C’est l’origine de la « politique des réformes ; » elle est un compromis entre le sentiment de la solidarité chrétienne, qui date des croisades, et la politique de l’équilibre, qui implique le maintien et l’intégrité de l’Empire Ottoman. Sous l’influence des idées « libérales » répandues en Europe et sur les conseils de l’Angleterre, l’Empire Ottoman, au temps d’Abd-ul-Medjid, parut entrer de lui-même dans la voie des réformes radicales. Les lois du Tanzimat, annoncées et expliquées par le hatti-chérif de Gul-Hané (3 novembre 1839), si elles avaient été appliquées, ou, si l’on veut, applicables, auraient reconstitué l’Empire Ottoman sur le principe des Etats occidentaux, avec, à la base, l’égalité devant la loi et les charges publiques. Mais elles se heurtaient aux assises mêmes de l’Empire Ottoman ; fondé sur la domination militaire d’une race et d’une religion, il ne pouvait s’accommoder, sans se détruire lui-même, des principes qui régissent les Etats européens. Souvent ces tentatives d’européanisation ne furent qu’un trompe-l’œil, destiné à donner satisfaction aux instances des puissances européennes ou à paraître exécuter les stipulations formelles d’un traité : telle fut, par exemple, la proclamation de la constitution de 1870 par Abd-ul-Hamid. Mais, même lorsque les réformes ont été décrétées avec un désir sincère de les appliquer, elles se sont heurtées à la résistance passive des traditions et des mœurs qui sont restées victorieuses, si bien que ces tentatives n’ont abouti qu’à énerver les forces de l’Empire Ottoman et à précipiter sa décadence. Un Etat ne saurait se réformer en contradiction absolue avec les principes qui l’ont fait naître et qui le font vivre. Théoriquement, il n’y a rien dans la loi religieuse musulmane. — comme on s’est appliqué à le démontrer textes en main à l’occasion de la révolution de 1908, — qui soit incompatible avec le développement d’un Etat moderne ; mais, pratiquement, une longue expérience a prouvé qu’il y a au moins de très grandes difficultés à adapter le caractère, la mentalité des Turcs, pris dans leur masse, à la vie d’un État civilisé à la mode occidentale. Il ne suffit pas de décréter la liberté, il faut encore en avoir les mœurs.

Après la guerre de Crimée, où la Turquie fut victorieuse par l’épée de la France et de l’Angleterre, on constatait que les lois du Tanzimat n’avaient reçu aucune application. À l’instigation des puissances, le Sultan proclamait le hatti-humayoun du 18 février 1856. Ce nouveau firman, qui n’était « que la confirmation et le développement de l’acte de Gul-Hané qui a solennellement décrété le régime de l’égalité et ouvert l’ère de la réforme dans l’Empire Ottoman, » resta, comme lui, lettre morte. Il était cependant enregistré et contresigné par les grandes puissances ; elles disaient, dans l’article 9 du traité de Paris :

« S. M. I. le Sultan, dans sa constante sollicitude pour le bien-être de ses sujets, ayant octroyé un firman qui, en améliorant leur sort sans distinction de religion ni de race, consacre ses généreuses intentions envers les populations chrétiennes de son Empire, et voulant donner un nouveau témoignage de ses sentimens à cet égard, a résolu de communiquer aux puissances contractantes ledit firman spontanément émané de sa volonté souveraine. Les puissances contractantes constatent la haute valeur de cette communication. Il est bien entendu qu’elle ne saurait, en aucun cas, donner le droit aux dites puissances de s’immiscer, soit collectivement, soit séparément, dans les rapports de S. M. le Sultan avec ses sujets, ni dans l’administration intérieure de son Empire. »

L’esprit du Congrès de Paris apparaît ici en pleine lumière. L’Europe, par crainte de la Russie et d’un nouveau traité d’Unkiar-Skelessi, fait confiance au Sultan, s’en remet à lui et se lie les mains à elle-même : c’est, dans son expression la plus complète, la politique de non-intervention. Le résultat est que, dès 1860, Gortschakoff demande aux puissances de s’entendre pour procéder à une enquête sur le sort des chrétiens de Turquie. En 1867, une « consultation de médecins, » provoquée par Beust, amène entre les Cabinets européens un significatif échange de vues. Le mémoire français émet l’avis qu’il faudrait demander « l’admission sérieuse des chrétiens aux fonctions de l’État. » Le mémoire russe déclare : « Il n’est que trop vrai, comme le fait observer le mémorandum français, que les chrétiens sont regardés par le gouvernement turc, par les musulmans, et plus encore par le Sultan, comme formant une classe dangereuse qui doit rester subalterne. » Les réformes solennellement promises n’ont donc pas été appliquées ; bien plus, la nouvelle politique d’assimilation et de centralisation, pratiquée depuis 1839, devint un prétexte pour dépouiller les populations chrétiennes des privilèges et des droits d’autonomie provinciale et communale, qu’elles tenaient de la coutume, depuis le temps de la conquête, si bien que leur sort était pire qu’avant l’ère des réformes, tandis que les proclamations du Sultan et les promesses des puissances leur donnaient une conscience de plus en plus nette de l’état d’infériorité où elles étaient réduites. Tous les Cabinets européens étaient d’accord pour reconnaître qu’une pareille situation ne pouvait manquer d’amener, un jour ou l’autre, des complications graves, mais ils se refusaient à prendre les mesures nécessaires pour faire appliquer les réformes. Le Cabinet russe terminait son mémorandum de 1867 par cette phrase que l’on croirait datée d’hier : « Les populations chrétiennes ont subi de trop cruelles et de trop fréquentes déceptions pour se fier au bon vouloir ou au savoir faire des autorités musulmanes. »

Au milieu de ces leurres et de ces déceptions apparaît, le 11 mars 1870, un fait positif. La Porte concède à la population bulgare le firman constituant l’exarchat. C’était, dans l’esprit du Sultan, créer un schisme parmi ses sujets chrétiens, diviser pour régner. L’histoire en jugera autrement, car c’est autour de l’exarchat que s’est constituée la nationalité bulgare. A partir de 1875, les troubles de l’Herzégovine amènent les chancelleries à s’occuper de nouveau des réformes à introduire dans l’Empire. Le Sultan aussitôt proclame (12 décembre 1875) un firman concédant des réformes générales étendues. La « note Andrassy » (30 décembre 1875) cherche à faire l’union des puissances autour d’un programme de réformes. Le nouveau sultan Abd-ul-Hamid imagine un coup de maître ; il fait rédiger par Midhat pacha une constitution, celle-là même que les Jeunes-Turcs ont exhumée en 1908, et, le 23 décembre 1876, le jour même où la conférence de Constantinople va s’ouvrir, il en fait la promulgation solennelle. La parade est habile : aux plénipotentiaires de l’Europe la Constitution permet au Sultan de répondre tantôt : j’accorde plus que vous ne me demandez ; tantôt : ceci est contraire aux lois de l’Empire. Le protocole de la dernière séance porte en un endroit : « Le général Ignatief dit que la Porte n’admet dans les propositions des puissances que ce qui est conforme aux lois existantes et à la Constitution. Son Excellence se demande alors pourquoi le gouvernement ottoman a accepté la Conférence. » Il a accepté la Conférence pour donner à l’Europe une apparence de satisfaction, mais il rejette toute immixtion étrangère dans l’administration de ses provinces. Il compte, pour l’avenir, sur les divisions des puissances : d’ailleurs, de quel droit et au nom de quel principe celles-ci, qui ont elles-mêmes introduit la Turquie dans le droit public européen, exerceraient-elles une pression sur elle ou une coercition contre elle ? La Porte a pris des engagemens, mais ils ne sont pas précis, et l’application en est laissée à sa libre initiative. Ils ne donnent pas le droit aux puissances d’intervenir ou de prendre en mains les réformes. Le jeu, cependant, ne va pas sans danger pour la Turquie. La Russie conclut son accord avec l’Autriche (convention de Reichstadt, juillet 1816) et brusque le dénouement en lançant ses armées vers Constantinople.

A l’éternel problème des rapports de la Turquie avec ses sujets chrétiens, le traité de San Stefano apporte une solution radicale qui supprime le problème en affranchissant les chrétiens et en enlevant au Sultan les territoires qu’ils habitent. Mais le traité de Berlin rouvre l’ère des « réformes, » promises par l’Europe, promises par la Porte, jamais réalisées. Son article 23 est la base juridique des revendications des populations chrétiennes. Il suffit de lire les protocoles du Congrès pour se convaincre que si, en réalité, les hauts plénipotentiaires étaient peu préoccupés du sort des populations, en apparence ils ne laissaient pas de s’en inquiéter, d’en parler, de stipuler en leur faveur. Dans la convention du 4 juin, par laquelle l’Angleterre se fait donner Chypre, le Sultan lui « promet d’introduire les réformes nécessaires, à être arrêtées plus tard par les deux puissances, ayant trait à la bonne administration et à la protection des sujets chrétiens et autres de la Sublime-Porte, qui se trouvent sur les territoires en question. » Abd-ul-Hamid, fidèle à la tactique invariable de la Porte, prévient les vœux de l’Europe et, en conformité avec l’article 23 du traité de Berlin, rédige et promulgue tout un code de réformes : c’est cette fameuse loi des vilayets, du 23 août 1880, qui ne fut jamais exécutée et que le gouvernement de Moukhtar pacha tirait de la poussière des archives, le 7 octobre dernier, pour annoncer qu’elle allait être mise en vigueur. On ne saurait vraiment s’étonner outre mesure que les gouvernemens allies ne se soient pas contentés d’une satisfaction aussi platonique !

Les troubles d’Arménie, en 1894, ramènent l’attention sur l’Empire Ottoman et, de nouveau, on parle des réformes ; c’est, entre la diplomatie européenne et la Porte, le même échange rituel de démarches et de promesses : mémorandum des ambassadeurs de France, de Russie et d’Angleterre (mars-avril 1895) : projets de réformes administratives, contre-projets turcs, discussions, délais, débats inutiles sur des détails, graves et laborieuses « considérations, » finalement décrets impériaux : réformes en Arménie, réformes en Roumélie, qui ni ici, ni là, ne sont appliquées. « On peut dès à présent reconnaître, écrivait le 2 août 1895 M. Paul Cambon, dans le projet ottoman, certaines réformes utiles et l’absence complète de toute garantie. » Le refrain est toujours le même et ne saurait varier, car des « garanties, » qui ne seraient pas illusoires, ne pourraient aboutir qu’à une mainmise de plus en plus complète sur l’administration de l’Empire Ottoman, et les puissances repoussent une telle solution. Où s’arrêteraient-elles ? Agiraient-elles collectivement, ou bien l’une d’elles serait-elle déléguée par les autres, et alors, dans quelles complications, dans quelles rivalités ne tomberait-on pas ? Les divisions de l’Europe sont pour la Turquie la plus sûre garantie que son inertie ne lui portera pas préjudice.

La crise qui commence en 1902 par les troubles de Macédoine et se prolonge jusqu’à la révolution de 1908 amène la plus intéressante et la moins inefficace des tentatives de « réformes » faites dans l’Empire Ottoman. Cette fois l’intervention européenne se traduit par une participation effective aux réformes : nous l’avons, en son temps, exposée en détail : rappelons-en les phases principales. Elle a pour théâtre la Macédoine où les populations chrétiennes s’organisent et aspirent à obtenir des réformes qui les achemineront peu à peu vers une demi-indépendance. La présence en armes, aux frontières, des Bulgares, des Grecs, des Serbes, n’est pas seulement, pour leurs « frères » de l’Empire, un stimulant à l’énergie et une provocation à l’insurrection, elle pèse encore d’un poids décisif sur les hésitations des puissances et sur les répugnances de la Porte ; s’il y a eu, en Macédoine, de 1902 à 1908, des tentatives sérieuses de réformes, c’est à la présence des petits Etats, à leurs progrès, à leur prudence, qu’il en faut attribuer le mérite.

L’histoire des réformes pour les trois vilayets de Macédoine est intéressante à suivre dans son développement. L’Autriche et la Russie s’étaient mises d’accord en 1897 pour pratiquer en Turquie une politique d’abstention commune ; c’était le temps où la Russie s’engageait à fond, en Asie, dans les entreprises qui devaient la conduire à Moukden et à Tsoushima ; elle souhaitait que le statu quo ne fut pas troublé en Europe, tandis qu’elle était occupée au loin. A partir de 1902, les troubles de Macédoine devenant de plus en plus graves, les deux « puissances de l’entente » se mettent d’accord pour demander à la Turquie l’application d’un programme modéré de réformes et, en même temps, elles agissent énergiquement à Sofia, à Belgrade et à Athènes pour recommander l’abstention et la prudence. Le Sultan, toujours fidèle à sa méthode, prend les devans, nomme un « inspecteur général des trois vilayets de Macédoine ; » il lui faut néanmoins accepter le contrôle, la présence de deux « agens civils, » l’un russe, l’autre autrichien. Leur action, jointe à celle de l’inspecteur Hilmi pacha, fut sensible, mais insuffisante. Ce fut la première phase des réformes ; elle consacrait un fait important ; l’Europe était représentée par deux paires d’yeux qui, à la vérité, ne pouvaient pas s’ouvrir aussi librement qu’il aurait fallu mais dont la présence n’en constituait pas moins une garantie. Bientôt, sous l’action des autres puissances, particulièrement de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, la Porte dut accepter d’autres agens étrangers : ce furent quatre « conseillers financiers, » et trente-six officiers chargés de réorganiser la gendarmerie ottomane en Macédoine. Gendarmerie, finances, administration, voilà déjà trois branches essentielles d’un bon gouvernement soumises à la surveillance d’agens européens. Mais le fonctionnement de cet appareil compliqué est difficile : les agens européens ont-ils le droit d’ordonner, d’agir, ou seulement de contrôler et de faire des rapports ? L’unanimité n’existe pas parmi les puissances ; les Allemands n’ont envoyé qu’un seul officier comme commandant de l’école de gendarmerie ; ils entendent ne pas s’immiscer dans le gouvernement des provinces du Sultan. Au contraire l’Angleterre, la Russie suivent la ponte où les entraine la logique des faits ; comment la réforme des finances serait-elle possible sans celle de l’administration, des perceptions, etc., et celle de la gendarmerie sans celle de la justice ? De là le nouveau plan de réformes proposé à la fin de 1907 par le Cabinet britannique, accepté par la Russie, et qui comprend notamment une réorganisation de la justice sous le haut contrôle d’agens européens. Le roi Edouard VII et son ministre des Affaires étrangères rencontrent à Revel le tsar. Nicolas et le sien ; entre ces quatre hauts personnages le sort de la Macédoine est étudié ; l’accord se fait sur un programme développé de réformes. Encore un pas, que la presse parle déjà de franchir, et l’on demandera à la Porte d’accepter un gouverneur chrétien pour la Macédoine : peu à peu les fonctionnaires du Sultan ne seront plus que des comparses, d’inutiles spectateurs dont le fez attestera la suzeraineté du Sultan, mais, en fait, la Macédoine sera autonome. Et, quand on aura constaté les bienfaits d’un tel régime dans cette province de l’Empire, comment ne serait-on pas amené à l’appliquer aux autres ? Entre le système européen d’administration et ce minimum de gouvernement, cette tyrannie tempérée par l’anarchie qu’est le régime turc, telle est la marche fatale : la politique des réformes, dans l’Empire Ottoman, oscille entre le néant et l’autonomie, sans pouvoir s’arrêter longtemps à un stade intermédiaire. Cette politique ne pouvait être qu’une transition, un acheminement, soit vers un empire ottoman européanisé où aurait régné l’égalité des droits entre tous les sujets du Sultan, soit vers l’autonomie des provinces non turques. Les beaux projets de réformes savamment élaborés par les conférences d’ambassadeurs pouvaient avoir la valeur transitoire d’un expédient ; ils pouvaient satisfaire les diplomates formalistes, comme l’âme d’un notaire se réjouit d’un beau contrat, où les droits de chacun sont prévus et pesés, sans s’inquiéter si les époux sont mal assortis ; ils étaient inopérans pour apporter, à une situation douloureuse, une solution durable. Une heure devait nécessairement venir où cette situation se dénouerait dans un sens ou dans l’autre.


II

L’Europe a pu croire, à un moment critique de l’histoire de l’Empire Ottoman, que la solution viendrait des Turcs eux-mêmes et d’une réforme interne. La révolution du 23 juillet 1908 et l’avènement des Jeunes-Turcs semblaient inaugurer un régime tout nouveau, établi sur des bases constitutionnelles, avec l’égalité et la liberté comme fondement de l’édifice. L’Europe entière fit, de bon cœur, crédit de confiance, de temps et d’argent à la Jeune-Turquie ; enfin allait disparaître cette question lancinante des « réformes ; » la plainte toujours renaissante des populations non turques allait cesser de monter vers les nations civilisées. Une chance de salut était offerte à la Turquie affaiblie ; l’Europe l’aiderait de tout son pouvoir à se réorganiser et à devenir un Etat moderne. La situation diplomatique de la Jeune-Turquie à ses débuts était excellente ; les affaires de Bosnie et de Bulgarie, loin de l’affaiblir, avaient rehaussé son prestige et rempli son trésor ; au dehors les ambitions désarmaient : au dedans la réconciliation se faisait dans une bonne volonté générale et dans un enthousiasme sincère pour la révolution : on voyait les bandes bulgares, grecques, serbes, déposer les armes, fraterniser avec les Turcs. Ce concours de tous les cœurs et de toutes les énergies à une œuvre commune de régénération et de salut allait être de courte durée : les désillusions étaient proches.

C’est un fait connu que la révolution du 23 juillet a été précipitée, sinon déterminée, par l’entrevue de Revel et les projets de réformes pour la Macédoine préparés par les gouvernemens russe et anglais. La révolution du 23 juillet, en même temps qu’elle était dirigée contre la tyrannie d’Abd-ul-Hamid, était aussi et surtout une protestation contre ses faiblesses vis-à-vis des étrangers, c’est-à-dire contre le régime des réformes qui allait se développant en Macédoine. Plus encore que libéral, le mouvement jeune-turc a été un mouvement nationaliste et antiétranger. Les élections législatives d’août et de septembre 1908 démontrèrent que l’égalité promise aux diverses nationalités et aux diverses confessions n’était qu’un leurre ; par des actes flagrans de mauvaise foi et d’illégalité, la représentation des chrétiens à la Chambre fut réduite à d’infimes proportions : les Bulgares et les Grecs s’en plaignirent aux consuls dans des mémoires qui restèrent sans écho. Le « programme politique du Comité jeune-turc Union et Progrès, » à côté de phrases générales sur l’égalité de tous les citoyens et sur le respect des privilèges religieux, affirme nettement les droits de la langue turque comme langue officielle, le caractère homogène et uniforme qui doit être donné à l’enseignement de tous les citoyens avec, à la base, l’enseignement obligatoire du turc[2]. Ainsi se marquait le caractère centralisateur et nationaliste turc de la Révolution.

Les grandes puissances péchèrent par excès de confiance ; quelques semaines après la révolution, elles cédèrent aux instances des Jeunes-Turcs et consentirent à renoncer au régime des réformes tel qu’il fonctionnait avec de bons résultats en Macédoine. Elles étaient lasses des difficultés toujours renaissantes que suscitait l’application des réformes, des dépenses qu’elle nécessitait ; elles étaient presque aussi pressées de les abandonner que les Jeunes-Turcs avides d’en être délivrés. Les réserves formulées pour l’avenir par le Cabinet de Pétersbourg étaient insuffisantes pour atténuer cette hâte regrettable. Si les Jeunes-Turcs avaient été moins présomptueux et plus prudens, ils auraient trouvé, parmi les agens européens des réformes, des guides expérimentés qui les auraient aidés à organiser complètement les vilayets de Macédoine, et, de là, les règles et les coutumes d’une bonne administration auraient pu se répandre dans tout l’Empire. Livrés à eux-mêmes, ils entassèrent les fautes sur les iniquités et s’aliénèrent sans remède les populations chrétiennes de la Macédoine. Bulgares, Serbes et Grecs avaient apporté à la révolution un concours sincère ; ils étaient aussi las du régime hamidien que de la tyrannie des bandes qui, de répressions en représailles, avait inondé de sang et couvert de ruines leur malheureux pays ; aussi, en avril 1909, vit-on les chrétiens marcher les premiers sur Constantinople pour défendre la Constitution. La chute d’Abd-ul-Hamid, l’avènement définitif du régime jeune-turc avec Mohammed V sont peut-être, dans l’histoire contemporaine de la Turquie, le moment unique où une réconciliation des nationalités aurait pu se faire dans l’enthousiasme général de la liberté conquise. Mais les esprits des Jeunes-Turcs, nourris d’abstractions, pénétrés de préjugés, gonflés d’orgueil, ne s’ouvraient pas à des conceptions qui eussent été à la fois politiques et humaines ; leur tempérament autoritaire prit le dessus ; avec de grands mots de liberté et de progrès ils firent peser sur la Turquie, et particulièrement sur la Macédoine, cette tyrannie assimilatrice et centralisatrice qui les a entraînés rapidement à leur chute et qui menace de conduire à sa ruine, avec eux, l’Empire Ottoman. En 1909, après les souffrances de la période de 1903 à 1908, une politique de fraternité habilement menée aurait pu donner la paix et la prospérité à la Turquie d’Europe. Les Jeunes-Turcs, définitivement maîtres du pouvoir après les événemens d’avril 1909, adoptent une politique toute contraire : ils s’appliquent à éliminer les chrétiens des fonctions publiques au moment où ils les incorporent dans l’armée : ils procèdent au désarmement de la population et, à cette occasion, la soldatesque déchaînée se livre à des abus et à des atrocités pires qu’au temps d’Abd-ul-Hamid. Nous avons raconté ici les incidens tragiques de Yenidje-Vardar. Meurtres, tortures, viols signalent l’opération du désarmement. Bulgares, Serbes et Grecs qui, aux premiers jours du nouveau régime, apportaient spontanément leurs armes, se mettent de nouveau à les cacher ; les bons fusils, malgré les perquisitions et les bastonnades, échappent à toutes les recherches ; ils sortent aujourd’hui de leurs cachettes. Bientôt de petites bandes se montrent dans la montagne et des attentats contre les chemins de fer signalent la reprise de l’activité insurrectionnelle. L’établissement de colons musulmans dans les régions de la Macédoine les plus fertiles et où les chrétiens sont les plus nombreux, met le comble à l’exaspération des populations slaves. Ces mohadjirs, émigrés pour la plupart de Bosnie, apportent le trouble et le désordre dans les pays où les fonctionnaires turcs les implantent et où souvent les anciens propriétaires sont lésés à leur profit. Le docteur Nazim bey et les membres du comité de Salonique ne cachent pas que leur but, en installant des colons musulmans, est de modifier au profil de l’Islam les proportions de la population ; ils ne répondent aux plaintes des chrétiens qu’en affirmant leur volonté d’appliquer dans l’avenir, avec plus d’ampleur encore, la même méthode. Les procédés jacobins et centralisateurs des Jeunes-Turcs, leur violence et leur maladresse, provoquent les insurrections d’Albanie dont le contre-coup direct achève de troubler la Macédoine. Dès lors les chrétiens des trois vilayets prennent des résolutions’ suprêmes. L’excès de leur désespoir a pour premier effet de reléguer au second plan leurs discordes intestines et de réconcilier Bulgares, Grecs, Serbes, Valaques, dans une haine commune contre le Turc oppresseur. Durant toute la période de 1902 à 1908, les bandes bulgares, serbes, grecques, se massacraient plus souvent entre elles qu’elles n’attaquaient les Turcs ; leurs vieilles rivalités, renouvelées et attisées par l’imprudent article 3 du programme de Mürzsteg qui prévoyait une prochaine délimitation des nationalités, étaient soigneusement entretenues par les Turcs qui en profitaient habilement. Dans les pays où la majorité des habitans chrétiens était grecque ou serbe, ils se gardaient d’inquiéter les bandes bulgares, et inversement. A partir de 1910, la réconciliation des deux nationalités les plus actives et les plus animées l’une contre l’autre, les Bulgares et les Grecs, est un fait accompli. De Macédoine elle se propage jusqu’à Constantinople où elle rapproche le patriarcat et l’exarchat, jusqu’à Athènes et Sofia où elle fait l’union des deux gouvernemens.

En même temps que la maladresse des Turcs accomplissait ce chef-d’œuvre de réconcilier deux races dont les rivalités et les rancunes paraissaient irréductibles, la brutalité de leurs soldats leur aliénait les Albanais. La présence, dans les épaisses montagnes qui couvrent le pays entre le Vardar et l’Adriatique, d’un peuple musulman autochtone, les Arnaoutes, était une grande force pour l’Empire Ottoman en décadence ; on peut dire que ce son ! les Albanais musulmans qui, installés de toute antiquité dans leurs montagnes, maintenaient les Turcs en Europe ; depuis longtemps ils fournissaient aux Sultans des gardes, des soldats, des fonctionnaires, des ministres, des grands vizirs ; en récompense de leur fidélité au Sultan et à l’Islam, ils jouissaient du droit de porter des armes, et ils en abusaient pour opprimer et détruire les Serbes en Vieille-Serbie et les Grecs en Epire. Ce droit, les Jeunes-Turcs prétendirent le leur enlever et les obliger à subir le désarmement. Aussitôt l’Albanie s’insurge ; les soldats de Torghout Chefket pacha, chargés de soumettre les rebelles, commettent de tels excès qu’ils laissent derrière eux des haines inexpiables que la campagne de 1911 ne fait qu’accroître et envenimer. Ces violences réconcilient les Albanais du Nord avec leurs ennemis héréditaires les Monténégrins et les Serbes. Dans la crise actuelle, les Arnaoutes ne se lèvent pas comme un seul homme pour défendre l’Empire Ottoman, ainsi qu’ils l’eussent fait au temps d’Abd-ul-Hamid. Les cinq tribus Malissores font cause commune avec les soldats du roi Nicolas, tandis que les Mir-dites restent neutres et que les Doukhagin paraissent attendre la chute de Scutari pour se joindre aux Monténégrins. Le chef de l’insurrection de 1909, Issa Boletinatz, serait, dit-on, passé aux Serbes ; il les aurait ensuite trahis et aurait été tué par eux. Les Albanais, en ce moment critique, hésitent entre deux haines ; le parti qui réclame l’autonomie albanaise fait des progrès : les Albanais, le plus vieux peuple de la péninsule, s’apprêtent à y constituer la plus jeune des nationalités.

Les races non turques, Grecs et Bulgares, Albanais et Monténégrins, oubliant leurs haines séculaires ; les soutiens autrefois les plus fidèles de l’Empire, les Albanais, les Arabes, hostiles ou mécontens ; les grandes puissances irritées, les petites réduites à se préparer à la guerre et à négocier leur entente ; la Tripolitaine dégarnie de troupes et offerte comme une tentation aux ambitions de l’Italie, tels sont quelques-uns des résultats du gouvernement des Jeunes-Turcs. Jamais, en moins de temps, on ne commit plus de fautes, ni de plus graves. Il serait injuste de reprocher aux Jeunes-Turcs de n’avoir pas réalisé toutes les réformes et toutes les créations qu’on aurait pu attendre d’eux ; mais, dans les trois années pendant lesquelles ils ont exercé une dictature absolue, on ne voit pas qu’ils aient guidé leur pays dans des voies d’avenir, qu’ils aient amorcé des réformes fécondes, tracé un plan bienfaisant, réalisé un peu plus de justice, et c’est de quoi leurs compatriotes sont en droit de leur faire grief. Leurs vues ont été étroites et mesquines, elles n’ont guère dépassé l’horizon d’une loge maçonnique ; tout leur effort a été employé surtout à durer ; ils ont confondu leur maintien au pouvoir avec l’avenir de la Turquie ; en excluant leurs adversaires, en rétrécissant de plus en plus le cercle de leurs affidés, ils ont remplacé la tyrannie d’un homme par la tyrannie d’un Comité et la dictature d’une coterie. Ils ont ainsi successivement mécontenté les anciens serviteurs de l’Etat, les fonctionnaires blanchis sous le harnais et qui savaient par quel jeu de contrepoids la Turquie se maintient depuis si longtemps en face de ses ennemis, les officiers qui n’étaient pas affiliés aux comités Union et Progrès, les hodjas et les dévots le l’Islam inquiets de leur matérialisme grossier et de leur impiété affichée. Le pédantisme positiviste des dirigeans du parti jeune-turc a plus avancé, en trois ans, la démoralisation de la société ottomane et la désagrégation de l’Etat que la tyrannie hamidienne en trente ans. Les sociétés qui durent ont besoin d’un idéal pour vivre et se renouveler : celui que les Jeunes-Turcs proposaient à leur pays n’était adapté ni à sa mentalité ni à ses mœurs. Le parti Union et Progrès croyait tenir tout le pays par ses comités, toute l’armée par ses affiliés ; les dernières élections, moins sincères et plus « truquées » encore que les précédentes, lui avaient donné une majorité énorme dans la Chambre, et cependant il a suffi d’un événement extérieur, la guerre avec l’Italie, qui révéla sa faiblesse réelle et l’incurie de sa gestion, pour jeter bas son gouvernement. Mais son œuvre de destruction lui a survécu : c’est lui qui a préparé l’effondrement dont la soudaineté révèle aujourd’hui la profondeur et l’étendue du mal. L’échec du gouvernement des Jeunes-Turcs a été en même temps celui de la dernière tentative de réforme essayée par la Turquie sur elle-même. Les vieux serviteurs d’Abd-ul-Hamid, les Kiamil, les Moukhtar, les Saïd, les Hilmi reparurent au pouvoir et tentèrent d’inaugurer une politique lénifiante ; il était trop tard ; les quatre Etats balkaniques étaient définitivement fixés sur les réformes que l’on peut attendre de l’initiative du gouvernement turc ; les massacres de Kotchana et d’Istip, les violences exercées sur les Serbes dans le vilayet de Kossovo, les concessions accordées aux Albanais musulmans pour tenter une tardive réconciliation, faisaient apparaître le désordre plus irrémédiable que jamais et présageaient le retour des pires calamités. Il était démontré que l’amélioration du sort des chrétiens de la Turquie ne viendrait jamais ni du gouvernement ottoman ni de l’Europe ; elle ne pouvait donc venir que des Etats balkaniques eux-mêmes. La guerre italo-turque leur offrait une occasion favorable, ils décidèrent de ne pas la laisser échapper ; ils resserrèrent donc leur union et annoncèrent l’intention de mobiliser leurs armées s’ils n’obtenaient pas, pour leurs « frères » de Macédoine, les satisfactions nécessaires.

Au dernier moment, l’Europe et la Turquie tentèrent de recourir encore aux vieux remèdes. Ce fut d’abord la proposition du comte Berchlold, dont le sens et la portée ne semblent pas avoir été très bien saisis par tous les Cabinets de l’Europe : elle était une tentative pour rassembler les membres discords du concert européen à la veille de la tempête prévue ; mais elle paraissait attribuer à l’Autriche-Hongrie une sorte de prééminence dans les affaires balkaniques, et c’est pourquoi, en définitive, les gouvernemens ne lui firent qu’un accueil nuancé de réserves. Elle n’aurait d’ailleurs pu aboutir à aucun résultat efficace, sinon à renouveler les tentatives tant de fois vaines pour peser sur la Porte et obtenir des réformes. A la dernière heure, M. Poincaré, avec beaucoup de décision, proposa un remède héroïque ; les puissances auraient « pris en mains » l’exécution des réformes : c’eut été le retour à la politique de Revel, un acheminement à une autonomie de fait de la Macédoine sous une tutelle européenne, un acheminement aussi sans doute à de graves difficultés pour l’application des réformes et le maintien du concert des puissances. Comment aurait-on pu espérer d’elles un accord durable quand, sur la formule même de M. Poincaré, des dissidences se manifestaient comme si le temps était encore aux discussions académiques. La Sublime-Porte essaya, de son côté, la parade classique ; elle déclara qu’elle n’avait besoin du concours de personne pour réaliser des réformes et, sans se mettre en frais d’imagination, elle sortit d’un carton où l’on eut, dit-on, quelque peine à la découvrir, la loi des Vilayets de 1880 ; elle en promit la mise en vigueur immédiate. Les quatre Etats alliés répondirent à ce bon billet par la mobilisation de leurs troupes et envoyèrent à Constantinople le programme minimum de leurs revendications. Ce programme est logique et apporte une solution : il aboutit en fait à la création, sous la souveraineté nominale du Sultan, d’une Macédoine autonome garantie par les Etats balkaniques. Du point de vue des alliés, ces demandes représentaient un minimum raisonnable ; elles ne pouvaient, du point de vue des Turcs, que paraître inacceptables. Ce fut la guerre. Elle n’a pas été provoquée, comme on l’a dit, par « l’ambition » de tel ou tel souverain des Balkans ; ou plutôt cette « ambition » elle-même était imposée aux rois des Etals chrétiens comme une nécessité absolue de leur politique ; la guerre devait fatalement sortir de l’impossibilité de réaliser des réformes en Turquie, c’est-à-dire de transformer la Turquie telle qu’elle est, avec son histoire, avec ses mœurs, ses conceptions politiques, son idéal religieux et social, en un Etat européen contemporain. La vieille Turquie se maintenait parce qu’elle restait elle-même et parce que les rivalités des grandes puissances favorisaient son jeu d’équilibre. L’échec de la Jeune-Turquie fit mieux ressortir toute la distance qui sépare l’Empire Ottoman des Etats de l’Europe occidentale. Du jour où les méthodes et les institutions de la civilisation européenne furent représentées, dans la péninsule même, par de petits Etats naguère encore vassaux ou sujets de la Turquie, ardens à s’élever, avides de nouveauté, de changement et de progrès, il fut évident que le conflit éclaterait. La lutte engagée n’est pas, comme l’a dit le sénateur Mascuraud, une guerre de religion, c’est la lutte de deux civilisations, dont l’une est la civilisation occidentale, issue du christianisme, celle du mouvement et de l’espérance, l’autre la civilisation orientale, fondée sur l’Islam, colle de l’immobilité et du fatalisme.

Pour éprouver par ses yeux la violence du contraste, il suffit de parcourir en chemin de fer soit la ligne de Sofia à Constantinople, soit celle de Belgrade à Salonique par Uskub, et de regarder les campagnes qui défilent lentement de chaque côté du train. En Serbie et en Bulgarie, les plaines sont bien cultivées, habilement irriguées ; des cultures maraîchères, des arbres fruitiers entourent les villes ; les moissons poussent drues et serrées ; nul coin de terre arable n’échappe à la charrue. Dès qu’on arrive en Thrace ou en Macédoine, le contraste est poignant : les buissons et les épines envahissent les champs, les épis disparaissent parmi les herbes folles. Dans les riches plaines du Vardar, où la couche d’humus est très épaisse, les paysans, pour faire leurs semailles, mettent d’abord le feu aux ronces et aux broussailles, puis la charrue, qui est restée l’antique araire des Romains, écorche la terre, contournant les bouquets d’épines qu’il serait trop pénible d’arracher ; aussitôt après ce premier et unique labour, on jette la semence ; la terre est si fertile que la moisson suffit encore à nourrir tant bien que mal les habitans clairsemés. Les paysans de race bulgare, qui sont nombreux dans les plaines macédoniennes, ne cultivent pas mieux que les Turcs ; le tchiflik sur lequel ils vivent et peinent ne leur appartient pas, ils n’en sont que les colons, et le fruit de leur travail va au propriétaire et au fisc ottoman ; le bey, avec la complicité des autorités, abuse de ses droits pour dépouiller le paysan. Nous avons expliqué déjà ici comment la question macédonienne est, pour une bonne part, une question sociale ; elle est une conséquence du régime de la propriété. La physionomie des hommes reflète la prospérité de la terre libre ou la tristesse de la terre serve. En Macédoine, le paysan est timide, fuyard ; il courbe l’échine sur son sillon ; sa démarche est lourde, ses yeux craintifs ; sa figure révèle l’anxiété, l’insécurité où il vit. Voyez au contraire un Bulgare des plaines de Philippopoli ; il redresse sa taille ; sa démarche est fière, ses yeux regardent droit et loin ; on sent un homme libre, résolu, sûr du lendemain, conscient de sa valeur et de ses responsabilités. Ces contrastes portent le plus accablant des témoignages contre le gouvernement des Turcs. Ils allèguent qu’ils ont été depuis longtemps entravés dans la bonne administration de leurs provinces par les aspirations séparatistes et les révoltes des populations chrétiennes. Si les Turcs avaient su organiser leur Etat sur des bases nouvelles et donner à toutes les populations de l’Empire le même statut avec une égalité réelle devant la loi et les emplois publics, la fusion des races aurait pu s’accomplir dans le calme et la paix, mais c’était là un rêve chimérique : « D’après la Constitution, a dit le 6 août 1910 à Salonique, dans une réunion restreinte et confidentielle du Comité Union et Progrès, Talaat bey, ministre de l’Intérieur, tous les sujets turcs, aussi bien les musulmans que les chrétiens, sont égaux devant la loi. Mais vous devez comprendre vous-mêmes que c’est impossible. C’est tout d’abord le Chériat qui s’y oppose ; tout notre passé, les sentimens de centaines de mille de croyans s’y opposent. Ensuite, et c’est beaucoup plus important, les chrétiens eux-mêmes s’y opposent, car ils ne veulent à aucun prix être des Ottomans. Les efforts pour développer chez eux la notion d’ottomanisme ont échoué et échoueront, tant qu’il y aura autour de nous des Etats balkaniques indépendans qui nourrissent, qui soutiennent, qui encouragent ces sentimens séparatistes. De l’égalité il ne peut être question en Turquie, que le jour où l’ottomanisation de tous les élémens sera accomplie, et ce travail sera long et difficile. Nous y réussirons, il n’y a pas de doute, mais en attendant, il faut que nous tranquillisions nos voisins. » Ce que Talaat bey entend ici par « ottomanisation, » c’est en réalité « turcisation. » Il était impossible aux populations chrétiennes de l’accepter, plus impossible encore aux Etats slaves ou à la Grèce d’être les témoins muets d’une politique de centralisation et d’assimilation qui non seulement menaçait d’anéantir leur espérance de réunir un jour en une même nation tous les enfans d’un même sang, mais qui, dans le présent même, apportait une grave perturbation dans leur vie nationale et dans leur travail de progrès. On n’a pas assez compris en Europe quel trouble les réfugiés macédoniens ont apporté dans la vie de la Bulgarie ; cette population flottante y a entretenu une perpétuelle inquiétude ; ces exilés, arrivés sans ressources, ne trouvaient pas aisément leur place dans les cadres normaux d’une société composée en grande majorité de petits propriétaires ; ils formaient à la surface de la nation une sorte de prolétariat intellectuel, et ces persécutés devenaient facilement des aigris parmi lesquels la propagande anarchiste recrutait des adeptes. Les Serbes de la Vieille-Serbie étaient, dans des proportions plus restreintes, une charge de même nature pour les Serbes du royaume, les Albanais fugitifs pour les Monténégrins, et les Crétois pour les Grecs. Sans parler de la communauté de sang et de religion, le droit des petits pays de se préoccuper de l’État intérieur de la Turquie et de revendiquer la faculté d’y intervenir résultait donc, pour eux, des souffrances et des charges qu’ils avaient à supporter par suite du mauvais gouvernement de l’Empire Ottoman.

C’est dans l’espoir que le gouvernement deviendrait meilleur, que les Etats chrétiens des Balkans ont accueilli avec faveur la révolution de 1908-1909 et en ont favorisé, tant qu’ils ont pu, le succès. Leur désir de vivre en bonne intelligence avec le grand empire voisin est prouvé par les voyages des rois Ferdinand et Pierre à Constantinople, par les négociations entamées avec la Porte pour la construction de chemins de fer, par le caractère même et les idées des hommes d’Etat qu’ils ont mis à la tête de leurs gouvernemens. M. Ivan Guéchof, président du Conseil des ministres bulgares, est aussi notoirement un ami de la paix que le roi Ferdinand lui-même ; il passait, non sans raisons, pour partisan d’une entente avec la Turquie. Cette même politique était pratiquée par M. Milovanovitch, et, après la mort prématurée de cet éminent homme d’Etat, par M. Pachitch. La Serbie trouvait dans les ports de l’Empire Ottoman un débouché pour son commerce et des facilités de transit qui lui étaient refusées du côté austro-hongrois. Son intérêt, dont elle était parfaitement consciente, l’engageait à entretenir de bonnes relations avec la Turquie. La Grèce avait besoin d’achever la réorganisation de son armée ; son gouvernement avait cru longtemps qu’elle aurait avantage à pratiquer une politique d’entente avec les Turcs qui, en Macédoine, s’accommodaient plus aisément avec les élémens grecs qu’avec les élémens slaves.

Toutes ces considérations d’intérêts matériels se sont évanouies en un instant en face d’un intérêt plus élevé ; une vague de fond de l’opinion publique a emporté les digues que la prudence des gouvernemens mettait au torrent des passions nationales. Depuis longtemps ces peuples frémissaient d’impatience au spectacle des misères de leurs frères demeurés sous le joug des Turcs ; l’heure vint où les rois et les ministres sentirent que, si eux-mêmes ne prenaient pas la direction du mouvement, il serait assez fort pour les emporter. La guerre actuelle est vraiment la guerre des peuples. Elle donne le plus éclatant démenti à ceux qui vont répétant que ce sont les princes qui font la guerre pour satisfaire leurs ambitions, « pour faire cuire leur œuf, » et que les peuples, laissés à leurs spontanéités pacifiques, se tendraient les bras. La guerre sort, presque fatalement, de tout un enchaînement de difficultés enchevêtrées mais qui dérivent toutes d’une même contradiction initiale ; elle est l’inévitable aboutissement d’un long processus dont les origines sont souvent lointaines et obscures, et dont le terme est le choc de deux peuples, le heurt de deux passions.


III

Les grands élans qui soulèvent l’âme des foules, font vibrer tous les cœurs à l’unisson et bandent toutes les énergies vers un seul but, sont préparés, dans l’intimité de chaque Ame, par un profond et sourd travail qui s’accomplit presque inconsciemment et dont le résultat vient éclater au grand jour à l’heure, impossible à prévoir, où un choc, parfois léger, mais décisif, ébranle les esprits et les jette dans l’action. Chez les petits peuples balkaniques, ce lent travail de préparation se révélait, li certains signes, dans le domaine des faits matériels.

L’Europe n’a pas assez rendu justice au travail et aux progrès si rapidement accomplis par les trois petits Etats slaves, par la Roumanie leur voisine, et, dans une moindre mesure, par la Grèce ; elle a favorisé de tout son pouvoir, et d’ailleurs sans succès, l’expérience de la Jeune-Turquie, mais l’admirable effort des petits peuples l’a laissée indifférente. Le Congrès de Berlin ne s’était pas préoccupé de leur donner des frontières raisonnables, ni de les placer dans des conditions où la vie leur fût facile ; il s’était attaché à les diviser en une poussière d’États. La Bulgarie et la Serbie, après la guerre de 1877, étaient ravagées ; les hommes étaient morts ou fugitifs, les arbres coupés ; c’était le chaos, la misère et l’anarchie ; la Bulgarie n’avait pas le droit d’avoir une armée, elle n’avait ni officiers ni fonctionnaires ; c’était une nation de paysans illettrés et pauvres. Et il n’y a de cela que trente-cinq ans ! Mais ce peuple, qui avait su tant souffrir et si bien se battre, avait la volonté tenace de vivre et de grandir ; déjà, aux premières heures de sa vie nationale, il plaçait très loin et très haut le but qu’il assignait à ses efforts : la réunion en une seule nation des trois tronçons de la race bulgare ; il plantait sa capitale à Sofia, au milieu même de la péninsule, posant ainsi déjà sa candidature à un rôle plus vaste, à de plus hautes destinées. Audacieusement, il rejetait toute tutelle, même celle du « tsar libérateur ; » n’ayant pas de dynastie nationale, il adoptait successivement deux princes qui furent l’un et l’autre, avec des caractères et des talens très dissemblables, des hommes de haute valeur : le prince Alexandre de Battenberg et le prince Ferdinand de Cobourg. Dès 1885, la Bulgarie manifestait sa vitalité par un coup d’énergie ; elle annexait la Roumélie orientale et, attaquée par les Serbes, à l’instigation de l’Autriche, elle les battait. Nous avons ici même décrit ce magnifique effort d’énergie humaine, cette ascension d’une race de paysans tenaces, braves et volontaires ; nous intitulions notre article : « la force bulgare ; » et ce titre fit sourire quelques diplomates : la force bulgare est en train de donner sa mesure ! La sagesse et le tact politique du roi Ferdinand ont donné à la fougue bulgare le plus utile des contrepoids. « On peut admirer en Ferdinand Ier, écrivions-nous ici en 1907, sur un théâtre encore trop exigu, un grand acteur du drame de l’histoire. » Le roi Ferdinand est en train d’agrandir son théâtre !

La Serbie est plus vieille parmi les États organisés que la Bulgarie, mais elle a perdu beaucoup de temps en querelles intestines. Si la Bulgarie n’avait pas de dynastie nationale, la Serbie en avait deux, et c’était pire. De plus, telle que le traité de Berlin l’avait dessinée, elle ne semblait pas viable, ne touchant pas à la mer ; elle paraissait condamnée à devenir une dépendance de l’Empire austro-hongrois, et, de fait, tel fut longtemps son sort. Mais, en ces dernières années, la Serbie, dans un vigoureux effort, s’est affranchie politiquement et économiquement ; elle a trouvé dans le roi Pierre un guide prudent ; ses officiers, qui avaient de tristes souvenirs à effacer, se sont mis à l’œuvre avec courage ; beaucoup sont venus, comme d’ailleurs beaucoup de Bulgares, étudier chez nous l’art militaire et le maniement de canons achetés en France. La Serbie avait, elle aussi, un idéal qui guidait son labeur ; elle apercevait, au terme de ses efforts, la réunion de tous les Serbes en un seul groupe national. La bataille de Koumanovo sera, pour le peuple serbe, le point de départ d’une ère nouvelle.

Le petit peuple monténégrin est une armée toujours mobilisée ; la guerre contre les Turcs a été jusqu’ici sa seule raison d’être, sa passion héréditaire. Mais il a fait, lui aussi, depuis quelques années, de grands efforts pour organiser sa vie économique et trouver les ressources qui manquent à ses arides montagnes : la guerre d’aujourd’hui lui apportera sans doute le salut.

Le royaume hellénique était en retard sur les Etats slaves, ses cadets ; la guerre de 1897 l’avait trouvé en pleine anarchie politique et militaire ; comme au temps de Gléon, les bavards menaient le gouvernement d’Athènes ; l’armée grecque n’avait ni organisation, ni discipline, ni officiers, ni soldats. La défaite fut pour la Grèce l’école de la sagesse ; elle trouva en M. Venizelos un homme d’Etat énergique sous l’impulsion duquel elle s’est mise au travail ; la politique a été extirpée de l’armée ; une mission militaire française, conduite par le général Eydoux, a aidé à reconstituer des troupes capables de faire bonne figure sur les champs de bataille de Macédoine. C’est une renaissance, ou plutôt une naissance.

Ces petits Etats que de nombreux journaux européens accusaient il y a quelques jours encore de troubler la paix pour satisfaire une ambition impatiente et brouillonne, ont en réalité fait leurs preuves d’énergie, de vaillance et aussi de patience. Depuis longtemps l’armée bulgare est prête et la nation se ruine à l’entretenir ; s’il n’avait écouté que le désir passionné de son peuple, ou que son ambition personnelle, le roi Ferdinand n’aurait-il pas eu, en 1908, puis en 1909, de magnifiques occasions d’intervenir ? Il a attendu l’heure où il ne serait plus possible de l’accuser de témérité et de folle précipitation, il a attendu que toutes les possibilités de solution pacifique fussent épuisées pour déchaîner « la force bulgare ; » et cependant, il risquait sa popularité, son troue et même sa vie. Les Serbes voyaient en frémissant les Arnaoutes exterminer leurs frères chrétiens de la Vieille-Serbie. M. Venizelos lui-même n’a-t-il pas eu, il y a quelques mois, le courage de refuser l’entrée du parlement d’Athènes aux députés crétois ? et pense-t-on que l’opinion, en Grèce, n’ait pas été exaspérée d’une si longue incertitude sur l’avenir de la Crète ?

Comme les enfans qui grandissent et deviennent des hommes sans que leurs aînés s’en rendent compte, les petits Etats de la péninsule ont tout à coup prouvé qu’ils avaient atteint l’âge de la force et de la raison. Dans un livre daté de 1906, une haute personnalité bulgare[3] écrivait : « Ceux qui dirigent les destinées des grands Empires croient trop facilement que les petits peuples obéiront toujours à leur voix et qu’ils s’imposeront toutes les résignations, qu’ils supporteront les pires souffrances, plutôt que de résister à leur volonté et de gêner leurs plans. ». Malgré tant et de si justes prédictions, la diplomatie européenne paraît avoir été surprise. Se liant aux enseignemens du passé, elle ne croyait pas possible une entente des quatre puissances balkaniques ; et de fait, pour qu’elle se réalisât, il a fallu des circonstances exceptionnelles dont la rencontre, il y a peu de mois encore, pouvait paraître invraisemblable.

La dernière chose dont s’avisent souvent les peuples comme les individus, c’est de leur véritable intérêt ; presque toujours leurs passions, leurs inimitiés, obscurcissent chez eux le sens du réel et de l’utile. Serbes, Bulgares et Grecs se disputaient, depuis longtemps, la Macédoine qu’à la faveur de leurs querelles les Turcs continuaient à posséder en toute sécurité. Quel est l’homme de génial bon sens qui s’est avisé qu’avant de se disputer la peau de l’ours, il faut d’abord le mettre par terre et que mieux vaut encore n’avoir pas tout ce que l’on souhaite que de n’avoir rien ? Probablement le roi Ferdinand et ses conseillers MM. Guéchof et Daneff. Mais les conditions dans lesquelles a été négociée et conclue l’alliance des quatre Etats est un secret. Les visites échangées en 1909 et 1910 entre les cours de Belgrade et de Sofia préparaient les voies à un rapprochement que le roi Ferdinand souhaitait et dont l’initiative première avait été prise, il y a longtemps, par la Serbie. En 1909 les rois Pierre et Ferdinand avaient assisté, à Cettigné, aux fêtes du cinquantenaire et à la proclamation de Nicolas comme roi du Monténégro. Enfin M. Venizelos, secondé par un correspondant de journal anglais, M. Boursier, fut, dit-on, en ces derniers mois, l’agent actif et intelligent d’un rapprochement gréco-bulgare qui sanctionnait la réconciliation spontanée que la maladresse des Jeunes-Turcs avait opérée, en Macédoine, entre la population des deux nationalités. A Constantinople le patriarcat et l’exarchat avaient négocié un rapprochement qui prépare la fin du schisme bulgare dont la question politique et nationale est l’unique raison d’être. Quelles sont les conditions de l’alliance ? On l’ignore ; elle parait être défensive et offensive : elle prévoit, au moins dans ses grandes lignes, l’hypothèse d’un partage de la Macédoine ; signée, tout au moins entre les Serbes et les Bulgares, au printemps de cette année, elle a été complétée dernièrement par des conventions militaires. Les quatre Etats semblent s’être engagés à ne pas déposer les armes les uns sans les autres. Des conseils venus de l’extérieur ont-ils exercé une influence sur la formation de l’alliance des quatre Etats balkaniques ? On ne saurait l’affirmer avec précision. Depuis longtemps les amis de la Bulgarie, de la Serbie, de la Grèce et du Monténégro leur démontraient combien les objets de leurs discordes étaient minimes en face des raisons qui devaient les pousser à l’entente. La formule « Les Balkans aux peuples balkaniques » paraissait la seule qui fût capable d’alléger la politique européenne du poids mort de la question d’Orient et elle ne pouvait devenir une réalité que par l’accord des quatre Etats et l’abstention bienveillante de la Roumanie. Il est à croire que la diplomatie russe, de concert avec celle de l’Italie avec laquelle, depuis l’entrevue de Racconigi, elle marche d’accord dans toutes les questions qui touchent à l’Europe orientale, a beaucoup travaillé en ce sens, et l’on cite M. Tcharvkof, ancien ambassadeur du Tsar à Constantinople, comme s’étant employé, avec une particulière activité, à réaliser l’entente.

On peut affirmer aussi que la formation de la ligue balkanique est en liaison étroite avec la guerre italo-turque. Is fecit cui prodest. L’Italie, pressée de terminer sa guerre, gênée, pour frapper un coup décisif, par ses engagemens de ne pas attaquer la Turquie en Europe, soucieuse aussi de créer dans la péninsule un contrepoids à l’influence autrichienne, avait certainement intérêt à voir s’organiser dans les Balkans, une force capable de tenir tête aux Turcs. De fait, aussitôt la guerre engagée, on a vu l’Italie se retirer du jeu en emportant son bénéfice… Quoi qu’il en soit d’ailleurs, la formation d’une ligue balkanique est un fait dont on ne saurait exagérer T’importance. Si, comme le désarroi des Turcs permet de le prévoir, la victoire reste définitivement aux alliés, s’ils sont assez sages, assez clairvoyans pour maintenir, pour resserrer leur alliance et pour former une confédération balkanique, c’est peut-être une nouvelle grande puissance qui vient de naître en Europe, et alors, qui ne voit les conséquences, toutes les conséquences ? Mais c’est trop anticiper sur l’avenir…

La formation de la ligue des quatre petits Etats a été l’œuvre des souverains et des diplomates ; mais c’est aux peuples seuls qu’il appartenait de donner une âme au nouveau corps et de lui communiquer la vie. Leur élan a dépassé toutes les prévisions et justifié toutes les audaces. Partout la mobilisation s’est faite avec une célérité, avec un ordre et une discipline qui ont donné à tous les témoins l’impression d’une force en mouvement. On a vu les jeunes gens, les hommes mûrs rivaliser d’abnégation et de patriotisme. A Paris, les légations voyaient arriver des Amériques des hommes de leur nationalité qui, à l’heure du péril, réclamaient l’honneur d’aller se battre pour le salut et la gloire de leur petite patrie. Les peuples des Balkans ont donné un magnifique exemple d’enthousiasme conscient et discipliné. Fait plus considérable encore, parmi tous ces hommes de nationalités différentes, réunis sous les drapeaux de quatre souverains et sous le signe unique de la croix, on a vu naître un patriotisme fédéral : Serbes et Bulgares ont lutté côte à côte ; les Grecs ont acclamé les succès des Bulgares : aucune trace de rivalité dans le commandement, partout l’obéissance, le dévouement, l’acceptation joyeuse de la mort pour une grande cause. Quand des masses d’hommes s’élancent ainsi au combat d’un seul cœur, avec la conscience nette que de leur courage et de leur discipline dépendent la vie et la puissance de leur patrie et le salut de chacun d’eux, s’ils sont conduits par des chefs dignes d’une si haute mission, la victoire doit leur rester !

En face de cette foi et de cet ordre, les Turcs présentent un spectacle de découragement et de désarroi dont leurs ennemis ont été les premiers surpris. Certes, les soldats savent encore souffrir, combattre et mourir, mais ils n’ont plus confiance dans le succès ; ils ne savent plus pour quoi ni pour qui ils se battent. Un souverain sans énergie, des présidens du Conseil octogénaires, des officiers politiciens, plus connus dans les clubs que dans les casernes et qui raisonnent sur les misères de la guerre, partout la division, l’incertitude, le désordre. La Jeune-Turquie a ébranlé les antiques vertus des Ottomans, mais elle n’a pas déraciné leurs vices. L’écroulement de la puissance turque en Europe aura suivi de près la révolution qui devait la régénérer.

Le Stamboul du 23 octobre annonçait que la veille, à deux heures de l’après-midi, le sultan Mohammed V, accompagné de ses fils et de quelques aides de camp, est allé en pèlerinage à la mosquée et au tombeau du sultan Mohammed II le Conquérant. Le souverain fit ses dévotions à la mosquée, puis il pénétra seul dans le turbé où git, entre quatre cierges, la poussière de celui qui fut le vainqueur de Constantinople et qui plaqua sa main sanglante sur la muraille de Sainte-Sophie. Si l’honnête et pâle empereur, Emir-al-Moumenin, sultan et padischah des Ottomans par la grâce de la Révolution, qui porte le nom trop lourd du prophète fondateur de l’Islam et du conquérant qui effaça de la carte du monde le dernier vestige de l’Empire romain, est allé chercher la grande leçon qui émane de ces voûtes et demander à son glorieux ancêtre le secret des révolutions de l’histoire, l’ombre du Sultan Fatih lui aura appris quelles lois divines et humaines président à la vie et à la mort des empires de la terre.


IV

L’heure du canon n’est pas celle des diplomates ; l’action de ceux-ci ne s’exercera que dans un cadre dont celui-là aura déterminé d’abord les dimensions. Tant que la guerre n’est pas finie, il est vain de chercher à devancer le destin ; nous nous abstiendrons donc aujourd’hui de tracer la carte future de la péninsule ; nous nous contenterons, en terminant, d’une observation d’intérêt général. Les grandes puissances auront certainement un mot à dire dans les négociations qui suivront la paix ; elles auront probablement la parole dans un Congrès. L’exemple de ce qui s’est passé à Berlin nous autorise à émettre le vœu que, si les plénipotentiaires de l’Europe doivent se réunir, ce ne soit pas pour remettre en question les problèmes tranchés par le canon et pour attribuer à d’autres qu’à ceux qui ont été à la peine les avantages acquis au prix du sang. Les grandes puissances ont à sauvegarder des intérêts, non pas à satisfaire des ambitions. De quelque façon que soient conduites les négociations qui suivront la paix, elles consacreront un grand fait nouveau : les petits Etats, cette fois, auront voix au chapitre ; la victoire a forcé les portes que la justice n’avait pas suffi à leur ouvrir. Ils demanderont aux grandes puissances de pratiquer à leur égard, en Orient, cette politique de non-intervention dont elles ont si longtemps recommandé l’usage vis-à-vis de la Turquie. Plus les conditions de la paix réaliseront la formule : « les Balkans aux peuples balkaniques, » plus l’œuvre des négociateurs aura de chances de durer et de ne pas devenir, comme l’a été le traité de Berlin, une source de complications nouvelles et de guerres. Que la sagesse des grandes nations, enfin éclairée par l’expérience, craigne de faire œuvre artificielle ; qu’elle redoute toute solution qui violenterait les aspirations des peuples ! Plus les idées et les mœurs démocratiques se répandent en Europe, plus la conscience des peuples proteste contre les formes anciennes du droit de conquête qui disposait des hommes contre leur gré et contre leurs affinités naturelles. La péninsule des Balkans ne trouvera un équilibre durable et, ne verra s’ouvrir une ère de paix et de prospérité que si les frontières des Etats correspondent, autant que possible, aux frontières des peuples. Quelles que soient les solutions qui interviendront, il faudra bien que les formules diplomatiques traduisent cette vérité essentielle que, si les intérêts matériels de chaque pays et ses entreprises au dehors ont droit à la sollicitude des gouvernemens, il existe quelque chose de plus précieux, et qui mérite qu’on y prenne garde plus qu’on ne faisait au temps de Napoléon ou de Bismarck : il y a des hommes, et qui ont le droit de vivre, puisqu’ils savent si bien mourir.


RENE PINON.

  1. La Mer-Noire et la Question des Détroits, 15 octobre 1905. — La Question arabe, 1er juillet 1906. — L’Évolution de la Question d’Orient depuis le Congrès de Berlin (1895-1906), 15 septembre 1906. — Le Conflit austro-serbe, 1er février 1906. — La Question de Macédoine : I. Les Nationalités, 15 mai 1907 ; — II. Les Réformes, 1er juin 1907 : — III. Répercussions et Solutions, 15 juillet 1907. — La Rivalité des Grandes Puissances dans l’Empire Ottoman, 15 novembre 1907. — La Force bulgare. 15 février 1908. — La Crise balkanique, Chemins de fer et Réformes, 1er mai 1908. — La Turquie nouvelle, 1er septembre 1908. — L’Europe et la Crise balkanique, 15 décembre 1908. — La Politique européenne et l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, 15 juin 1909. — La Question albanaise, 15 décembre 1909. — Le Monténégro et son Prince, 1er mars 1910. — Une Confédération balkanique est-elle possible ? 15 juin 1910. — L’Europe et la Jeune-Turquie, 15 janvier 1911. — La Roumanie dans la politique Danubienne et Balkanique, 15 juin 1911. — Ces articles ont été réunis en deux volumes : l’Europe et l’Empire Ottoman (Perrin, 1908) ; l’Europe et la Jeune-Turquie (1911).
  2. Voyez le livre du capitaine A. Sarrou : La Jeune-Turquie et la Révolution, p. 40 et suiv. (Berger-Levrault, 1912, in-16.)
  3. Draganov (pseudonyme), la Macédoine et les Réformes, p. 4 (Plon. in-8).