Drames de la vie réelle/Texte entier

J. A. Chenevert (p. 1-91).

I


C’est en 183. ? que commence notre récit. À cette époque lointaine, la locomotive à vapeur était encore du domaine de l’utopie. Lequel de nous, arrivés à l’automne de la vie, (sans porter d’accusation téméraire, même sur l’auteur de cette histoire, du reste navrante, sur la tête de qui, disons-le en toute sincérité, les neiges de soixante hivers ont blanchi les rares cheveux qui ont résisté aux temps durs) ; lequel d’entre nous, notons-le mélancoliquement, n’évoque pas, en dépit du progrès matériel, avec émotion, le souvenir de la vue pittoresque d’une vieille diligence ?

Lequel d’entre nous, à ces douces réminiscences de l’heureuse enfance, ne se rappelle d’avoir contemplé, sur la longue route blanche d’une neige brillante comme les diamants, sous les reflets d’une lune éclatante, la lumière électrique de ces temps primitifs, lequel, parmi nous, répétons-le lentement, ne se rappelle avec bonheur l’antique diligence attelée de deux chevaux vigoureux (en tandem s’il vous plaît) que le postillon aiguillonnait de son long fouet à travers les cahots et ne se rappelle aussi les tintements désordonnés, mais réjouissants, du gros collier de grelots ? La susdite diligence portait la malle de Sa Majesté destinée à ses fidèles sujets, avec en sus deux (plus ou moins) de ces fidèles (?) sujets, car notons que c’était avant 1837, pour être remplacés à chacun des endroits où un bureau de poste était établi de par la volonté suprême de la family compact, alors la maîtresse absolue des destinées présentes sinon futures (ce qui est encore un problème à résoudre pour les politiciens), de la race non encore, en cet heureux temps, stigmatisée de l’appellation de race inférieure. Cela eût lieu plus tard, par un représentant de Sa Majesté, payé par le peuple $50,000, par an, plus le logis, pour nous cingler ainsi en plein visage ! Notons, en passant, que ce gouverneur modèle portait le nom de Head (Sir Edmund), mais que cette tête manquait sûrement de cervelle, car il n’y avait pas alors, ni aujourd’hui, de race inférieure dans le Canada (Dominion ou Puissance du Canada), foi de romancier…


II


Quoi qu’il en soit de cette petite digression et de nos patriotiques récriminations, c’est un fait que vers la fin du mois de mars 183… ? sur les 7 heures du soir, la diligence, avant même de se rendre au bureau de Poste de l’antique bourg, aujourd’hui cité des Trois-Rivières, faisait relâche à l’hôtel Bernard, rue du Fleuve, à l’endroit précis où est aujourd’hui situé l’hôtel abandonné portant le nom aristo de St-James, ce qui n’exclut pas, en ces temps modernes, l’état de faillite chronique, et, notons, encore, en bon historien, que c’était précisément à l’endroit où l’auteur de ce récit véridique et notre journal ont, aujourd’hui, leurs bureaux.

Parmi les quatre voyageurs qui descendirent de la diligence se trouvaient deux dames qu’il eût été difficile de ne pas remarquer, à cause de l’air distingué de l’une d’elles, des riches fourrures dans lesquelles elle était emmitouflée et, en raison aussi des prévenances dont faisait preuve, auprès de l’une, l’autre personne qui, apparemment, devait être non sa servante, mais une dame de compagnie. Les énormes valises que le postillon remisa avec grande peine, aidé de l’homme de cour de l’Hôtel Bernard et de deux ou trois hommes parmi les curieux qui ne manquaient jamais à l’arrivée de la diligence, témoignaient que les voyageuses étaient des grosses dames, ainsi que le remarqua un gavroche canadien, dont la présence en ces occurrences, plus ou moins désirable, est de tous les temps et de tous les lieux.

Les deux hommes qui étaient dans la diligence y restèrent. Il n’en sera plus mention dans ce récit, ne l’ayant fait que pour constater la coutume d’alors : ils paraissaient être tout-à-fait, du reste, étrangers aux deux voyageuses : ils l’étaient de fait, n’ayant pas échangé une parole le long de la route, la diligence faisant relâche toutes les cinq lieues pour changer les chevaux et le dernier passager ayant pris place à la dernière station.

Mais il n’en saurait être ainsi de l’une des deux dames qui doit remplir une place si grande dans le récit des véridiques autant que lamentables drames que nous allons faire revivre.


III


La diligence qui a amené notre héroïne venait de Québec, où les deux dames avaient pris passage. Elles n’étaient pas, cependant, des Québecquoises ; elles habitaient une des plus pittoresques paroisses du bas du fleuve, où nous conduirons, plus tard, le lecteur qui s’intéressera à ce récit.

Entrées à l’hôtel, ces dames furent conduites à un salon proprement entretenu quoique sans luxe, contigu à deux chambres à coucher voisines, qu’elles acceptèrent.

Sophie Bernard était la sœur de l’hôtelier et le factotum de la maison ; le frère, quoique propriétaire, bornait ses efforts, pour le succès de l’établissement, à sa présence au bar et au sourire qui errait sur ses lèvres, éclairant davantage une physionomie réjouie et invitante pour les disciples de Bacchus, dont le petit verre d’excellente jamaïque constituait le comble d’un bonheur constant, consciencieusement entretenu et partagé par l’assiduité au bar autant que par les manières engageantes du propriétaire de l’hôtel Bernard.

Il en était de même de sa sœur, surnommée tante Sophie, dont l’aspect plantureux n’empêchait pas l’activité fiévreuse, car bien que toujours sur pied et suant à grosses gouttes, l’hiver encore plus que l’été, Tante Sophie voyait à tout, dans l’hôtellerie et, pour rendre pleine et entière justice à qui justice est toujours due, constatons que Sophie Bernard seule constituait la prospérité de l’hôtel.

C’est ainsi que, au salon où elle avait elle-même conduit ces dames, elle aida à leur déshabille, bien que ces dernières voulussent lui en éviter la peine. En sorte que, pour prévenir tout scandale et tout soupçon injuste, c’est en la présence de la bonne tante Sophie que nous allons faire connaissance avec notre héroïne.

Elle était grande et brune et rappelait un genre de beauté saisissant, à première vue. Chevelure splendide et sombre, yeux noirs aux paupières d’ambre, teint légèrement coloré que l’on devinait avoir été, depuis peu de mois, d’une pâleur exquise, démarche pleine de distinction et de grâce. Elle était vêtue de noir, simplement, mais de manière à bien dessiner les attraits de son buste et les perfections de sa taille, autant que la mode de ce temps le rendait séant.

Elle était coiffée d’un riche bonnet de vison (car nos mères savaient s’habiller… pardon, mesdames, puisque nous ajoutons… chaudement en hiver) encadrant sa jolie figure, ce bonnet coquettement attaché et retenu au-dessous du menton par un soyeux et large ruban surnommé gorgette, que Tante Sophie s’était empressée de dénouer, découvrant un large peigne d’écaille fixant au sommet de la tête la masse des cheveux, et en laissant voir le désordre voluptueux.

Telle était, ce jour-là, notre héroïne, au physique : — au moral, Tante Sophie qui avait du tact, ne fut pas longtemps, sans constater que notre héroïne n’était pas sparkling, mais intelligente. Ajoutons, pour le besoin de ce récit des plus authentiques, qu’il n’y avait que quelques mois qu’elle était mariée, et dont s’aperçut bien vite Tante Sophie, à qui rien n’échappait et qui, disons-le encore à sa louange, pour beaucoup de choses, avait la science infuse…

Toutefois, celui ou celle qui aurait vu notre héroïne, dix mois ou un an auparavant, aurait eu de la peine à reconnaître, dans cette dame rayonnante de beauté et de santé, celle qui était, alors une jeune fille mince et élancée, aux traits mélancoliques, aux yeux rêveurs, aux paupières bistrées, au teint si mat que les fins de siècle actuels l’auraient qualifié de pâleur intéressante, mais où un œil expert aurait redouté l’anémie chez la jeune fille, alors disons-le, âgée de 18 ans près, tant il est vrai de dire que les femmes sont comme les fleurs elles reverdissent aux doux soins de l’affection… elles épanouissent à l’eau de rose de l’amour !

Lorsque ces dames furent débarrassées de leurs habits de voyage par les soins de notre amie, disons, cette fois, la bonne Sophie, et que tout fut en bon ordre, tant au salon que dans les deux chambres à coucher réservées, celle-ci se retira non sans avoir offert à ces dames un vin de madère chaud muscadé, qu’elle apprêta elle-même, fit porter au salon et qui, soit dit en l’honneur de l’hôtesse, fut trouvé excellent. Il est temps de faire connaissance avec la dame de compagnie de notre héroïne, laquelle, en esprit et en vérité, en était une et de bon aloi.

C’était une personne âgée d’environ cinquante ans, que nous appellerons Mathilde ; ajoutons, pour être véridique, que c’était son prénom, mais nous tairons, à dessein, son véritable nom de famille. Pour ce qui est de notre belle héroïne, nous la reconnaîtrons désormais sous le nom de Julie.

Mathilde était une veuve sans enfants. Recueillie par la mère de Julie, veuve aussi, à titre de parente éloignée, mais amie sincère et d’enfance, Mathilde avait pour Julie la tendresse d’une mère, l’ayant bercée sur ses genoux et ayant promis à la mère de Julie, à son lit de mort, de remplir cette tâche sacrée du dévouement jusqu’à la fin de ses jours.

Aussi, Julie était orpheline depuis longtemps, lorsqu’elle se maria, ce qui ne tarda point et ne pouvait guère tarder, ayant la beauté, la grâce et la fortune pour partage.

Ces choses établies, l’on voit que nous avions raison de constater que la compagne de Julie paraissait plutôt être une amie, et elle l’était de cœur et d’âme.

Nous ferons, plus tard, connaissance avec le mari de Julie, et, en attendant, nous laisserons ces dames causer amicalement après souper et, dormant, jusqu’au matin, du sommeil des justes et des… voyageuses fatiguées.


IV


Ainsi que nous l’avons dit, nos voyageuses venaient de Québec et Trois-Rivières n’était, pour elles, qu’un relais.

Aussi, le matin, furent-elles contrariées d’entendre tomber la pluie au lieu de voir le soleil resplendissant qui dore ordinairement les derniers jours de mars et les premiers jours d’avril.

La rue du fleuve où se trouvait situé l’hôtel Bernard était alors une rue étroite et sombre, la vue du St-Laurent que l’on a aujourd’hui se trouvait alors masquée par des bâtisses en bois de l’autre côté du chemin, en sorte qu’il n’y avait rien de réjouissant pour ces dames, lors de leur réveil. Elles en prirent, toutefois, leur parti et après déjeuner, mandèrent un charretier afin d’aviser et de profiter du bon moment pour continuer leur route.

Notre amie, Tante Sophie, ne fut pas lente à amener l’automédon qui n’était autre que le père Gabriel D…

C’était alors un grand vieillard maigre, à la voix forte, mais saccadée, ayant toutefois la langue bien pendue et fort poli, du reste, surtout lorsqu’il flairait une bonne aubaine, comme dans le cas actuel.

Accompagnons notre amie, Tante Sophie, suivie du père Gabriel D… au salon, afin de noter la conversation entre nos personnages, puisque cela est essentiel au cours de notre récit, ainsi qu’on le verra plus tard.

— Bonjour mesdames… Salut bien… votre serviteur… mesdames, dit poliment le père Gabriel : je suis venu d’après l’invitation de Mlle  Sophie qui m’a fait avertir que vous aviez besoin d’une bonne voiture couverte, pour vous conduire au fort de Sorel… J’ai ce qu’il faut… Le père allait continuer son éloge, lorsque Julie lui dit : Ça ne sera pas pour aujourd’hui… Je sais, dit le père Gabriel en se tournant du côté de Mlle  Sophie en clignant de l’œil (le bonhomme ne voulant pas être en défaut et désirant assurer à l’hôtesse au moins une journée de plus pour ses deux pensionnaires)… Eh non ! continua le père, pas aujourd’hui, ni peut-être demain non plus, car voyez-vous, nous sommes presqu’en avril et après cette grosse pluie, les eaux vont monter et il nous faut une bonne gelée de nuit pour nous permettre de partir en sûreté. Voyez-vous, ma belle dame, dit le père émerveillé de la beauté de Julie, un bon charretier comme moé ne risque pas de donner de la misère aux belles créatures…

Julie sourit de la galanterie du bonhomme et Mathilde reprit en disant : Nous serions disposées à partir après demain, jeudi matin. — C’est sage, reprit le père Gabriel D… d’ici lors, les chemins vont se restaurer…

— Combien demandez-vous pour le trajet ? reprit Mathilde.

— Ah ben ! voyez-vous, la saison est avancée ; il va falloir passer par le Sud, peut-être en plein lac, car je n’aime pas la traversée de Berthier à Sorel, et la débâcle !… La débâcle, ajouta le bonhomme, d’un air inquiet et convaincu, vous savez, il ne faut pas s’y frotter…

Il ajouta : Elle est terrible, à Sorel, la débâche du Richelieu, suivie de celle du St-Laurent, et si vous restez quelques jours là, vous en serez, j’cré ben, témoin et c’est affreux pour ces pauvres gens-là… Il allait encore continuer son verbiage lorsque Mathilde le rappela au positif… Bref, le père convint de quatre louis, bonne voiture couverte, bonnes robes… deux chevaux en tandem, s’il vous plaît, et les deux meilleurs de son écurie, sous la garde de son meilleur homme, son gendre, par dessus le marché. Ces conventions faites, on convint, à la grande satisfaction de Sophie, qu’on ne partirait que le surlendemain après déjeuner, vers dix heures, avec la presque certitude d’arriver comme le disait le père Gabriel D… au fort de Sorel, avant la brunante, car ce bourg ne portait pas alors le titre pompeux de la cité de Sorel, mais était désigné et connu sous celui plus loyal de William Henry. Et cela, sans doute, pour le bonheur ainsi accompli des royalistes du temps qui habitaient alors ce pittoresque endroit que le Duc de Kent, le père de Notre Gracieuse Souveraine, n’avait pas dédaigné, les ruines de sa résidence champêtre existant encore, sur les bords du Richelieu, à quelques pas de l’endroit où sont aujourd’hui construites les bâtisses de l’Aqueduc.

Tel que convenu, entre nos personnages, le jeudi, 1er  avril 183… par un soleil radieux, une bonne gelée rendant le chemin avantageux et le trajet agréable, nos héroïnes partirent, et après de sincères et réciproques adieux à la sympathique Mlle Sophie et accompagnées des souhaits d’un bon voyage de la part du père Gabriel D… s’appliquant surtout à l’attelage et à son gendre qui en avait la garde (charité bien ordonnée commençant par soi-même, existant de toute éternité en ce bas monde), le fouet aidant, les deux vigoureux chevaux enlevèrent d’un trait la carriole couverte avec l’énorme bagage de ces dames, fort bien attaché par de solides courroies en arrière, que suivit l’œil intéressé du père Gabriel D…… aussi longtemps qu’il put entendre le gai son des énormes grelots dont le concert bruyant, avait on l’aurait dit, encore plus que le claquement du fouet, l’effet d’exciter l’allure des chevaux, solidement attelés en tandem.

L’extra du père Gabriel D… ainsi qu’on appelait alors les voitures de relai, autres que la diligence de Sa Majesté, filait bon train sur la glace vive du St-Laurent, le conducteur ayant l’intention de passer en plein lac, lorsque arrivé à la traverse du pont St-François, ne voyant plus de balises indiquant le chemin régulier nulle part, il prit la sage résolution de passer par Nicolet et d’arriver ainsi au fort de Sorel, sans autre risque que celui de la traverse en bac des petites rivières, ce qui se fit heureusement, au seul inconvénient de dételer les chevaux pour effectuer les passages.

Au village sauvage, aujourd’hui la florissante paroisse de St-Thomas de Pierreville, de laquelle s’est même détachée une nouvelle paroisse, St-Elphège, on fit relâche. Ces dames se reposèrent pendant que les chevaux dévoraient leur gallon d’avoine.

Après en avoir conféré avec Mathilde, particulièrement, et s’être enquis d’un vieil Abénaquis, il fut résolu qu’on abrégerait la distance en traversant en plein milieu de la Baie Lavallière, le danger étant comparativement nul à celui que le père Gabriel avait prévu en passant en plein lac.

Lorsqu’on laissa le village Sauvage, le soleil avait disparu et le crépuscule s’annonçait lentement. Mais l’obscurité n’était pas à redouter, car la pleine lune apparaissait déjà ronde et blanche à l’horizon pour jeter sa pleine lumière juste au moment où la carriole prenait la route conduisant à la Baie de la Vallière. Peu après, le ciel étoilé étincelait comme chargé de diamants. C’est ainsi que, grand train, nos voyageuses étaient agréablement conduites, passant au milieu des toujours coquettes, même en hiver, Isles de Sorel, encore si bien appréciées des sportsmen et qui devaient être, plus tard, le théâtre de l’un dos drames que nous aurons à raconter.

Il était près de neuf heures du soir, lorsque nos voyageuses arrivèrent saines et sauves, au fort de Sorel où elles mirent pied à terre au Presbytère, le gendre du père Gabriel D… les ayant poliment remerciées en recevant les 44 £ de Mathilde et leur ayant annoncé qu’il partirait au petit jour, le lendemain matin.

En entendant le bruit des grelots et, peu après, les trois coups de rigueur du marteau en cuivre à la porte principale du presbytère, une ancienne maison en pierre, dont le corps principal existe encore, bien que perdu dans les améliorations indispensables qu’on y a faites depuis ; en entendant, avons-nous dit, le bruit inusité et le choc des valises déposées sur le perron, le Rév. M. K… alors curé du bourg de William Henry, ne se rendit pas bien compte des visiteurs qui lui arrivaient à cette heure tardive de la journée.

Il s’empressa, toutefois, de prendre une des deux bougies sur sa table de travail et d’ouvrir la porte.

Quelle ne fut pas sa surprise de voir deux femmes entrer sans cérémonie, et de reconnaître Julie ! et Mathilde ! — Arriver ainsi sans me prévenir, s’exclama le vieillard, en tendant ses deux mains à Julie, mais pour toute réponse, Julie lui passa ses deux bras autour du cou, d’un mouvement gracieux, puis les deux petites mains en plein visage, le tout accompagné de deux baisers retentissants, sur chacune des joues, comme le ferait un enfant sautant au cou de son père, ce dont le vénérable prêtre parut ravi, tant il est vrai de dire que les effusions de la jeunesse sont angéliques ! La réception faite à Mathilde, bien que plus réservée, fut aussi cordiale.

La vieille servante du curé apparut alors, mais comme elle connaissait ces dames, elle gronda moins fort, en vue des nombreux préparatifs pour leur réception.

Orgueil légitime dont tous ceux qui profitent de nos bonnes ménagères canadiennes ne se plaindront pas !

La bonne femme conduisit ces dames à leur chambre et descendit précipitamment pour, au moins, marmottait-elle, préparer quelques chose de suite et quelqu’autre chose, en temps pour le réveillon, lequel, constatons-le pour l’acquit de la conscience de tous les intéressés, ne laissa rien à désirer, les presbytères, en tous temps et en tous lieux, étant, d’ailleurs, des maisons hospitalières. Un excellent bouillon à la reine qu’on ne goûte plus hélas ! comme beaucoup de bonnes choses du passé, étant venu vers minuit continuer l’œuvre de la vieille ménagère. On fit ensuite la si touchante prière en commun, la ménagère présente et, Dieu l’entendit sans doute, et exauça les suppliques de tous, car on dormit partout dans l’heureuse maison les poings fermés, jusqu’après huit heures du matin et ce, contrairement à l’habitude du curé qui ne fut levé qu’à sept heures, ce matin-là, mais à l’exception toutefois de la ménagère qui, debout au petit jour, avait tout préparé et attendait avec impatience le retour du curé qui était à dire sa messe et l’apparition de nos deux héroïnes pour leur servir un déjeuner appétissant, parfumé de l’odeur du moka.

Il faut dire que, durant la veillée, Julie avait expliqué sa surprise au vénérable prêtre, en lui annonçant que son mari l’avait accompagné jusqu’à Québec, où il s’était fait remplacer par Mathilde, avec la promesse que, quinze jours environ plus tard, il viendrait réclamer sa légitime moitié, tout en laissant Mathilde en otage, ainsi que, du reste, cette dernière en avait l’habitude, un peu partout, dans la famille.

Et, en disant la famille, le curé en faisait partie. En effet, c’était lui qui avait baptisé Julie, lui avait fait faire sa première communion et qui l’avait mariée, il n’y avait pas encore une année révolue, à Sorel même. Et, constatons en outre, que, du côté paternel, le curé était allié à la mère de Julie, à qui il avait voué, depuis qu’elle était orpheline, un amour paternel, tant il est vrai de dire que, dans sa bonté et sa sagesse infinies, Dieu a rendu la voix de l’âme, entre les humains, aussi puissante que la voix du sang !

Et cette paternité spirituelle, incarnée en la personne du ministre de Dieu, avait été et devait être, ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit, l’égide invulnérable de l’adorable enfant, de la sympathique jeune fille et de la charmante jeune femme, de notre héroïne enfin…

V

Ainsi que nous l’avons dit, la visite antérieure de Julie au bourg de Sorel datait de quelques mois, époque de son mariage.

Durant son séjour de plusieurs semaines, elle avait, entre autres connaissances, fait celle du médecin de l’endroit, excellent ami du curé. Tous deux étaient Irlandais d’origine, et bien que beaucoup moins âgé que le curé, le médecin atteignant presque la cinquantaine, l’intimité était grande, entre eux.

À cette époque, il y avait, à Sorel, une petite colonie de nos amis Irlandais frais débarqués, que la tyrannie anglaise et le typhus chassaient en masse de la Verte-Erin. Les Bas-Canadiens les accueillaient à bras ouverts, à titre de co-religionnaires persécutés. On en comptait une douzaine à Sorel se livrant, avec succès, au commerce, à l’industrie, s’enrichissant, lentement mais sûrement ; car l’Irlandais, comme le Chinois, est laborieux, vit de peu et thésaurise vite, avec cette différence, toutefois, que lorsqu’il a un bon pécule, le Chinois retourne en son pays, pendant que l’Irlandais nous reste, ce qui explique, en partie la prohibition de l’immigration chinoise et l’encouragement accordé à l’immigration Irlandaise.

Mais le médecin, ami du curé, n’était pas un importé, comme on appelait les autres ; il était né aux États-Unis, parlait le français aussi bien que l’anglais, comme son ami le vénérable prêtre desservant, alors, le bourg, de William Henry. Tous deux étaient instruits et exubérants ; ils avaient de longues et patriotiques entretiens sur la situation malheureuse de l’Irlande. C’est au point, qu’un soir, le médecin lut la traduction fidèle, au moins en prose, d’une effusion patriotique, d’un poète irlandais.

En voici un extrait authentique, retrouvé, plus tard, ainsi qu’on le verra plus loin :

« Hélas ! ainsi le Seigneur le voulut dans ces temps déjà lointains où le roi Angeon, accompagné, de ses barons Normands, au corselet de fer, vint réclamer comme son domaine tout le pays, depuis le cap Chelioc jusqu’au cap Clear, depuis les fertiles bords du Shannon jusqu’aux côtes sauvages d’Antrim… Désolation ! Désolation !… et ce fut un pontife romain, un Saxon dont les Normands avaient opprimé les pères, qui te livra à la fureur des Normands, ô toi, mon Irlande chérie !

« Adieu ! serviteur des serviteurs de Dieu ; que le Seigneur te pardonne le bref sanglant que, dans un moment d’erreur, tu adressais à Henri d’Anjou, lui disant : « Prends l’Hibernia avec ses peuples, je te les donne pour le denier de St-Pierre ! »

« Comme le fils de l’homme fut vendu par l’apôtre infidèle, ainsi, noble Érin, tu fus livrée par le père commun des fidèles, toi si religieuse et si tendre. Et tu devais être foulée aux pieds des soldats grossiers, exposé aux injures de la populace, et tu devais plusieurs fois tremper tes lèvres pâles et mourantes dans le calice d’amertume ! Tu as été ainsi choisie pour une seconde expiation ; et, au milieu de tes souffrances tu as levé vers le ciel tes yeux humides pour y chercher le courage et l’espérance !

« Ô combien de fois, depuis ces jours de deuil, l’Élysée n’a-t-elle pas pleuré sur toi, dont la voix suppliante, malheureuse Irlande, s’élevait vers elle du sein de l’abîme de maux où tu fus plongée ! Ses larmes se sont mêlées aux tiennes, ses prières sont montées avec les tiennes, jusqu’au trône de l’Éternel, et une pensée d’avenir est tombée sur ton front pâle, comme un doux rayon du soleil au printemps fait germer la fleur odorante au sommet de tes montagnes neigeuses !

« Et cependant l’Irlande ne tomba pas comme le pin verdoyant sous la hache du bûcheron ; elle se leva frémissante de colère quand les chevaux Normands hennirent dans les vallées, quand les bannières ennemies se déployèrent sur ses collines. Il fallut qu’un de tes fils aux bras forts et nerveux se révoltât contre sa mère pour que tu pliasses le genoux devant un suzerain, ô mon Irlande chérie !

« Honte éternelle sur ton nom, roi des Sagomah, Dermot, fils de Morrough, toi dont la voix sacrilège appela l’étranger à ton secours, parce que trop contre un brave rival, il n’y eut pas, dans ton camp, assez d’épées qui se levassent pour toi, ô lâches !…

« Non l’Irlande ne descendit pas sans gloire dans l’abîme profond du malheur ; ses braves enfants moururent pour elle ; et bien des fois devant son épée victorieuse, elle vit fuir l’Anglais épouvanté ; bien des fois un cri de colère et de liberté retentit dans les échos de ses montagnes comme l’océan aux approches de la tempête ; et alors, Albion, tes lords orgueilleux, tes ministres infidèles et corrompus de la foi morte, tes avides marchands, tes soldats mercenaires, ont frémi. Déjà ils croyaient voir la harpe Irlandaise sur les vieux créneaux de la tour de Londres accompagnant un chant de mort !

« Albion, qu’as-tu fait de ta belle et noble Érin ? tu l’as saisie par sa longue chevelure, tu l’as frappée au visage, tu as bu son sang, tu as savouré ses larmes, tu as ri de ses cris de tristesse, tu as contemplé d’un œil sec et froid la lèpre de sa misère. Et lorsque oubliant, tes crimes et tes cruautés, elle essayait de te donner un nom d’amour, tu lui as répondu par des paroles de haine, tu as ajouté de longs et pesants anneaux à la chaîne en fer dont tu avais chargé ses membres brisés par la torture ; tu as été insensible à ses infortunes dont le récit fait pleurer les nations les plus éloignées, et, riant comme Satan au milieu du luxe qui t’environne, tu as demandé de l’or !… de l’or pour tes nobles seigneurs, pour ces fiers représentants dont la conscience a un prix comme des épines de l’Inde, de l’or pour toi qui vieillis et trembles sur un monceau d’or !

« Vois-tu Albion, tu seras renversée de ton char comme l’impie Antiochus ; tu seras battue de verge comme Eliodore, tu pleureras solitaire au milieu des mers comme Vénus qui a été grande et cruelle comme toi. Le Seigneur prendra pitié des malheureux que tu as faits, le vent de la colère suprême soufflera sur toi et dissipera tes flottes, il remplira ton sein d’une mystérieuse terreur ; ta voix impérieuse deviendra plus impuissante que le souffle léger du vent qui soulève à peine les pétales flétris des fleurs de l’églantier. Et nul ne te plaindra ; nulle prière ne s’élèvera pour toi vers le ciel irrité ; et une voix inflexible te poursuivra partout dans tes jours sans soleil, dans tes nuits brumeuses, en criant par le monde ! Albion ! qu’as-tu fait de ta sœur la noble Érin !

« Pardon, pardon, Seigneur ! Si ces paroles amères sortent de la bouche du poëte comme les flots irrités des torrents qui vont grossir les eaux du Shannon, c’est qu’il aime tendrement sa mère et que sa mère a tant pleuré… C’est que la plainte ne console pas le cœur qui souffre… c’est qu’il est des misères trop grandes pour les créatures. Mais pourquoi douter, ô mon Dieu ! de ta justice et de ta bonté ? tu ne pardonneras qu’à ceux qui pardonnent…

« Eh bien ! qu’Albion prospère, mais que Érin soit libre !

« Oh ! tu pardonneras, Seigneur, si une voix Irlandaise crie vers toi, Dieu sauve l’Angleterre ! Notre père, qui êtes dans les cieux, prenez pitié de l’Irlande Catholique et résignée ! Que ses larmes et ses misères soient mises dans la balance de votre justice et que des jours sans orages descendent sur ses collines !

« Et maintenant, Ô mère des saints et des héros, mon Irlande bien-aimée, ton poète, qui chante dans l’ombre de la nuit ta colère et tes espérances, te demande aux échos des grèves du Canada ; viens le visiter dans ses songes d’avenir, viens comme une apparition bienfaisante réaliser la pensée d’amour et de dévouement. Oh ! n’est-ce pas toi, ma mère, qui, agenouillée sur le rivage, prie le Seigneur, ton Dieu, pour tes tristes enfants ! n’est-ce pas toi dont les mains chargées de chaînes pressent sur tes lèvres et sur ton cœur la croix du Sauveur ? Salut, ma noble mère ! Oh ! que tu es belle encore, mon amour, dans ta douleur sublime ! Quelle vive et sainte espérance brille dans tes yeux bleus qui cherchent dans le ciel un refuge pour la misère ! La brise soulève ta longue chevelure et les vagues expirantes de l’océan viennent mouiller les plis de ta blanche robe.

« Une sainte et ravissante harmonie t’environne, car le malheur est sacré ! la pâleur de ton front atteste tes longues souffrances…… mais quel délicieux sourire vient embellir tes lèvres ! Ne sont-ce point les mélodieuses paroles d’un hymne d’espérance que d’une voix attendrie tu mêles aux accords de ma harpe jusqu’au moment où le soleil, descendant sur ces grèves désolés, finit le songe du poète, et alors tout disparaît hélas ! excepté la douleur, et les derniers accents de sa voix vont porter dans les échos les plus lointains les mots que le Seigneur entendra Irlande !… Irlande ! Que Dieu te protège. »

La déclamation de cet enthousiaste effluve patriotique fut faite d’une voix apparemment gonflée par le patriotisme. Tout observateur attentif aurait remarqué, comme nous le faisons en ce moment, que les accents dans la voix émue de notre médecin étaient plutôt à la présence de Julie qu’à l’effusion poétique dont il se faisait l’écho intéressant et intéressé. Pour être véridique, disons que tel était le cas : nous n’en donnerons que trop, hélas ! dans le cours de ce récit, des preuves lamentables… Et il y avait, certes, trop d’avantageuses similitudes entre l’amour de la patrie et d’une jolie fille, pour que notre vert galant ne songeât pas à en profiter.

Il suffit de constater, pour le moment, que notre amoureux car il l’était devenu d’une façon aussi ridicule que véritable, pour qui aurait vu ses agissements dans l’intimité… remit le manuscrit à Julie en lui disant, galamment, qu’il l’avait copié à son intention, la jeune fille acceptant, du reste, gracieusement et sans arrière-pensée, le papier tout parfumé, s’il vous plaît…

Nous l’avons dit, notre héroïne était belle, de ces beautés attrayantes et sympathiques à tous, dont sont douées, disons-le, en l’honneur national, la plupart de nos jeunes Cauadiennes-françaises, mais elle était faible de santé, ainsi que nous l’avons constaté ; notre médecin devenu amoureux, dissimulé par calcul, n’en était pas moins expert dans son art ; vieux garçon, il avait consacré ses veillées à l’étude de sa belle profession, facilitée, du reste, par une nombreuse clientèle, joignant ainsi la théorie à la pratique. Mais comme on n’est jamais sans défaut, il calmait ou plutôt débrouillait les ennuis de sa vie sédentaire par un usage peu modéré de l’opium, ce qui explique, en partie, ses lubies amoureuses. Les soins attentifs qu’il donnait, comme médecin, à la jeune fille, contribuèrent à ramener la vigueur, en utilisant scientifiquement et avec à propos, la sève de la jeunesse. Il se flattait, le malheureux, de posséder un jour ce trésor vivant, ignorant alors que cette Julie était fiancée, ce dont du reste, pour un motif ou pour un autre, le bon curé et la discrète jeune fille ne parlaient pas.

Ce qui prouverait, au-delà de tout doute, que le cœur de notre vieux garçon était incendié, sans espoir de sauvetage, est le fait suivant :

Quelques jours seulement après l’épisode que nous venons de raconter, il remit, fort discrètement, à notre héroïne, mais avec un embarras visible, et qui aurait pu mettre sur ses gardes tout autre qu’une naïve enfant comme l’était Julie, un papier ciré et tout parfumé, portant l’adresse de cette dernière, et il se retira si abruptement que notre héroïne en fut un peu énervée.

Elle déplia ce papier et lut avec stupeur ce que notre poète national qualifierait, non sans raison, de rhapsodie et, venant de notre vieux garçon, nous n’hésitons à ajouter de rhapsodie abominable, si tant est que le ridicule ainsi affiché puisse être du domaine de l’abomination !

Du reste, nous laissons le lecteur juge du chef-d’œuvre d’amoureux que nous reproduisons, pour l’expiation des vieillards tentés de le devenir…

Le voici !… et nous garantissons aux lecteurs l’authenticité de la pièce mettant ainsi à couvert notre responsabilité littéraire, puisque l’éditeur, au besoin, pourrait certifier que nous lui livrons l’original :

« Le jour, je ne vois que Julie ;
« Elle m’occupe encor la nuit.
« Tout est plaisir près de Julie ;
« Loin d’elle l’ennui me poursuit.

« Ce n’est enfin que chez Julie
« Que je trouve le vrai bonheur.
« Toujours, toujours, toujours Julie
« Est le mot d’ordre de mon cœur.

« Avant de connaître Julie
« L’amour pour moi n’était qu’un jeu,
« Mais à chaque instant pour Julie
« Mon cœur brûle d’un nouveau feu,

« Un charmant coup d’œil de Julie
« Ne peut qu’en augmenter l’ardeur.
« Toujours, toujours, toujours Julie
« Est le mot d’ordre de mon cœur.

Et quelques jours après, le vieux fou, ne recevant pas de réponse, eut la hardiesse de remettre à Julie un billet que les amoureux qualifient de billet doux, accompagné d’un médaillon en or… un cupidon, s’il vous plaît !

Voici cette autre insanité…

« J’ose espérer que vous ne rejetterez pas ce léger souvenir d’un homme qui vous adore et qui n’aspire qu’au moment de vous prouver d’une manière plus sensible, l’amour que vos charmes ont glissé dans son cœur. Hélas ! Que ne m’est-il permis de lire dans l’avenir ! Ah ! si je pouvais du moins, sans témérité et sans blesser votre délicatesse, porter mes regards dans les replis secrets de votre pensée ! Aurai-je le bonheur d’y découvrir quelque faveur, quelques inclinations à mon égard ? J’ai en moi le sentiment intime, quoique peu fondé, que vous daignerez, au moins, me faire parvenir de ces paroles si douces, si expressives dont j’ai ressenti dernièrement l’influence. »

Le lecteur patient, se rappelle, peut-être, que nous avons constaté que notre amie tante Sophie, éblouie de la beauté de notre héroïne, — avait cependant remarqué, entre autres choses, que tout en n’étant pas dépourvue d’intelligence, elle ne paraissait pas brillante sous ce rapport, c’est-à-dire, nous devons l’admettre au nom de tante Sophie, qu’elle n’était pas espiègle à la façon des jeunes filles ou femmes de dix-sept à vingt ans.

En effet, si Julie eût été espiègle à l’égal ou selon le cœur de tante Sophie, ou, pour dire vrai, si elle eût eu son expérience, notre héroïne aurait répondu par le quatrain suivant :

Éteins ce lyrisme,
C’est mauvais, pour les vieux,
Et tu feras bien mieux,
Bien mieux,
Bien mieux,
D’soigner ton rhumatisme !

Mais singulièrement, elle n’en fit rien et, explique qui pourra la nature féminine, elle ne dit pas un mot de tout cela à Mathilde, ni même au curé. Était-ce curiosité, pour la suite de l’aventure, à la façon des filles d’Ève ? ou timidité ? Le lecteur ou plutôt notre aimable lectrice en jugera. En tous cas, son tort, à notre avis, fut, à part le silence absolu qu’elle garda vis-à-vis de tous, le soin qu’elle prit de serrer ce billet doux, et les autres pièces de notre vieil amoureux au même endroit où elle avait mis le manuscrit de la traduction du barde Irlandais si galamment remis par le vieil amoureux, c’est-à-dire dans une jolie cassette, au fond de sa valise, la susdite cassette contenant les lettres de son fiancé. On verra plus tard, les déplorables conséquences de cette démarche enfantine pour ne pas dire inexplicable sous les circonstances.

VII

Le mariage de Julie avait eu lieu à l’inénarrable surprise du docteur, soit qu’aveuglé par son fol amour, il ne se doutât de rien, soit qu’on lui eût caché soigneusement à dessein ou autrement les relations de Julie avec son fiancé, lesquelles du reste ne se manifestèrent à Sorel, ouvertement, que quelques jours avant le mariage, par la présence du fiancé.

On conçoit l’immense désespoir que ce fait accompli jeta dans l’âme tourmentée du vieil amoureux. Dès qu’il eût la certitude de son bonheur anticipé perdu, il s’absenta durant plusieurs jours, en donnant pour prétexte à son vieil ami le curé qu’il allait assister aux conférences retentissantes que son frère l’abbé*** donnait alors à Québec ; et, même à son retour, il fut plusieurs jours sans aller au presbytère : il ne visitait que rarement son vieil ami et puis il cessa définitivement d’aller au presbytère, ce qui donnait au vieillard perspicace beaucoup à réfléchir, tout en étant du reste, aussi réticent, au sujet de Julie, que l’était notre ex ou plutôt notre amoureux toujours de plus en plus tourmenté.

Va sans dire que la lune de miel de Julie fut ce qu’elle devait être. Elle avait épousé un jeune homme appartenant à l’une de nos premières familles, bien doué sous tous les rapports au moral comme au physique, et singulièrement, par rapport à ce récit, son mari était aussi un médecin de talent et possédant déjà une bonne clientèle, ce qui, du reste, importait peu, car il était riche et pratiquait en amateur, sans toutefois négliger la clientèle qui affluait, l’autre médecin de la même paroisse de *** se faisant vieux.

VIII

Un jour néfaste, plusieurs mois après leur mariage, le mari de Julie, en l’absence de cette dernière, en fouillant dans un meuble pour chercher un objet quelconque qui lui manquait, mit la main sur la jolie cassette dont nous avons parlé, renfermant la correspondance amoureuse de Julie. Elle était fermée à clef, ce qui surprit un peu le mari de Julie et plutôt par ce sentiment de curiosité transmis autant, avouons-le pour une fois, en part égale, par Ève et Adam à leurs descendants, qu’autre chose, avec toutefois la pensée secrète de faire une bonne niche à sa jeune femme, il força la serrure et éclata d’un rire joyeux en reconnaissant ses épîtres amoureuses soigneusement arrangées et attachées, mais son sourire devint amer en trouvant parmi les papiers, ceux encore parfumés de son rival inconnu.

Il lut et relut surtout l’ode à Julie et le billet doux et il en aurait peut-être ri de bon cœur, s’il eût connu plus tôt l’auteur, mais ce qu’il ne s’expliquait point non plus, était l’ignorance soignée dans laquelle on l’avait toujours laissé quant aux aspirations de cet amoureux authentique et surtout le silence absolu de Julie avant et même après le mariage. Les jeunes filles dont le cœur n’est pas épris ailleurs, pensait le mari, mettent généralement une espèce d’amour-propre, du reste légitime, avoir reçu d’autres hommages, ce qui, loin d’avoir rien de blessant même pour un jeune mari, ne peut que chatouiller agréablement son amour-propre.

Quoi qu’il en soit, le mari de Julie, après quelques moments de réflexion, remit les papiers dans la cassette, la referma soigneusement et résolut de n’en pas parler à Julie. Ce fut son malheur, car l’explication qu’il en aurait obtenue se serait, sans doute, terminée par de chauds baisers. Mais telle est la pauvre humanité ! La jalousie avait empoigné l’âme du mari de Julie et meurtri tout-à-coup son cœur ! Ce sentiment de la jalousie est inexplicable, même par les physiologistes les plus expérimentés.

Le mari de Julie devenait tout-à-coup soupçonneux. Et lorsque le mari ou la femme deviennent soupçonneux, le bonheur domestique a vécu ! Quiconque a été jaloux une fois dans sa vie le sera longtemps, sinon toujours, quoique par intermittence. L’esprit s’habitue au soupçon et se tourmente quand même avec ou sans motif. C’est une maladie de l’esprit, ou de l’âme, inexplicable et que la confiance réciproque, absolument mise à nu, peut seule guérir, mais là est précisément la difficulté d’administrer le remède, car le jaloux ou les jaloux ne sont pas communicatifs ; le sentiment de jalousie est un ver caché et rongeur. C’est au moral un poison subtil, un microbe introuvable, mais qui opère la destruction du bonheur domestique.

Aussi Julie ne fut pas longtemps sans s’apercevoir du changement subit et inexplicable survenu chez son mari. Il était sombre et avait l’air souvent préoccupé de choses non existantes. Les tête-à-tête, l’abandon amoureux avaient tout-à-coup cessé. Non pas que le mari de Julie l’avait cru ou la croyait infidèle ! ah non ! mais il était jaloux !… Et on a vu des maris jaloux, de leur femme, mère de plusieurs enfants, comme si la sainteté de la maternité et les soins incessants non ignorés chez l’époux (à moins d’une dépravité exceptionnelle, chez les femmes) n’étaient pas une garantie du bonheur domestique…

Jusqu’à présent, le bonheur de Julie et de son mari avait été infini et paraissait, comme tous les jeunes époux, devoir être éternel, et, tout-à-coup, voilà que, dans le ciel brillant, apparaissait un point noir, signe précurseur de l’épouvantable tempête !

Ce qui frappait surtout Julie était, la profonde tristesse qui s’imprimait, de plus en plus, sur la physionomie jadis souriante de son mari, chose inexplicable pour Julie, car elle n’avait et ne pouvait, la chère enfant, n’avoir que des tendresses pour son mari et il savait du reste qu’elle ne les lui ménageait pas. Disons que le malheureux en proie à sa jalousie faisait usage d’opium comme beaucoup de médecins d’alors et comme il n’y a pas, dit-on, de pire médecin que celui qui se soigne lui-même, de même de pire avocat que celui qui se prend pour client, le mari de Julie avait substitué les alcools à l’opium, espérant, sinon la guérison de cet abus de l’opium, au moins, noyer plus aisément son noir chagrin de mari jaloux. Et, depuis quelques mois, il abusait étrangement des alcools au grand désespoir de Julie, dont le malheur subit devenait intolérable.

De là l’explication de la visite inattendue de Julie chez son vieil ami et protecteur, le curé de Sorel.

Elle venait lui confier sa peine ; elle sentait que les bonnes paroles qu’elle recueillerait de son père adoptif, seraient, pour son âme endolorie, ce qu’avaient été, autrefois, les toniques pour son corps malade. Aussi, trois jours après son arrivée au presbytère, elle résolut de s’en ouvrir complètement et, abordant le curé avec sa grâce habituelle, à laquelle rien ne résistait, elle lui dit : — Cher père, j’irai tout à l’heure vous surprendre à votre office, ayant à causer particulièrement avec vous. C’est bien, mon enfant, tu seras la bienvenue et je me réjouis d’avance du bonheur que me procurera ta présence, rétorqua l’excellent homme.

Nous avons dit que le gendre du père Gabriel D… devait repartir le lendemain au petit jour, ce qu’il fit en effet. La traverse entre Sorel et Berthier était impraticable et comme l’eau avait beaucoup monté durant la nuit, force fut au gendre du père Gabriel D… d’éviter le trajet par la Baie de Lavallière et suivre la côte. Le retour lui prit deux longues journées, en sorte que les quatre louis (4 £) payés, n’étaient pas du boodlage ! et ce n’est qu’à grande peine qu’il put traverser vis-à-vis Yamachiche. Pas besoin de dire que le père Gabriel était dans les transes et ajoutons en l’honneur de sa mémoire qu’il était moins inquiet de la belle dame que de son attelage.

La débâcle ! la débâcle ! avait dit le bonhomme à la belle dame, était à redouter, et il la redoutait avec raison. Enfin, ce, fut avec un bonheur accompli que le père Gabriel revit son gendre, car deux heures après l’arrivée, la glace se mettait en mouvement vis-à-vis Trois-Rivières.

La même chose s’accomplissait à Sorel.

Au moment où Julie se proposait de s’ouvrir à son vieil ami, trois petits coups discrets, mais précipités, se faisaient entendre à la porte de l’appartement où ils se trouvaient réunis.

Entrez, dit le curé, et alors apparut la binette du père Antoine, cumulant les fonctions de bedeau et d’homme de peine.

— Ah ! M. le curé ! s’écria-t-il, vite ! vite ! là, on se neye !… la glace marche et on a peur qu’elle emporte les maisons du Colonel H… et l’auberge du père G… les deux seules bâtisses en bois qu’il y avait alors sur la rue longeant le Richelieu. Le père Antoine était surtout en peine pour l’auberge, car c’était là qu’il dégustait son verre de rhum au moins trois fois par jour, à part le résidu des burettes qu’il asséchait consciencieusement à la sacristie, ce dont, du reste, son nez rouge, bourgeonné, faisait preuve, au point que les Sorelois disaient que le bonhomme avait pour nez une roupie de coq-d’inde… Mais ajoutons pour ne pas offenser les mânes du père Antoine, que le vieux docteur de Laterrière, un type de ce temps jadis… parlant des gens de Sorel d’alors, dans ses mémoires imprimés seulement pour la famille et que nous avons eu l’avantage de lire, il y a quelques années, disait, que ça n’est qu’au Portugal qu’il avait rencontré des gens usant d’un pareil langage imagé et ressemblant aux Sorelois… d’alors, bien entendu. Quoi qu’il en soit, le récit du commencement de la débâcle, que fit le père Antoine au curé, alarma ce dernier, car la brunante commençait, et la présence du bon curé était pour les gens de Sorel toujours indispensable, surtout là où il pouvait y avoir danger soit pour la vie ou la propriété.

Voilà pourquoi l’entretien avec Julie fut ajourné et que le brave curé partit précipitamment, sans toutefois oublier sa pipe, compagne inséparable, avec le père Antoine, auquel se réunirent quatre ou cinq paroissiens qui attendaient à la porte du presbytère. On se rendit en hâte au bord du fleuve et à la route longeant le Richelieu. L’eau gagnait la rue et atteignait la maison du coin de la rue, actuellement appelée, du Fleuve, c’est-à-dire l’auberge du père G… l’inondant — la maison du Colonel H… ayant été détruite. Il n’y avait pas de quais alors et la glace était massée sur la côte. On en voyait une montagne à la Pointe des Pins dont les arbres alors touffus protégeaient les rives.

Pour donner une idée à nos lecteurs de ce qui eut lieu, lors de ces débâcles du Richelieu, nous relatons, foi de romancier, ce qui s’est passé, aux dates ci-dessous, tel qu’on dit au Palais, sauf à retrouver notre vénérable Curé et ses compagnons et à reprendre notre récit relatif au drame de notre héroïne.

Extrait des notes de l’auteur de cette véridique histoire portant la date de Sorel, samedi, 19 avril 1862.
débâcle du richelieu

Nous avons à rendre compte d’un désastre épouvantable, la débâcle du Richelieu qui, d’ordinaire, ne se fait presque jamais sentir, mais qui a eu lieu, hier matin, avec un fracas terrible, la crue extraordinaire et soudaine des eaux du Richelieu, encore grossie, sans doute, par celles du Lac Champlain, ont soulevé la glace du Richelieu avant qu’elle fût mûre et ont amené la débâcle que nous avons pu contempler hier, dans toute sa grandiose horreur, et dont nous avons à raconter les déplorables conséquences. Jeudi soir, le Richelieu était libre de glace vis-a-vis la ville. Vendredi matin, le courant était très fort et faisait présager le commencement de la débâcle. Vers neuf heures, un énorme monceau de glace, entraîné par un fort courant, poussait devant lui plusieurs bâtiments à voiles et bateaux-à-vapeur et les rendait ainsi jusqu’à Ventrée du St-Laurent. Ces bâtiments furent massés là, et malgré les efforts d’un grand nombre d’hommes, il fut impossible d’en dégager un seul, mais on se hâta de préparer un des vapeurs pour remorquer les autres. Un cultivateur demeurant à près de deux lieues de Sorel arriva alors à course de cheval et nous apprit que la débâcle avait fait de terribles ravages tout le long de la rivière Chambly, que l’écluse de St-Ours était submergée et brisée ; que la glace avait enlevé le moulin de Madame de St-Ours ainsi que des quais, des hangars, etc. ; il ajouta que la débâcle se faisait alors à environ deux milles de Sorel, et y causait de grands ravages, que la glace entraînait tout sur son passage et que les eaux étaient extrêmement hautes. Cette nouvelle porta la consternation dans l’âme de tous.

Vers midi, l’affreuse nouvelle se réalisa : — on aperçut de loin les énormes monceaux de glace qui couvraient la rivière et qui s’avançaient avec rapidité. Quelques minutes après ces monceaux atteignaient les premiers bâtiments qui étaient ancrés dans la rivière et les poussaient en avant avec fracas, les uns contre les autres, les entraînant tous et les massant ainsi à la suite les uns des autres tout le long de la distance qu’il y a du lieu où les bâtiments étaient ancrés à venir jusqu’aux quais de la Cie du Richelieu.

On vit alors un affreux pêle-mêle de bâtiments à voiles, bateaux-à-vapeur, barges, chalands, tous s’avançant, s’entre choquant et se brisant les uns sur les autres avec un bruit terrible. C’était un spectacle désolant de voir tous ces magnifiques bateaux-à-vapeur, tout frais peinturés, en grande partie meublés et prêts pour la navigation, enlevés ainsi le long du rivage où ils étaient fortement amarrés, et rejetés avec force les uns contre les autres par la glace qui s’amoncelait pardessus en les broyant.

Tous les bateaux à vapeur de la Cie Richelieu qui n’étaient pas sur les chantiers sont plus ou moins endommagés ; d’autres bâtiments ont sombré et sont disparus sous la glace. Pas un n’a complétement échappé au désastre ; quelques-uns sont hors d’usage ; un plus grand nombre sont littéralement broyés ; l’œil ne distingue partout que des ruines amoncelées les unes sur les autres et au loin la glace amassée par monceaux.

Entre 4 et 5 heures la glace refoula davantage, les amarres qui retenaient encore les bâtiments se cassèrent et tous furent poussés vers le St-Laurent. Là, plusieurs sombrèrent ; le Castor, le Boston, et un des curemoles disparurent complétement.

Le Napoléon fut coulé, le Montréal, l’Arabian, le Yamaska et plusieurs autres bâtiments furent précipités dans le St-Laurent à travers la glace.

Une foule nombreuse couvrait les quais, et les cris se mêlaient au craquement des amarres et des bâtiments broyés. Le vapeur Unity a aussi sombré.

Il est impossible de calculer les dommages causés jusqu’à présent ; jamais pareille débâcle n’a eu lieu ici, et on ne la prévoyait pas ; il est impossible de dire si les suites n’en seront pas encore plus désastreuses. On peut évaluer les dommages à quelques centaines de mille piastres et Dieu seul sait ce que la nuit nous réserve. Nous donnons ces détails à la hâte, et au moment où c’est écrit, on n’est pas sans inquiétude sur ce qui doit arriver.

Malgré ces ravages, nous avons du moins la consolation de dire qu’aucune vie n’a été perdue, bien qu’il y ait eu, comme toujours, dans des cas pareils, beaucoup d’imprudences commises. Seulement un nommé Lemay a été blessé par une chaîne qui s’est cassée, mais on espère que la victime de cet accident n’est pas en danger de perdre la vie.

P.S. — La nuit est très noire ; la débâcle continue ses ravages. La pluie tombe par torrent et une brume épaisse empêche de voir. On entend le bruit sourd et le fracas de la glace qui passe avec une rapidité extraordinaire et entraîne tout sur son passage.

« Le Cultivateur » et le « St-Pierre » sont coulés, le « Victoria » a été emporté avec les autres dans le St-Laurent. Un grand nombre de petits bâtiments sont littéralement broyés. Pour comble de malheur on rapporte que deux hommes et un enfant se sont noyés. On entend les cris des hommes à bord des bâtiments entraînés dans le St-Laurent. La nuit a un aspect sinistre. Que Dieu ait pitié de nous !

Si le 19 avril 1862, aucune vie ne fut perdue, il n’en fut pas ainsi lors de la journée néfaste du 8 avril 1865, anniversaire de la débâcle, tel que racontée par le même témoin oculaire.

Nous reproduisons cela textuellement parce que, d’abord, les drames que nous racontons et raconterons sont réels, tel que dit dans l’intitulé de ce roman et ensuite, pour donner une idée comparative au lecteur de ce qu’a pu être la débâcle du Richelieu, lors du voyage de notre héroïne, voyage si fort redouté par le père Gabriel N…

L’inondation — pronostics
8 Avril 1865. 

À Sorel l’eau est entièrement disparue des rues mais couvre encore les quais. À Berthier, l’eau continue d’inonder tout le village mais nous sommes heureux d’apprendre que la glace n’a fait aucun dommage. Le vent d’hier et d’avant hier a balayé une banquise de glace fort menaçante qui se trouvait vis-à-vis le village et on espère à présent que le danger est passé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’eau continue à couvrir nos quais à Sorel et les maisons qui bordent le fleuve sont inondées, mais personne n’a encore souffert de dommages.

Au Chenal du Moine l’eau couvre les terres à perte de vue. La glace a renversé une maison et une grange, mais on ne signale aucun autre dommage.

Les pauvres habitants sont forcés d’abandonner, leurs habitations ou de s’y échafauder pour pouvoir y demeurer.

Des canots sont aux portes des habitations et on s’y jette avec précipitation, lorsque la glace devient menaçante.

Hier des masses de neige et de glace étaient amoncelées à divers endroits sur le fleuve. Vers midi la glace a commencé à marcher, et il est probable que d’ici à dimanche le fleuve sera libre. Trois « chalands » sont sortis hier matin de la rivière Richelieu espérant gagner à temps le « chenal du Moine » et éviter les glaces ; — l’un a pu s’échapper et atteindre la Rivière Yamaska, mais les deux autres ont été emportés par un vent contraire au milieu des glaces ; l’un appartenait à un nommé Boucher, de Sorel et paraissait avoir beaucoup souffert, l’autre, qui appartient, dit-on, à un nommé Lacouture, n’avait pas éprouvé de dommages. Le vent, hier, poussait la glace vers la rive nord du fleuve ; on en voyait, au loin, des montagnes. Nous craignons beaucoup d’avoir à enregistrer de grandes pertes souffertes par les habitants des Îles.

15 avril, 1865. 
terrible désastre résultant de l’inondation.

Ce que nous avons à raconter aujourd’hui, dépasse, malheureusement, les prévisions que nous exprimions l’autre jour. Depuis samedi, au grand désespoir de tous, l’eau montait, montait toujours. Les plus anciens citoyens de Sorel répétaient à qui mieux mieux, que jamais l’eau ne s’était élevée à la hauteur, qu’elle a atteint ce printemps…

Dès midi on apprenait que les habitants de Berthier, des Îles de Sorel et du Chenal du Moine étaient littéralement submergés ; — à Berthier, on manquait même de pain, les boulangeries subissant le sort des autres habitations.

Quelques citoyens de Sorel apprenant cela, se cotisèrent spontanément et on envoya à Berthier quelques provisions.

Grâce au zèle charitable de quelques dames et messieurs, ces secours purent être augmentés. Le lendemain le nom de la Cie Richelieu figurait déjà en tête de l’une des listes de souscription pour 50 $, et celui de l’hon. D. M. Armstrong pour 80 $. Malgré son âge avancé, n’écoutant que les inspirations de son cœur généreux, le Capt. G. L. Armstrong avait engagé une chaloupe et s’était empressé de se rendre, dès lundi, à Berthier, pour porter des secours aux malheureux mondés et quelques autres citoyens avaient suivi ce noble exemple.

Mardi matin, la Cie du Richelieu mit un de ses vapeurs au service des citoyens de Sorel qui s’empressèrent de se rendre, en assez grand nombre, à Berthier avec encore des provisions : — pauvres et riches les reçurent avec reconnaissance, car tous manquaient absolument de pain. Le village de Berthier offrait réellement un triste aspect. Les maisons étaient, partout, à moitié remplies d’eau ; on voyageait en chaloupe dans toutes les rues et l’eau atteignait les balustres de l’église.

Quelques bâtisses avaient été endommagées par les glaces, mais heureusement les dommages étaient peu considérables. Les inconvénients résultant de l’inondation étaient bien plus grands. Les magasins étaient fermés et toutes les affaires complètement paralysées, depuis plusieurs jours. Malgré tout, nos amis de Berthier ne paraissaient pas trop abattus et la gaieté française qui est le propre de notre caractère national, dominait l’inquiétude et les épreuves du moment. Et plus heureusement encore, tous nos amis de Berthier paraissaient jouir d’une excellente santé en dépit de tous les contretemps qu’ils avaient subis et qu’il leur restait à subir…

Le même jour, à deux heures p. m., le même vapeur, ayant à son bord un grand nombre de citoyens et des provisions en quantité, quittait le port de Sorel pour porter secours aux pauvres inondés du « Chenal du Moine » et des Îles de Sorel. Là un plus triste spectacle nous attendait. D’aussi loin que le regard pouvait porter, on ne voyait que de l’eau. Les pauvres familles avaient abandonné leurs demeures où il n’y avait plus ni feu ni pain, et s’étaient rendues chez les plus aisées qui les avaient reçus à cœur ouvert. Dans certaines maisons, on comptait jusqu’à soixante personnes. Ces pauvres gens étaient montés au grenier et attendaient, comme l’on dit, la providence. Elle ne leur fit pas défaut, car le Rév. M. Millier, curé de Sorel, et deux bonnes Sœurs de Charité étaient déjà rendus lorsque le vapeur arriva. On distribua largement des provisions aux nécessiteux, et quelques bonnes paroles de sympathie et d’encouragement contribuèrent encore plus à relever le moral quelque peu abattu de ces pauvres gens.

L’Île de Grâce avait disparu sous l’eau ; on mesurait jusqu’à dix pieds d’eau en certains endroits. On peut juger si les maisons et les bâtiments étaient submergés. Le soleil dardait parfois des rayons ardents ; des nuages s’amoncelaient à l’horizon et ce n’était pas sans inquiétude que l’on songeait au lendemain, et l’eau montait, montait toujours… comme dirait Victor Hugo.

Mercredi, vers midi, le ciel s’assombrissait ; à une heure, un habitant des Îles, vint demander au Président de la Compagnie du Richelieu, s’il voulait bien permettre à un des vapeurs d’aller aux Îles, pour ramener quelques familles et transporter des animaux, la position n’étant plus tenable. M. Sincennes accueillit favorablement cette demande, mais comme aucun des vapeurs de la Compagnie n’était prêt, le capitaine Laforce propriétaire du Cygne offrit généreusement de s’y rendre.

À peine le Cygne avait-il laissé le port que le vent s’éleva plus fort. Vers deux heures et demie, c’était une vraie tempête dans le port. Des bâtiments qui étaient mouillés furent emportés par la bourrasque ; un hangar du chantier de MM.  McCarthy fut jeté par terre ; du bois en quantité appartenant à ces messieurs et à d’autres personnes était entraîné dans le fleuve, et c’est à peine si les nombreux vapeurs de la Compagnie, dans le port de Sorel, pouvaient se tenir à l’ancre. On voyait sur le fleuve deux ou trois barges, chargées de bois, qui résistaient difficilement à la tempête. Une entre autres fixait particulièrement l’attention. Deux jeunes gens étaient à bord. Pendant que leur père était allé au magasin chercher du câble pour amarrer solidement son bateau, le bâtiment ou barge avait dérapé et il roulait sur la houle ; son unique mat s’était rompu et on voyait encore les deux jeunes gens sur le pont et n’ayant plus rien pour s’y tenir.

Le bâtiment menaçait à chaque instant de sombrer. On peut juger du désespoir du pauvre père et de l’anxiété de la foule qui était sur le rivage. Le vent était si violent que l’eau poudrait comme en hiver, la neige, durant les plus fortes tempêtes. Vers quatre heures le vapeur Bell essaya de sortir du port pour aller au secours des pauvres jeunes gens qui étaient sur le bateau, mais le vent obligea son brave capitaine à rebrousser chemin.

Néanmoins, trois hommes prirent une chaloupe et ramenèrent les deux jeunes gens épuisés.

Pendant que cela se passait, on pouvait voir, du rivage de Sorel, les épouvantables ravages que le vent faisait déjà sur l’Île de Grâce. Les maisons et les bâtiments étaient renversés et on redoutait les nombreux malheurs que nous avons la douleur d’être obligés de raconter. Le Cygne avait pu se rendre jusqu’à l’île de Grâce, mais c’est à peine si, au moyen des efforts incessants et presque surhumains de tous ceux qui étaient à bord, il pouvait résister à la tempête devenue furieuse. Cela dura trois longues heures. Pendant ce temps les passagers du Cygne, le désespoir dans l’âme, étaient témoins de pertes de vies et de propriétés ; des scènes terribles se passaient sous leurs yeux et ils se sentaient incapables de porter secours ! Des maisons, des granges, étaient renversées ; des hommes, des femmes et des enfants étaient précipités dans les flots et se noyaient. On voyait çà et là ces pauvres gens s’attacher avec désespoir aux épaves et aux arbres ; on entendait les cris déchirants se mêler aux mugissements du vent, mais on ne pouvait pas les atteindre.

Les ténèbres se faisaient et une nuit noire vint encore ajouter au lugubre de cette situation déjà si terrible. Vers onze heures, deux autres vapeurs de la Cie Richelieu, ayant à leur bord plusieurs citoyens, entre autres deux prêtres, M. le Dr Cadieux et l’auteur de ces notes, laissaient le port pour aller au secours de ces malheureux. Ici, la plume nous tombe des mains, car les choses que nous avons à raconter sont de plus en plus navrantes !

Il s’est passé là, pendant cette nuit noire, autour de cette île inondée, de ces habitations renversées, des scènes impossibles à décrire. Mais s’il y a eu des choses déchirantes, on peut signaler aussi des traits d’héroïsme.

Pendant que le Cygne pouvait à peine se soutenir sur son ancre, le capitaine Labelle avec deux hommes, se jetaient résolument dans un canot et se dirigeaient à force de rames là où ils entendaient les cris de malheureux qui se noyaient.

Mais leur frêle embarcation résistait difficilement à la tempête ; la lame emplissait le canot ; ils atteignirent quelques arbres à l’abri desquels ils se mirent ; là se trouvait une jeune fille qui se soutenait d’une main aux branches d’un arbre et se maintenait au-dessus de la vague au moyen d’une cuvette avec laquelle elle avait pu atteindre cet endroit ; voyant arriver le canot, elle s’y précipita, mais ce nouveau poids faillit faire chavirer l’embarcation, presqu’aux trois quarts remplie d’eau. La jeune fille saisit résolument la cuvette et pendant que les hommes relevaient le canot près des arbres, elle réussit à le vider. Un peu plus loin, une autre fille ayant deux jeunes enfants dans les bras, se maintenait, elle aussi, au milieu d’un arbre qui craquait sous les coups répétés d’un vent violent. Après trois heures de ces terribles angoisses, ces braves gens réussirent à rejoindre le Cygne. À part le Capt. Laforce, qui risqua alors son bâtiment pour porter secours aux naufragés et de ce que nous venons de raconter du Capt. Labelle, mon brave ami Jean-Baptiste Lavallée, de Sorel, qui se trouvait à bord, déploya pendant tout ce temps un courage à toute épreuve et une grande présence d’esprit ; sans le concours et l’expérience de cet homme courageux, il est probable que nous aurions à enregistrer la perte du Cygne et conséquemment à déplorer celle de plusieurs existences.

Les passagers des autres vapeurs recueillirent dans cette même nuit et toute la journée d’hier de malheureux naufragés, hommes, femmes et enfants qu’ils amenèrent à Sorel à demi morts d’angoisses et de misère.

Un nommé Lavallée, dit Bloche, avait vu sa maison s’écrouler sous les coups de la vague et il s’était jeté, avec sa femme et cinq enfants, dans un canot. Quelques minutes après le canot se brisa sur les pierres. La pauvre mère saisit les branches d’un arbre et son mari, parvint, avec ses cinq enfants, à un autre arbre. Il se maintint là, un enfant sur chaque bras et les trois autres auprès de lui, pendant seize heures. La pauvre femme, épuisée de fatigue, se noya sous ses yeux et un de ses enfants expira dans ses bras ! Lorsqu’on les recueillit, les enfants étaient engourdis par le froid, mais dès que le père fut dans un canot, il saisit une aviron et aida courageusement à gagner le vapeur à force de rames. Le corps de la pauvre femme a été repêché hier. Voulez-vous encore quelque chose de plus saisissant ? Lisez : Une pauvre femme était alors dans son lit à la veille d’accoucher. Le mari, voyant que la tempête menaçait d’emporter la maison, demanda à sa femme d’avoir le courage de se lever et de se rendre au canot. Elle lui répondit : « sauve-toi, avec les enfants, si tu peux, quant à moi, je comprends que c’est impossible. Nous nous reverrons dans l’autre monde ». Et pendant qu’elle disait cela, la maison croula et tous furent précipités dans les flots. Ce n’est pas du roman que nous faisons ; c’est la vérité toute nue que nous racontons. Ces choses se sont passées avant-hier… ! Mais c’est assez.

Le narré de toutes les scènes attendrissantes que nous avons vues et que l’on nous a racontées serait trop long…

Voici les noms des personnes noyées, que nous avons pu nous procurer :

île de grâce

L’épouse de Joseph Lavallée et un enfant ; l’épouse de Louis Cardin, trois enfants et sa belle-sœur ; quatre enfants de Paul Péloquin ; deux enfants d’Ignace Lavallée ; un enfant de Patrice Lavallée (sa femme a été recueillie expirante) un enfant de Paul Cardin.

Une autre femme du nom de Lavallée a été recueillie à demi-morte sur une épave, tenant deux enfants dans ses bras.

Sauf trois, toutes les maisons qui se trouvaient sur cette île ont été balayées par le vent et les flots et la plus grande partie des animaux, du grain, etc., etc., sont perdus.

île aux ours

Ignace Bergeron, Pierre St-Martin, François St-Martin, Joseph et Athanase Cardin ont perdu leurs maisons, granges, animaux, grains. On suppose que Pierre Plante s’est noyé ; on ne l’a pas revu.

île madame

Les nommés Bruno Ethier, Bélonie Cournoyer, Joseph Cardin et Athanase Cardin ont perdu leurs maisons, granges, animaux, grains, etc. Bruno Ethier avait dans sa grange mille minots d’avoine.

Les autres habitants de ces îles ont plus ou moins soufferts ; nous n’avons pas encore de détails précis.

chenal du moine

On compte soixante-onze maisons, granges, etc., etc., qui ont été balayées par la tempête.

Un grand nombre d’animaux et une grande quantité de grain et d’effets sont aussi perdus, mais heureusement personne ne s’est noyé. Les habitants ont abandonné leurs maisons au commencement de la tempête et ils ont gagné les bois en canot.

île du pads

On rapporte que dix-sept bâtiments, tant maisons que granges, sont perdus, mais nous n’avons pu savoir positivement si ce nombre était correct.

Deux chalands remplis de monde ont été entraînés par le vent jusqu’au lac. Il n’y avait pas de provisions à bord, mais on n’a pas lieu de craindre qu’ils aient fait naufrage. Entre Berthier et Maskinongé on a lieu de craindre qu’il n’y ait eu de grands dégâts. Au village de Berthier on me mentionne deux ou trois bâtisses emportées.

On peut juger de l’émotion que tout cela a causé dans notre petite ville. Disons à l’honneur de nos concitoyens qu’ils ont rivalisé de zèle pour venir au secours des malheureux.

Depuis le maire jusqu’au plus pauvre électeur, tous ont compati aux souffrances de ces pauvres gens et ont fait leur possible pour leur venir en aide. Et quel cœur aurait pu demeurer froid à la vue de ces pauvres femmes, arrivant ici avec un ou deux enfants dans les bras, demandant leurs maris et leurs parents, le désespoir point sur la figure et à demi-mortes de misère ! Aussi nos concitoyens ont-ils rivalisé de zèle, de dévouement et de charité. C’est à qui donnerait l’hospitalité à ces pauvres gens. Vers dix heures et demie, hier matin, grâce à la sollicitation de l’hon. juge Loranger, les principaux citoyens de Sorel se réunirent au Palais de Justice, où un plan d’organisation fut soumis et après quelques minutes de délibération, les résolutions suivantes furent adoptées :

« Qu’un comité composé du Rév. Messire Millier, de l’hon. T. J. J. Loranger, de Son Honneur le maire, G. I. Barthe, avocat, Capt. Chs Armstrong. J. F. Sinconnes, avec pouvoir de s’adjoindre telles autres personnes qu’ils choisiront, soient nommés comme comité de secours permanent aux victimes de l’inondation.

« Que le comité se mette en rapport avec les autorités municipales du comté et notamment avec le comité nommé par la corporation de la ville de Sorel et demande leur coopération, afin d’agir avec l’entente cordiale nécessaire pour promouvoir le but de cette assemblée :

« Que séance tenante le comité fasse choix de personnes convenables pour recueillir dans la ville et la paroisse de Sorel les secours nécessaires pour venir en aide aux victimes de l’inondation.

« Il est encore proposé qu’une liste de souscription soit maintenant ouverte. »

T. J. J. Loranger 
 150 $
J. F. Sincennes 
 150 $
D. M. Armstrong 
 100 $
G. L. Armstrong 
 50 $
L. U. Turcotte 
 100 $
D. et J. McCarthy & Co 
 250 $
James Morgan 
 50 $
Wm. Lunan 
 50 $
A. N. Gouin 
 50 $
P. R. Chevalier 
 50 $
Wm. Buttery 
 150 $
G. I. Barthe 
 50 $
Eugène Bruneau 
 50 $
et nombre d’autres formant en tout 1 500 $, par sommes de 10 $ et moindres, le tout séance tenante.

La Corporation de Sorel a, en outre voté 100 $ mercredi soir.

Honneur soit rendu à nos concitoyens et merci, grand merci au nom de nos pauvres habitants si rudement éprouvés, à l’hon. juge qui a pris l’initiative dans cette œuvre si pleine d’humanité et à la fois de patriotisme !

Maintenant, il nous reste à faire un appel peu éloquent, mais bien sincère, à tous nos compatriotes de ce district. Nous les supplions au nom du malheur, de la charité et au nom de la nationalité de venir en aide aux pauvres habitants de cette paroisse. Il y a trois ans à peine, nous faisions appel au patriotisme de nos abonnés en faveur des Acadiens qui avaient besoin de secours, et des souscriptions comparativement considérables furent recueillies dans nos bureaux pour ces pauvres gens. Aujourd’hui, ceux qui sont éprouvés par le malheur le sont plus rudement encore et nous touchent de plus près. Nous espérons donc qu’un chacun fera un sacrifice pour venir en aide à nos co-paroissiens. Qui donne aux malheureux prête à Dieu ! Si nous ne voulons pas que la plus grande partie de notre paroisse se dépeuple, que nos pauvres habitants vendent leurs terres et émigrent aux États-Unis, venons-leur en aide. Aidons-les à rebâtir leurs maisons et à ensemencer leurs terres !

Au-delà de 1 600 $ sont souscrites par le chef-lieu de ce district. Seize cents autres piastres peuvent être souscrites par les autres paroisses de ce district qui n’ont pas été éprouvées comme la nôtre ! Nous recevrons, avec reconnaissance, les souscriptions qu’on voudra bien nous adresser des paroisses environnantes ; nous en accuserons réception dans ce journal et nous nous ferons un devoir comme un plaisir de les remettre aux MM.  du comité de secours organisé en cette ville.

Il n’y a pas de doute que lorsque l’étendue de cette calamité sera entièrement connue, le gouvernement ne vienne aussi en aide à notre paroisse. De cette manière nous pourrons réparer en grande partie, sinon entièrement, les pertes que viennent de subir les habitants de cette paroisse.

Nous terminons ici ces remarques.

Sans doute que dans ce rapport il doit y avoir des omissions. Il y a des personnes dont les noms auraient du être mentionnés comme ayant rendu d’importants services dans l’occasion, mais écrivant à la hâte et obligés de glaner nos renseignements, un peu partout, il nous est impossible de remplir notre devoir envers tous comme nous aurions désiré le faire.

D’ailleurs, le peu que nous pourrions dire ne rencontrerait que bien faiblement les éloges que tous out mérité à cause de leur dévouement.

Si d’autres détails importants viennent à notre connaissance, nous publierons un extra demain ou lundi.

Berthier, 12 avril 1865. 
M. le Rédacteur, G. I. Barthe,

Vous voudrez bien nous permettre de nous servir des colonnes de votre journal pour témoigner aux citoyens de la ville de Sorel, en particulier, quelques mots de remerciements, l’expression de nos vifs sentiments de gratitude, pour leurs nobles procédés à l’égard des nécessiteux de notre village.

Par la manifestation spontanée des vives sympathies, dont nous avons eu des preuves non équivoques, nous avons dans Sorel plus que des amis, nous y avons des frères. Les cœurs qui paraissent touchés des maux d’autrui, ajoutent à la main qui soulage. Ainsi ce mouvement sympathique et généreux, ce doux élan du cœur, pour venir en aide à des amis dans une position pénible, établit entre la population des deux rives un lien de fraternité dont les nœuds ne chercheront qu’à se resserrer par la suite des temps. Sorel au secours de Berthier ne presse pas une main ingrate ; la reconnaissance répondra plus tard ; l’amitié cimentée par des bienfaits ne fait que s’accroître et la distance des lieux disparaîtra sous la chaleur de la bienveillante union des cœurs de leurs enfants. Merci donc, encore une fois merci, pour et aux noms des indigents de Berthier, généreux bienfaiteurs. Puisse le juste dispensateur de toutes choses vous rendre au centuple ce que vous faites aujourd’hui pour nous. Avec reconnaissance, messieurs de la ville de Sorel, nous sous-signons

J. F. Gagnon, Ptre.
Wm. C. Merrick,
Clerk Min. Ch. of England
L. H. Ferland,
Maire du Village de Berthier
Wm. Morrisson.
Ls. Moll, M. D.
Alex. Kittson.
F. R. Tranchemontagne.

Au Maire de la Ville de Sorel.

Monsieur,

Comme faisant partie de ceux que vous avez désignés pour faire la distribution aux pauvres de notre village du grand nombre de pains et de lard que vous avez déposés entre nos mains, je vous prie de bien vouloir agréer les remerciements les plus sincères de la part des nombreux amis que vous avez au village, et de les faire accepter aux cœurs généreux de ceux de votre ville, qui ont contribué dans cette grande œuvre de charité pour les nécessiteux en détresse, et de sympathie pour leurs amis.

J’ai l’honneur d’être,     
Monsieur le Maire,    
Votre humble serviteur,   
F. R. TRANCHEMONTAGNE. 
Berthier, 10 avril 1865.

Berthier, 11 avril 1865. 
M. le Maire,

Je croirais manquer à un devoir essentiel si je ne vous témoignais aussitôt ma reconnaissance, à vous M. le maire et aux messieurs de votre comité, pour les dons généreux que vous avez fait parvenir aux submergés de notre village. Que Dieu vous rende au centuple l’acte généreux que vous venez d’exercer à notre égard.

Je suis bien parfaitement de votre comité   
Le dévoué serviteur,   
J. P. GAGNON, Ptre Curé. 

Berthier Parsonage, April l0th 1865. 
Gentlemen,

In the name of the suffering poor of Berthier, I hasten to return sincere thanks to the friends at Sorel who have so kindly thought of us in this time of danger and trial.

This is now the eighteenth day of high water far beyond the usual mark ; under such circumstances the suffering of the poor in their garrets, to which they have been obliged to be take themselves, is very great indeed. But besides hëlping to relieve the distress this expression of sympathy from Sorel, is very encouraging to us all and will excite, I am sure, a general feeling of gratitude here.

I remain gentlemen,   
Yours very respectfully,  
Wm. C. MERRIOK. 

To the friends at Sorel.


IX

28 Avril 1865.
Bulletin.

De tous côtés nous avons reçu des détails bien tristes sur les désastres causés par la grande crue des eaux qui a eu lieu ce printemps.

Comme compensation à ces malheurs, nous apprenons aussi de tous côtés que la générosité du public est aussi grande que l’on pouvait espérer dans l’intérêt des pauvres affligés.

L’estimation des pertes pour Sorel atteint le chiffre de 38 000 $, et les pertes de vie à Sorel et à la paroisse de l’Île du Pads sont au nombre de 85.

Voici la liste des corps qui ont été repêchés, telle qu’elle nous a été fournie par M. le Coroner L. U. Turcotte.

Liste des cadavres trouvés jusqu’à ce jour, 21 avril 1865 :

L’Île de Grâce, Sorel.

1. Simon Lavallée, âgé de dix ans, fils de Jos Lavallée, cultivateur.

2. Marie Cournoyer, âgée de 40 ans, épouse de Jos Lavallée,

3. Adeline Lavallée, âgée de 18 mois, enfant de Pierre Lavallée.

4. Catherine Lavallée, âgée de 20 ans, épouse de Louis Cardin.

5. Catherine Cardin, âgée de 5 ans, enfant de Louis Cardin.

6. Catherine Ethier, âgée de 4 ans, enfant de Pierre Ethier,

7. Félix Cardin, âgé de 3 ans, enfant de Paul Cardin.

8. Paul Lavallée, âgé de 15 ans, fils d’Ignace Lavallée.

9. Mélina Péloquin, âgée de 9 ans, fille de Paul Péloquin.

10. Mélina Ethier, âgée de 5 ans, enfant de Pierre Ethier.

Paroisse de l’Île du Pads.

11. Julie Bérard dit Lépine, âgée de 46 ans, épouse de J-Bte Boucher, de l’Île d’Aigle.

12. Marie Bérard, âgée de 19 ans, fille d’Olivier Bérard, cultivateur, Île du Pads.

13. Elizabeth Gravelle, âgée de 25 ans, épouse de Gilbert Brissette.

14 Clarisse Brissette, âgée de 29 ans, fille de Colbert Brissette.

15. Philoméne Brissette, âgée de 25 ans, fille de Colbert Brissette.

16. Célina Brissette, âgée de 18 ans, fille de Colbert Brissette.

17. Angèle Brissette, âgée de 19 ans, fille de Colbert Brissette, et épouse de Joseph Boucher, mariée depuis deux mois.

18. Pierre Brissette âgé de 15 ans, fils de Colbert Brissette.

19. André Brissette, âgé de 10 ans, fils de Colbert Brissette.


Requête des Citoyens de Sorel,
en date du 29 avril 1865. 

« La délégation était porteur de la requête suivante à Son Excellence le très honorable Charles Stanly Vicomte Monk, Baron Monk de Battitramonon, dans le comté de Wexford, gouverneur-général de l’Amérique Britannique du Nord et gouverneur en chef dès Provinces du Canada. »

« La requête des soussignés, membres du comité de secours, établi en la ville de Sorel, pour venir en aide aux victimes de l’inondation, —

« A l’honneur d’exposer à Votre Excellence qu’il est d’usage consacré par de nombreux précédents et justifié par l’esprit de notre constitution que les calamités publiques dont le soulagement n’est pas à la portée des secours individuels soient secouru par l’État, et que le désastre qui vient de fondre sur la population de Sorel et de ses environs est de ce genre.

« Que les citoyens de la ville de Sorel et des campagnes environnantes se sont largement mis à contribution pour venir en aide aux centaines d’individus qui sont maintenant sans abri, sans pain, sans vêtements, mais que leurs contributions jointes aux secours qui sont attendus de Montréal, sont tout au plus suffisantes pour pourvoir aux besoins temporaires et pressants des affligés qui ne peuvent compter que sur la munificence du gouvernement pour relever leurs constructions détruites, se procurer les semailles qu’ils ont perdues et remettre leurs terres en état d’exploitation.

« Qu’un état des pertes éprouvées par les victimes de l’inondation qui habitent la paroisse de Sorel et les Îles, qui sont dans les limites, a été dressé, sous la surveillance de vos suppliants, et que le montant de ces pertes, telles qu’évaluées par eux, s’élèvent à 79 816,00 $.

« Et cet état est ci-joint.

« Que vos suppliants ne veulent point soutenir la cause des malheureux dont ils se sont fait les protecteurs, par des considérations alarmantes ; cependant, ils doivent à la vérité de dire, que si de prompts secours ne leur sont point accordés pour mettre leurs terres en culture ce printemps, une population de plus de cent cinquante familles émigrera aux États-Unis, et demandera au sol étranger le pain que n’aura pu leur fournir le sol natal dévasté par une calamité que leur propre pays n’aura pu secourir.

« Que dans ces circonstances, tout émouvantes qu’elles soient, ce n’est cependant pas tant à la sympathie que doit inspirer à Votre Excellence et à ses ministres, le spectacle d’une population décimée par la mort de plus de 30 personnes dans les flots, qui ont fait un désert d’une campagne florissante, qu’à la raison d’état, que vos suppliants s’adressent pour demander au nom des malheureux dont ils ont épousé la cause, la protection et les secours dont ils les croient dignes.

« C’est pourquoi ils prient Votre Excellence, siégeant en conseil, de prendre leur supplique en favorable considération. Et ils ne cesseront de prier.

(Signé) H. Millier, Ptre, T. J. J. Loranger, C. L. Armstrong, J. F. Sincennes, L. U. Turcotte, G. I. Barthe, J. B. Lavallée, S. Drolet, L. P. P. Cardin, J. B. Guévremont, D. M. Armstrong. »


Avec cette requête se trouvait un état détaillé des pertes. Continuation de la liste des cadavres trouvés depuis le 21 jusqu’à ce 27 avril 1866.

Paroisse de Sorel dans l’île de Grace

20. Philomène Lavallée, âgée de 18 ans, fille d’Ignace, cultivateur.

21. Edwige Lavallée, âgée de 42 ans, épouse de Pierre Ethier.

22. Marie Cournoyer, âgée de 37 ans, fille de Claude Cournoyer.

23. Adolphe Péloquin, âgé de 4 ans, fils de Paul Péloquin.

24. Octavie Péloquin, âgée de 2 ans, enfant de Paul Péloquin.

25. Elmire Bibeau, âgée de 16 ans, enfant de Pierre Bibeau.

26. Elmire Cardin, âgée de 2 ans, enfant de Louis Cardin.

Paroisse de l’Ile du Pads

27. Rose Pruville, âgée de 51 ans, épouse de Col. Brissette.

28. Louise Desorcy, âgée de 54 ans, épouse d’Olivier Bérard.

29. Rose Bérard, âgée de 15 ans, fille d’Olivier Bérard.

30. Julie Bérard, âgée de 16 ans, fille d’Olivier Bérard.

31. Marguerite Bérard, âgée de 22 ans, fille d’Olivier Bérard.

32. Marie Cardin, âgée de 4 ans, enfant de Ls. Cardin, de l’Ile de Grâce.

33. La trente-troisième victime de l’inondation a été trouvée la semaine dernière dans la commune de l’Île du Pads. C’est l’enfant de M. Gilbert Brissette, âgé de 6 mois. Le père de cette jeune victime a vu périr sous ses yeux, le 12 avril dernier, son épouse, sa mère, son enfant, ses deux frères et quatre de ses sœurs.

Le jeune enfant de M. Paul Péloquin, de l’île de Grâce, n’a pas encore été trouvé c’est cet enfant que l’on disait avoir été tiré de l’eau, encore vivant, par un habitant de St-François, le lendemain de la tempête.

Le touriste peut encore aujourd’hui voir un modeste monument au cimetière de Sorel, indiquant l’endroit où reposent les restes des victimes dont on vient de voir la fin tragique. Ajoutons à ces souvenirs que les témoins de ces lamentables événements sont hélas ! peu nombreux aujourd’hui.


X

ASSEMBLÉE PUBLIQUE À ST-HYACINTHE EN FAVEUR DES INONDÉS.

Dimanche dernier, à l’issue des vêpres, les citoyens de cette localité se réunissaient à l’Hôtel de Ville pour prendre des mesures pour venir au secours des malheureuses victimes de l’inondation. Un grand nombre de personnes assistaient à cette assemblée, parmi lesquelles nous avons remarqué le Révd. M. Raymond, supérieur du séminaire, le Rév. M. Moreau, prêtre de l’évêché, le Rév. M. DeLacroix, curé de cette paroisse, et les citoyens les plus influents de cette ville.

M. le Dr Malhiot, maire-suppléant, fut appelé à présider l’assemblée, et Jos. Nault, Eur., N. P., à agir comme secrétaire.

M. Malhiot expliqua le but de l’assemblée et rappela en peu de mots les malheurs que nous avons à déplorer dans certaines paroisses de chaque côté du fleuve, par suite de l’inondation, et les obligations où nous sommes de contribuer autant qu’il est en notre pouvoir au soulagement des malheureux inondés, surtout des habitants de la paroisse de Sorel qui appartiennent au même diocèse que nous.

M. le Grand-Vicaire Raymond ayant été invité à adresser la parole à l’assemblée, il le fît à peu près en ces termes : « Je ne crois pas que dans une circonstance semblable, il y ait besoin de considérations développées pour faire atteindre le but de cette réunion. Il ne saurait s’agir que de faire connaître les faits. Qui d’entre vous, messieurs, ne les a pas appris ? Ils sont là, remplissant tous les journaux de leurs tristes détails. Vous les avez tous lus avec une émotion, une angoisse de cœur qui les a profondément empreints dans votre mémoire. Vous êtes encore sous l’impression de la stupeur que vous a causée la rigueur et l’étendue du désastre. Les derniers cris des malheureuses victimes, que les vents jetaient à la merci des flots, retentissent à vos oreilles, et votre imagination erre tristement sur ces rives désolées où elle voit nombre d’infortunés qui sont là sans asile, à cette saison si rigoureuse, encore pleurant auprès des débris de leurs maisons et n’ayant pour nourriture que le morceau de pain que leur donnera bienfaisance publique.

« Quand de tels faits sont si virement présents à l’esprit, il n’y a rien à dire au cœur. La sensibilité naturelle et la charité excitées par la foi, parlent suffisamment aux âmes chrétiennes ; il n’est pas besoin d’une parole extérieure pour les émouvoir. D’ailleurs, messieurs, vous avez entendu aujourd’hui la lecture de la lettre pastorale, si touchante et si éloquente, que notre Évêque vénéré, tant affecté du malheur de ses chères brebis, vient d’adresser à son diocèse. Dire quelque chose de plus convenable à la circonstance, de plus propre à exciter la commisération, à encourager la charité, serait impossible. Répéter le même ensemble de considérations, serait inutile. Les paroles de notre Pontife doivent nous suffire ; agissons sous leur influence.

« Au reste, la logique qui s’adresse au cœur doit être simple. Voici un grand nombre de nos frères qui sont dans la plus affligeante, la plus complète détresse ; ils réclament en accents déchirants notre secours. Or, nous pouvons dans une certaine mesure leur venir en aide. Donc nous devons nous empresser de le faire.

« Ce seul argument doit déterminer les résolutions que nous avons à prendre. Il ne s’agit donc plus d’exciter les sentiments par des paroles mais plutôt d’exprimer les sentiments par des actes. Mettons-nous à l’œuvre en avisant aux moyens de secourir ceux dont l’infortune a amené cette réunion. »

Des résolutions furent ensuite adoptées et les sommes suivantes souscrites :

Le Séminaire de St-Hyacinthe 
 40 $
Évêché de St-Hyacinthe 
 80 $
Ls. Taché 
 25 $
L. G. de Lorimier 
 20 $
Victor Côté 
 20 $
A. C. Papineau 
 20 $
E. B. Dufort 
 20 $
A. Malhiot 
 10 $
H. J. Doherty 
 10 $
H. St-Germain 
 10 $
Henry Barbeau 
 10 $
P. Lamothe 
 10 $
R. St-Jacques 
 10 $
P. Cloutier 
 10 $
"Le Courrier de St-Hyacinthe" 
 7 $
R. E. Fontaine 
 5 $
J. B. Germain 
 5 $
Tétreau & Caouette 
 5 $
P. Birs. jr 
 5 $
O. Chalifoux 
 3 $
Michel Pépin 
 2 $
Jos. Labonté 
 2 $
H. Lamoureux 
 2 $
J. M. Plamondon 
 2 $
 
____
 
888 $
Assemblée tenue à Laprairie pour venir en aide aux inondés de Sorel et autres lieux environnants, en la Salle du Marché, le 23 avril 1865.

Sur proposition du Dr Dufresne, maire du village, secondé par J. B. Varin, Ecr., N. P., Messire Isidore Gravel, curé de Laprairie, est appelé à présider l’assemblée et M. Julien Brosseau est nommé secrétaire.

Le président ayant expliqué le but de l’assemblée.

Il est résolu, sur motion de M. C. Lacombe, secondé par M. C. Caillé, père : Que les habitants de Laprairie ont appris avec douleur les désastres causés par l’inondation, à Sorel et autres lieux environnants, et qu’ils désirent donner aux malheureux inondés des marques de leurs sympathies en faisant une souscription en leur faveur.

M. André Bétournay, secondé par M. Jacques Brosseau, propose et il est résolu que, pour atteindre le but de cette résolution, il convient de nommer dans ce village et les différents côtes de la paroisse, des collecteurs pour recevoir les souscriptions dans le cours de cette semaine.

Des collecteurs ayant été nommés. Sur motion de M. L. A. Leduc, secondé par M. Casimir Beauvais, fils, il est résolu que le produit des souscriptions soient versées entre les mains de M. le curé qui voudra bien le transmettre au comité général de secours.

Après quoi des remerciements sont votés à M. le président et au secrétaire.

I. Gravel, Président.
Julien Brosseau, Secrétaire.

À une assemblée des citoyens de la ville de Joliette et de St-Charles Borromée, tenue à l’Hôtel de Ville, en la dite ville de Joliette, dimanche, le 23 avril, à l’issue de la messe paroissiale, aux fins d’adopter telle mesure qu’il convient pour venir en aide aux malheureux inondés des Îles de Sorel et autres endroits le long du fleuve St-Laurent, il a été résolu :

Sur motion de M. Pierre Rivard, secondée par M. J. Bte Chapdelaine, que M. G de Lanaudière, maire de cette ville, soit nommé président de cette assemblée.

Sur motion de M. Chs. Panneton, secondée par M. Joseph Rivard, il est résolu :

Que M. Barth Vézina soit prié, d’écrire comme secrétaire et que M. J. B. Chapdelaine soit nommé trésorier.

M. le président ayant expliqué le but de l’assemblée.

Il est résolu :

Qu’un comité soit formé pour recueillir, dans les différents quartiers de la ville et dans les concessions de la paroisse de St-Charles Borromée, les souscriptions que les citoyens de ces localités voudront bien faire pour les infortunés inondés, et que ce comité soit composé du Révérend Messire Lajoie, curé ; des Révérends Messire Beaudry et Langlais, prêtres du collège ; de M le président et MM. A. Magnan, J. W. Renaud, Chs H. Panneton, J. Lachapelle, J. Rivet, P. Rivard, Elz. Cornellier, N. Brault, L. A. Derome, E. Asselin, F. B Dufresne, M. S. Boulet, P. Laurion, père, P. Laurion, fils, F. B. Godin, G. Baby, P. Imbleau, N. Cartel, N. Lévêque, J. Majeau, N. Beaudry, F. Dalphond, Frs X. Vadenais, Médard Latendresse, Agap. Pelletier, F. Trudeau, F. Desmarais, Basile Ethier, J.-Bte Malhiot, Frs Wagner, Frs Bazinet, Frs Kelly, Louis Fisette, Benj. Gaudet, Amédé Joly, Chs. Laporte, St-George, Jos. Marion, J.-Bte Lafortune et Louis Mandeville.

Après quoi M. Rivard, président de la société de Bienfaisance et de Secours Mutuel, de l’Industrie et du comté de Joliette, dépose entre les mains de M. le Trésorier, une somme de cinquante piastres que cette société a souscrite pour les fins ci-haut mentionnées.

G. de Lanaudière, Président.
Barth. Vézina, Secrétaire.

À Terrebonne, une assemblée des citoyens a eu lieu dimanche dernier pour venir en aide aux inondés des Îles de Sorel. Le Révd M. Gratton présidait.

La ville de Terrebonne qui est toujours jalouse de faire le bien, a voulu suivre l’exemple de sa sœur aînée, la ville de Sorel, en venant au secours des inondés.

La lecture de ce drame émouvant a mis toute la population en émoi. À l’appel de son curé, toute la paroisse s’est prisé de sympathie pour ses compatriotes affligés.

Sur motion de l’hon. Édouard Masson, secondé par R. Masson, Ecr., Thomas Lapointe Ecr., fut nommé secrétaire. Après l’adoption d’une résolution de condoléance et l’organisation d’un comité pour recueillir des souscriptions, la somme de quatre cents dollars fut immédiatement souscrite. Le comité devait se mettre à l’œuvre immédiatement. L. B. Voligny, Ecr., a été chargé de transmettre immédiatement au comité de Sorel, le montant souscrit par l’assemblée.

Nous ne pouvons trop remercier la population de Terrebonne de son initiative généreuse et patriotique.


Assemblée publique tenue au village de St-Ours, le 23 avril 1865, pour venir au secours des victimes de l’inondation de la paroisse de Sorel.

Proposé par M. T. Marchessault, secondé par M. Léon Chapdelaine, il est résolu :

Que M. Charles Bazin soit prié de présider cette assemblée et que M. J. À. Dorion soit prié d’agir comme secrétaire.

Proposé par M. Pierre Arpin, secondé par M. le Capitaine François Lamoureux :

Qu’un comité soit formé afin de prendre des souscriptions pour venir en aide aux victimes de l’inondation de la paroisse de Sorel, avec lesquelles nous sympathisons beaucoup, et que les membres du comité fassent rapport d’aujourd’hui à dimanche prochain, au secrétaire, des argents ou effets qu’ils auront pu collecter ; le dit comité composé comme suit : Village de St Ours, MM. Léon Chapdelaine, J. S. P. Bazin, P. Ménard et Frs Duhamel ; Paroisse de St-Ours, MM. Louis Mongean, J. B. Arpin, David Proulx, Clément Lusignan, Lévi Larue, Jules Debœuf, André Duhamel, Clément Dupré ; Pierre Arpin, Ambroise Chapdelaine, J. B. Chapdelaine, Louis Leroux, P. Comeau, P. Allaire, Paul Mensier, Alexis Comeau, Louis Angers, Ab. Lachambre, Frs Bonin, J. B. Dupré, Xavier Lamoureux, avec pouvoir d’ajouter à leur nombre.

Charles Bazin, Prés.
(Signé),
J. A. Dorion, Sec.
(Vraie-Copie)

 J. A. Dorion, Sec.

Abrégé du rapport du comité ci-haut nommé :

Souscriptions dans la Paroisse de St-Ours,
Argent 
 85,43½ $
Grains et divers effets estimés par le comité 
 152,360 $
2 vaches et un cochon estimés à 
 36,000 $
 
__________
 
268,79$

XI

COMITÉ DE SECOURS DE QUÉBEC.

Conformément à l’annonce publiée, dit Le Journal de Québec, une assemblée du Comité de Secours de Québec a eu lieu, hier soir, à l’Hôtel de ville. Son Honneur le maire présidait et le greffier de la cité agissait comme secrétaire. Le but de cette convocation était de prendre en considération ce qui avait été fait par le sous-comité de Secours.

Le greffier ayant lu le procès verbal de la dernière réunion, M. Simard fit lecture d’un rapport du sous-comité, exposant de la manière la plus explicite et la plus claire tout ce qui a été fait par ce sous-comité pour connaître exactement le montant des pertes souffertes par chaque paroisse, et la somme qu’il serait possible de donner à chacune d’elles, Voici le texte complet de ce rapport :

Rapport du sous-comité chargé par le comité de Québec de prendre des renseignements sur les dommages causés par l’inondation.

« Présents : Son Honneur le maire, MM. G. H. Simard, T. H. Dunn et Rév. E. Langevin.

« Le sous-comité, nommé à la dernière réunion du Comité de Secours en faveur des victimes de l’inondation, a l’honneur de faire rapport :

« Que dès sa première réunion, il s’est trouvé en possession de renseignements suffisants pour le convaincre de l’urgence d’envoyer sans retard quelques secours en argent dans certaines localités. Ces renseignements, la plupart fournis par les journaux ou par quelques lettres particulières, n’étaient pas précis, mais ils suffisaient pour indiquer de quel côté les souffrances étaient les plus grandes. En conséquence, il fut résolu d’approprier une somme de neuf cent soixante piastres à cette fin. La répartition fut faite immédiatement, et le montant destiné à chaque paroisse, transmis, le 3 du courant, à messieurs les curés ci après nommés :

Rév. M. Stan. Malo, curé de Bécancour 
 200,00 $
Rév. M. A. Dupuis, curé de Ste-Anne de la Pérade 
 100,00 $
Rév. M. J. T. Gagnon, curé de Berthier 
 500,00 $
Rév. M. L. Bois, Maskinongé 
 100,00 $
Rév. M. J. Boucher, curé de la Rivière du Loup 
 60,00 $
 
__________
 
960,00 $

« Profitant de cette correspondance pour obtenir de nouveaux renseignements, et se mettant aussi en rapport avec d’autres personnes en mesure de faire connaître des détails de l’inondation, votre comité a pu établir les pertes respectives de manière à diriger le comité de secours dans la distribution des sommes déposées entre ses mains. Le tableau suivant indique le montant de ces pertes avec autant de précision qu’il est possible de le faire :

« Sorel, y compris le Chenal du Moine, l’Île de Grâce (Nord et Sud), l’Île Madame, l’Île aux Ours et l’Île Ronde 
$68,494
« Berthier 
22,000
« L’Île du Pads 
5,112
« Saint-Barthélémy 
6,000
« Rivière du Loup 
20,000
« Nicolet 
12,400
« Saint-Grégoire 
26,000


« D’après les renseignements parvenus jusqu’à ce moment au sous-comité, le montant des secours transmis aux inondés est comme suit :


« Sorel, montant, de la souscription faite pour Sorel 
$2,743.61
« Autres souscriptions depuis 
2,004.00
« Don du comité de Montréal 
3,300.00
« Berthier Don du comité de Montréal 
1,130.00
« Berthier Don du comité de Québec 
500.00
« Île du Pads Don du comité de Montréal 
260.00
« St-Barthélémy, don du comité de Montréal 
310.00
« Bécancour, don du comité de Québec 
200.00
« Sainte-Anne, don du comité de Québec 
100.00
« Rivière du Loup, don du comité de Québec 
60.00
« Maskinongé, don du comité de Québec 
100.00


« Le compte du Trésorier du Comité de Secours de Québec montre une balance entre ses mains de $5,440.09.

« D’après l’évaluation des pertes, le sous comité croit devoir recommander qu’une nouvelle somme de $4,540 soit immédiatement distribuée entre les différentes localités, dans la proportion suivante :


« Sorel, etc., (comme ci-dessus) 
$2,000
« Berthier 
500
« Saint-Grégoire 
600
« Île du Pads 
250
« Rivière du Loup 
140
« Maskinongé 
400
« Yamachiche 
250
« Saint-Barthélémi 
200
« Nicolet 
200

$4,540


« Pour entrer plus complètement dans les intentions des souscripteurs, et rendre plus facile la distribution qui sera faite sur les lieux, le sous-comité recommande que M. le Trésorier reçoive instruction d’exprimer dans ses lettres d’envoi « que ces secours sont destinés aux plus nécessiteux par suite de l’inondation, et non pas absolument en proportion des pertes souffertes par chacun. »

« Quant à la balance qui restera encore entre les mains de M. le Trésorier, le comité croit qu’elle permettra de venir au secours des inondés, aux nécessités desquels il n’aurait pas été pourvu par le premier envoi, et dont la triste position serait signalée par les personnes avec lesquelles M. le Trésorier se sera mis en rapport.

« Le tout néanmoins humblement soumis.

« A. J. Tourangeau, maire,
« Edmond Langevin, Ptre,
« J. H. Dunn
« Geo. H. Simard

INONDATION À BERTHIER

À une assemblée des citoyens de Berthier, tenue au Palais de Justice, le 16 du courant, dans le but de venir en aide aux personnes qui ont souffert des pertes par suite de l’inondation, les résolutions suivantes furent adoptées :

Qu’un comité soit nommé à l’effet de constater les pertes causées par l’inondation dans Berthier et ses environs et prendre les moyens les plus expéditifs de porter secours aux victimes.

Que ce comité soit composé du Révérend M. Gagnon, président, du Révérend M. Merricks, de L. H. Ferland, Ecr, maire du village, et de MM. J. F. Tranchemontagne, L. Desrosiers, P A. Dostaler, L. J. Moll, Peter Ralston. E. O. Cuthbert, James F. Dixon et J. 0. Chalut, secrétaire, avec pouvoir d’ajouter à leur nombre.

Que ce comité se mette immédiatement en rapport avec le comité central de Sorel et toutes personnes qui voudraient bien prêter assistance aux victimes de l’inondation.

(Pour le comité)
J. F. Gagnon, ptre-curé, président.
J. O. Chalut, secrétaire.
Berthier, 19 avril 1865.

À une assemblée publique des habitants de la paroisse de St-Roch de Richelieu, tenue dans la sacristie, le 30 avril 1865, et convoquée dans le but d’organiser une quête pour venir en aide aux malheureuses victimes de l’inondation et de la tempête du 12 avril dernier ; le Rév Messire N. Hardy, curé du lieu, ayant été appelé à la présidence, et M. P. Kemneur, maire, ayant été prié d’agir comme secrétaire ; les résolutions suivantes furent unanimement adoptées :

1mt. Proposé par M. Joseph Collet, secondé par M. Jean Duhamel.

Il est résolu :

Que cette assemblée ayant appris avec douleur, les maux qui se sont appesantis sur les nombreuses victimes de la catastrophe du 12 d’avril dernier, et aux généreux concours des actes de charité qui leur ont déjà été offerts dans plusieurs localités, et se concerter sur les meilleurs moyens à prendre pour leur venir en aide.

2mt. Proposé par M. J. B. A. Bouvier, secondé par M. Alexis Giard, père.

Il est résolu :

Qu’à cette fin un comité spécial soit nommé avec pouvoir de s’adjoindre le nombre de personnes qu’il désirera pour qu’une quête se fasse dans les rangs de cette paroisse, de la manière la plus prompte et la plus efficace possible, et que ce comité soit composé du président et du secrétaire de cette assemblée et d’un trésorier ; et que ce trésorier soit M. J. Bte Paquette, marchand du lieu, chargé de retirer les offrandes et de les faire parvenir au comité général de Sorel.

3mt. Proposé par M. Frs St-Laurent, secondé par M. F. X. Daigle, père.

Il est résolu :

Que les personnes suivantes soient nommées comme collecteurs, autorisés de transmettre au trésorier le montant respectif de leurs quêtes ; à savoir :

Pour le Bas de la Rivière et la Côte St-Jean, Messieurs Frs Larivièrere Xavier Daigle, fils, Frs Dupré et George Langerin. Pour le Ruisseau Laprade, Monsieur Alexis Giard, fils. Pour le village, Messieurs F. C. Deblois, Louis Charpentier et Chs Richard. Pour le Haut de la Rivière, Messieurs J. B. Duhamel et Isidore Gravel. Pour le Petit Brûlé, M. P. Duhamel, père.

4mt. Proposé par M. Alexis Collet, secondé par M. Paschal Allaire.

Il est résolu :

Qu’une liste soit immédiatement ouverte pour recevoir les souscriptions des personnes présentes, et ensuite déposée entre les mains du trésorier pour compléter au plus tôt, et que le montant réuni aux susdites quêtes soit envoyé jeudi prochain au comité général de Sorel.

5mt. Proposé par M Joseph Duhamel, secondé par M. Michel Langevin.

Il est résolu :

Que les remerciements d’usage soient présentés au président ainsi qu’à toutes les personnes qui ont bien voulu prendre part aux délibérations de cette assemblée.

Après quoi la séance s’est levée ; et les collecteurs s’étant mis à l’œuvre, le soir même, on déposait endre les mains du trésorier, les sommes et les effets tels que portés dans la liste de souscription.

N. Hardy, prêtre, président.
P. Kemneur, secrétaire.

État détaillé des pertes éprouvées par les différents propriétaires des localités suivantes, qui dépendent de la paroisse de Sorel.

CHENAL DU MOINE.
B. Cardin
$ 709
      J. B. Paul
$ 480
O. Cournoyer
906
      J. Mongeau
92
Bruno Paul
888
      Guevremont
218
P. Beauchemin
180
      P. Beauchemin
66
P. Lavallée
927
      Jos. Paul
289
B. Cantara
297
      I. Lachapelle
520
Veuve F. Paul
296
      Ig. Fleurie
508
P. Mongeau
262
      P. Mongeau
629
P. Fanlet
592
      A. Mongeau
613
E. Paul
220
      J. B. Laforêt
395
A. Lavallée
147
      P. Paul
315
T. Paul
418
      F. Lavallée
251
M. Paul
120
 Urgel Bélair
15
P. Paul
158
 O. Paul Hus
337
A. Bourque
121
 Max Mongeau
559
J. Raymond
103
 Bruno Joly
140
N. Bérard
80
 P. Provençal
1,600
Domitilde Paul
50
 E. Provençal
520
M. Péloquin
249
 B. Péloquin
115
C. Robitaille
100
 J. B. Forcier
550
 O. Latraverse
2,220
Antoine Péloquin dit Crédit
489
 P. Salvail
335
C. Bélaire
157
 Eno Myette
2,812
Max Rigaud
916
 A. Péloquin
1,881
D. Provençal
203
 M. cournoyer
764
O. Paul
289
 Ig. Péloquin
349
P. Rajotte
303
 P. Mondoux
474
M. Forcier
115
 Jos. Salvail
165
O. Paul dit Coq
622
 E. Myette
758
E. Cournoyer
895
 J. Latraverse
615
P. Latraverse
177
 Jos. Bibaud
175
P. Bibaud
262
 P. Latraverse
370
Ig Legendre
182
 Fél. Cardin
203
Ol. Letendre
182
 O. Sylvestre
168
Ls Bibaud
434
 P. Lavallée, fils
107
Jos. Boucher
80
 Ol. Cardin
164
Montant
$ 31,606
Ile de Grace, Nord
Ls. Cardin
$ 1,476
 N. Bérard
12
M. St-Godard
2,268
 P. Péloquin fils
278
J. Lavallée
1,415
 Dlle P. Lacouture
50
P. Cardin
2,546
 Ol. Péloquin
958
Alex. Vilandré
562
 J. B. Paul Hus dit Cournoyer
922
Z. Raquer, père
80
 P. Péloquin, père
245
P. et R. Paulet
1,262
 Ig. Lavallée
816
P. Lavallée
1,601
 J. B. Cardin, fils
1,122
Pre Lavallée
1,108
 P. Ethier
2,108
W. Dignan
647
 P. Cardin
197
P. Péloquin
747
 C. Cournoyer, fils
525
J. Bérard
49
Montant
 
$ 20,424
Ile de Grace, Sud
P. Bibaud
964
 I. Bergeron
20
H. Letendre
932
 P. Raquer, fils
60
E. Paul
142
 J. Rajotte
578
O. Lavallée
886
 B. Rajotte
454
J. B. Salvail
25
 P. Bibaud
1,294
H. Paul
25
 B. Antaya
557
Bruno Bérard
50
 T. Letendre
487
G. Bérard
388
 
268
Montant
$ 7,111
Ile Madame.
A. Cardin
$ 1,651
 P. Bergeron
190
Jos. Cardin
404
 J. Cournoyer
173
A. Plante, père
882
 B. Cournoyer
445
P. Ethier
1,379
 N. Cournoyer
898
J. Paul Hus
587
 O. Forcier
87
J. B. Langevin
40
 A. Plante, fils
415
Dme Vve A. Baillard
10
 B. Ethier
733
O. Vilandré
31
 Frs. Bergeron
347
C. Bergeron
688
 Elie Lavallée
961
E. Salvail
70
 P. Bergeron
242
L. Paul Hus, père
845
 J. B. Cournoyer dit Paulet
418
J. B. Cardin
352
 P. Cournoyer dit Paulet
403
Montant
$ 10,705
Ile aux Ours.
A. Ethier
$ 1,390
 P. Plante
624
P. Côté
428
 L. Paul Hus
30
O. Capistran
101
 P. Bergeron
1,090
A. Cardin
109
 P. Cournoyer
50
P. Ethier
10
 P. Guevremont
292
J. Paul Hus
30
 J. et P. Massé
92
I. Bergeron, 3 fam
1,505
 D. et C. Lavigne
238
D. Guévremont
165
 G. Letendre
72
P. St-Martin
1,221
 Elie Lavallée
100
F. St-Martin
1,324
 P. Bergeron
60
C. Deblois
20
 P. Cournoyer
35
C. Bergeron
75
 O. Guevremont
100
E. Salvail
15
Montant
$ 8,167
Ile Ronde.


Joseph Gatineau $ 1,803

Le total de ces pertes se monte à $ 79,816.

Voici le nombre des bâtisses complètement perdues dans l’inondation, à Ste-Anne et les iles de Sorel, le 12 avril 1865 :

54
Maisons                
35
Hangars
119
Granges                
47
Fours
41
Écuries                
1
Boucherie
71
Laiteries                
4
Bergeries
49
Étables                
6
Remises
47
Souilles
Total : — 474 Bâtisses
Montant total des pertes dans les localités inondées :
Chenal du Moine
$ 30,595
Île de Grâce, Sud
7,111
    do     Nord
20,434
Île Madame
10,705
Île aux Ours
9,168
Île Ronde
1,803
$ 79,816
Grains distribués aux inondés de Sorel pour les semailles du printemps de 1865
137
minots de blé
1,552
   do    avoine
82
   do    pois
117
   do    sarrazin
51 ⅓
   do    orge
114
   do    patates
8⅓
   do    graines de lin
   do    lentilles
8
   do    gaudriole.
2036¼
minots de grains.
Montant du produit des souscriptions, distribué en argent, comme suit :
Chenal du Moine
$ 12,388
Île de Grâce, Nord
11,700
    do     Sud
2,300
Île à Lapierre
350
Île aux Corbeaux
200
Île Ronde
1,000
Île aux Ours
5,000
Île Madame
3,754
$ 86,692

La circulaire ci-après a été transmise aux personnes dont les noms suivent ;

Sorel, Mai 1865.

Monsieur, “ Les soussignés, Président et Secrétaire du Comité de secours de la ville de Sorel, au nom du dit comité, accusent réception de votre don généreux.

“ Au nom de ce Comité et des malheureux à qui votre bon cœur est venu en aide, veuillez, Monsieur, accepter l’expression de la plus profonde gratitude de

“ Vos reconnaissants et tous dévoués
“ Serviteurs,
“R. H. Kittson, Président
“S. Lapalme, Secrétaire
M. H. de Rouville, St-Hilaire. M. Désorcy, ptre. St-Alexandre.
“ David Pelletier, Montréal. “ J. B. Chartier, ptre, Compton.
“ W. Berczy, D’aillebout. “ J. B. Dupuis, ptre, St-Antoine.
“ J. E. Lévêque, ptre, St-Marc. J. W.Marcotte & Frère, do
“ F. C. Grould, Montréal. “ Miles Williams, Montréal
“ Lé. Chapdelaine, St-Ours. “ Sylvestre, ptre, St-Marcel.
“ C. Fitts, Montréal. “ Chs. Dorion, Sorel.
“ J. N. Duverney, Montréal. “ Vic. Hudon, Montréal.
“ Géraldi         do         “ J. Perrault, M.P.P., Montréal.
“ D. Pelletier,         do         “ Frs McGreavy, Ottawa.
“ J. A. Dorion, St-Ours “ W, Shepperd, Québec.
“ Jos. Joly, ptre, St-Hilaire. “ Geo. H. Simard, Québec.
“ R. Archambault, ptre, St-Hugues. R. M. Moreau, évêché St-Hyacinthe.
“ I. Gravel, Laprairie. “ Refour, St-Dominique.
“ M. Crevier, ptre, Ste-Marie de Monnoir. “ Marchesseau, Ste-Rosalie.
“ Brunet, St-Damase.
“ A. Desnoyers, ptre, St-Barnabé. “ Crevier, St-Pie.
“ Fortin, ptre, St-Judes. “ Beauregard, La Présentation.
Dlles Turner, Montréal. “ Lecours, N.D. St-Hyacinthe.
Couvent du Sacré-Cœur, Montréal. “ E. Crevier, V.G., Ste-Marie.
Rév. N. Piché, ptre, Lachine. “ Dupuy, St-Sébastien.
P. Gélinas, Ecr., St-Aimé. M. Félix Leclaire, Southbridge.
M. J. Hardy, ptre, St-Mathias. R. M. Fortier, Ecr., M.P.P., St-David
M. le Curé, St-Césaire. R. M. Archambault, St-Hugues.
.
AU COMITÉ DE SECOURS DE SOREL.

Remplis de gratitude envers le comité qui a si libéralement et si impartialement agi dans la distribution des déniers, nous nous associons de tout cœur à nos infortunés amis du Chenal du Moine et nous témoignons, comme eux, hautement, de notre contentement pour les secours efficaces et la manière juste et impartiale dont le comité a fait preuve à notre égard : nous repoussons en même temps tout esprit d’injustice qu’on pourrait attribuer aux messieurs du comité, sachant que tout a été fait avec le plus, grand désir de plaire à chacun, ce qui a été en effet accompli à la lettre. Merci à R. H. Kittson, Ecr., pour son zèle et son énergie. Merci à tous les autres du comité, tels que le Révd M. H. Millier, S. H. le juge Loranger, MM. J. F. Sincennes, Dr.Turcotte, Régis Latraverse, J. B. Lavallée, C. L. Armstrong, Frs Gervais, N. Paulet, R. L. Hayden, Hubert Drolet, Louis Beauchemin, G. I. Barthe, D. Z. Gauthier, S. Lapalme, L. P. P. Cardin, qui ont contribué si grandement à notre bonheur actuel Merci enfin à tous ceux qui, par leur générosité ou autrement, ont tant fait pour nos familles.

Félix Letendre Claude Cournoyer
Gilbert Bérard Pierre Paulet
Bélone Bibaud Baptiste Cournoyer
Bruno Rajotte Ignace Lavallée
Joseph Rajotie Patrick Lavallée
Henri Letendre Pierre Ethier
Charles Lavallée J. Bte Cardin
Benjamin Antaya Paul Cardin
Théophile Letendre
Ile de Grâce, 28 juin 1865.

XII


Voici, relativement à l’une de ces débâcles antérieures, une légende qui peint admirablement la foi naïve et touchante de nos Pères qui voyaient Dieu partout et dans toutes les œuvres.

La maison de M. de la Mirande était située sur la droite de la Grande Rivière du Loup, en 1728, M. Sicard, sieur de ou des Rives, s’était construit une demeure sur la rive gauche et presque en face de l’habitation de M. de la Mirande. Il y a peu d’années encore, cette propriété de M. des Rives appartenait à un des descendants de sa famille : feu Mons C. E. Gagnon, notaire, et le père de MM. Ernest et Gustave Gagnon, deux musiciens fort distingués, établis à Québec.

Ce Sicard des Rives (Louis) s’était marié, à la Rivière-du-Loup, en 1727, à Catherine Trottier dit des Ruisseaux-Pombert ; il n’avait alors que vingt-deux ans, et sa femme, dix-huit ans. On peut raisonnablement supposer qu’il se construisit une demeure l’année de son mariage.

Un certain printemps, en avril, le vent s’étant élevé subitement, pendant la débacle, les eaux du Lac St-Pierre montèrent, en quelques heures, jusqu’à une hauteur de vingt-cinq pieds ; les glaces emportèrent un grand nombre de maisons, et plus de trente personnes périrent, submergées par les eaux du fleuve, dans les îles de Sorel. Durant quelques heures, qui furent autant de mois, les habitants du bas de la Rivière-du-Loup coururent le plus grand danger.

Le fermier, de M. Gagnon, un vieillard du nom de Doyon, habitait l’ancienne maison de des Rives, avec sa femme, son fils, sa bru et ses petits-enfants. Pendant longtemps, il se tint sur le perron, très élevé, de la maison, une gaffe à la main et repoussant les glaces qui menaçaient de tout emporter sur leur passage. Tout à coup, il voit venir une banquise énorme. Le courant qui l’apportait était aussi rapide que le coursier piqué de l’éperon : aucun effort humain ne pouvait empêcher la maison d’être emportée et toute la famille allait être engloutie ! Alors, le père Doyon qui était d’une grande simplicité, mais d’une foi admirable, eut une de ces inspirations qui ne sont données qu’aux humbles et aux amis de Dieu. Il rentre dans la maison, se penche au-dessus d’un berceau, prend dans ses bras un tout petit enfant qui y dormait paisiblement ; puis, étant sorti de nouveau, il s’agenouille sur le perron qui le sépare de l’abîme, et élevant son petit-fils vers le ciel, il dit simplement : « Je vous l’offre, mon Dieu ; il est pur, lui ; protégez-nous ! »

L’eau mugissait d’une façon sinistre et faisait trembler la vieille maison sur sa base de pierre ; la banquise arrivait sur la demeure, poussée par un vent effroyable ; mais le vieillard tenait toujours l’enfant élevé vers le ciel. Subitement, l’énorme glaçon, qui n’est plus qu’à quelques pas, dévie comme si une main invisible lui eut donné une direction nouvelle : le danger est disparu ; la famille est sauvée d’une destruction qui semblait inévitable !

L’aïeul se prosterne dans un acte d’humble action de grâce ; puis il rentre dans la demeure et replace dans son berceau, en le baisant sur le front, ce petit être qu’il vénère à l’égal d’un ange et qu’il considère comme le sauveur de la famille.


XIII

Pour compléter le récit, devenu historique, de ces terribles débâcles, que le lecteur nous pardonne d’intercaler, ici, ce qui s’est passé en 1896. L’extrait ci-dessous est du journal local de Sorel, Le Sorelois :

GRANDE INONDATION A STE ANNE ET AUX ILES DE SOREL, EN 1896.

Sorel, 21 avril 1896.

Depuis samedi, la surexcitation est grande à Sorel, ainsi qu’à Sainte-Anne et aux îles de Sorel.

L’eau a dépassé de vingt pouces le niveau atteint lors de la grande inondation de 1865, et, depuis bientôt huit jours, les habitants, de Sainte-Anne et des îles de Sorel, sont exposés aux plus grands dangers.

Hélas ! que disons-nous ?

Les plus grands dangers si l’on en excepte les pertes de vie humaines, est-ce que de ces grands dangers, l’on a pu y échapper. ?

Et que de biens meubles, que d’articles de ménage, que d’animaux même ont été perdus !

Le chiffre en est incalculable. Quant aux maisons, aux autres bâtiments et constructions, ils ont subi des dommages considérables : — un grand nombre même ont été démolis.

D’abord, dès samedi, le 18 du courant, un certain nombre de personnes de Sorel ont accompagné, jusqu’à Ste-Anne de Sorel, M. J. A. Chênevert, le gérant du Sorelois, et ont été constater, avec lui, l’imminent danger où se trouvaient les cultivateurs du bas de la paroisse de Ste-Anne et ceux des îles du voisinage, qui étaient déjà submergés et dont les habitations semblaient vouées à une destruction aussi certaine que prochaine. Alors M. Chênevert et ses compagnons de voyage ont cru qu’il serait prudent de venir en aide aux pauvres inondés, et immédiatement on décida d’organiser un service de sauvetage.

Aussi, de retour à Sorel, M. Chênevert rencontra M. le maire C. O. Paradis, qui téléphona aussitôt au curé de Ste-Anne, M. le chanoine Jeanhotte, et lui dit qu’il était à sa disposition, en sa qualité de maire de Sorel, et que si l’on avait besoin de secours, il s’empresserait, sur avis à cet effet, de réunir ses concitoyens en assemblée, afin de répondre à l’appel fait et d’être le plus utile passible.

M. le curé répondit qu’il n’oublierait pas de crier au secours si besoin en était.

Hélas ! le bon curé de Ste-Anne était loin de supposer qu’à quelques heures de là, cet appel, il aurait à le faire, et que, malgré le temps, malgré le danger imminent du départ des glaces on saurait y répondre.

En effet ; dès le soir même, samedi, l’eau ayant atteint une hauteur extraordinaire, on vit qu’il fallait absolument aller au secours des gens du bas de Ste-Anne et des îles, et M. Chênevert, n’ayant pu obtenir de bateaux, vu le danger auquel ils auraient été exposés, crut devoir télégraphier à l’honorable ministre des Travaux Publics, M. J. A. Ouimet, à Ottawa, lui disant dans quel état se trouvaient les cultivateurs de cette paroisse, ainsi que ceux des îles, et lui demandant de mettre à sa disposition l’un des bateaux de son département, si la chose était possible.

Le même soir, M. Chênevert recevait d’Ottawa la dépêche que voici :

“ Ottawa, 18 avril 1896.

J. A. Chênevert, Sorel.

“ Affligé par mauvaises nouvelles de Ste-Anne. M. Howden autorisé d’employer bateaux pour sauver personnes, bestiaux et autres propriétés. Montrez-lui dépêche.

(Signé),                J. Ald. Oiumet.

Dans le même temps, M. Howden, surintendant du hâvre, recevait aussi une dépêche d’Ottawa, lui disant de préparer un bateau, et d’aller porter secours à tous ceux que l’inondation ou les glaces menaçaient d’un danger plus ou moins grand, ce qu’il s’empressa de faire.

Il mit à la disposition de M. Chênevert et de quelques autres citoyens, le John Pratt, et, à 2 heures de l’après-midi, dimanche : ce bateau conduit par M. Howden, prit, à toute vapeur, sa course vers Ste-Anne et les îles.

Il faisait un temps superbe et, n’eût été la hauteur extraordinaire de l’eau, n’eût été aussi le danger dans lequel se trouvaient les habitants de cette partie si belle de notre province, le voyage aurait été aussi agréable qu’un voyage de plaisir.

Mais qui aurait pu sourire à la vue de ces maisons à demi recouvertes par le torrent, de ces habitations inondées, de ces animaux, chevaux, bêtes à cornes, etc., qu’il était devenu presque impossible de sauver, de secourir ?

Hélas ! ici, notre plume semble hésiter à continuer. Tant de pertes ont, sous nos yeux, été consommées, tant de familles ont été éprouvées ! !

Le John Pratt arriva sur l’île de Grâce, où les habitants étaient le plus exposés. — Il y avait là de 6 à 10 pieds d’eau, partout sur l’île, et plusieurs familles se trouvaient dans l’impossibilité de se sauver, incapables qu’elles étaient de se procurer des embarcations.

C’est donc avec une joie impossible à décrire que ces pauvres inondés virent arriver le bateau sauveteur et les gens dévoués qu’il contenait, parmi lesquels on nous permettra de mentionner, outre MM. Howden et Chênevert, MM. Ls Lacouture, M. P. P., Nap. Latraverse, James Hunter, Albert et René Beauchemin, John Hayden, l’équipage du Pratt : MM. Nap, Beaudoin, Horm. Houle, J. B. Houde, Art. Chrétien, La Laforêt, F. X. Jonbert, et quelques autres.

Tous se mirent aussitôt à l’œuvre et l’on s’empressa, de sauver les personnes d’abord, les animaux, articles de ménage, grains et provisions ensuite. Et tout ce monde, ces animaux, ces articles étaient à l’eau et menacés d’une ruine certaine.

Le premier sauvetage opéré par MM. Chênevert et Hunter fut celui de Mmes Gilbert Bérard, Louis Lavallée, Louis Letendre, Paul Lavallée et Pierre Lavallée, avec leurs douze enfants en bas âge, dix-sept personnes en tout ; quelques uns pouvaient encore s’escalader un peu, d’autres, la plupart, ne le pouvaient plus et étaient dans l’eau.

Les souffrances, les douleurs de ces gens, de ces femmes et de ces jeunes enfants, obligés de rester plongés ainsi dans l’eau, sont choses plus faciles à imaginer qu’à décrire.

Mettre tout ce monde-là dans les chaloupes et les amener à bord du John Pratt furent l’affaire d’une heure seulement.

Plusieurs bacs furent en même temps remplis d’animaux, de grains et de provisions, et le tout fut, par ce même bateau, transporté du côté sud du St-Laurent, en la paroisse de Ste-Anne, à un mille à peine de la ville de Sorel, c’est-à-dire au seul endroit de cette paroisse où l’on pouvait trouver, le long du fleuve, un endroit où accoster.

Dans ce sauvetage, outre les personnes ci-dessus mentionnées, l’on a compté 22 superbes chevaux, plus de cent bêtes à cornes de choix, grand nombre de moutons, cochons, et quantité de grain et de foin.

Ce travail de sauvetage s’est continué toute l’après-midi de dimanche, et jusqu’à une heure avancée de la soirée, alors que l’obscurité le fit ajourner au lendemain.

LUNDI.

Le travail de sauvetage a été repris lundi matin.

À 6 heures le Pratt est reparti de Sorel et a sauvé, à l’île de Grâce, encore un grand nombre de bêtes à cornes, de chevaux, de moutons et quantité de grains.

Rien de triste comme le spectacle offert hier.

De partout l’on n’entendait que des plaintes, des cris, des lamentations.

De partout l’on demandait du secours, mais, malheureusement, le Pratt ne pouvait être partout à la fois ; il ne pouvait non plus s’aventurer trop loin sur la côte, vu son fort tirant d’eau, et il lui fut impossible d’aller partout où on le demandait. À 10 heures la glace se mit en mouvement, et MM. James Howden et Chênevert, les organisateurs de ce service de sauvetage, virent que la simple prudence leur commandait de revenir à Sorel, ce qu’ils s’empressèrent de faire.

Et certes, ils firent bien. À peine entraient-ils dans le port que la débâcle s’opérait et d’immenses banquises couvraient le chenal où quelques minutes auparavant le Pratt faisait son œuvre de sauvetage.

La débâcle s’opérait ; d’immenses bancs d’une glace épaisse et verte descendaient et, à un moment donné, ces banquises atteignirent la côte, en haut de l’église de Ste-Anne, et renversèrent, en un clin d’œil, douze maisons habitées une minute auparavant ainsi que nombre de granges, écuries, remises, hangars et autres petits bâtiments.

Ces maisons étaient, depuis la veille, remplies de femmes et d’enfants du bas de la paroisse, qui étaient venus s’y réfugier, se croyant là plus sûrs que chez eux, où l’inondation avait rendu leurs maisons inhabitables.

Les maris de ces femmes étaient, les uns restés chez eux pour essayer, de protéger leurs biens contre l’inondation et les glaces ; les autres occupés à porter secours ailleurs. Elles étaient donc seules quand la débâcle commença, et elles durent se jeter dans trois ou quatre pieds d’une eau glacée, afin de n’être pas écrasées sous les débris des maisons que la glace culbutait.

À ce moment la scène était des plus lamentables.

Les femmes criaient, les enfants pleuraient, tous appelaient au secours, et de tous côtés l’on voyait des femmes portant de jeunes enfants dans les bras, fuir, vers le bois, plongées dans l’eau jusqu’à la ceinture.

Le hasard avait voulu qu’un nombre de citoyens de Sorel fussent attirés à Ste-Anne de Sorel par la curiosité ; et c’est alors que nos concitoyens, MM. G. Hardy, Arthur Langlois, P. Paul, Adélard Magnan, W. Archambault, Frs Magnan, René Beauchemin, G. Lord et quelques autres, purent porter secours ces femmes et à ces enfants.

Voici la liste des maisons renversées, démolies par la glace :

Maison de J. B. Bérard, voisine de la magnifique maison de M. le capitaine Morasse, défoncée ;

Maison de Damase Latraverse, renversée et reculée à plus de soixante pieds, hangars et remises écroulés ;

Maison de Ad. Lavallée, renversée ;

Maison de Pierre Ethier, renversée, ainsi que bâtiments, granges, hangars et remises ;

Maison de Michel Péloquin, complètement écrasée. Cette maison était depuis quelques temps habitée par M. J. H. Houde, propriétaire de l’hôtel Ste-Anne, qui y avait transporté une partie de ses meubles, les y croyant plus en sûreté qu’à l’hôtel même, menacée d’une destruction complète.

M. Houde, voyant la glace monter la côte, s’était empressé de jeter sa femme et ses enfants dans une chaloupe, et, à peine était-il sorti de la maison, poussant devant lui cette embarcation, que sa maison s’écroulait, était aplatie par une immense banquise. Une minute plus tard et ç’en était fait de lui-même et de sa famille.

Maison de John Hayden, servant de maison d’école de la paroisse, renversée sens dessus dessous et emportée à plus de cent pieds ;

Maison Napoléon Salvail, renversée ;

Maison Maurice Salvail, écroulée ;

Les maisons de MM. Maurice Latraverse, Joseph Millette, Dolphis Millette, écroulées et reculées de plusieurs pieds, ainsi que hangars, remises, etc ;

La fromagerie de Ste-Anne a aussi été renversée.

Quant à l’hôtel Ste-Anne que l’on croyait perdu irrémédiablement, il est resté solide sur ses bases, et il n’a subi aucun dommages sérieux.

La glace s’est amoncelée tout autour, à une hauteur de trente à quarante pieds, et il semble maintenant défier les énormes banquises qui montent la côte et viennent se heurter sur ce puissent rampart que lui ont fait les glaces.

La grange, l’écurie et les remises de l’hôtel ont cependant été démolies.

Une grande partie de la population de Ste-Anne, femmes et enfants, s’est réfugiée à l’église et à la sacristie, ainsi qu’au presbytère et dans les maisons épargnées par les glaces ou l’eau.

Tous sont l’objet des plus grands soins de la part de ceux chez qui ils logent, et notamment du vénérable curé de la paroisse, M. le chanoine F. X. Jeannotte, que cette scène navrante affecte on ne peut plus.

Un bon nombre de familles qui ont des parents à Sorel sont arrivées hier et ce matin, et il en arrive encore.

Hier MM. J. A. Chênevert, A. P. Vanasse, M. le Dr J. F. E. Latravere, Charles Lord et quelques autres citoyens se sont rendus sur le théâtre du sinistre et ont prodigué des consolations aux victimes de l’inondation et de la débâcle.

À leur retour M. Chênevert a eu une entrevue avec M. le maire C. O. Paradis, à la suite de laquelle M. le maire a fait voter, par le conseil de ville, une certaine somme pour acheter des vivres à ces infortunés, qui, malgré le bon vouloir et le dévouement de ceux chez qui ils se sont réfugiés, manquent probablement de provisions.

Aujourd’hui, ou aussitôt que la glace sera descendue, le “ Pratt ” et le “ Sorel ” iront à Ste-Anne, porter ces provisions.

En attendant, des citoyens charitables en transporteront en canot.

L’eau, comme nous le disons en commençant, dépasse de vingt pouces le niveau atteint lors de l’inondation de 1865.

C’est dire que la scène est des plus navrante et le spectacle le plus émouvant qu’il soit donné de voir.

Nous ne connaissons pas encore les dégâts que la débâcle ou l’inondation ont pu causer dans les îles et le bas de la paroisse, mais il est à craindre qu’ils ne soient considérables.

Sorel, 24 avril 1896.

Enfin, la débâcle, sur le St-Laurent, est terminée. Depuis mardi soir l’eau a repris son cours et la glace descend avec rapidité. À vrai dire, il ne reste guère plus que quelques glaçons qui descendent, lesquels se détachent des rives, où ils s’étaient amoncelés à une hauteur considérable, atteignant, à certains endroits, vingt, trente et même quarante pieds, tout le long de la paroisse de Ste-Anne et des îles St-Ignace, de Grâce et du Moine.

Toutes les maisons, les granges, remises, écuries, etc., sont entourées de ces énormes glaçons, qui, étant complètement échoués, devront fondre sur place.

Les dommages causés par l’eau et la glace, depuis notre dernière édition, sont assez considérables.

Sur l’île du Moine, deux granges ont été culbutées par la glace, et la maison de M. Joseph Paul a été renversée.

À Ste-Anne de Sorel, un peu en bas de l’église, la maison de M. Paul Mongeau a été reculée et sa grange renversée ;

La maison de M. Charles Cournoyer a été défoncée ;

La maison de Mme Vve Narcisse Latra verse a été reculée de plusieurs pieds et sa grange et deux autres bâtiments, renversés ;

Chez M. le lieutenant-colonel Ed. Paul, les bâtiments ont été plus ou moins avariés, mais non d’une manière considérable. La superbe sucrerie qui entoure sa maison a protégé sa magnifique résidence et ses autres bâtiments contre une ruine complète.

Partout d’ailleurs où des arbres entouraient des maisons ou autres constructions, celles-ci ont été protégées.

La grange de M. Ignace Letendre a été renversée ;

L’hôtel Ste-Anne, de M. Houde, a été reculée de cinq pieds et défoncée par la glace ;

La maison de M. Narcisse Salvail est avariée et une écurie et des hangars sont renversés ;

La maison, cinq granges et une écurie, appartenant à M Didace Guévremont, fils de Pierre, sur l’île Ronde, sont complètement détruites !

Le phare de l’Île à la Pierre a aussi été renversé.

Outré ces dommages, plus de cinquante bêtes à cornes, une vingtaine de cochons et quelques chevaux se sont noyés.

Tous les ponts, les clôtures ont été emportés on considérablement endommagés par la glace et l’eau.

Et combien d’autres dommages qui ne pourront être constatées qu’après que l’eau se sera complètement retirée !

Combien de grain, de foin, de paille, de bois et de provisions de bouche ont été absolument ou détruits ou rendus presque sans valeur aucune !

Les provisions qui avaient été achetées par la municipalité de la ville de Sorel, pour les submergés, ont été distribués à ceux de Ste-Anne et de l’Ile du Moine, durant les journées de lundi et mardi.

— Des deux cents personnes, femmes et enfants, qui ont couché dans l’église, la sacristie et le presbytère de Ste-Anne, lundi, à peu près cent cinquante ont été amenées à Sorel, en canot, mardi matin, et logées chez des parents et des amis.

Vingt-deux ont été logées chez M. Napoléon Latraverse ; vingt chez M. Nazaire Latraverse ; dix huit chez M. Magloire Guinard ; huit chez M. le notaire J. N. Mondor ; onze chez M. Thibaudeau, marchand ; neuf chez M. J. A. Chênevert ; quatre chez M. le sénateur J. B. Guévremont ; deux chez M. Arthur Lavallée, et quatre chez M. Charles Rajotte, les autres chez d’autres personnes dont nous n’avons pu nous procurer les noms.

L’eau ayant, depuis mardi, baissé de près de trois pieds, un certain nombre de ces familles sont retournées chez elles, hier après-midi et ce matin.

M. Albert Thibaudeau et son fils se sont donné beaucoup de peine pour aider au transport de tout ce monde.

Toutes les habitations, ainsi que les granges, les hangars, les écuries, etc., sur l’Ile de Grâce, auraient infailliblement été détruites et emportées par la glace, n’eût été la rangée d’arbres qu’il y a en face de la résidence de M. Joseph Latraverse, à la tête de cette île.

La même chose serait arrivée à Ste-Anne de Sorel, mais, ainsi que nous le disions, les plantations, comme celles faites par M. le lieutenant-colonel Paul, et celle entourant la plupart des maison, situées entre l’église et le bas de la paroisse, jusque chez M. Dosithée Latraverse, ont été, pour ces constructions, un rampart contre lequel les banquises sont venues se heurter vainement.

C’est là une leçon pour tous les propriétaires riverains, et nous avons lieu d’espérer qu’ils sauront en profiter.

La plantation d’arbres d’espèce franche devient pour eux d’une absolue nécessité.

Les habitations de l’Ile du Moine et du bas du Chenal du Moine ont été préservées par les piliers, les brise-glace construits par le gouvernement, il n’y a encore que quelques années. Ces brise-glace ont été beaucoup endommagés et ils devront être réparés, de même que d’autres brise-glace devront, à différents endroits, être construits. C’est là un devoir que les derniers événements imposent à nos gouvernants, et nous espérons qu’ils en comprendront toute l’importance.

Nous ne saurions terminer ces notes, jetées à la hâte, sans rendre ici un juste tribut d’éloge à la population de Ste-Anne et des îles pour son esprit de foi, sa belle conduite durant ces jours de désastre et d’épreuves par lesquels elle vient de passer. Il s’est fait, dans cette triste occurrence, des actes de foi bien grande, de soumission parfaite à la volonté de Dieu.

Dans les maisons, sur les perrons, ou accrochées au mur, on voyait des images de la Sainte Face et de la Bonne Sainte Anne ; on implorait, plusieurs familles réunies ensemble, dans d’ardentes prières, la protection du Très Haut, et ces prières, ces actes de foi, ont, nous en sommes convaincu, prévenu de plus grands désastres, des pertes de vies humaines ! Honneur donc à cette brave population, et que les larmes qu’elle a versées, les souffrances qu’elle a endurées, les pertes énormes qu’elle a subies lui rapportent au centuple, dans un avenir le plus rapprochée possible, joie, bonheur et prospérité.


Durant l’inondation, samedi, deux braves mères de famille de Sainte-Anne ont donné le jour, l’une, Madame Paul Mongeau, fils de Paul, à un enfant, l’autre. Madame Pierre Millette, fils de Ed., à deux enfants.

Les habitations de ces deux personnes étaient, lors de leur accouchement, recouvertes de plusieurs pouces d’eau et, deux jours après, l’on était obligé de transporter sur des matelas, et ces mères et leurs enfants, pour les empêcher d’être complètement submergés, et les soustraire à une mort presque certaine.

Cet incident de l’inondation ne sera pas l’un de ceux qu’on oubliera le plus facilement.


Un autre incident digne d’étre noté ici, est le suivant : Lundi, l’épouse de M. Léopold Morasse, qui était à sa résidence, que l’eau entourait complètement à une hauteur de quatre ou cinq pieds, a dû être transportée chez M. le capitaine Ls. Morasse, à Sorel, dans un état des plus critiques. Quelques heures plus tard elle donnait naissance à une fille qui a été baptisée sous les noms de Marie-Catherine-Blanche,


Souscription en faveur des inondés de Ste-Anne et des Îles de Sorel.
La Banque d’Hochelaga, Sorel
$100.00
La Banque Molson,
do
100.00
E. A. D. Morgan, avocat, Montréal
50.00
Chaput fils & Cie,
do
100.00
Mlle Kittson, Sorel
30.00
Compagnie Richelieu & Ontario
100.00
La Cie Sincennes McNaughton Montréal
50.00
James Sheppard & Fils. Sorel
25.00
Capt. A. Johnston
do
2.00
D. Finlay & Fils,
do
25.00
Alphonse Piché,
do
2.00
Dame Vve Nor. Paulet,
do
1 poche de fleur


XIV

Ces récits authentiques des débâcles que nous avons racontées, donnent une idée au lecteur de ce qu’a pu être la débâcle du Richelieu, il y a près de 60 ans et dont fut témoin occulaire notre excellent curé que nous ayons, on s’en rappelle, laissé en compagnie du père Antoine et autres sur la côte, longeant le Richelieu.

La rive opposée au fort ou bourg de Sorel était alors bordée de grands arbres. Cela constituait, on le comprend, une protection pour les rares habitations qu’il y avait en ce temps éloigné, de ce côté du Richelieu où est située, aujourd’hui, la paroisse de St-Joseph.

Des montagnes de glace s’offraient à la vue, mais le port de Sorel était alors quasi désert, les bateaux-à-vapeur n’existant pas et les voiliers d’outre-mer et même de l’intérieur étaient rares. Pour ces raisons, les pertes résultant de la débâcle contemplée par notre vénérable curé se réduisirent à quelques petits chalands disparus sous l’eau et la glace, mais que leurs propriétaires remirent à flot et réparèrent peu de temps après.

Un chantier pour la construction des navires et vaisseaux ordinaires nouvellement établi, juste en face de l’auberge favorite du père Antoine, de l’autre côté du Richelieu, fut entièrement réduit en ruines par la glace amoncelée, mais comme la compagnie était de Québec, les Sorelois versèrent des larmes d’autant moins amères que la susdite maison de Québec était riche…… Le fait est que cela fut une bonne aubaine pour une famille irlandaise nouvellement établie à Sorel, composée du père, de la mère, de trois garçons et d’une fille. Ces braves gens étaient alors ignorés du monde entier, mais bien connus au chantier comme des journaliers laborieux, intelligents, d’initiative en tout, l’aîné des garçons possédant une certaine instruction et une idée pratique du dessin linéaire, grâce à notre excellent curé qui, ayant toutes ses ouailles en grande affection et ses compatriotes en particulier, protégeait cette famille nouvellement arrivée à Sorel et qui lui avait été spécialement recommandée par un prêtre patriote de Cork (Irlande).

C’est ainsi que, diplomate au spirituel comme au temporel, il réussit à désintéresser la maison de commerce de Québec et à lui substituer ses susdits compatriotes, lesquels sont devenus depuis, grâce à cette protection et, disons-le pour être véridique, à leur intelligence et à la manière avec laquelle ils surent utiliser le travail de la race inférieure, au milieu de laquelle ils vivaient, sont devenus, disons-nous, des millionnaires.

Ajoutons, au grand scandale et au désespoir inénarrable du beau sexe, que deux de ces heureux héritiers de la fortune sont restés célibataires endurcie. En somme, pour ce qui est de la débâcle, il n’y eut aucune perte de vie et les pertes matérielles furent comparativement insignifiantes.

Aussi notre bon curé, à la demande des fervents catholiques de l’endroit — et tous l’étaient alors comme aujourd’hui — chanta une messe solennelle d’action de grâce annoncée au prône, le dimanche suivant le jour de la débâcle, en français et en anglais, suivant un usage d’alors qui existait encore récemment à Sorel, bien que la presque totalité des catholiques fussent français : tant il est vrai de dire que pour tout homme de cœur le culte qu’il a voué à sa langue maternelle est chose sacrée !

XV

Revenons maintenant à notre héroïne et au tête-à-tête si anxieusement désiré par elle, à l’office, comme elle l’avait dit, de notre vénérable curé.

Nous n’entendons pas raconter par le menu le long entretien entre M. le curé et Julie, non parce que ce fut une confession, car ça n’en fut pas une, mais plutôt une confidence, une expansion d’une enfant privée de sa mère à celui qu’elle considérait à si juste titre comme un saint et un dévoué père d’adoption.

Elle lui redit son bonheur des premiers mois de son mariage, la confiance réciproque et l’amour mutuel entre les deux jeunes époux, lorsque tout-à-coup, sans cause appréciable, apparut au firmament ce point noir précurseur de la tempête, grossissant sans cesse au ciel d’azur de leur bonheur !

Le vieillard s’enquit prudemment mais profondément, sonda le cœur de la jeune femme, interrogea onctueusement son âme ; il en conclut, sans hésitation, qu’il était sans reproches. Il n’en resta pas moins douloureusement perplexe…… On en vint à la conclusion à attendre la venue du jeune époux de Julie à Sorel, tel qu’il l’avait promis.

On se flattait de l’espoir hélas ! irréalisé que, en causant avec lui, le vieillard chercherait et trouverait la blessure, la sonderait et verrait au meilleur moyen d’opérer la guérison car, nul doute que c’était une plaie morale et, en conséquence, le ministre de Dieu se trouvait par la force des choses, le meilleur des médecins en cette vallée de larmes pour les jeunes comme pour les vieux !

Julie, depuis son arrivée à Sorel, n’avait pas reçu de lettre de son mari, mais il n’y avait, en cela, encore rien d’alarmant, car en ce temps-là, une lettre de Québec à Sorel ne se rendait à destination, qu’après plusieurs jours et, qui sait, se disait la jeune femme, si son mari, au lieu d’écrire, ne lui ménageait pas une heureuse surprise en venant lui-même ?……

Hélas ! la pauvre enfant se faisait une amère illusion, car elle ne devait jamais revoir, vivant, celui dont, insondables décrets de la providence, la cruelle destinée devait lui créer un deuil tragique.

XVI

Pour nous conformer au titre de ce roman — Drame de la vie réelle — nous allons suspendre le récit des douleurs qui ont saturé l’âme de notre héroïne sans toutefois, ainsi qu’on le verra plus tard, brider son cœur, tant la jeunesse et le temps sont des palliatifs aux plus grands malheurs ! Mais n’anticipons pas……

Nous profiterons du séjour de Julie chez notre excellent curé pour, en les accompagnant tous deux, raconter au lecteur attentif les choses extraordinaires dont Julie fut témoin et son père d’adoption l’un des acteurs, scènes qui se passèrent à Sorel, alors le bourg de William Henry.

Le lecteur, bien que nous ne précisions point les dates pour le bon motif que nous ne voulons pas qu’on puisse retracer l’identité des descendants des personnages que nous faisons revivre dans notre roman, mais le lecteur, disons-nous, nous croira sans peine, lorsque nous lui dirons que toutes les aventures navrantes que nous avons à raconter datent d’avant 1837-38.

C’est ainsi que nous constatons, ici, qu’une cession mémorable de la Chambre l’Assemblée, avait eu lieu à Québec vers l’époque de notre récit.

Nos députés alors incorruptibles, de même que l’était l’électorat, sauf quelques peccadilles, avaient voté, à une majorité de cinquante-six contre vingt-quatre, les fameuses 92 résolutions, contenant les griefs des habitants du pays, affirmant en même temps la ferme résolution de n’en pas abandonner un iota et d’obtenir justice coûte que coûte. L’honnête Morin fut délégué en Angleterre porteur de ces patriotiques résolutions, et il était porteur de requêtes recouvertes de cent mille signatures, si tant est qu’on n’ait point exagéré, car en prenant alors en considération le total de la population mâle y compris les torys (qui certes ne signèrent pas) cent mille signatures sont difficiles à supposer.

Quoi qu’il en soit, M. Morin revint d’Angleterre et plus tard M. Viger, sans résultat pratique. Des élections générales eurent lieu et le peuple, nous ne saurions trop le redire, qui ne se vendait pas alors et que conséquemment ses députés ne revendaient pas, choisit quatre-vingt députés réformistes contre huit tories.

Au nombre de ces députés tories fut nommé J. Pickel, un tory enragé, et c’est à l’occasion de cette élection dont notre héroïne fut spectatrice, que le drame que nous allons faire revivre eut lieu.

XVII

La population du susdit bourg de William Henry (Sorel) n’était pas comme aujourd’hui, composée, en ce temps-là, de canadiens-français presque exclusivement. C’est, comparativement, le contraire qui existait. Le bourg, bien que fondé primitivement et habité par des Français, était peu à peu, en esprit et en vérité, devenu anglais. Des casernes spacieuses y avaient été bâties et l’influence du militaire, en ce temps-là surtout, était énorme partout dans le Bas-Canada et se déteignait dans la haute société (nos belles Canadiennes-françaises d’alors pourraient le redire) de même que parmi le peuple.

Nombre de familles loyalistes avaient, après la révolution américaine, habité plusieurs charmants endroits bordant la rivière Chambly de même que Sorel, Berthier, etc., s’y étaient créé des relations avantageuses, et leurs enfants avaient prospéré, même en dehors du bourg de Sorel et au loin dans la campagne de Sorel, à plusieurs lieues à la ronde, comme on disait alors.

On a retrouvé, plus tard, les fils de ces loyalistes, fixés là, sur de superbes terres bien cultivées ; ils s’y étaient mariés avec des Canadiennes-françaises dont les enfants étaient devenus protestants.

Lors de l’élection en question, le bourg de William Henry avait l’honneur de compter plusieurs citoyens canadiens français, dont les pères avaient combattu les Bostonnais, alors exécrés. La population française de l’endroit descend surtout des soldats du fameux régiment de Carignan, qui s’établirent à Sorel et aux alentours, lesquels, après avoir dompté le cruel Iroquois, oublièrent la France en succombant aux charmes de la Canadienne…… Cette population est aujourd’hui considérablement répandue un peu partout et le nombre de familles portant le même nom est extraordinaire, tels que les Hus. les Lemoine, Péloquin, Latraverse, Cournoyer, etc. Mariés entre eux, ils ont fait, mentir les physiologistes qui prétendent que cela mène à l’abâtardissement physique et moral.

Au physique, on peut en répondre pour qui voit encore aujourd’hui ces hommes grands, robustes pêcheurs et chasseurs, voyageurs au poignet d’acier, aux mains de fer, et ajoutons, au cœur généreux, chaud, passionné, mais à l’esprit étonnamment ouvert au préjugé de toutes espèces, exploitable et surtout exploité à leur grand désavantage, surtout aux préjugés contre l’instruction.

Et puis ces descendants de braves soldats autocrates ont en quelque sorte transmis avec leur sang de, génération en génération, les préjugés monarchiques sans pouvoir s’en rendre bien compte, cela faisant partie des traditions de famille.

Les tories anglais, esclaves du family compact d’alors, exploitaient toutes ces choses, étant généralement instruits comparativement aux canadiens : on a ainsi une idée de ce que pouvait être, alors, une élection dans ce bourg renfermant un petit nombre de patriotes français, alors que ces derniers luttaient partout, au prix de grands sacrifices, pour la liberté et la conservation de « nos institutions, de notre langue et de nos lois » toutes choses que les tories de Sorel avaient particulièrement en abomination.

L’élection, c’est-à-dire la votation, se continuait alors durant plusieurs jours et aussi longtemps qu’il y avait des votes à enrégistrer. Une élection précédente à celle qui nous occupe, entre M. Charles Stuart et le Dr Nelson, avait duré vingt-et un jours. Il n’y avait pas alors, comme aujourd’hui, de ces dégoûtants et criminels achats de conscience ; mais on discutait les affaires, les langues remplaçant les gazettes.

Il y avait table ouverte aux frais des candidats et à boire et à manger à satiété, et fait notoire, pourvu qu’il y eût un vote enregistré durant chaque heure, la votation continuait. C’est ainsi que, pour l’élection qui nous occupe, la votation continua durant cinq jours assez paisiblement, nonobstant quelques taloches échangées, par-ci par-là entre Anglais ou Irlandais et Canayens, et surtout entre les Mescoutins et les Sorelois.

Qui connaît un peu l’endroit, n’a pas oublié les récits et les combats homériques entre les Sorelois et les Mascoutins les jours de marché à Sorel. « Es-tu un homme pour moi ? » disait le Sorelois au Mascoutin, et vice versa en le tapant légèrement sur l’épaule. C’était le signal. On formait un rond et les horions pleuvaient jusqu’à ce que l’un des champions fût à terre ; alors on allait prendre un verre de rhum à l’auberge du coin, songeant à recommencer à chaque marché, car alors, Dieu merci, il n’y avait pas de police à Sorel…

Aussi, en se voyant, chantait-on gaiement, bravement de part et d’autre, le refrain :


Les gens de Sorel.
Ont l’bras mortel ;
Les gens d’Maska
Sont d’forts-à-bras !


Nous ne garantissons ni la poésie ni la pureté du langage du quatrain ci-dessus, mais c’est un vieil adage Sorelois et Mascoutin.

On eut une illustration de ces mœurs batailleuses le cinquième jour de la susdite élection. Il y avait alors à Sorel, un Irlandais, James K… qui avait débuté par être pedleur dans les campagnes, et, finalement, s’était établi comme marchand à Sorel. Resté vieux garçon et à force d’économie, il prospérait. C’était un homme fortement trempé et reconnu comme habile et solide boxeur. Lorsque les explications de ses comptes n’étaient pas très claires pour l’habitant qui s’endettait à son magasin, James portait la correction chez le pauvre diable en lui boxant les oreilles de main de maître et un verre de rhum, après coups, ramenait la bonne amitié. Bref, il était la terreur des gens, mais on fréquentait son magasin parce qu’il n’y en avait pas d’autre, aussi généralement fourni, qu’on y avait à crédit, sauf au moment critique de payer une obligation avec intérêt que Mtre James laissait dormir jusqu’à ce que la valeur de la terre fût à peu près absorbée. Alors venait la poursuite ou un transport de l’immeuble et le malheureux Quenoc, comme l’Anglais appelait alors le Canadien-français, ruiné, sinon désespéré, partait pour les pays d’en haut.

Le quatrième jour de l’élection, maître James, qui était un tory de la plus belle eau, bien que catholique, détestant profondément les Canadiens-français qu’il exploitait si bien, prenait une part très active en faveur de Pickel et le bon rhum aidant, avait, ce jour-là, la langue fort déliée, un peu trop pour son bonheur, si bien qu’un jeune Canadien-français, Baptiste L…… entendant ses insultes répétées ne put résister, la moutarde lui montant au nez et il provoqua le fameux boxeur. Vite le rond se forma : Fair play ! fair play ! cria-t-on de toute part.

Le jeune homme met habit bas, précaution que dédaigna de prendre le vieux Jimmy, et la bataille commença.

Le premier coup de poing fut donné en pleine poitrine par Jimmy, un véritable coup de pied de cheval, criait-on, si bien que le vigoureux et brave jeune homme fut rejeté à trois ou quatre pas en arrière, mais il ne tomba pas, pourtant…

Le rond s’élargit à la demande du jeune Baptiste et la bataille recommença. Jimmy ne put atteindre derechef le jeune homme, celui-ci lui ayant appliqué une couple de taloches en plein entre les deux yeux, endommageant notablement le nez de Jimmy d’où le sang s’échappait en abondance. Le jeune Baptiste continuait ses applications tout en évitant habilement les coups de son adversaire ; il tournait autour de Jimmy, sans que celui-ci pût l’atteindre. Jimmy lutta cependant, car il était brave et, du reste, il y allait de son honneur ; sa réputation de boxeur était en jeu, mais après, vingt minutes de résistance, il fallut bien que le malheureux Jimmy se déclarât vaincu et il partit honteux comme un renard qu’une poule aurait pris, mais ni le vainqueur, ni les autres Canadiens-français qu’il y avait là n’abusèrent de la victoire, même en paroles. La leçon fut bonne, car ce fut la dernière partie de boxe de Jimmy à l’extérieur et à l’intérieur de son magasin. Tout le monde s’en trouva mieux, Jimmy compris.

Va sans dire que la réputation de Baptiste L… le vainqueur de Jimmy K… se répandit au loin et survécut au vaillant jeune homme qui, du reste, était, à part la bravoure, la franchise et l’honnêteté personnifiées.

Plus tard, il épousa une belle et excellente femme, vécut heureux s’étant acquis des rentes et mourut sans enfants, respecté de tous. Jimmy mourut vieux garçon, laissant à un neveu un héritage opulent que celui-ci dissipa en peu de temps… Farine du diable… disaient les médisants…

Ce que nous venons de raconter se passait à la fin du cinquième jour de la votation ; on ne manqua pas de voter durant l’heure précédant la fermeture du poll en sorte que la votation continua le lendemain, jour néfaste de cette élection qui se termina, ainsi que nous allons le voir, par le meurtre d’un patriote, Louis Marcoux.

La bataille de la veille et la défaite de Jimmy, avaient, on le pense bien, fouetté le sang des Anglais et des Irlandais, lesquels sont, en ces occurences, toujours unis contre les Canadiens-français ; bien que les Irlandais soient leurs coréligionnaires, ces derniers s’allient toujours et de préférence aux Anglais protestants et même aux Irlandais protestants, orangistes ou non, contre un Canadien-français, tant il est vrai que la parité u langage renferme de secrètes attaches et de puissance !

La votation reprit le lendemain et se continua lentement et paisiblement jusqu’aux douze coups de l’angelus de midi.

Un groupe s’était réuni non loin du presbytère et on discutait vivement entre autres choses le duel à coups de poing de la veille : au milieu de ce groupe se trouvait un brave homme et un patriote, Louis Marcoux, bien connu et estimé de tous, lisant les rares gazette d’alors et conséquemment assez bien renseigné pour faire autorité.

Le groupe, paraissait fiévreusement agité.

— Oh ! disait un orangiste, vous autres les Canayens, c’est toujours comme ça…… comme hier, pas de fair play…… pourquoi Baptiste ne s’est-il pas battu comme un homme, au lieu de backer comme il l’a fait ?

— Oui ; reprit un autre Irlandais ; mais catholique : “ Baptiste wheelait ” (ce qui a une signification malveillante dans l’argot du métier de boxeur).

— Ça prend des gens comme vous autres les Irlandais, rétorqua Marcoux, pour wheeler quand vous êtes cinq Irlandais ensemble, il y en a trois, parmi, qui songent à trahir les deux autres…… Ah ben ! oui !…. oui ! !…… vous êtes tous pareils vous autres irlandais, anglais, et les orangistes ont acheté votre parlement irlandais, mais vous ne réussirez pas à faire de même pour le parlement canadien……

C’en était trop, on se jeta sur le pauvre Marcoux, mais il tapait tant et si bien du poing et du pied que Isaac J……, l’un des agresseurs, sortit un pistolet et, aidé d’un autre qui empêchait Marcoux de frapper ou d’arracher l’arme des mains d’Isaac……… le coup partit et le malheureux Marcoux tomba inanimé. Marcoux avait tort de tenir ce langage, car il n’y a rien de meilleur qu’un bon Irlandais ; la race elle-même est supérieure à beaucoup d’autres sous certains rapports et elle n’est inférieure à aucune, se retrempant davantage, au vu et su du monde entier, dans le creuset du malheur. Le brave Marcoux aurait volontiers proclamé ces vérités, s’il eût été de sang froid et si hélas ! le coup de feu de l’assassin ne l’en eût pas empêché ! Au nombre des spectateurs de ce lamentable événement, se trouvait le père Antoine qui, prenant ses vieilles jambes à son cou, arriva comme une trombe, au presbytère. Le curé était à dîner en compagnie des dames ; on avait entendu le coup de feu sans pouvoir l’expliquer.

La mine ahurie du père Antoine, se précipitant dans la salle à manger sans frapper, n’était pas rassurante……

— Vite ! Vite !…… M. le Curé !… — Isaac vient de tirer sur Marcoux…… il l’a tué…… il se meurt…… il est mort et pi… marmotait-il dans son trouble…… pas de médecin, le Dr H……… n’est pas encore revenu de Québec…… Vite…… vite, il faut que nous allions l’administrer !……

Et des larmes abondantes coulaient des yeux, et, nous pourrions bien le dire, du long appendice nasal, surnommé la roupie du père Antoine……

Ajoutons que, sans le côté lugubre de la situation, on aurait éclaté de rire en voyant la binette du bonhomme. Mais il nous faut constater que le curé devint d’une pâleur livide ; sortit précipitamment et s’empressa de faire transporter le moribond au presbytère. Mathilde et Julie se hâtèrent au chevet du lit sur lequel on avait déposé le malheureux Marcoux, le sang s’échappant en abondance de la tête, la balle ayant pénétré dans le crâne.

Les deux femmes, énergiques comme sont toutes les femmes lorsqu’il s’agit de soulager la souffrance, épongèrent le sang de leur mieux. Elles voulaient sonder la plaie béante, mais, voyant la gravité de la situation, le curé intervint, donna l’absolution suprême et il interrogeait le malheureux.

— C’est Isaac J…… Mais il ne put prononcer le dernier mot, la mort étant venue…… L’éternité intervenait.

Le noble vieillard faisait l’impossible pour se contenir, mais il pleurait intérieurement, pendant que Julie et Mathilde, qui jusqu’alors avaient gardé leur sang-froid, sanglotaient………

Et le père Antoine, affolé, était parti sans rien dire pour avertir la femme de l’infortuné Marcoux, ce qu’il fit, on le prévoit, avec si peu de précautions oratoires, que la pauvre femme tomba comme inanimée ; de sorte, que le bonhomme revint, avec la mine d’un fou, rendre compte au curé de sa nouvelle bêtise. Ce dernier s’empressa, sans mot dire, de se rendre auprès de la malheureuse femme, tout en écartant le père Antoine, et procurant aux dame une aide efficace dans la personne du père Marcel…… un brave canayen accouru au presbytère.

En arrivant chez la pauvre veuve Marcoux, notre bon curé vit un spectacle à fendre l’âme…… la mère évanouie et le fils criant vengeance et cherchant une arme pour, disait-il, tuer les meurtriers de son père !…… oui…… disait l’adolescent exaspéré, à peine âgé de quinze ans et seul enfant de Marcoux, je tuerai Jones…… et tous les meurtriers de mon père…… je le veux je le jure !……

— Johnny, dit le prêtre, en s’adressant au pauvre enfant avec autorité…… calme-toi, je te l’ordonne, au nom de Dieu que je représente et de l’âme de ton père qui est au ciel, j’en suis sûr ! Sauvons ta mère…… et le vieillard, qui était grand et vigoureux, enleva le jeune homme qu’il déposa au pied de la chaise longue dans laquelle la mère s’était jetée évanouie…… À genoux, mon enfant, à genoux et prions Dieu !…… L’enfant se soumit avec respect.

L’Être Suprême entendit et exauça la prière du vieillard et de l’enfant, car peu à peu la mère reprit ses sens, reconnut le prêtre ainsi que son fils, tous deux encore à genoux, et elle pleura…… les larmes font du bien à l’âme et au corps, il faut le croire, car la pauvre femme fut comme subitement soulagé et lorsque le prêtre lui dit : — Courage ma chère sœur…… comptez sur Dieu et sur moi…… et bénissez votre fils qui renonce à la vengeance qu’il voulait exercer, comptant sur la justice de Dieu……

La pauvre mère se leva tout d’un trait, enlaça son fils, l’embrassa tendrement et se jetant aux pieds du prêtre : Bénissez moi mon père…… dit-elle avec ferveur et héroïsme. Ses larmes se séchèrent et elle dit stoïquement : Viens, mon fils, allons chercher le corps de ton pauvre père !……

— Non, dit le Curé…… Il n’en sera pas ainsi. Vous me rendrez heureux, ajouta-t-il, autant qu’on peut l’être en ce moment, en venant avec moi, ainsi que Johnny, de suite au presbytère. Ma Julie y est avec Mathilde ; elles, vous consoleront et vous, resterez chez moi jusqu’à ce que les derniers devoirs soient rendus à mon pauvre ami Marcoux ensuite nous aviserons. Le saint homme prit le bras de la pauvre femme, qui avait peine à se tenir debout et, accompagné de Johnny, on se rendit au presbytère. Va sans dire que Julie et Mathilde accueillirent la malheureuse veuve comme une sœur.

On ne lui permit pas de voir de suite le cadavre, vu l’ordre du curé qui remit l’entrevue au lendemain. Le fils resta sous la surveillance du père Marcel et la veuve sous les soins de Julie et de Mathilde, pendant que le curé se rendait en toute hâte à la place d’armes, où avait lieu la votation. C’est aujourd’hui le Carré Royal alors dénudé, actuellement tout, planté d’arbre depuis 1857 et les années suivantes par les soins du maire d’alors (dont nous laissons au lecteur à deviner le nom) au point que c’est actuellement une véritable forêt en pleine ville faisant les délices des Sorelois et l’admiration des étrangers.

Il y avait foule et grande animation, lorsque le curé arriva à l’endroit où se tenait le poll.

Nous ne l’avons pas encore constaté ; notre curé était un homme de belle et grande stature, très distingué de manières, bien que plébéien, la distinction des manières chez certains hommes étant innée, n’en déplaise aux croyants en la noblesse privilégiée ; il était admiré pour son savoir et respecté de tous les citoyens, catholiques et protestants. Il avait aussi le titre de grand vicaire, en sorte que les protestants le considéraient presque comme un prince de l’église catholique, et les titres sont toujours et pour tous, on le sait, imposants.

Dès son arrivée, on fit silence et tous se découvrirent, le vieillard ayant prêché d’exemple.

— Mes enfants, dit-il, en s’adressant aux catholiques présents, en face du terrible malheur que vous savez, je vous demande du calme. Pour éviter de lamentables complications, je vous prie de vous rendre à l’église de suite et nous prierons Dieu ensemble. Et s’adressant aux protestants en leur langue : Au nom de Dieu, que nous adorons tous, chacun suivant notre méthode, dit-il, je vous supplie de clore cette élection et de vous rendre chez le Rév. M. A…… votre ministre, que je vais voir aussitôt, et qui, j’en suis sûr, m’aidera à calmer les esprits et vous induira, comme je vais le faire auprès de mes coreligionnaires, à clore cette élection.

Ces sages conseils, exposés avec plus d’éloquence que nous venons de le faire, furent si bien compris, que protestants comme catholiques y obtempérèrent, pour ainsi dire, spontanément, sans mot dire…… si ce n’est le père Antoine, qui s’écria :

— Oui ! oui ! M. le Curé !… Je n’ai pas voté… je ne voterai pas… non, jamais… je ne voterai… c’est m……t les élections…… on se bat à coup de poings et pi on se tue à coup de pistolet…… Pauvre M. Marcoux…… Des larmes abondantes coulaient encore, comme toujours, des yeux et de l’appareil nasal alias la roupie de ce badeau accompli.

La demeure du ministre protestant (parsonage) était juste en face de la Place d’Armes (Carré Royal où on la voit encore aujourd’hui), au milieu de laquelle se tenait le poll en sorte qu’en moins de temps que nous n’en employons pour écrire ce qui précède, le brave curé avait conféré avec le ministre protestant très instruit, philosophe en toute chose et ne dédaignant pas les biens de ce monde en attendant le bonheur, éternel, ; lequel abonda dans le sens du curé.

Le poll fut clos, les catholiques se rendant à l’église pour prier, les protestants restant avec leur ministre et conférant avec ce bon sens et ce sang-froid inhérent à la race anglaise qui ne lui font jamais défaut dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

On dormit peu ou point, cette nuit-là, au presbytère, à l’exception toutefois du père Antoine ; ses visites fréquentés à l’auberge du père G., pour calmer ses nerfs, avaient eu pour effet de le faire dormir d’un sommeil de plomb. Il n’en fut point ainsi des pauvres femmes et surtout de Julie. Elle se leva le matin, les paupières rougies, un large cercle bleuâtre se dessinant autour. Les prunelles étaient étrangement dilatées. Ses lèvres avaient pâlies comme ses joues, donnant à sa chair l’apparence de la cire. Son doux visage et sa voix étaient méconnaissables. Ce fut en ce pitoyable état qu’elle se présenta au lendemain du meurtre de l’infortuné Marcoux, le matin, en l’étude du curé, juste au moment où celui-ci se préparait à sortir pour dire sa messe, et se précipitant à ses pieds, elle dit : Ayez pitié de moi, ô mon père, et elle s’évanouit……

Le vénérable vieillard resta comme paralysé, mais la force de l’âme étant égale à sa vigueur physique, il dit : Ô Jésus, pitié pour la pauvre enfant ! Et, la prenant dans ses bras, il la déposa sur une chaise longue. Une minute après, Mathilde et la veuve Marcoux arrivaient, et bien que fatiguées d’une nuit d’insomnie presque complète, elles furent en quelque sorte retrempées par ce nouveau malheur inattendu et auquel il fallait parer énergiquement, tant le bon Dieu a donné à la femme, sous son apparence et ses dehors délicats, des ressources infinies pour endurer et soulager la souffrance, compensant ainsi la virilité de l’homme et établissant toujours et partout cette même compensation pour le bonheur du genre humain, lorsque nous sommes assez sages pour comprendre et profiter de la sublime harmonie établie par l’Être Suprême !

Va sans dire que les bons soins des excellentes femmes comprenant la situation particulière que Mamzelle Sophie, on s’en rappelle, avait devinée, et agissant en conséquence, ranimèrent Julie ; le curé ayant, du reste, dit la messe à son intention, et comme la foi remue les montagnes, il ne doutait pas qu’à son retour l’état de la jeune femme ne fût rassurant.

Tel ne fut pas néanmoins le cas, car bien qu’elle fût revenue de sa syncope, l’état de Julie était, sinon alarmant, au moins précaire.

Le vieillard observa avec inquiétude que le regard de Julie était atone ; la chaleur et la vie qui ressortent des yeux, ces miroirs de l’âme, paraissaient s’être retirées. Cependant elle dit : Pardon, père, si je vous donne tant d’ennuis… je vous dirai tout… plus tard…

Les deux femmes et le prêtre la calmèrent de leur mieux : Ce ne sera rien… nous allons avoir le docteur qui donnera un réconfortant et tout sera dit. À ce mot de docteur, Julie perdit de nouveau connaissance, ce qui, constatons-le, alarma vivement le vieillard, mais il se contint.

Les sels anglais que Mathilde fit respirer à Julie la ranimèrent, et on résolut de la déposer dans son lit et de faire venir le médecin de Berthier, le Dr M…… car on se rappelle que le père Antoine avait constaté, lors de l’assassinat de Marcoux, que le médecin de Sorel, l’amoureux de Julie, n’était pas revenu de Québec, et bien que le Dr M… de Berthier, fût un jeune homme, son intelligence avait percé et on le recherchait de partout. Il avait, du reste le patronage du curé G… un vieux missionnaire de la Baie-des-Chaleurs et un saint homme, bien qu’on l’accusât en petit comité d’avoir l’esprit un peu voltairien, ce qui ne signifiait pas qu’il était de l’école de Voltaire, mais qu’il avait beaucoup d’esprit et de philosophie.

Le jeune docteur accourut à l’appel, et fut frappé de l’état de Julie. Le regard inquisiteur et exercé du médecin intelligent et instruit, et disons à l’honneur de la profession que l’exception est rare, est sans réplique. Il comprit que l’état de Julie n’était pas alarmant quant au physique, mais il comprit aussi que le moral était affecté, et gravement, en homme sage, il comprit également que ça n’était pas le moment de s’enquérir des causes de la maladie morale : il fallait aller au plus pressé, soigner l’enveloppe, et plus tard scruter l’âme. Aussi rassura-t-il Mathilde, la veuve Marcoux et le grand vicaire, en disant à Julie : Madame, ne vous alarmez pas, votre situation n’offre rien qu’on ne puisse contrôler avec des soins et de l’amitié, et vous êtes entourée de tout cela. Ainsi je vais laisser une potion à ces dames et dans deux ou trois jours, il n’y paraîtra rien. Ce que vous avez à faire est de vous reposer, ne ménager mes toniques et je reviendrai après demain, en sorte que vous voyez, dit l’habile médecin, que je n’ai pas d’inquiétude, car après demain je suis bien sûr qu’au besoin vous seriez la garde-malade de toute la maisonnée……

Julie sourit gracieusement, mais en fidèle chroniqueur, nous pouvons ajouter qu’elle pleura intérieurement.

En tous cas, le brave curé fut immensément soulagé, on le comprend, et les pauvres femmes aussi, mais, comme on le verra, leur pénible tâche n’était pas terminée.

XVI

Les funérailles du pauvre Marcoux furent célébrées avec une triste solemnité. Les adversaires même des patriotes y assistèrent en grand nombre et paraissaient profondément émus.

La pauvre veuve retourna à son domicile avec Johnny, après s’être tous deux mis à genoux pour recevoir la bénédiction du vénérable Grand Vicaire. Elle vendit son mobilier et ne rendit avec son fils unique aux Trois-Rivières, où elle avait des parents. Et, histoire de la vie réelle, un an après, elle épousa un brave homme nommé Jean Beaudry, boulanger, comme l’était Marcoux, et vécut heureusement autant qu’on peut l’être en ce bas monde, avec son nouvel époux, qui n’avait pas d’enfants, et son fils qu’elle adorait. Il existe encore des vieillards à Trois-Rivières qui se souviennent de ce gros garçon jofflu, au teint rose, le bon Johnny, comme on l’appelait, le fils de Marcoux, qui, disait-on, serait monté à l’échafaud en 1837-88 s’il n’eût pas été lâchement assassiné, tant son patriotisme était ardent et tant il est vrai de dire qu’il y a eu ces temps d’ébullition pour la conquête de la liberté, des désignées au martyrologe.

Revenons à notre héroïne : son état n’était pas rassurant — une fièvre soudaine empourprait ses joues, puis son visage devenait pâle et immobile, marmoréen, et dans ses moments de répit l’attrayant sourire qui embellissait sa physionomie ne se dessinait plus sur ses lèvres, dont la belle teinte rosée avait disparu.

Cependant le médecin était revenu ; voyant son état, il résolut de l’interroger, mais prudemment et en présence du curé, car il avait remarqué ces mots mystérieux que le vieillard lui avait rapporté, lors de la syncope de Julie : “ Père…… je vous dirai tout…… ” Après en avoir conféré, le vieux médecin de l’âme et le jeune médecin du corps résolurent de résoudre l’énigme, non par une vaine curiosité, on le comprend, mais dans l’intérêt de la pauvre enfant.

On se rendit dans la chambre de Julie, et Mathilde, avec ce tact exquis dont certaines personnes sont douées, salua gracieusement les deux hommes, dit une bonne parole à Julie, étendue sur une chaise longue, et disparut, comme une ombre.

— Je reviens vous voir, Madame, dit le jeune médecin, pour la deuxième fois aujourd’hui, parce que ne pouvant retourner à Berthier ce jour, je ne puis pas, ajouta-t-il galamment, en souriant au curé, passer mon temps en plus agréable compagnie. Julie fut, disons-le, en charmante fille d’Eve, flattée du compliment, et elle remercia d’un sourire des plus gracieux, ce qui amena un bon gros rire du curé, qui dit : — Oh ! oh ! la corde sensible… et, du reste, ça n’est pas même un péché véniel ; d’aimer les compliments, quand ils sont si bien tournés et à si bonne adresse. Cette fois Julie dit : — Oh, père… père, toujours bon ; comme j’ai hâte d’être rétablie pour remplacer la tristesse inexplicable qui me domine et qui vous afflige, je le vois, par ma gaieté ordinaire, qui paraissait, vous réjouir, ce qui me faisait tant de bien à moi aussi.

— Mais, madame, se hâta de dire le jeune médecin, ce n’est qu’une question d’une journée ou deux ! et mon ordre est déjà donné, j’ai prescrit un bain du radieux soleil du printemps comme solution finale. Votre situation particulière, les émotions douloureuses de ces derniers jours, expliquent votre état nerveux. — Oui, dit le curé, c’est si vrai que tout ça date de cette nuit d’insomnie, suivant le meurtre de ce pauvre Marcoux, et alors j’ai compris que tu avais eu le cauchemar, et tu m’as dit, il me semble, que tu me raconterais cela, et c’est surtout en présence du médecin, qu’il faut toujours renseigner à l’égal du confesseur, que tu dois t’expliquer.

— Je vais le faire, père, dit Julie, retrouvant soudain toute son énergie, ce qui fit rayonner de joie l’intelligente physionomie du jeune médecin qui, grâce aux précautions oratoires allait, sans effort, et le plus naturellement du monde, tout savoir, il le prévoyait et s’en flattait, sur l’état moral de son intéressante malade. C’était là le diagnostic important.

— Eh bien ! reprit Julie, la nuit du malheur de la pauvre madame Marcoux, fut pour moi horrible. Je ne dormis pas à vrai dire, mais je sommeillai presque tout le temps. Un sommeil si lourd et si pénible que j’en frissonne encore, en songeant à ce que j’éprouvais.

— Je voyais mon mari malade bien malade et seul, à notre demeure… ! Il m’écrivait des choses affreuses incohérentes…… qu’il m’abandonnait… ne me verrait jamais… qu’il m’aimait et m’aimerait toujours, mais que nous ne nous reverrions plus jamais… jamais en ce bas monde, et puis à force d’efforts pour me débarrasser de ce terrible cauchemar, je m’éveillai, toute en transpiration ayant à la fois chaud et froid. Je songeai d’abord à me lever, mais l’idée de déranger qui que ce soit durant cette nuit néfaste me retint au lit… le lourd sommeil me revint, et ce que je vis cette fois, était mille fois plus horrible encore… Mon pauvre chéri m’appelait d’une voix lamentable… il était aux prises avec un assassin qui l’étranglait… il se débattait sous l’horrible étreinte après une lutte qui, dans mon rêve, me parut durer longtemps… longtemps…, si bien que ne pouvant réussir complètement à étrangler mon mari, le misérable assassin l’acheva d’un coup de pistolet…

Julie allait continuer son récit, mais s’apercevant qu’elle pâlissait affreusement, le bon père lui dit pour lui redonner, du nerf : « tu vois bien, ma chère Julie, que ce sont là des hallucinations qui résultant de la malheureuse affaire Marcoux… tu avais appris les coups de poing la veille ; tu avais entendu, comme moi, au dîner, le coup de feu ; tu as vu ensuite mon pauvre ami Marcoux ensanglanté ; tu as été assez bonne et courageuse pour éponger, avec Mathilde, la plaie saignant abondamment, et que tu voulais panser lorsque j’administrai le moribond… C’est la réalisation de ton rêve, car ton bon cœur te mettait à la place de la pauvre veuve Marcoux et notre saint autant que le clairvoyant ministre de Dieu allait continuer, lorsque Julie qui avait écouté attentivement le regard étincelant et fixé sur le curé, s’écria : — Ah ! mon père !… père… l’assassin de mon cher mari, était le Docteur…… Et elle s’évanouit, sans prononcer le nom.

Le jeune médecin qui avait tout suivi, s’identifiant pour ainsi dire avec sa de plus en plus intéressante malade, fut soudainement frappé d’une inspiration ; l’éclairant sur l’état moral de Julie ; mais sans dire un mot, il s’empressa de lui donner les premiers soins ; on manda Mathilde et Julie fut transportée dans son lit, déshabillée, et le médecin prescrivit un repos absolu jusqu’à nouvel ordre.

Le vieillard en entendant ce mot de Docteur… puis en voyant l’évanouissement répété de Julie à ce mot, devint on ne peut plus perplexe, mais fortement trempé au moral comme au physique, philosophe religieux, en même temps qu’esprit cultivé, sans ajouter trop de foi aux rêves, il croyait au rapport des esprits sur cette terre, mais il croyait davantage à l’union des âmes et aux communications entre elles, soit au moment où elles s’émancipent de leur enveloppe pour comparaître devant l’Éternel, soit lorsqu’elles ont subi leur dernière destinée en présence et sur l’ordre du maître absolu, et du juge supérieur de toutes choses en ce monde et en l’autre.

Cette croyance mystique est partagée par nombre de personnes, et nombre d’exemples sont cités à son appui.

Lady Dufferin, par exemple, raconte que lors de ses voyages au Nord-Ouest, une de ses filles de chambre, toute affolée, lui redit un matin, un affreux rêve de la nuit précédente. Elle avait vu son fiancé se noyant, et il était alors à une distance si éloignée, que la pauvre fille n’avait pu et ne pouvait communiquer avec lui qu’après plusieurs jours, n’y ayant aucune communication télégraphique ou par chemin de fer. Quel ne fût pas l’étonnement de Lady Dufferin et la douleur de la pauvre fille, lorsque, quelques jours après, parvint le récit, cette fois réel, de la triste fin du fiancé de cette dernière, qui avait péri absolument de la manière qu’elle l’avait vu dans son rêve et qu’elle l’avait raconté à sa maîtresse.

Fréchette, notre poète lauréat, a raconté il y a environ deux ans, dans les colonnes de La Patrie, une aventure analogue de son ami Leduc — et l’auteur de cette véridique histoire a alors fait à notre poète national le récit de ce qui lui était arrivé à lui-même, il y a près de trente ans.

Durant un court sommeil, après un déjeuner de noce, à Montréal, entre deux et trois heures de l’après-midi, il avait rêvé que deux de ses employés, Moisan et Laforge, s’étaient noyés à Sorel, et il raconta aussitôt l’affreux rêve aux membres de la famille, sans toutefois y attacher d’importance, sauf la douloureuse sensation qu’il en éprouvait. Quelle ne fut pas sa stupeur, lorsque, le lendemain matin, il rencontra à Montréal, un ami venant de Sorel, qui lui apprit l’affreux malheur révélé la veille, durant son sommeil !

Et quel est celui d’entre nous, qui n’a pas eu, par suite de la malice des hommes, des jours où le fardeau de la vie était si lourd qu’il était à peine supportable !… Et quand le passé a été rude, le présent difficile, et l’avenir incertain, à qui s’adresser ? où tourner ses regards avec espoir, sinon vers le ciel.

N’est-il pas naturel de croire qu’alors il puisse y avoir et qu’il y ait communication d’âmes par la volonté de Celui qui les a créées toutes pour vivre éternellement. Ainsi n’est-il pas naturel de croire que les âmes de ceux qui nous étaient si chères sur cette terre, envolées au ciel ; par une permission divine, peuvent communiquer avec les vivants ? À qui donc, ajoutons-le, n’est-il pas arrivé dans un temps de misère noire suivant une période de prospérité relative, ou au milieu d’autres dures épreuves, de revoir durant le sommeil l’image vivante d’un père, d’une mère, d’un protecteur, d’une épouse ou d’un époux, lui apparaître avec des paroles pleines de consolations et d’avis salutaires ! Eh, pourquoi ne pas attribuer cela à l’infinie bonté de Dieu ? Quelle autre explication pouvons-nons trouver à ces rapports des âmes et des esprits, à ces visions mystérieuses et qui se réalisent ?……

Quoi qu’il en soit de notre mysticisme, il n’en est pas moins vrai que l’affreuse vision de notre héroïne fut une réalité, ainsi que nous allons le raconter.


XIX

Plus d’un mois s’était écoulé et Julie n’avait pas de nouvelles de son mari qui, avait-elle dit au curé, devait venir la rejoindre à Sorel.

Cependant, en raison des événements que nous avons racontés et prenant en considération les lenteurs du transport de la malle, dûe tous les huit jours en temps ordinaire, mais irrégulière, à cette saison de l’année, on ne s’était pas alarmé plus que de raison au presbytère du manque de nouvelles du mari de Julie, resté, comme nous l’avons dit, à Québec.

Ce qui alarmait davantage le bon curé, était l’état de santé de Julie et ses mystérieuses défaillances physiques et morales. Après sa dernière syncope et lorsque le docteur lui eût donné les soins voulus, pendant que Julie reposait apparemment d’un sommeil réparateur, d’après le dire de Mathilde, le Grand Vicaire et le médecin, avaient allumé leur pipe et causaient anxieusement cherchant le mot de l’énigme.

On en était là et les douze coups de minuit venaient à peine de sonner, lorsqu’on entendit dans le calme de la nuit le bruit des sabots d’un cheval sur la terre gelée, un temps d’arrêt, et presque aussitôt trois coups au marteau en cuivre de la grande porte d’entrée du presbytère.

Le grand vicaire s’empressa de prendre l’une des deux bougies qu’il y avait sur la table, en disant au jeune médecin : « C’est pour vous ou pour moi, peut-être pour les deux, que l’on vient. Je vais ouvrir » ; et il descendit l’escalier d’un pas plus rapide que ne le font ordinairement les vieillards, ayant pour ainsi dire un mauvais pressentiment : Un malheur en amène un autre, marmotait l’excellent homme.

Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’en ouvrant la porte, il aperçut, dans le clair-obscur que faisait sa bougie, une figure tout à fait étrangère et une physionomie tourmentée.

Sans pour ainsi dire en attendre l’invitation l’homme entra et dit nerveusement : « Pardon M. le curé… je suis pressé… Voici une lettre de M. le curé de… je suis venu exprès vous la porter et j’ai ordre d’attendre une réponse et de repartir au plus tôt possible ; » et il allait continuer lorsque le grand vicaire lui dit : Mais qu’y a-t-il que se passe-t-il donc chez vous… Vous allez lire la lettre, M. le curé, rétorqua le messager oh ! une épouvantable chose… tenez, le Dr… le mari de Mad. Julie qui est ici, a été durant la nuit de… (celle de la vision de Julie) trouvé mort chez lui… M. le curé vous explique cela… C’est effrayant rien que d’y penser… Reprenant son sang froid le curé lui dit : Eh bien ! mon ami, je vous offrirais avec plaisir l’hospitalité ici, mais ça créerait de l’émoi et nous avons une malade à la maison. Allez à l’auberge du père G… que je vais vous indiquer et que vous trouverez aisément, et demain avant-midi, j’irai vous voir, car étant connu des dames qui sont ici, il ne faut pas qu’elle vous voient et ne dites pas non plus à l’auberge d’où vous venez, pourquoi vous venez, non plus ce que vous savez qui s’est passé.

— Je serai discret, fit le messager, et d’autant plus que M. le curé m’a recommandé de ne parler de rien à qui que ce soit le long de ma route et c’est ce que j’ai fait, en sorte que je suivrai votre ordre.

— C’est bien, mon ami reprit le prêtre, je ne vous offre rien, mais vous trouverez tout le confort possible à l’auberge partez sans le moindre bruit bien le bonsoir à revoir et encore une fois, motus.

— Oui… oui… lui fut-il répondu, et la porte fut ouverte et fermée sans le moindre bruit, la conversation, ayant aussi eu lieu à voix basse et fort discrètement ; le tout cependant n’ayant pas complètement échappé à la bonne Mathilde qui veillait maternellement au chevet de Julie.

En quelques mots, l’intelligent vieillard mit le perspicace jeune médecin au courant de la situation et sans même cette fois prendre la peine de rallumer, sa pipe, ce qui dénotait une grande anxiété, on ouvrit la lettre du curé de… Elle était longue, pas moins de dix pages d’une écriture serrée mais très lisible. Nous nous contenterons d’en faire le résumé :

Le curé de… disait à son collègue que le mari de Julie était revenu seul chez lui, ce qui parut étrange à tous, car au village, canadien tout ce qui bouille dans la marmite du voisin est connu de tous et on savait bien l’itinéraire de Julie, de Mathilde et de son mari, même jusqu’autour de leur retour, en sorte que l’arrivée soudaine et isolée du mari de Julie causa une surprise générale. Ce fut bientôt le sujet de toutes les conversations encore alimentées par deux ou trois commères du village, disons-le en fidèle chroniqueur que nous nous flattons d’être…… Qu’une de ces commères colportait, par exemple, à toutes les portes, que singulièrement, le mari de Julie avait soudainement vieilli, que son front était affreusement ridé…… que ses yeux étaient caves… que son regard était celui que l’on rencontre, chez les fous… que les pommettes rouges de ses joues faisaient une sinistre tache sur le reste de son visage pâle et amaigri…… que ses cheveux, chez un jeune homme comme lui, ajoutait la bonne femme, laissaient voir de nombreux fils d’argent de même que sa barbe qui avait blanchi… enfin qu’il avait la mine d’un condamné… ou d’un quelqu’un qu’un noir chagrin mine… tue… et, cherchant vainement le pourquoi, la respectable commère était allée s’épancher au presbytère. Le curé, qui n’avait pas vu le mari de Julie depuis son retour, avait écarté la bonne femme et tout noté sans rien dire, jugeant inutile d’essayer de mettre un frein à son flux de paroles.

Il racontait cela par le menu à son collègue de Sorel et il ajoutait que, durant la troisième nuit de l’arrivée du mari de Julie, il fut trouvé mort au pied du grand escalier de la maison. Durant la journée, il avait dit à ses domestiques, un homme et une femme logeant dans le fournil (appartements attachés, mais distants du corps principal de la maison) que si on venait durant la nuit pour des malades le ne pas le déranger, car, malade lui-même, il avait besoin d’un repos absolu.

Durant cette nuit néfaste, on n’avait entendu aucun bruit, mais on avait remarqué de la lumière tard dans la nuit à l’office du jeune médecin sans toutefois prêter beaucoup d’attention, et finalement les deux bons serviteurs s’étaient endormis et reposaient comme on le fait dans nos campagnes, c’est-à-dire qu’à moins d’agir comme si on voulait démolir partie de l’établissement on ne parviendrait pas à éveiller les heureux dormeurs.

Lorsque le corps de l’infortuné mari de Julie fut trouvé, ainsi que nous venons de l’apprendre, il se faisait tard dans la journée, c’est-à-dire que, n’entendant en ne voyant rien, les deux serviteurs furent inquiets étant passé onze heures…… Ils eurent donc recours au gros marteau cloué à la porte principale, frappant discrètement d’abord, un peu plus fort beaucoup plus fort…… mais le silence seul répondant, ils s’alarmèrent et coururent au presbytère peu distant, pour conférer avec M. le curé. Ce dernier vint à la rescousse et ses tentatives restèrent également infructueuses, On résolut le forcer la porte, mais machinalement le curé fit tourner la poignée et la grande porte s’ouvrit d’elle-même n’étant pas barrée à l’intérieur.

L’étonnement fut considérable, mais quels ne furent pas la stupeur, l’horreur et l’effroi du curé et des deux serviteurs lorsqu’ils virent, au pied du grand escalier de la maison, le mari de Julie étendu horizontalement sur le plancher, tout habillé, un pistolet près de sa main droite et baigné dans une mare de sang.

— Vite ! vite ! dit le curé allez quérir le médecin ; et le ministre de Dieu se préparait à donner l’absolution in extremis lorsqu’il constata que le mari de Julie n’était plus qu’un cadavre…… Depuis plusieurs heures, l’âme avait dû s’en échapper…… L’excellent homme, resté seul, versa d’abondantes larmes et, bien qu’encore atterré, il reprit son sang-froid à l’arrivée du vieux médéciu du village et des deux serviteurs. On retint l’homme, enjoignant à sa femme de ne rien dire et on s’enferma dans la maison.

— Sommes-nous en présence d’un suicide ? dit le prêtre…… — C’en a tout l’air, répondit le vieux médecin qui comme le curé constata que la mort datait de quelques heures.

On transporta le cadavre sur un lit ; le médecin remit le pistolet au domestique, lui enjoignant de le mettre en lieu sûr, puis on procéda au déshabillé et à l’examen du cadavre.

La balle ou le projectile, avait pénétré dans la tempe droite, était restée dans la tête et d’après la manière dont le pistolet était placé, on pouvait augurer que le malheureux avait laissé tomber l’arme dès que le coup fatal l’eut atteint, en sorte qu’il y avait, de prime abord, lieu de croire à un suicide.

Cependant, en procédant au déshabillé du mari de Julie, le vieux médecin avait remarqué certaines marques de violence à la gorge, mais il n’en dit rien tant que le corps ne fut pas complétement mis à nu, soigneusement lavé et recouvert d’un drap blanc.

L’examen du cadavre révéla d’étranges choses. Le vieux médecin démontra clairement au curé que le mari de Julie avait succombé à la strangulation opérée par la pression des doigts sur le larynx ; les marques paraissaient nettement. Le mari de Julie n’avait pas pu s’étrangler lui-même, car, outre l’invraisemblance de la chose, les mains qui avaient opéré devaient être longues, dures, des mains de fer, disait le vieux médecin, et les mains de la victime avaient la délicatesse de celles d’une femme. Le vieux médecin et le curé notèrent particulièrement ces empreintes, et les gravèrent, pour ainsi dire, dans leur mémoire. Et, singulièrement, de rouges qu’elles étaient, ces marques étaient devenues de plus en plus violacées, par suite du refroidissement du corps, ce qui, dit le vieux docteur, indique la mort par la strangulation.

Le fait est que le vieux docteur comprit que l’assassin avait entouré le cou du mari de Julie, le bout de ses doigts rejoints par derrière et les pouces réunis par devant, au niveau du larynx, sur la partie supérieure de la trachée-artère, ses mains opérant ainsi comme un étau, le cou au milieu. La théorie parut indéniable au curé, homme instruit et, comme la plupart de nos prêtres, ayant des connaissances générales en toutes choses.

L’assassin ajouta l’intelligent curé, pour être sur de son œuvre diabolique et pour égarer la justice, aura déchargé l’arme après la strangulation opérée et il l’a déposé près de la main droite de la victime afin de faire croire à un suicide.

Le vieux médecin savait que son jeune collègue faisait un usage immodéré de morphine, mais l’examen du cadavre le navra. Il remarqua au-dessous des deux hanches deux plaies hideuses, noires, tuméfiées, faites de piqûres en nombre incroyable. Le malheureux était devenu morphinomane, c’était clair, à part l’abus des alcools, dont son vieux confrère avait, par ci par là, remarqué l’effet déplorable.

—La morphine !…… la morphine !…… murmurait le vieil Esculape Quels terribles ravages elle opère ! Et il avait raison, et il aurait surtout aujourd’hui mille fois raison encore car l’usage, sinon l’abus de la morphine, du chloral, même chez le beau sexe, dans les cités surtout, est devenu, au rapport des gens renseignés déplorable à tous les points de vue.

Ayant laissé le cadavre sous la garde du domestique, le prêtre et le médecin visitèrent la maison : aucun désordre nulle part. Puis ils se rendirent au bureau du mari de Julie. Une bougie avait brûlé jusqu’à la mèche et s’était éteinte faute d’aliments ; cela était apparent. Sur la table un flacon de rhum aux trois quarts vide, et, à côté, de la morphine, puis une jolie cassette ouverte remplie de papiers soigneusement arrangés, et sur la table, des feuillets épars. Le curé, sans toucher à la cassette, rassembla les feuillets épars sur la table et les examina.

L’écriture était du mari de Julie et le contenu de ces feuillets, écrits de façon désordonnée, remplirent de stupeur les deux hommes. Le mari de Julie racontait ses chagrins ; ce qu’il disait, en somme, dénotait la folie, le délire. Il protestait de son amour pour sa femme, mais paraissait possédé du démon de la jalousie ; le tout exprimé de la manière la plus absurde, mais également navrante.

Il avait, disait-il, rencontré à Québec le Dr. ____, de Sorel, qui lui avait dit que Julie aurait dû et devait être sa femme ; qu’il avait même osé la calomnier atrocement mais le malheureux ajoutait que, lors de ces révélations, il était dans un état tel, que, vraiment, il ne pouvait se rendre compte de ce qui s’était passé. Mais il avait voulu tuer l’infâme…… celui-ci, plus robuste, l’avait terrassé, et il s’était enfui…… Cela confirmait en partie ses soupçons, non sur la vertu de Julie, non…… jamais……, mais l’idée fixe qui le hantait que le cœur de Julie ne lui avait pas toujours appartenu, et ce depuis les révélations des papiers trouvés dans la cassette (et il racontait ce que nos lecteurs savent à ce sujet), cela le remplissait de telles angoisses, le rendait si malheureux, que la vie devenait pour lui insupportable……, il ne se suiciderait pas, disait-il, car ce crime devait être impardonnable aux yeux du Créateur ; le bon Dieu, disait-il, nous ayant donné la vie, a seul le droit de la reprendre, Mais il disait et répétait positivement, quoique d’une façon incohérente, que jamais Julie ne le reverrait en ce bas-monde…… qu’il s’en irait…… Là finissait l’épanchement rempli d’angoisses effroyables, mais il avait ajouté… — On frappe à ma porte !…… Qui peut venir à cette heure malgré mes ordres, à deux heures du matin ? J’y vais cependant……

— Évidemment, dit le vieux médecin, après une lecture attentive de ces écritures du mari de Julie, dont nous venons de faire un court résumé, la plus grande partie étant inintelligible, le pauvre homme était ivre, sa tête tournait, et c’est dans cette situation qu’il se rendit à la porte pour l’ouvrir. L’assassin dût, ajouta-t-il, lui apparaître comme un spectre, et, en bien peu de temps, le crime a dû être consommé.

Mais quel était le mobile du crime ? Pas le vol assurément, car rien n’était dérangé dans la maison, et le meurtrier n’a pas même, dans son trouble, songé à sortir par une fenêtre, en mettant la porte sous clef.

— Mystère ! dit le vieillard……

— Mystère horrible ! répéta le bon prêtre Que faire ?

— Avertir les autorités, dit le vieux médecin, sans perdre de temps. Tout ce qui précède, on le comprend, est tiré de la lettre du curé de XXX à celui de Sorel. Il ajoutait que l’autopsie avait été faite, que les dires du vieux médecin avaient été confirmés par l’examen interne, les désordres causés à l’intérieur répondant exactement aux marques de la strangulation à l’extérieur ; le mari de Julie était, d’après la science médicale, évidemment mort étranglé, et le coup de pistolet n’avait été que pour la forme et dans le but de faire croire à un suicide.

Le bon curé ajoutait que les obsèques avaient eu lieu tristement, et que la justice s’enquérait. Un étrange personnage qu’il décrivait soigneusement, avait été remarqué la veille du meurtre, le soir, au village, et était reparti le lendemain matin au point du jour, son court passage n’ayant pas de but reconnu. Les autorités allaient agir. En attendant le résultat, il avait cru bien faire en adressant, à part ces lugubres détails, une lettre pour l’information de la jeune femme. Cette lettre comportait que le mari de Julie était revenu seul et malade. Rien de plus, à part la forme sympathique. C’était la vérité ; ce n’était point toute la vérité, mais ça n’était pas un mensonge, et c’était surtout une charitable et sage inspiration.


XX

La lecture de la longue lettre que nous venons d’analyser avait confirmé le Grand Vicaire et le médecin, ce dernier surtout, dans la croyance qu’il y avait au fond, dans tout ce qu’ils avaient vu et entendu, un mystère d’amour.

Dans la description du sinistre personnage faite par le curé de XXX au Grand Vicaire, celui-ci avait reconnu la binette de son ex-ami le docteur……, de Sorel, nous disons ex-ami avec intention, car, à la surprise du curé, depuis le mariage de Julie, il avait tout à coup cessé et n’avait jamais repris ses visites jadis assidues au presbytère, bien que, le bon prêtre se l’affirmait à lui-même, il n’eût pas fourni le moindre prétexte à cette froideur soudaine entre deux compatriotes, deux coreligionnaires et deux hommes dont la liaison se resserrait davantage par une érudition mutuelle, ce qui, dans les petits centres, constitue une ressource inappréciable au dire de ceux qui, ainsi situés, en ont fait l’épreuve.

La longue absence du docteur XX, de Sorel à Québec, juste au moment de l’arrivée de Julie à Sorel ; sa présence indiscutable à XXX où demeurait le mari de Julie ; sa rencontre avec ce dernier à Québec ; les écritures du mari de Julie ; les angoisses de cette dernière révélées au curé, au sujet de l’état de santé — au physique comme au moral — de son mari ; et ajoutons, the last but not the least, les visions mystiques de Julie telles que révélées par elle, son dernier évanouissement après le prononcé des mots “ c’était le docteur ! ” sans avoir pu continuer, tout indiquait qu’on était en présence d’un crime réel et horrible.

— Il y a de ces passions d’amour inexplicables, comme dans le cas actuel, disait philosophiquement le jeune médecin, chez Un homme de l’âge et du temperament de mon confrère, qui fondent sur lui soudainement, fatalement, et dont le désir incontestable d’assouvissement mène au crime.

On en était là sur les conjectures, et il était, sans que l’on s’en doutât, près de trois heures du matin, lorsque Mathilde, une bougie à la main, vint frapper moins discrètement que d’habitude à la porte ou se trouvaient les deux hommes, et elle ouvrit même sans attendre la solennelle réponse : “ Entrez. ” Elle était d’une pâleur mate, avait les traits tirés, dénotant la fatigue et l’inqüiétude.

— Venez vite, docteur, dit la pauvre femme… Julie est très mal… Je n’ai pas voulu me reposer… pas plus que vous déranger plus tôt… mais Julie est réveillée, et il se passe quelque chose d’étrange venez vite… vite…

— Allez seul, dit le Grand-Vicaire ; j’augure que c’est vous et non moi qui devez en ce moment être au chevet de Julie.

Le jugement du vieillard était bon ; le médecin le comprit à demi mot, et arrivé auprès de Julie, il vit clairement la situation : elle n’était autre que la fin prématurée de l’état que Tante Sophie, on s’en rappelle, avait deviné lors du passage de Julie à Trois-Rivières.

Le Grand Vicaire, de plus en plus anxieux et troublé, avait, en rallumant sa pipe, trouvé un calmant, et il attendait patiamment le retour du jeune docteur, ce qui eût lieu une demi-heure après environ.

— Eh bien ! dit le vieillard ?…

— Vous avez un regard d’aigle, répondit le jeune docteur…… ; toutes les émotions des derniers jours ont amené un résultat pénible mais naturel, et avancé la situation de la jeune femme, qui vient d’être délivrée, sans trop de souffrances, d’un enfant avant terme et mort-né. Tout ce qui arrive est pour le mieux, disait sentencieusement mon grand-père lors des plus grandes contrariétés, ajouta le jeune docteur avec un triste sourire ; c’est ainsi que la situation actuelle nous donnera le temps nécessaire pour préparer la jeune femme aux terribles révélations que vous aurez à lui faire.

— Oui, dit le Grand Vicaire, que le bon Dieu soit béni toujours, partout, en toutes choses ! Il m’inspirera, et ma pauvre chère Julie sera sauvée… et une grosse larme s’échappa et tomba sur la main du vieillard, comme la goutte de rosée céleste du matin tombe sur la branche du vieux chêne !…

Le jeune médecin en fut vivement affecté, et dit au vieillard : Je suis dans mon rôle et dans mon droit en prescrivant. Allez vous reposer M. le Grand Vicaire ; je vais voir à remplacer Mad. Mathilde — qui a besoin de repos aussi — par votre vieille Madeleine qui est à la veille de se lever, et je m’étendrai sur ce canapé, non loin de la chambre où repose Madame, en sorte qu’au besoin rien ne manquera. Du reste, ajouta-t-il, rien d’alarmant jusqu’à présent quant à l’état physique.

Le vieillard était trop sensé pour trouver à redire à ces sages avis, et il savait d’ailleurs que le lendemain lui réservait une forte tâche qu’il lui faudrait remplir, et que perdant quelques heures d’un bon sommeil, à son âge, malgré sa vigueur physique et son énergie morale, la pauvre machine humaine se détraque vite.

En serrant la main du jeune homme, le vieillard dit en souriant tristement : Je vais faire comme Bonaparte à la veille d’une grande bataille ; il s’enveloppait dans son manteau et dormait en plein champ. Je vais m’envelopper de ma grosse soutane d’hiver et reposer sur ce canapé……

Les avis et les ordres du docteur furent donc transmis et suivis à la lettre, et on dormit ou plutôt on reposa plus ou moins au presbytère jusqu’à huit heures du matin ; le saint prêtre était toutefois, à cette heure, rendu à l’église, disant la messe, le père Antoine agissant comme servant et ignorant les grands événements qui se passaient au presbytère, le bonhomme s’était couché à neuf heures précises, et ayant consciencieusement dormi jusqu’à cinq heures (moyen infaillible d’entretenir en bon ordre et condition la mâle énergie qui, on s’en rappelle, faisait les délices des narquoises gens de Sorel……) alors qu’il s’était levé comme d’habitude pour faire son train… et vaquer à ses autres occupations, notamment à la sacristie, où il fut néanmoins un peu inquiet et surpris de voir que M. le grand-Vicaire n’était pas rendu à cinq heures et demie précises pour dire sa messe. Mais sa patience fut récompensée en voyant venir le vénérable prêtre, un peu avant huit heures, vers la sacristie.

À son retour de l’église, le curé apprit par le jeune médecin qui avait sommeillé, que l’état de Julie était rassurant et son sommeil bon.

Il fut convenu qu’au déjeuner on mettrait Mathilde tout à fait au courant de la situation ; — ce qui fut fait, à la grande stupeur de cette dernière, mais elle promit de faire l’impossible pour bien s’acquitter de sa pénible tâche ; ce dont, du reste, l’on était sûr. Le médecin prescrivit un repos absolu, et pas de conversation sous aucun prétexte avec Julie, ce dont cette dernière devait être avertie dès qu’elle s’éveillerait et essaierait de parler, le tout par l’ordre positif du médecin. Le curé, du reste, devant seconder efficacement, on le savait, Mathilde sous ce rapport. Cela aurait pour résultat de gagner du temps, puis d’amener plus promptement la convalescence avant de rien révéler à Julie, qui, sans doute, s’enquèrerait bientôt de son mari.

Il fut en outre résolu que le Grand-Vicaire, en répondant à la lettre du curé de XXX, insisterait pour l’arrivée prochaine à Sorel d’une tante de Julie que celle-ci affectionnait particulièrement, et que la famille de Julie et celle de son mari seraient en tous points, par le message du Grand-Vicaire, mises au courant de tout ce qui s’était passé et se passerait à Sorel jusqu’à l’envoi du message.

Le bon Père après cela alluma sa pipe tout en causant avec le jeune médecin ; on convint que le curé irait voir le messager pour de nouveaux détails, et durant ce temps, dit le docteur : — J’irai prendre un bain de soleil, et, dans l’après-midi, il me faudra absolument traverser à Berthier, si, comme je l’augure, l’état de la malade me permet de la quitter pour une couple de jours.

Il était ainsi près de dix heures du matin lorsque le Grand-Vicaire, arrivant à l’auberge du père G……, s’enquit. On lui dit qu’en effet l’homme qu’il demandait logeait là, mais qu’il était sorti depuis le déjeuner, mais pas revenu, et au moment même ou la conversation avait lieu, le père G…… signala la venue de l’étranger.

Celui-ci salua profondément, et sur la demande du curé, le père G…… mit à sa disposition la salle d’en haut, pièce très confortable et isolée, de sorte qu’en fermant la porte, on était parfaitement chez soi.

Le Grand-Vicaire ralluma sa bonne grosse pipe, invitant son compagnon à charger dans son énorme blague en loup-marin, ce qui n’était pas de refus, et on causa. Le messager parut au curé tout à fait troublé, non, lui semblait-il, par la gêne qu’il pouvait lui causer, mais par une aventure récente, et il s’en enquit aussitôt.

— Vous touchez juste, reprit l’homme dont la physionomie ouverte ne dénotait pas la culture de l’esprit, mais révélait l’intelligence ; je viens, M. le curé, d’avoir, comme on dit, un gros choc. Imaginez-vous qu’en rôdant dans le village par curiosité et pour tuer le temps, en passant près d’une maison en bois, en arrière, je vis tout à coup arriver un homme que je crus reconnaître, marchant vite je hâtai le pas en me disant : j’ai vu ce paroissien-là quelque part, il n’y a pas longtemps, c’est sûr, et je fus bientôt fisqué, car je dévisageai l’homme, et je le reconnus bel et bien pour celui qu’on soupçonne avoir tuer le mari de Madame…… j’cré ben que ce particulier me reconnut aussi, car il se précipita dans la maison dont je viens de parler.

Comme de juste, je ne l’ai pas suivi là, mais je voulais en avoir le cœur net. Je continuai, et avisant un jeune garçon qui sciait du bois dans la cour du troisième voisin, je lui demandai, sans faire semblant de rien, qui habitait la maison en question. “ C’est le Dr…… ”, qu’il me répondit Si vous avez affaire à lui, il vient justement de passer…… Il est arrivé ce matin d’un long voyage,” dit le jeune homme, “ et c’est pas commode pas de docteur…… Mouman est malade ; je lui ai demandé de venir la voir tout à l’heure, lorsqu’il est passé, et il m’a dit qu’il viendrait après dîner.” Ça suffisait, mais le jeune homme ajouta : “Comme il n’est arrivé que ce matin, je suppose qu’il est fatigué. Les docteurs c’est comme les autres, c’est pas des chiens, en sorte que, si vous avez besoin de lui, attendez après-midi lorsqu’il sera venu voir mouman…… ”

Je rassurai à cet égard je jeune homme, et je me sens tourmenté depuis.

— Mais, dit le Grand-Vicaire intrigué, où et quand avez-vous rencontré cet homme avant aujourd’hui ?

La question provoquait une longue réponse, et l’homme aimant à jaser, le curé était certain d’être bien renseigné ; nous ne rapporterons pas, par le menu, tout ce que raconta le brave homme, nous contentant de l’analyser pour l’utilité de ce récit.

Il dit qu’il était au service de l’aubergiste de*** depuis nombre d’années, un homme de confiance pour mener les voyageurs ; que la veille du meurtre du mari de Julie, vers les sept heures du soir, arriva à l’auberge une calèche conduite par un charretier irlandais de Québec, d’où sortit le personnage qu’il venait de revoir à sa grande surprise. Celui-ci demanda une chambre et à souper pour lui et le charretier. Ils mangèrent à la même table, contre la coutume. Après souper, il se faisait tard, mais la nuit était belle, en sorte que, singulièrement toutefois, le charretier fut congédié et l’étranger sortit. Il revint vers onze heures, demanda le bourgeois, et lui dit qu’il regrettait d’avoir laissé partir son charretier, car n’ayant pu voir la personne qu’il désirait rencontrer, il avait résolu de repartir de suite. En sorte qu’il arrêta le prix d’une voiture pour les prochaines cinq lieues. On me fit lever en conséquence, et il fut décidé que je partirais avec ce paroissien-là à trois heures et demie précises, pour profiter de la gelée, évitant ainsi la boue, et allant plus vite, notre homme désirant retourner à Québec, et ayant rencontré, disait-il, par hasard, le charretier irlandais de Québec, qui l’avait rendu chez nous. On prêta peu d’attention à son histoire, et ce n’est qu’après le meurtre et à l’enquête du coroner que le fil de tout cela fut repris.

Mon paroissien était debout à bonne heure, car peu avant trois heures il vint à l’écurie et me dit de me hâter qu’il était prêt. Je crus remarquer qu’il ne sortait pas de la maison et venait d’ailleurs ; mais peu m’importait alors. Je me hâtai en effet, et ayant pris une bouchée, j’avertis mon homme. Il s’était fait servir des œufs, du lait, du sucre, mêlant tout cela, ainsi qu’une bouteille de rhum. Il battit le tout ensemble, et j’vous mens pas, versa la moitié de la bouteille de rhum là-dedans, avala le tout en quelques gorgées…… Le v’là lesté pour une pipe, que j’m’dis. Il ouvrit sa petite valise, dans laquelle il mit la bouteille à moitié vide, paya mon bourgeois et sauta dans la calèche où il m’attendit un peu, car mon bourgeois m’avait fait signe et il me disait : “ Fais attention à ce bougre-là ; ça doit être un bostonnais, ” et vous savez, tout le long de la côte, chez nous, les bostonnais et leurs descendants ne sont pas en odeur de sainteté les m…ts… pardon, M. le curé ! mais ceux de nos grands parente qui descendent des Cayens nous ont laissé la croyance que les bostonnais sont tous des tueurs et des voleurs……

Toujours est-il que j’embarquai un peu à contre-cœur…… Je fouettai ma jument en partant, et on partit grand train. Je regardais mon paroissien de travers, et franchement j’en avais peur. Je crus que c’était l’effet du rhum, mais il avait le visage tout contrefait et les yeux mauvais ; et si c’était l’effet du rhum, je n’en avais pas fini, car il avait sorti sa bouteille de rhum et buvait à même de temps en temps, en marmotant : “ Plus vite plus vite ! ” Je ne demandais pas mieux que d’arriver vite, pour m’en débarrasser au plus coupant. Je n’aurais pas regretté de lui casser le cou, mais je tenais au mien. Bref, lorsque nous arrivâmes au bout de nos cinq lieues, il avait vidé sa bouteille, l’avait jetée, et je me sentis soulagé.

Il sauta à terre, et je vis bien qu’il n’était pas ivre, mais il avait la mine d’un tueur.

Il demanda l’aubergiste, s’arrangea pour une voiture, et lorsque tout fut prêt, se fit servir la même recette que chez mon bourgeois, et partit. Je me donnai bien garde de rien dire, car j’en avais peur, et ça n’est que ce matin que je l’ai retrouvé.

Le brave homme raconta en outre que, lors de l’enquête, un jeune garçon déposa qu’il avait rencontré un homme qu’il prit pour un Irlandais-Américain, qui lui demanda où restait le Dr*** et, par la description qu’il fit du personnage, c’était bien le même.

En sorte que l’on avait auguré avec raison, de tout ce qui précède, qu’il était sorti le soir pour bien connaître les lieux, et que, le matin, il était sorti de nouveau, vers trois heures, temps auquel, évidemment, le crime avait été commis : ergo, qu’il était l’assassin. Le messager du curé ajouta, que lors de son départ et le long de la route, il avait appris que les autorités avaient, sur les données ci-dessus et sur celles des auberges où le meurtrier empressé avait fait relai, qu’on était sur sa piste, mais on n’avait pas encore pu identifier le singulier charretier irlandais qui avait amené l’homme à XXX, et qui était reparti aussitôt, sans attendre son passager qui lui-même, repartait si singulièrement le lendemain matin. Le brave homme ajoutait que jamais de sa vie il ne se serait douté qu’il retrouverait à Sorel cet homme qu’on lui disait être un docteur… et qui était bien, d’après lui, le meurtrier du mari de Madame XXX.

Le Grand-Vicaire avait tout écouté sans mot dire ; il se leva tout à coup et dit à l’homme qu’il ne pourrait repartir que le lendemain au petit jour, et qu’il lui remettrait, à temps, la réponse qu’il attendait…

— Ça fait mon affaire, dit-il, car j’ai fait toute cette longue route avec le même cheval, et ça va le reposer comme il faut. Après avoir ordonné le silence le plus complet, le Grand-Vicaire sortit en hâte, se rendit tout droit à la résidence du Docteur***, entra dans la cour, ouvrit la porte de la cuisine, se trouva en face de la vieille irlandaise, ménagère du Docteur*** qui, affolée par la présence du Grand-Vicaire en cet endroit, allait faire une scène tout en se jetant à genoux, lorsque le curé la relevant avec bonté lui dit à voix basse, en anglais : « Restez en paix, » ajoutant la force du geste à cette parole onctueuse, ce qui calma soudain la bonne vieille.

— Votre maître est ici, n’est-ce pas ? dit-il…

— Oui, répondit-elle ; mais ordre de ne recevoir personne… malade… oh ! très malade ! dit-elle en anglais…

Le Grand-Vicaire en savait assez, fit signe à la bonne femme de rester là, et il se rendit à l’office où il trouva, en effet, le misérable qui, à la vue du Grand-Vicaire, fut saisi d’un tremblement nerveux. On voyait qu’il était torturé par les remords ; une sorte de cavité s’était forme autour de ses yeux, ce qui donnait à son regard des lueurs diaboliques ; il avait maigri ; son visage était pâle et ses traits crispés, il se mordait les lèvres jusqu’au sang, nerveusement, sans avoir l’air d’en éprouver aucune douleur ; la fièvre le brûlait, c’était clair.

Le vieillard resta debout et regarda bien en face le meurtrier du mari de Julie ; celui-ci ne pouvant supporter ce regard, fléchit, et se couvrit la figure avec ses mains.

— Malheureux ! lui dit le vieillard en anglais d’une voix tremblante d’émotion ; votre crime est connu… Fuyez ! Fuyez ! vite et puisse le repentir et non l’échafaud vous mériter le pardon du Dieu tout puissant !…

Et le saint homme se retira, faisant assez bonne contenance jusqu’à ce qu’il eût dépassé le pas de la porte, tout en enjoignant derechef à la ménagère de rester en paix ; puis navré, le vieillard, sentant le besoin de l’isolement, longea le Richelieu, avec la résolution de faire un long détour par le beau bois en arrière du village avant de retourner au presbytère.

En ce temps-là, l’éboulis de la côte n’avait pas encore dévasté les pinières bordant le Richelieu qui entouraient l’ancienne résidence du Duc de Kent, le père de notre Gracieuse Souveraine, qui en faisait ses délices lors de son séjour au Canada. Et le vandalisme mercantile n’avait pas encore dévasté les arbres séculaires, en arrière de cette demeure princière, plus tard habitée par Parsons, le fondateur du Star de Montréal, qui s’était retiré à Sorel, se livrant à l’agronomie.

Rendu là, fort distraitement, le vieillard, revenu à lui, voyant le soleil radieux, ressentant sa bienfaisante chaleur, prit le sentier conduisant au plus touffu du bois ; il arriva ainsi bientôt au chemin de la comtesse, magnifique allée de verdure embaumée de riches senteurs, bordée de hauts pins dont il reste encore des vestiges attrayants. Il aspirait à pleins poumons l’air réconfortant, se sentant ému et à la fois réjoui au doux chant des oiseaux. Il s’assit au pied de deux arbres, sur une petite élévation, sentant le besoin d’un repos absolu au moins pour quelques minutes.

Les événements récents et effrayants que nous connaissons se présentèrent en bloc à son âme épouvantée ; il disait : “ Mon Dieu ! vous avez créé l’homme à votre image et à votre ressemblance ; vous êtes la bonté même…… pourquoi l’homme est-il si méchant ? Vous avez dit de nous aimer les uns les autres, comme vous nous aimez vous-même Pourquoi sommes-nous si peu charitables ?…… au lieu de suivre vos divins enseignements, nous passons notre vie à nous entre-détruire les uns les autres…… ” Et le vieillard, roulant ces noires pensées, pleurait…… Cette fois, c’était une pluie d’orage tombant sur ses mains jointes…… Ces larmes abondantes rassénérèrent l’âme troublée du noble vieillard. C’est ainsi que le champ desséché reverdit après l’orage ou à la suite des abondantes rosées venant, du ciel, par la grâce du bon Dieu……

Peu à peu, succombant à la lassitude physique et morale, l’excellent homme s’endormit……

Lorsqu’il s’éveilla il était près de midi à sa montre. Le vieillard se sentit rafraîchi par ce court sommeil et, notons le, derechef, par les larmes abondantes qu’il avait versées, soupape de sûreté pour l’âme remplie d’angoisses, de même qu’elles le sont, disent les médecins, physiquement, lors d’un grand ébranlement nerveux.

Du reste, “ bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés,” paroles sublimes et toujours vraies !

Le noble vieillard était le père adoptif de Julie, et Dieu sait que les angoisses qui l’étreignaient pour sa fille bien-aimée, n’étaient pas moindres que celles qu’il aurait éprouvées, si notre héroïne eût été sa fille propre, tant son âme était d’élite.

Le Grand-Vicaire en s’éveillant ne pouvait se lasser d’aspirer à pleins poumons l’air parfumé et vivifiant de ces beaux bois, dont cinquante acres ont depuis été obtenus gratuitement par l’auteur de ces lignes pour la bâtisse d’un collège, qui, soit dit en passant, au lieu de faillir, aurait prospéré si on en eût fait un collège commercial et non classique ; cinquante acres pour les Bonnes Sœurs de l’Hôpital, et douze acres pour un cimetière protestant, autant de services, rendus dont l’auteur, notons-le, fut payé d’ingratitude……

Le Grand-Vicaire continua son chemin à pas lents dans la superbe allée du chemin de la comtesse, couverte d’un tapis velouté produit par les soies tombées des pins, passa l’endroit où se trouve aujourd’hui le cimetière protestant, et gagna à travers le bois le chemin de ligne qui le conduisit au presbytère, où il arriva vers la demie de midi ; — le dîner l’attendait. Le jeune docteur se proposait de retourner à Berthier aussitôt après.

Le curé, à table, rendit compte en peu de mots de l’emploi de son avant-midi, n’omettant rien, si ce n’est son angoisse ; l’état de Julie étant rassurant, il employa l’après-midi à la correspondance, et porta lui-même à l’hôtel du père G…… vers les cinq heures, sa longue réponse à son collègue d’estime de la famille.

Après le départ du curé de la maison du meurtrier du mari de Julie, cette bête fauve, poussée par l’instinct de la conservation, réalisa vite la situation, d’autan » mieux que la rencontre qu’il avait faite le matin de son charretier de *** n’était pas chose rassurante. Il se drogua à sa manière, ce qui eut pour effet de le calmer quelque peu, se rendit à la cuisine où se trouvait sa vieille ménagère.

À la vue de la figure tourmentée de son maître, le cœur de la bonne femme battit à rompre sa faible poitrine, et elle fut littéralement torturée par un sentiment d’effroi indescriptible. Son maître la regarda à peine, mais lui dit d’aller, de suite, chez le père Charlot, charretier, et de lui ordonner de venir sans aucun retard avec son meilleur attelage. C’était très pressé, dit-il… Ayant vu sortir le curé peu d’instants auparavant, la vieille comprit que c’était pour un malade, et elle se hâta en conséquence, bien que fort perplexe.

Le misérable s’empressa de faire sa malle, emportant le plus nécessaire dans la plus petite de ses valises ; il mit dans ses poches tout l’argent qui lui restait dans la maison, entre autres £50 des économies que sa ménagère lui avait confiées, et il attendit nerveusement, tout en continuant de se droguer, surtout de morphine, dont depuis le meurtre il absorbait d’énormes quantités.

Le charretier Charlot ne se fit point attendre, mais la vieille resta à jaser ; son maître lui ayant dit qu’il ne dînerait pas, elle avait le temps, et du reste la vue de son maître lui faisait mal……

Dès l’arrivée du père Charlot, le misérable sauta dans la calèche, tenant sa petite valise à côté, le père Charlot s’assit devant…

— Partez vite, dit l’assassin ; c’est un cas pressé, chemin de St-Ours… Ce qui fut dit fut fait, et en moins d’une heure les quatre lieues entre Sorel et St-Ours furent franchies, les Charlot étaient de maîtres charretiers de père en fils……

On se rendit à l’auberge du père M…., où l’assassin commanda une autre voiture en hâte, avec ordre de venir le quérir chez le Dr *** où il se rendait. Ce dernier le reçut, et comme il était fort myope, il ne s’aperçut pas de la physionomie troublée de son collègue. Celui-ci demanda de quoi écrire, ce qu’il fit durant cinq minutes. Puis sans aucune précaution oratoire, il narra gravement l’histoire de son crime épouvantable. Le bon Dr D… crut vraiment que la tête de son collègue avait chaviré, mais la voiture arrivant, ce dernier remit le papier au Dr *** dit : Adieu…… adieu…… et sauta dans la voiture qui partit bon train sur le chemin de St-Denis.

Ce jour même avait lieu à St-Charles la grande assemblée des patriotes des six comtés, et le Dr D…… avait au moment de l’arrivée de son collègue, fait ses préparatifs pour s’y rendre, en sorte qu’il donna ordre à son domestique d’atteler sans dire un seul mot à qui que ce soit de l’étrange aventure qui l’avait abasourdi.

Il jeta un regard distrait sur les écritures de son confrère, déposa ces feuillets dans son coffre-fort, et il partit pour le rendez-vous patriotique……

XXI

À son arrivée à St-Charles, l’honorable Louis-Joseph Papineau, orateur de la chambre d’assemblée du Canada, adressait la parole aux délégués des comtés de Richelieu, de St-Hyacinthe, de Rouville, de Chambly, de Verchères et de l’Acadie, le 23 octobre 1837.

Sur l’estrade, élevée dans une prairie dépendant de la ferme du docteur François Chicou-Duvert, on remarquait assis, le docteur Wolfred Nelson, président de l’assemblée, et à sa droite aussi assis, le major Joseph Toussaint Drolet, de St-Marc, député du comté de Verchères, et le docteur Duvert, — tous deux vice présidents de l’assemblée. Ensuite venaient l’honorable Louis Lacoste, député de Longuenil (père de sir Alexandre Lacoste, juge en chef de la cour d’appel) ; puis Messieurs Louis Michel Viger, député du comté de Chambly, (le beau Viger) ; Boucher-Belleville, secrétaire de l’assemblée ; Édouard Rodier, député du comté de l’Assomption ; le docteur Duchesnois, de Varennes ; Rodolphe Desrivières, président des “ Fils de la Liberté ” ; P. Amiot, député de Verchères ; Louis Blanchard, député de St-Hyacinthe ; Côme Cartier, de St-Antoine ; le docteur Allard, de Belœil ; et le fougueux docteur O’Callaghan rédacteur en chef du journal anglais, The Vindicator.

Au pied de l’estrade se déroulait une foule que les historiens de l’époque évaluent à huit mille personnes, venues des comtés composant la “Confédération des six comtés, ” pour entendre le grand orateur Papineau.

Un grand nombre de bannières flottaient au vent, il faisait un temps délicieux ; elles étaient couvertes d’inscriptions plus ou moins révolutionnaires dont voici les plus anodines : “ Vive Papineau et le système électif ! ” “ Honneur à ceux qui ont renvoyé leurs commissions et qui ont été destitués ! ” “ Honte à leurs successeurs ! ” “ Nos amis du Haut-Canada ! ” “ Honneur aux braves Canadiens de 1816 ” “ Le pays attend encore leurs secours. ” “ Indépendance.” Le conseil législatif était représenté par une tête de mort sur des os en croix.

Après le discours de M. Papineau, MM. Nelson, Viger, Lacoste. Ed. Rodier, le docteur Côté, T. S. Brown et Girod adressèrent aussi l’immense assemblée.

Ensuite on proposa à la “ Confédération des six Comtés ” d’adopter les résolutions suivantes, rappellent quelque peu les grands jours de la révolution française.

Un vent de révolte avait passé dans nos campagnes. Cette révolte était plutôt une protestation qu’un soulèvement sérieux.

Ce délirant patriotisme avait gagné jusqu’au vénérable curé de St-Charles, le révérend abbé Blanchet, qui mourut évêque de Nesqualy. Il assistait à cette assemblée.

La première résolution fut présentée par le docteur Wolfred Nelson, appuyée par le docteur Daviguon de Ste Marie : —

Résolu. — Qu’imitant en cela l’exemple que nous ont donné nos ancêtres et les héros de 1776, nous considérons les vérités suivantes comme évidentes par elles-mêmes, et nous les affirmons comme nos devanciers : — Que tous les hommes ont été créés égaux ; Que le Créateur a accordé à chacun certains droits inaliénables, au nombre desquels se trouvent le droit de vie, de libérté et la recherche, du bonheur ; que les gouvernements ont été constitués pour protéger et sauvegarder ces droits ; que leur autorité légitime ne repose que sur la volonté et le consentement du peuple qui les a institués ; que c’est le privilège du peuple de modifier et même de rejeter toute forme de gouvernement qui menace l’existence de ces droits, pour en adopter uue autre basée sur ses principes immuables et appuyée de toute l’autorité nécessaire pour assurer leur existence et le bien-être de la population.

La 2e résolution fut proposée par M. René Boileau, notaire de Chambly, petit neveu de l’infortuné Jumonville, assassiné sur l’ordre de Washington en 1754, appuyé par le capitaine Vincent de Longueuil : —

Résolu — Que la Grande-Bretagne ne peut et ne doit exercer son autorité sur les deux Canada, que du consentement et de la bonne volonté de ses habitants ; qu’elle ne doit pas la faire reposer sur la force brutale, qui loin de conférer des privilèges, ne représente qu’un pouvoir dont l’existence cessera le jour où la résistance triomphera ; que le peuple a droit a fortiori de demander et d’obtenir comme condition de son allégeance volontaire tels changements dans la forme du gouvernement, devenus de nécessité par les progrès opérés dans le pays depuis 1791 et la condition présente, et qui se rattachent au bien-être de la population.

3e résolution proposée par M. Louis Marchand de St-Mathias, et secondée par M. Jean Marie Tétreau de St-Hilaire : —

Résolu — Que les démissions arbitraires opérées sur l’ordre du gouverneur en chef, durant les trois derniers mois, démissions qui se continuent de jour en jour, contre un certain nombre de juges de paix, d’officiers de milice et de commissaires pour la décision sommaire des petites causes, et ce dans toutes les paroisses de la province, sous le prétexte que ces officiers ont pris part aux délibérations des assemblées de comté tenues par le peuple dans le but de revendiquer ses droits menacés, prouvent jusqu’à l’évidence que Son Excellence abuse indignement des prérogatives de la couronne, et ce simplement pour supprimer des personnes qui avaient rempli les devoirs de leurs charges avec intégrité et indépendance, de manière à se gagner l’estime et la considération du public tout en faisant respecter les lois ; que ces personnes ont été remplacées par de vils instruments disposés à favoriser de tout leur pouvoir la politique violente du gouverneur, sans tenir aucun’compte du mépris universel de leurs compatriotes.

4e résolution, proposée par M. Lacoste de Longueuil, député, appuyé par M. Timothé Frauchère de St-Mathias : —

Résolu — Que dans des circonstances aussi regrettables, il est devenu de nécessité urgente de remplacer ces individus, qu’une administration hostile au pays a nommés aux différents emplois par des hommes dignes de confiance. Dans ce but toutes les paroisses des six comtés sont simultanément invitées à choisir, du 1er  jour de décembre au 1er  jour de janvier prochain, des juges de paix compétents à rétablir l’ordre, et des officiers de milice. Les règlements actuellement en force dans le comté des Deux-Montagnes seront temporairement adoptés pour la gouverne de ces officiers et déterminer leur juridiction.

6e résolution, proposée par M. J. T. Drolet de St-Marc, député, appuyé par M. le Dr. Duchesnois de Varennes :

Résolu — Que sous les pénalités contenues dans les dits règlements, mais encore plus par engagement d’honneur, les partisans de la réforme dans les six comtés promettent d’obéir et d’aider de tout leur pouvoir, les officiers qu’ils auront eux mêmes choisis, de faire opposition et de résister à tout ce qu’ordonneront les officiers nommés par lord Gosford, et ce de cette date au jour du départ de ce gouverneur de la province, leur refusant toute confiance, tout aide, et n’obéissant à leurs ordres que dans le cas où ils ne pourraient agir autrement sans contrevenir ouvertement aux lois établies. De plus, les Réformateurs s’obligent de souscrire les fonds nécessaires pour poursuivre et faire punir les officiers injustement nommés chaque fois qu’ils commettront une injustice ou un abus de pouvoir.

6e résolution, proposée par M. le Dr Duvert, de St-Charles, appuyée par M. le Dr Allard, de Belœil :

Résolu — que les habitants des six comtés avaient droit de s’attendre à ce que la province ne fut pas continuellement privée des avantages d’une Législation locale à ce que le Conseil Législatif serait organisé de manière à pouvoir donner un concours efficace au corps représentatif de la Législature et à respecter les besoins et les légitimes désirs de la masse du peuple. Que loin d’assister à la réalisation de si justes espérances, on a vu appeler à siéger dans le Conseil des personnes qui, presque sans une seule exception, non seulement ne jouissent pas de la confiance publique, mais sont indignes d’occuper cette position, tant par leur conduite que par leurs opinions politiques et devenues odieuses à toute la population du pays.

7e résolution, proposée par M. T. Amyot, député de Verchères, appuyée par M. le capitaine Bonin, de St-Ours :

Résolu — Que cette assemblée déclare que les dernières nominations au Conseil Exécutif de cette province ne rencontrent pas plus la confiance du public que celles dans le Conseil Législatif ; qu’elles sont d’autant plus scandaleuses qu’elles constituent la pluralité des charges, abus dénoncé antérieurement par lord Gosford lui-même, tant en sa qualité de gouverneur en chef que comme commissaire Royal eu ce qu’il réunit dans la même main les pouvoirs Législatifs, Exécutifs et Judiciaires.

8e résolution, proposée par M. E. Papineau, de St-Césaire, appuyée par M. le lieutenant Bonaventure Viger de Boucherville :

Résolu — Que cette assemblée ne voit dans ces différentes nominations que la continuation du système déjà existant de fraude et de déception, système qui a détruit tous sentiments de confiance, tant dans le gouvernement de la métropole que dans celui des colonies, de même que dans le Conseil Législatif tel que maintenant constitué. Que cette assemblée y voit aussi une autre preuve de l’opposition déclarée aux réclamations répétées de tout le pays, de même qu’une détermination bien arrêtée et tyrannique, de la part du gouvernement de Sa Majesté, de protéger et perpétuer les abus et les griefs dont se plaint la population déjà trop patiente.

9e résolution, proposée par M. Jean Marie Cormier de Contrecœur, appuyée par M. Gosselin de St-Hilaire :

Résolu — Que les nombreux et divers abus et griefs, dont cette colonie s’est plaint depuis de longues années, ont été si souvent énumérés par les représentants du peuple, et admis par le gouvernement de Sa Majesté et le Parlement de la métropole, qu’il est inutile de les récapituler ici, d’autant plus qu’ils ont été dénoncés par le peuple lui-même dans les différentes assemblées de comtés, en même temps que des mesures remédiatrices étaient suggérées. Les six comtés ne peuvent aujourd’hui que les dénoncer de nouveau et insister sur leur redressement.

10e résolution, proposée par M. Louis Blanchard, de St-Hyacinthe, député, appuyée par M. Joseph Séné :

Résolu — Qu’au lieu de faire cesser de bonne foi ces griefs et ces abus, tel qu’il en est obligé, le Gouvernement et les deux chambres du Parlement Impérial ont menacé, et ils se proposent de mettre à néant les droits fondamentaux de cette colonie ; afin d’imposer au peuple une soumission indigne et abjecte aux mesures oppressives qu’on est à lui préparer, les autorités ont recours au même système de coercition et de terreur qui a déshonoré le gouvernement anglais en Irlande : des magistrats, des officiers de milice, jouissant de la confiance de leurs compatriotes, sont dépouillés de leurs charges, parce qu’ils aiment trop leur pays pour donner leur sanction à un système agressif et inconstitutionnel, ou pour laisser violer impunément les franchises qui demandent à être respectées. Et pour mettre la sceau à toutes ces injustices, le gouverneur actuel a fait venir de nombreuses troupes dans cette province voulant ainsi détruire par la force physique toute résistance constitutionnelle, et compléter par la désolation et la mort l’œuvre de tyrannie décidée préalablement et autorisée par les autorités de l’autre côté de l’océan.

11e résolution, proposée par M. Laurent Bédard, de St-Simon, appuyée par M. S. Boudrault, de Ste-Marie :

Résolu — Que tout en tenant lord Gosford responsable de cette atteinte atroce à nos plus chères libertés qui se trouvent menacées par la force armée, et comptant sur la sympathie de nos voisins, sur la coopération active de nos frères réformateurs du Haut-Canada, et sur la Providence qui nous fournira l’occasion favorable de nous dégager du système d’oppression sous lequel nous gémissons aujourd’hui, nous déclarons ici que nous prenons en pitié la condition malheureuse des soldats que nos ennemis veulent convertir en vils instruments d’esclavage, et que la population de ces comtés n’entravera en rien l’action des soldats stationnés dans ce district, qui désireront améliorer leur condition en émigrant dans la république voisine ; d’autant plus que nous avons toute raison de croire que grand est le nombre de ceux qui n’attendent que l’occasion d’abandonner ainsi un état aussi anormal que désagréable.

12e résolution, proposée par M. Côme Cartier, de St-Antoine, appuyée par M. Siméon Marchessault, de St-Charles :

Résolu — Que cette assemblée approuve la formation nouvelle d’une association politique ayant nom ; " Les Fils de la Liberté,” et recommande aux jeunes gens de ces comtés de suivre cet exemple, de former dans chacune de leurs paroisses des soçiétés-sœurs des " Fils de la Liberté, ” de se tenir en rapport et en communication constante avec ces derniers à Montréal, et d’adopter la même organisation, afin d’être prêts, à un moment donné, à offrir leur support, si les circonstances les appelaient à protéger et défendre leurs libertés menacées.

13e résolution, proposée par M. le Dr Dorion, de St-Ours, appuyée par M. Eustache Graton, de Ste-Marie :

Résolu — Que les délégués nommés par les différentes paroisses des six comtés soient requis de se réunir de nouveau à cet endroit, demain, à deux heures de l’après-midi, afin de prendre en considération toutes propositions qui pourront leur être soumises.

Sur ce, l’assemblée se dispersa, non sans faire retentir l’air de vigoureux hourrahs patriotiques, et le Dr Dorion, qui avait fait adopter la dernière résolution, repartit pour St-Ours avec l’intention de revenir à Saint-Charles le lendemain.

XXII

Le papier que l’assassin avait laissé au Docteur était une procuration autorisant ce dernier à vendre ses meubles, sa maison, et de remettre £50 à sa ménagère, et il avait signé ; mais sur une autre feuille il disait de lui adresser la balance sous un nom d’emprunt, George Black, poste restante, à la Nouvelle Orléans, jusqu’à contre ordre……, suppliant de garder le secret de cette dernière partie.

L’excellent homme, à cette lecture, et après ce qu’il venait d’apprendre, était atterré, et comme il prenait une part active au mouvement patriotique d’alors, cette aventure le rendait encore plus nerveux. Cependant il résolut de faire bonne contenance et d’attendre les événements sans rien dire.

Son attente ne fut pas longue, car, durant la soirée, avant dix heures, peu après son retour de l’assemblée de St-Charles, il reçut la visite de deux huissiers dont il connaissait l’un de Sorel, l’autre étant un étranger.

L’assassin du mari de Julie avait bien fait de se hâter de suivre le conseil du Grand-Vicaire. En effet, à peine ce dernier venait-il de remettre sa lettre au charretier contenant sa réponse au curé de *** ainsi que nous l’avons constaté précédemment, qu’un personnage étranger arrivait de Berthier, à l’auberge du père G…… se faisait servir une forte rasade de bon rhum, s’enquérait de la demeure d’un huissier de l’endroit qu’on lui indiqua.

Il partit aussitôt. Arrivé là, notre homme se fit connaître comme un collègue et porteur d’un mandat d’arrestation bien en règle de la personne du Docteur ***. Tout en exhibant ses papiers, il sortit deux pistolets chargés, en remit un à son collègue, garda l’autre et : En route, mon brave, dit-il……

Ce dernier le paralysa en lui annonçant le brusque départ de l’assassin, ce qu’il savait, étant le voisin du père Charlot. On résolut de faire la chasse, et on partit aussitôt possible allant vers St-Ours, le jeune garçon qui avait accompagné le père Charlot ayant rapporté que c’était le chemin qu’on avait pris. Rendus à mi-chemin, entre Sorel et St-Ours, on fit la rencontre de la voiture du père Charlot, son cheval au pas et paraissant éreinté. On s’enquit naturellement, et le père raconta que le docteur s’était fait mener d’un train d’enfer qu’il l’avait laissé chez le Dr D… et qu’il s’en revenait au pas après avoir fait boire son cheval. Sans dire un mot, les deux hommes fouettèrent le cheval et arrivèrent aussi à grand train chez le Dr D…… Celui-ci interrogé, répondit qu’en effet il avait eu la visite de son collègue, qui lui dit qu’il partait pour un long voyage, et qu’il lui avait laissé une procuration qu’il exhiba, et qu’il était reparti précipitamment, le Docteur ajoutant qu’il l’avait cru fou…… On fouilla cependant dans la maison et les alentours, puis après avoir pris un cheval frais, les deux huissiers continuèrent la chasse durant au moins deux jours et deux nuits, sans toutefois pouvoir atteindre le gibier de potence qui réussit à gagner la frontière, les deux huissiers de Sa Majesté s’en revenant bredouille.

XXIII

Cependant, notre bon curé n’était pas au bout de ses tribulations, ainsi qu’on va le voir. En effet, le lendemain, il recevait, en même temps que plusieurs autres, un subpœna, lui enjoignant, au nom de Sa Majesté, de comparaître sans délai aux assises criminelles de Montréal, dans le procès de Jones accusé du meurtre de Marcoux.

Il en coûtait au vieillard de laisser Julie seule avec Mathilde, mais il fallait bien obéir à l’ordre de la cour, et après s’être assuré de l’aide de deux bonnes dames du village auprès de Mathilde, il partit le lendemain, son absence devant durer au moins huit jours.

Jones, accusé du meurtre de Marcoux, avait, disait-on un complice, qui, peu de temps après son arrestation, avait été administré par le Grand-Vicaire et était mort. Les deux accusés avaient été admis à un cautionnement illusoire, les tribunaux d’alors étant entre les mains de l’Exécutif tory, qui tenait le peuple en esclavage. Et lorsque les juges sont ainsi dans la dépendance et sous le bon plaisir de l’Exécutif, que le gouvernement soit oligarchique, démocratique, libéral ou tory, peu importe, du moment que les juges sont les créatures, les âmes damnées de l’Exécutif, la liberté du sujet, sa vie même, sont choses illusoires. Tel était le cas à l’époque à laquelle nous nous reportons.

Hélas ! peut-on, même aujourd’hui, assurer que tous les juges frais sortis de la politique sont considérés être, comme la femme de César, au-dessus du soupçon !……

Toujours est-il que le Grand-Vicaire arriva à Montréal juste à temps pour l’ouverture du procès de Jones, marchand, de William Henry, accusé du meurtre de John Marcoux, boulanger, du même lieu. Le Procureur Général, qui représentait alors la Couronne, était un francophobe et un sanguinaire tory. Cependant le Grand-Vicaire, le connaissant bien, obtint la faveur, d’être entendu le plus tôt possible. En effet, les préliminaires accomplis, il prit place dans la boîte aux témoins. Entre autres questions on lui demanda en substance si, directement ou indirectement, de quelque façon que ce fut, il était à sa connaissance personnelle que Jones était le meurtrier de Marcoux, et si c’était celui qu’on avait arrêté comme complice, mort depuis, et que le curé connaissait bien pour l’avoir administré, qui avait tiré le coup de pistolet fatal. Le Grand-Vicaire déclara respectueusement qu’il ne pouvait pas répondre à cette question faite par le représentant de la Couronne……

Il était clair que le Procureur Général ne tenait pas du tout, par ordre des autorités, à la condamnation de Jones, et qu’il voulait, au contraire, le libérer, comptant pour cela sur une réponse irréfléchie du Grand-Vicaire. Il se trompait d’enseigne, car le témoin persista dans son refus.

— Pourquoi, dit le juge avec hauteur, ce mépris de cour de la part d’un homme de votre position.

— Ce n’est pas de ma part, dit le prêtre, avec énergie, par mépris pour la cour, mais par respect pour ma conscience, que je suis forcé de ne pas répondre. Quelle que soit ma réponse, on l’interpréterait comme une violation du secret de la confession. Je suis, du reste, ajouta-t-il, dans mon droit strict, car lors de la cession du pays à l’Angleterre, toutes nos immunités religieuses ont été garanties……

Et il allait continuer, lorsque le juge dit avec chaleur :

— Il est défendu au témoin de faire des discours…… Que demandez-vous ? dit le juge au Procureur Général.

Ce dernier, voyant la fermeté du témoin, et se ravisant, dit au juge qu’il allait suspendre l’audition de ce témoin, pensant bien qu’il pourrait s’en passer, mais, en attendant, le Grand Vicaire fut, par ordre de la cour, mis sous la garde du shérif jusqu’à la fin du procès, ce qui, on le voit, n’avançait pas beaucoup les affaires du Grand Vicaire et augmentait son anxiété.

Pendant que cela se passait, il y avait dans la foule qui bondait la salle d’audience, un pauvre malheureux de St-Ours, affligé d’un tic nerveux, lequel devenait plus intense et causait du bruit lorsqu’il était excité. L’incident du curé avait augmenté son affliction au point d’attirer sur lui l’attention du juge, homme irritable, le devenant davantage par suite de la contrariété que lui avait fait éprouver le Grand-Vicaire.

— Conduisez cet homme en prison, dit le juge en indiquant l’individu au tic nerveux…… Sa figure me déplaît, ajouta le brutal magistrat……

Un huissier mit la main au collet de l’homme au tic nerveux ; mais celui-ci, qui avait des muscles, et ne comprenant rien à la tentative, repoussa l’huissier…… puis un second…… puis un troisième vinrent à la rescousse, et sans les bâtons avec lesquels on assomma le malheureux, on n’en serait pas venu à bout……

— Vous garderez ce vaurien en prison, dit brutalement le juge au shérif, jusqu’à la fin du procès……

Et on procéda.

Tel était le régime colonial anglais avant la révolution canadienne !

Le procès de Jones ne dura pas longtemps ; ça fut un véritable déni de justice. Un patriote avait été tué d’un coup de pistolet, ça valait mieux pour lui que la potence ! Le réquisitoire du Procureur Général fût anodin, et la charge du juge fut violente contre les rebelles : — La preuve ne révélait pas, dit-il, que c’était Jones qui avait tiré, que ça pouvait être l’autre qui était mort, en sorte que le jury, composé de fanatiques torys et de choyens français, acquitta Jones sans même sortir du banc. Ça fût aussi la libération, au bout de cinq jours, du Grand-Vicaire, qui s’empressa de revenir au presbytère de Sorel.

XXIV

Les préoccupations et la fièvre résultant des graves événements politiques qui avaient lieu, dans le Bas-Canada, lors de notre récit, absorbaient tellement la population, que le meurtre horrible du mari de Julie attira peu ou point l’attention pendant les premiers jours, pour, en outre, la bonne raison que ça prit et ça devait prendre beaucoup de temps avant que le fait fût 'connu le la population, car il n’y avait point alors de bateaux à vapeur, de chemins de fer, de télégraphe, de téléphone, et, à part ces merveilleuses choses, que la diligence e la malle-poste de Sa Majesté remplaçait, les gazettes étaient rares, et on n’en faisait pas alors métier lucratif comme aujourd’hui. Les nouvelles à sensation dans les papiers-nouvelles n’étaient, du reste, connues que par le très petit nombre.

Cependant la nouvelle de ce drame palpitant devant passer par la Cour d’Assise, si on parvenait à mettre la main sur l’assassin, devait nécessairement se répandre lentement mais avec certitude, de paroisse en paroisse à partir du bas où le crime avait eu lieu, jusqu’à Québec, et de là à Trois-Rivières, à la grande consternation de Tante Sophie, qui on n’en doute pas, ne fut point lente à la communiquer à tous les habitués de l’hôtel Bernard, ainsi qu’aux passagers, à chaque arrivée de la diligence venant de Montréal, avec, on le pense bien, force commentaires.

Tante Sophie était l’amie sincère de Julie et même son admiratrice.

Ce ne fut toutefois que lors du rapport officiel du fiasco de l’huissier chargé de l’arrestation de l’assassin — car c’était bien lui — que le récit du drame parut dans les rares journaux, et avec force réticences, les familles que le drame concernait étant de premier ordre, en sorte que le silence s’imposait, au moins quant aux détails. C’est ainsi que, n’y ayant et ne pouvant pas y avoir procès (l’extradition entre le Canada et les États-Unis d’Amérique étant alors sinon inconnue, du moins impraticable), le meurtrier du mari de Julie eut fort embelle de gagner la Nouvelle-Orléans, ainsi qu’il en avait prévenu son confrère de St-Ours, et c’est là que nous le retrouverons plus tard.

XXV

À son retour au presbytère, le Grand-Vicaire fut enchanté d’apprendre que l’état de santé de Julie était rassurant. Les bons soins des dames, qui, en ces occurrences, sont les meilleurs médecins (mille pardons aux disciples d’Esculape), avaient opéré merveille.

La convalescence fut d’autant plus rapide que le temps était beau, la chaleur bienfaisante, du soleil, l’air pur du St-Laurent saturé des bonnes senteurs du jardin, et celui respiré par Julie, lors de ses promenades sous les gros pins avoisinant le presbytère (que, entre parenthèse, la Corporation de Sorel a laissé détruire par le même vandalisme mercantile dont nous nous plaignons ailleurs, cette pinière étant une richesse naturelle, un rare embellissement que la jeune cité a sacrifié pour toujours) ; tout cela, disons-nous, en procurant à Julie une fatigue désirable, amenait un sommeil d’enfant tout à fait réparateur, la jeunesse d’ailleurs, possédant des ressources inépuisables et de merveilleux ressorts.

Mais ça n’empêche que le jeune docteur était revenu plusieurs fois, en l’absence du curé, revoir sa patiente, et nous ajouterions, s’il nous était permis de sonder le cœur humain, qu’il était, sinon devenu amoureux de la jeune veuve, du moins son admirateur, et des plus sympathiques……

Quinze jours se passèrent ainsi, Julie progressant de mieux en mieux, lorsque survint la tante dont nous avons parlé, qui fut reçue, on n’en doute pas, à bras et cœur ouverts. On avait préparé les voies, en communiquant, sagement à Julie la lettre du curé de *** parlant de la maladie grave de son mari pour expliquer son absence, et Julie elle-même était quasi heureuse de cet empêchement, en raison de son état précaire de santé, si bien qu’elle avait manifesté le désir de ne pas communiquer avec son mari, de crainte, se disait la pauvre enfant, d’empirer par des angoisses son état déjà inquiétant de santé, et dont à dessein on lui avait insinué la gravité, afin de préparer les voies à la triste réalité.

Les choses en étaient là, lors de l’arrivée de la tante, mise au courant de la situation ; cela fut naturellement réciproque ; mais on convint de ne révéler à Julie qu’à bon escient, et en temps opportun, tout ce qui s’était passé là-bas et qui est si bien connu de nos lecteurs.

Nous l’avons dit, les communications étaient alors lentes et difficiles de toutes manières.

En effet, le premier bateau à vapeur avait été construit par Robert Fulton, et avait été baptise le Clément.

Le père du Grand-Vicaire se rendant à Albany était, avec sa famille, en 1807, sur le Clément, lors de son voyage d’essai sur l’Hudson.

Notons ici que notre vénérable curé appartenait à l’une des familles les plus anciennes et les plus considérées de l’État de New-York. Elle fut une des premières invitées au bal qui fut donné à Albany, à Lafayette, lors de son dernier voyage en Europe, et le Grand-Vicaire avait conservé précieusement jusqu’aux bijoux que les invités de la famille portaient à cette occasion.

Quelques jours après l’arrivée de la tante, on résolut, dès que Julie serait tout à fait convalescente, de noliser une goélette, et de partir tous ensemble, le Grand-Vicaire accompagnant, pour le bas du fleuve, dès que les beaux jours le permettraient.

Les deux familles étaient très riches, en sorte que la question de santé dominait celle de la dépense, et en ce bas monde l’argent qui procure le comfort adoucit bien des aspérités au moral comme au physique. Les déshérités de ce monde, ou ceux sur qui les malheurs domestiques fondent en même temps que le présent et l’avenir font banqueroute, apprécieront la situation de notre héroïne, nous en sommes sûrs, de même que les âmes d’élite compatiraient davantage s’il en était autrement.

Mais grâce à Dieu, tel n’était pas le cas pour notre héroïne et ses parents et amis. Les ressources de la richesse n’étaient pas à discuter. Aussi la goélette fut-elle nolisée sans épargne, et par un temps radieux, après une messe dite à bonne intention à laquelle assistaient nombre de gens sympathiques au courant de la situation, dont Julie ignorait encore toute la lamentable étendue, on prit passage à bord de la goélette accompagné des milliers de souhaits de bon voyage et d’heureux retour au bon curé, dont les paroissiens se séparaient toujours avec le plus grand chagrin.

Le temps était radieux, le soleil si brillant qu’il rendait l’atmosphère transparente au point qu’on distinguait, de chaque côté du fleuve, en partant de Sorel, tout ce qu’il y avait de pittoresque et de verdoyant. Et rendu au Chenal du Moine, à l’entrée des îles que Julie avait traversées lors de son arrivée à Sorel, sur la glace vive, sous un ciel où brillaient des myriades d’étoiles, en se penchant sur le bord de la goélette descendant lentement, les passagers s’amusaient à regarder l’eau claire comme du cristal, et au fond on voyait apparaître de nombreux poissons nageant autour des cailloux qu’on aurait pu compter, malgré la profondeur de l’eau.

On avait tout le confort désirable à bord de la jolie goélette ; le temps était toujours splendide, mais comme le vent faisait souvent défaut la descente était lente, le courant seul aidant la plupart du temps, si bien qu’il s’écoula plusieurs jours avant qu’on atteignît Québec, sans toutefois éprouver de fatigue ni d’ennui. Julie reprenait des forces à vue d’œil tant le bon air du grand fleuve était fortifiant, et tant, disons-le, la jeunesse a des ressources inépuisables lorsque la constitution, comme celle de Julie, est saine.

Notre Grand-Vicaire, qui était un lettré et un patriote, occupait ses loisirs à bord de la goélette en révisant des notes sur l’histoire du Canada. Et pour donner une idée de son travail, l’oisiveté, disait-il, ôtant la mère de tous les vices, il en faisait part à ses compagnes En voici un court résumé :


précis des événements publics qui se rattachent à l’Histoire du Canada, depuis 1818.


1818 — L’Angleterre accepte l’offre de la Chambre de se charger de la dépense civile de la colonie.

1819 — Administration et mort du duc de Richmond,

1820 — Arrivée du Tyran Dalhousie.

1822 — Nouveau projet infâme pour unir les deux provinces, mais le parlement anglais n’ose encore se décider à passer cette mesure arbitraire.

1823 — Le pays exprime son mécontentement contre l’Union, et députe en Angleterre l’honorable L. J. Papineau et John Nelson, Écuyer.

1824 — Passation d’un bill favorable à l’éducation des canadiens ; les difficultés continuent entre le gouverneur et la chambre ; Dalhousie passe en Angleterre.

1825 — Administration pacifique de sir Francis Burton ; retour de Dalhousie, continuation des difficultés ; recensement général de la population du Bas-Canada, qui se monte alors à 423,630 âmes.

1827 — Conduite violente du gouverneur Dalhousie ; dissolution du Parlement ; mise en force des vieilles ordonnances de milice ; destitution d’officiers de milice et de magistrats ; espionnage inquisitorial ; poursuite pour des prétendus libelles contre MM. Jocelyn Waller, Ludger Duvernay famés Lane, etc. élections nouvelles hostiles à l’administration ; Dalhousie refuse M. Papineau comme orateur ; assemblées pour présenter des pétitions à l’Angleterre.

1828 — Mission de MM. Viger, Nelson et Cuvillier en Angleterre, chargés des plaintes du pays ; débats, dans la Chambre des Communes qui enfin s’occupe, des affaires du Canada ; Dalhousie est rappelé ; sir James Kempt le remplace ; retour des Agents ; le parlement provincial s’assemble ; M. Papineau orateur, en dépit des difficultés suscitées par Dalhousie ; mort du patriote, M. Waller.

1829 — Sir James Kempt promet tout ; les Canadiens confiants croient que le jour de la justice est arrivé ; session laborieuse de la législature ; nouveau bill d’éducation ; premières élections dans les Townships de l’Est.

1830 — Kempt qui avait promis plus qu’il ne pouvait tenir, sollicite son rappel ; Lord Aylmer prend les rênes du gouvernement ; nouveau recensement.

1831 — Le procureur-général, James Stuart, est accusé de hauts crimes et délits par la Chambre, qui demande sa suspension au gouverneur ; celui-ci est forcé de l’accorder ; deuxième mission de M. J. B. Viger en Angleterre.

1832 — L’administration continue ses persécutions contre le parti populaire. MM. Tracey et Duvernay sont, le 15 janvier, arrêtés à Montréal, et traînée devant le Conseil Législatif à Québec, forcés de s’incriminer eux-mêmes ; ils sont condamnés à quarante jours de prison pour prétendus libelles, en publiant que le conseil était une nuisance publique ! Élection de M. Tracey à Montréal, où les troupes soutenues par les magistrats font feu, le 21 mai, sur les électeurs réformistes qui reconduisaient paisiblement leur candidat favori ; trois Canadiens, Languedoc, Billet et Chauvin, étrangers à l’affaire de l’élection, tombent morts atteints d’un plomb meurtrier ; un grand nombre d’autres sont blessés. Grandes assemblées par tout le pays pour demander justice de cet attentat, ainsi qu’au sujet des terres incultes de la province, qu’une compagnie de spéculateurs formée à Londres voudrait envahir ; on demande aussi un changement dans le conseil législatif. Le choléra fait de terribles ravages ; le docteur Tracey meurt. Les magistrats et les militaires, auteurs des meurtres du 21 mai sont approuvés par l’administration. Le chambre se réunit et procède à une enquête sur cet événement. Le procureur-général Stuart est destitué.

1833 — L’enquête sur les meurtres du 21 mai continuée. Un témoin tory est emprisonné pour faux témoignage ; Ralph Taylor, membre pour Missisquoi est envoyé 24 heures en prison pour insulte à la chambre, dans la personne de son orateur ; refus arbitraire du gouverneur de communiquer à la chambre plusieurs documents officiels ; bill des subsides passé par la chambre et rejeté par le conseil législatif. William L. Mc-Kenzie revient d’Angleterre, où il est allé représenter au ministère les griefs du peuple du Haut-Canada. La St-Jean-Baptiste est célébrée pour la première fois le 24 juin. Le docteur O’Callaghan se charge de la rédaction du Vindicator.

1834 — Session mémorable de la chambre d’assemblée, qui adopte à une majorité de 56 contre 24, les 92 Résolutions, contenant les plaintes du pays et sa ferme détermination d’obtenir justice. M. Morin est député en Angleterre au soutien de ces résolutions, ainsi que des pétitions de tout le pays, revêtues de plus de cent mille signatures. M. Morin revient en septembre et M. Viger en octobre. Élections générales qui confirment les principes énoncés dans les 92 Résolutions. Lu peuple choisit 80 membres réformistes contre 8 tories. Élection de Sorel, où Louis Marcoux est assassiné : ses meurtriers furent ensuite acquittés.

(Nous complétons ces notes jusqu’à la révolution de 1837.)

1835 — Première session du 15me Parlement Impérial ; Lord Aylmer, refuse les contingens de la chambre qui passe d’énergiques résolutions à ce sujet, et s’ajourne elle-même après avoir passé 36 bills ; le conseil législatif ayant bien soin de rejeter ceux qui seraient pour l’avantage du pays. Débats dans les Communes d’Angleterre sur les affaires du Canada : trois commissaires inquisiteurs sont envoyés en Canada : Lord Gosford, Sir Chas E Grey et Sir George Gipps arrivent, à Québec vers la fin d’août ; départ de lord Aylmer qui distribue des places à ses mignons, maintient en place le juge Gale, etc. Le Parlement s’assemble le 27 octobre ; lord Gosford prononce un discours de conciliation, dont l’hypocrisie fait la base ; réponse patriotique de l’assemblée ; les contingents sont accordés ; les tories font du tapage à ce sujet, surtout à Montréal, menaçant de prendre les armes. Mort de Louis Bourdages, Ecr., M. P. P. La législature continue de siéger ; formation à Montréal d’un corps de carabiniers tory, pour épouvanter le gouvernement ; lord Gosford lance une proclamation tardive contre cette organisation ; la proclamation est méprisée on la déchire. Sir Francis B. Head arrive dans le Haut-Canada ; peu après il fait connaître partie des instructions que Gosford avait frauduleusement tenues secrètes : sensation et indignation causées par la conduite du perfide Lord Gosford ; intrigues des Hauts-Commissaires. Le conseil législatif rejette le bill d’éducation, ce qui ferme seize cents écoles élémentaires et ôte les moyens d’instruction à plus de quarante mille enfants Canadiens ; ce même corps rejette aussi plusieurs bills d’une importance majeure. La chambre offre de voter les subsides pour six mois, ce que le conseil refuse aussi. Le gouverneur plonge ses mains dans les coffres publics, et paie les officiers publics sans l’assentiment de la branche représentative de la législature.

1886 — Conduite ferme et énergique de la majorité de la Chambre d’Assemblée, malgré la désertion d’un certain parti connu sous le nom de statu quo ; cette conduite inerte de quelques-uns a le malheureux effet de donner des espérances au gouvernement et d’enhardir ses satellites qui se portent à toutes sortes d’excès ; les promesses de lord Gosford de remédier à plusieurs griefs restent sans exécution. Près de 800 électeurs de Québec, pour censurer la conduite de la minorité, présentent une adresse à l’honorable orateur Papineau, en signe d’approbation de sa conduite, et pour approuver le vote de la majorité, qui n’accordait les subsides que pour six mois. M. Caron résigne son siège ; nouvelle élection d’un membre de la haute ville de Québec. Dans le Haut-Canada, la chambre populaire ayant refusé les subsides, le gouverneur la dissout, et au moyen de la corruption, de l’intrigue et des lettres patentes fabriquées, Head se fait une majorité de tories. Le shérif Guay est accusé devant un grand jury de meurtre ; ce corps qu’il avait choisi rejette l’accusation. La Minerve signale le fait, son propriétaire, M. Duvernay, est aussitôt empoigné, traîné devant une cour dont il ne reconnaît pas la compétence dans cette matière ; il est condamné sans forme de procès à 80 jours de prison et à £80 d’amende. La législature s’assemble le 22 septembre. M. Morin présente une requête de M. Duvernay, alors dans les fers, se plaignant de la conduite arbitraire des juges Reid et Pike, et du procureur-général Ogden. L’assemblée s’ajourne d’elle-même après 18 jours de session, elle ne veut pas siéger tant que le conseil législatif ne sera pas réformé. Lord Gosford met la main sur les deniers publics et les disperse sans le consentement des députés du peuple. Les tories cherchent par tous les moyens possible à provoquer les Canadiens, qui attendent avec patience !!!

Notre laborieux Grand-Vicaire ajouta à ses notes ci-dessus, la nomenclature de la députation de Richelieu que voici :

De 1792 à 1796 — P. Guérout, B. Chénier.

De 1797 à 1800 — Charles Millette, C. B. Livernois.

De 1801 à 1805 — E. E. Hubert, L. Brodeur.

De 1805 à 1808 — Louis Bourdages, H. M. Delorme.

En 1809 — Louis Bourdages, B. Chenier.

En 1810 — Louis Bourdages, H. M. Delorme.

De 1810 à 1814 — L. Bourdages, H. M. Delorme.

De 1815 à 1816 — S. Chenier, F. Malhiot.
De 1817 à 1819 — S. Chenier, J. Dessaulles,
En 1820 — F. St-Onge, J. Dessaulles.
De 1820 à 1824 — F. St-Otige, J. Dessaulles.
De 1825 à 1827 — R. de St-Ours, J. Dessaulles.
De 1827 à 1829 — R. de St-Ours, J. Dessaulles.
De 1830 à 1834 — R. de St-Ours, Dr Jacques Dorion.
De 1834 à 1838 — Dr Jacques Dorion, C. S. DeBleury.
De 1841 à 1844 — D. B. Viger
De 1844 à 1848 — Wolfred Nelson.
De 1848 à 1852 — Le même.

Par la Constitution de 1791, Sorel formait un bourg du nom de William Henry. À cette époque la ville de Sorel était privilégiée : elle avait un député. Espérons que le temps n’est pas éloigné où l’augmentation de la population ou du commerce feront donner un député à Sorel devenue cité. En attendant, voici d’après les notes de notre héros, une liste des noms des députés qui ont représenté Sorel (William Henry) sous la constitution de 1791 :

De 1792 à 1796 — J. Barnes.
De 1797 à 1800 — J. Senell.
De 1801 à 1805 — Le même.
De 1805 à 1808 — Le même.
En 1809 — Le même.
En 1810 — Ed. Boner.
De 1811 à 1814 — Le même.
De 1815 à 1816 — R. Jones.
De 1817 à 1819 — Le même.
En 1820 — Le même.
De 1820 à 1824 — Le même.
De 1825 à 1827 — N. F. Uniacke.
De 1827 à 1829 — Wolfred Nelson.
De 1830 à 1834 — John Wurtele.
De 1834 à 1838 — J. Pickel.

XXVI

Les deux familles avaient à Québec de nombreux parents et amis, en sorte qu’il fut résolu qu’on passerait là trois ou quatre jours avant de continuer le voyage jusqu’à la paroisse de *** résidence de Julie.

On conçoit que le but était de mettre, dans l’intervalle, la pauvre enfant au courant de la lamentable réalité, et ce, en présence des parents et amis nombreux que l’on avait à Québec, afin d’amortir le coup, et au besoin de venir en aide à la jeune femme si cruellement éprouvée.

Il en fut ainsi trois jours après l’arrivée de la goélette à Québec, avec, on le conçoit, tous les ménagements possibles.

Les amis des deux familles s’étaient réunis dès l’arrivée de nos voyageurs et voyageuses, et le mot d’ordre étant donné, on débuta par raconter tous les épisodes survenues depuis le séjour de Julie à Sorel, savoir, la débâcle, l’élection, l’assassinat, et le procès de Marcoux, etc., et à ce sujet un des membres de la famille lut l’extrait ci-dessous d’un journal anglais parlant d’un procès récemment jugé au Nouveau-Brunswick, et que voici :

“ Patrick Burgen, a youth of 18 years, in 1828 was tried for entering the shop of his employer, John R. Smith, in the night, and robbing the till of a few coppers, amounting to one quarter of a dollar. Smith was a manufacturer of ginger beer, and his shop was on the corner of Union street and Drury Lane. Burgen was tried before Judge Chipman, who was afterwards chief justice of this Province. Burgen was defended by the late Wm. B Kinnear, who was assigned as his council in court. It was not allowed to the council of the prisoner charged with a felony to address the jury in his behalf or to refer to questions in fact. The jury found Burgen guilty, but added a recommandation to mercy. The judge, nowever, sentenced him to be hanged, and told Burgen when pronouncing the sentence that there was no hope for mercy and that he must prepare for death. A pétition in his favor to the lieutenant-governor, Sir Howard Douglass, asking for a commutation of Burgen’s sentence, was rejected, and the unfortunate youth was duly hanged less than four weeks after the date of his trial. As Sir Howard Douglass was not only a human man, but a man of excellent understanding, it is clear that Judge Chipman, in transmitting the recommendation to the governor, must have added unfavorable comments of his own, so as to defeat the attempt of the jury to save the prisoner’s life.”

Cela prouve, dit l’ami de la famille, que la justice a souvent deux poids et deux mesures. Voilà un malheureux pendu haut et court, pour un larcin, et l’assassin de Marcoux est acquitté !

Et puis, petit à petit, on aborda le récit du voyage du mari de Julie, de sa maladie, et la vérité toute entière fut connue de Julie par la lecture, du récit du curé de *** que nos lecteurs connaissent, mais que Julie ignorait.

— En raison de la malice des hommes, de leur perversité, des actes monstrueux et inexplicables, dit le vénérable vieillard, s’accomplissent, et dans le cas actuel, le mobile du crime a été la passion éprouvée pour toi, ma chère enfant, sans et hors de ton concours, par le misérable assassin de ton mari…… Tout peut arriver en ce bas monde, tout…… l’invraisemblable n’existe pas, et les lubies de ton pauvre mari à ton sujet le prouvent. Il était jaloux, et il éprouvait une de ces douleurs cruelles qui amènent la mort plus ou moins rapprochée, lorsque la douleur se prolonge.

— Ah ! dit Julie, mon rêve, l’affreux rêve que je vous ai raconté, était donc vrai……

— Comment expliquer ce mystère ?……

— N’a-t-on pas vu dans les livres saints des rêves prophétiques, reprit le vieillard ?

Et, même dans l’histoire, on en voit des exemples. En voici un, que je trouve dans un auteur, dit le vieillard.

UN FAIT SURNATUREL
LE MARÉCHAL SERRANO ET LA MORT D’ALPHONSE XII

Voici cet incident poignant des derniers moments du maréchal Serrano, homme d’état et soldat espagnol, que notre Vénérable Grand Vicaire lut en famille à la suite de la conversation que nous avons rapportée.

“ Depuis douze longs mois une maladie bien grave, hélas ! puisqu’elle devait l’emporter, minait la vie du maréchal. Sentant que sa fin approchait à grands pas, son neveu, le général Lopez Dominguez, qui dans cette douloureuse circonstance, se conduisait comme un véritable fils, se rendit auprès du président du conseil des ministres, M. Canovas, pour obtenir qu’à son décès, Serrano fût enterré, comme les autres maréchaux, dans une église.

“ Le roi Alphonso XII, alors au Pardo, repoussa la demande du général Lopez Dominguez. Il ajouta pourtant qu’il prolongerait son séjour dans le domaine royal, afin que sa présence à Madrid n’empêchât pas que l’on pût rendre au maréchal les honneurs militaires dus au rang et à la haute situation qu’il occupait dans l’armée.

“ Les souffrances du maréchal augmentaient chaque jour ; il ne pouvait plus se coucher, et restait constamment sur un fauteuil. Un matin, à l’aube, le maréchal, qu’un état de complet anéantissement, causé par l’usage de la morphine, paralysait entièrement, et qui ne pouvait faire un seul mouvement sans l’aide de plusieurs aides, se leva tout à coup seul, droit et ferme, et d’une voix plus sonore qu’il ne l’avait jamais eue de sa vie, il cria dans le grand silence de la nuit.

“ — Vite, qu’un officier d’ordonnance monte à cheval et coure au Pardo : le roi est mort !

“ Il retomba épuisé dans son fauteuil. Nous crûmes tous au délire, et nous nous empressâmes de lui donner un calmant. Il s’assoupit, mais quelques minutes après, de nouveau, il se leva. D’une voix affaiblie, presque sépulcrale, il dit :

“ — Mon uniforme, mon épée : le roi est mort !

" Ce fut sa dernière lueur de vie. Après avoir reçu, avec les derniers sacrements, la bénédiction du pape, il expira. Le roi mourut sans ces consolations.

“ Cette soudaine vision de la mort du roi par un mourant était vraie. Le lendemain, tout Madrid apprit avec stupeur la mort du roi Alphonse XII, qui se trouvait presque seul au Pardo.

“ Le corps royal fut transporté à Madrid. Par ce fait, Serrano ne put recevoir l’hommage qui avait été promis. On sait que, lorsque le roi est au Palais de Madrid, les honneurs sont seulement pour lui, même s’il est mort, tant que son corps s’y trouve. Coïncidence étrange : ce fut l’ordre de service approuvé par le roi et prescrivant les honneurs que l’armée devait rendre à Serrano qui servit au roi. Alphonse XII avait signé cet ordre lui-même, la date était restée en blanc ……

“ Fût-ce le roi lui-même qui apparut à Serrano ? Le Pardo est loin, tout dormait à Madrid ; personne, si ce n’est le maréchal, ne savait rien. Comment apprit-il la nouvelle ? Voilà un sujet de méditation pour ceux qui croient au spiritisme.”

À tous ces récits et à la lecture des feuillets écrits par son mari, et que la tante avait apportés, Julie était devenue affreusement pâle, mais elle se montra courageuse en écoutant son père spirituel, qui disait tout haut en famille : “ Dieu vous a éprouvé très rudement, mon enfant ; il voulait, sans doute, vous apprendre à souffrir au début de la vie, pour, ensuite, vous, rendre heureuse.” Ces religieuses paroles, et celles non moins amicales et pleines de foi religieuse des parents et amis réunis autour de Julie la réconfortèrent ; mais ce qui la troublait profondément, et elle ne put pas s’empêcher de le déclarer hautement, c’était l’imprudence qu’elle avait commise, en gardant si soigneusement dans la cassette dont nous avons parlée, les écrits du misérable assassin de son mari, imprudence qui avait amené les inexplicables tourments éprouvés par son mari et les épouvantables choses qui en étaient résultées.

Elle n’en put dire davantage, les sanglots l’étouffèrent. Tous cependant furent satisfaits du résultat de l’épreuve que l’on redoutait et que l’on avait si fort raison de redouter, et il fut résolu qu’on partirait la lendemain, si le temps était convenable, pour retourner au domicile de Julie, et prier tous ensemble sur la tombe de son malheureux époux.

Quelle réponse à ceux qui prétendent que la moralité religieuse est un vain mot ! Dieu dans le malheur est et doit être pour tous les esprits sensés, les âmes bien faites, le refuge suprême, et on s’en trouve toujours bien !

Le temps étant favorable, bien que moins beau que les jours précédents, on mit à la voile, et en moins de deux jours de vent favorable, la distance entre Québec et la paroisse de ***, résidence de notre héroïne, était franchie.

Nous ne décrirons pas les émotions de la jeune femme à son arrivée à la maison vide de celui qu’elle avait aimé sincèrement, et dont elle avait été la femme également aimée, mais méconnue par suite de l’une de ces aberrations humaines, dont hélas ! on voit tant de pénibles exemples. On habita de suite la maison tous ensemble, afin de distraire notre héroïne. Le lendemain, l’excellent prêtre de l’endroit dit la messe à l’intention du défunt, à laquelle nombre de personnes assistèrent recueillies, Julie, le même jour, fit allumer un cierge à l’église, et il en fut ainsi tous les matins durant au moins une année, et, disons-le de suite à sa louange, il se passa peu de jours durant l’année où elle n’allât pas prier, soit sur la tombe couverte de fleurs et entretenue par elle durant la belle saison, soit à l’église.

Le Grand-Vicaire passa quatre jours, se reposant au presbytère en la compagnie de son confrère, puis le vieillard, après de touchants adieux et de l’expression mutuelle d’un au-revoir, prit bravement la diligence, au moyen de laquelle il se rendit, pour ainsi dire, tout d’un trait à Sorel, ne voulant et ne pouvant pas rester plus longtemps séparé de ses chers paroissiens, ces derniers étant convenus durant son absence d’aller entendre la messe le dimanche, qui à Berthier, qui à l’Île du Pads, qui à Yamaska, suivant leur convenance.

XXVII

Il s’écoula ainsi une année de triste mélancolie pour la jeune veuve, mais, disons-le aussi, non dépourvue de consolations, l’amitié dont elle était entourée étant un baume souverain aux meurtrissures du cœur.

Et puis le temps s’écoule vite.

Durant la deuxième année de son veuvage, Julie fut fort recherchée. Sa jeunesse, sa beauté, sa richesse, rendaient un plus long veuvage guère possible.

Et, en ce bas monde, toutes les blessures se cicatrisent !

Suivant en cela les conseils de ses parents et des alliés du côté de son mari, elle résolut de convoler en secondes noces. L’heureux mortel de son choix fut un brave notaire de l’une des paroisses voisines, âgé de 30 ans environ, veuf sans enfants, et digne, sous tous les rapports, de notre héroïne. Elle vécut très heureuse avec lui, et si la récompense des cent âcres de terre eût alors force de loi, comme aujourd’hui, Julie et son mari l’auraient obtenue…

Elle devint cependant veuve encore une fois, après près de quarante ans d’une vie paisible et heureuse, et mourut très âgée, entourée des soins, du respect et de l’amour de ses nombreux enfants et petits-enfants, dont plusieurs occupent encore aujourd’hui des positions honorables.

Notre Grand-Vicaire venait, durant les premières années du nouveau ménage de Julie, passer quelques jours en sa demeure, et nous ne serions pas véridique si nous ne constations pas qu’il baptisa lui-même deux de ses enfants ; mais l’âge, les infirmités et enfin l’implacable mort (ainsi qu’on le verra plus loin), qui met fin à tout, ajourna leurs réunions en un monde meilleur, où, sans nul doute, elles furent reprises, et pour durer éternellement !


XXVIII


Nous devons maintenant, pour qu’il n’y ait pas de lacunes dans le récit de cette véridique histoire, nous transporter, dix ans après le meurtre du mari de Julie, à la Nouvelle-Orléans, où l’assassin que nous avons connu avait dit qu’il se rendait, et où, de fait, il s’était rendu.

Son confrère de Saint-Ours avait honnêtement rempli le devoir que le misérable lui avait imposé, et après avoir réalisé le plus possible, il avait fait parvenir à l’adresse indiquée le produit net de la vente des biens du misérable, ce qui ne constituait pas une grosse somme, mais avait permis toutefois à ce dernier de vivoter pendant quelque temps, ignoré. Mais survint la misère noire, que l’abus de l’opium et la débauche la plus dégoûtante avaient accélérée.

Il avait fait la connaissance d’un avocat de Trois-Rivières, réfugié à la Nouvelle-Orléans, et fugitif de la justice pour le vol d’un harnais ; lui aussi avait eu une aventure d’amour, mais il n’était pas un scélérat de la trempe du misérable que nous connaissons.

Tous deux se réunissaient dans un bar suspect, où ils se livraient à une débauche inouie. Ils se gardaient bien de confidences réciproques, car les gueux sont prudents et agissent souvent, contrairement à la chanson qui dit qu’ils s’aiment entre eux. Ils devinaient, par instinct, qu’ils étaient deux criminels, et du reste, leur genre de vie actuel le leur révélait sans besoin de confidence, malgré la torpeur de leur conscience.

Cependant, les ravages physiques se faisaient plus vite chez l’assassin que chez le voleur, cela s’explique, bien que la débauche fût quasi égale. Aussi, un jour, l’assassin du mari de Julie fut trouvé dans la misérable chambre qu’il occupait, dans un état d’inconscience presque complète.

Il était horrible à voir, ses joues étaient flasques, avachies, terreuses ; sa lèvre inférieure pendait, agitée par des tremblements nerveux, ses mains étaient crispées, ses prunelles néanmoins étincelaient d’un feu tragique, — on aurait dit de petits soupiraux dont le crâne dénudé était l’enfer ! L’ensemble de la physionomie faisait horreur. Ce fut en cet état que le maître du bouge, qui cumulait en même temps les fonctions de barbier, inquiet de ne pas le voir venir prendre ses rares repas, le trouva. Le misérable n’était pas tout à fait inconscient ; en entendant l’exclamation d’horreur du barbier qu’il reconnut, le sang lui afflua au cerveau, et il devint si rouge tout à coup, que le barbier en prit frayeur et courant en bas, en marmotant : « C’est une attaque d’apoplexie ; il faut que je le saigne. » Oe barbier était parfois aussi docteur, pratiquant pour les besoins du bouge ; mais en revenant avec sa lancette et de l’aide, il constata que le malheureux avait été foudroyé, et qu’il était mort.

Vers le même temps, décédait à William Henry (Sorel) notre saint prêtre, à l’âge de 80 ans, entouré du respect général et pleuré de tous. Ses restes reposent dans l’église de Sorel.

Qui sait si, auprès du Dieu miséricordieux, cette sainte âme ne mérita pas le pardon de celle du misérable à qui il avait dit : « Fuyez malheureux… évitez l’échafaud !… puissiez-vous vous repentir ! »

Il avait échappé à l’ignominie méritée du gibet. Qui sait si le repentir ne vint pas, au dernier moment, lors de sa terrible agonie, réalisant ainsi, en entier, le vœu charitable du ministre de Dieu !…

En tout cas, il était mort privé de ressources ; sa carcasse fut enterrée dans un champ, et le digne aubergiste — barbier et docteur — s’étant dit, qu’après tout, il aurait tort de ne pas se faire rembourser les dépenses qu’il avait encourues, dévoila pour quelques deniers le lieu où il avait déposé ces ignobles restes, à une école de médecine ; si la science n’était pas alors un vain mot, elle a dû dévoiler au porteur du scalpel que le sujet avait dû être un scélérat de la pire volée…


NOTES DE L’AUTEUR.


J’ai écrit ces pages, en peu de jours, pour chasser les idées noires, après ma destitution par le gouvernement de Québec.

Le roman à mon sens, doit avoir un but moral et utile.

Par mon récit, j’ai voulu surtout, montrer le prêtre canadien tel qu’il a été, tel qu’il est et tel qu’il doit être.

Et, sans la maudite politique dont je n’ai pas parlé, pour ne pas jeter de sinistres lueurs, ma photographie du prêtre canadien serait bonne pour un et pour tous.

Mon roman est, en outre, pour ainsi dire historique

En me relisant, je constate que j’ai laissé courir ma plume et que mon travail tient plutôt de la chronique rétrospective ou du genre mémoire que du roman.

Dans ce que j’ai raconté, il y a sans doute des inexactitudes : — ça n’est pas de l’histoire, mais du roman, que je livre au public, mais le fond est vrai. Je me suis appuyé en procédant ainsi, sur ce que le juge Routhier a écrit et que voici au sujet

« Du Roman »

Le roman est très à la mode, et il y a un grand nombre de personnes qui ne lisent pas autre chose. Que dis-je ? Elles y font leur éducation.

Ce n’est pas l’éducation que j’admire, et m’est avis que les études philosophiques et religieuses valent mieux. Mais je constate le fait qu’il faut bien accepter, et puisque le roman est le genre de composition que le lecteur préfère, il faut s’efforcer de le faire servir au bien.

Le roman a d’ailleurs ceci d’avantageux, qu’il n’est strictement soumis à aucune forme, à aucunes règles particulières, et qu’on peut lui faire dire à peu près tout ce que l’on veut. Il prend tous les tons, il se plie à tous les styles, celui de l’épopée comme celui du drame, celui de l’épitre comme celui de l’élégie, celui de la pastorale comme celui de la satire, celui du conte comme celui de l’histoire. Il décrit, il raconte, il chante, il pleure, il prie, il enseigne. C’est son enseignement qu’il faut particulièrement surveiller, et qui sous des dehors honnêtes, contient trop souvent des principes malsains, des doctrines pernicieuses et impies.

Hélas ! on sait les ravages que cette semence de mort a causés en France dans les intelligences et dans les âmes. On sait le mal irréparable qu’ont produits les coryphées du roman qui se nomment Balzac, Sue, Dumas, Sand et Soulié.

C’est ce genre diabolique qu’il ne faut pas laisser introduire dans notre littérature ; et c’est le but des romans honnêtes de détourner le lecteur de ces œuvres malsaines.

Le bon roman peut être philosophique et religieux, et je déclare sincèrement que c’est la forme que je préfère. Mais il peut aussi être historique, et servir très utilement les intérêts de la Religion et de la Patrie.

Pourvu qu’il ne défigure pas l’histoire, et qu’à l’exemple des romans d’Alexandre Dumas, il ne la transforme pas en argument contre le Christianisme, il peut devenir pour la jeunesse une source de connaissances et un enseignement des plus utiles. La mission du roman historique est particulièrement de montrer le rôle de la Providence dans l’Histoire, de mieux graver dans la mémoire les événements humains, et d’enseigner aux peuples le chemin de la grandeur et de la vertu.

A. B. Routhier.

Le récit des débâcles, du meurtre de Marcoux, etc., repose sur du réel, de même que ce qui se rapporte à mon héroïne, Julie.

Voici, du reste, pour ce qui la concerne, comment son aventure a été rapportée par un écrivain canadien, mort il y a quelques années :

Souvenirs de Kamouraska.

Il y a cinquante-cinq ou cinquante-six ans de cela, Kamouraska, ce beau village d’ordinaire si paisible, était sens dessus-dessous ; sa population était au paroxysme de l’excitation : on venait de faire la découverte d’un crime commis dans des circonstances révoltantes, et accusant chez son auteur un caractère de férocité raffinée.

Le village de Kamouraska, assis sur la rive droite du St-Laurent à 30 lieues en aval de Québec, est resserré entre deux anses, « l’anse d’en haut » et « l’anse d’en bas ». Dans l’hiver de 1834, aux fêtes de Noël et du Jour de l’An, arrivait au village un homme dont le nom allait devenir tristement célèbre : le Dr Holmes. Il disait venir faire une visite à son ami de collège Achille Taché, seigneur de Kamouraska et de St Pascal.

La rencontre eut lieu dans un des hôtels du village : elle fut sincèrement affectueuse, cordiale, de la part du jeune et gai seigneur, et non moins sincère, en apparence, du côté du Dr Holmes. Vers minuit, celui-ci demanda à son ami d’aller lui faire voir sa résidence située sur les côtes de Paincourt, sur les confins du village, endroit charmant en face du fleuve, promenade favorite des touristes que la belle saison amène par milliers à Kamouraska. C’était une de ces belles nuits d’hiver où les aurores boréales dansent leurs rondes au firmament sans nuage et resplendissent sous les rayons d’une lune à son plein. Arrivés tous deux, Taché et Holmes, à la barrière de l’avenue conduisant à la résidence du jeune seigneur, celui-ci, le dos tourné au fleuve, indique de la main le manoir et ses dépendances que les rayons de la lune dessinaient parfaitement. Pendant ce temps-là, Holmes, resté à dessein un peu en arrière, lui envoi la balle d’un pistolet qu’il avait tenu caché jusque-là. La balle meurtrière était entrée derrière l’oreille gauche ; mais Taché n’était pas mort encore.

Une demi-heure après, des personnes de Saint-Denis, paroisse voisine, rencontrèrent Holmes, debout, dans sa carriole, et chantant à tue-tête, afin d’étouffer le bruit que faisait le pauvre Taché en râlant au fond de la voiture. Comme on était « au temps des fêtes, » ces personnes ne firent pas beaucoup d’attention à l’incongruité de cette rencontre, et se contentèrent de faire cette seule remarque : « Il y en a un qui a le vin gai ; quant à l’autre, il ronfle comme un soufflet de forge. »

À cette époque, il y avait une boutique de forgeron sur le bord de la grève, dans le bas de l’anse d’en haut, tout près du grand chemin allant à Québec. Cette boutique était sur la propriété et en face de M. Michel LeBel, très riche cultivateur, père du Dr  LeBel, pharmacien du Palais, à Québec. Ce fut derrière cette forge que Holmes plaça, sous à peu près un pied de neige, le corps de sa victime, encore en vie alors, car, trois jours après, en découvrant le cadavre, on remarqua qu’une main sortait de quelques pouces de la neige, quoique le reste du corps fut entièrement enfoui dans la couche glaciale.

Quant à l’assassin, la dernière nouvelle qu’on eut de lui fut de Sainte-Anne de la Pocatière, à six lieues plus haut. Il s’était arrêté chez un aubergiste du nom de Clermont, au pied de la côte et en face du collège, afin de se restaurer, lui et son cheval. Sur la remarque qu’on lui fit que ses peaux de buffle étaient maculées de sang, il répondit : « Ne m’en parlez pas : on a fait la bêtise, à l’hôtel de Kamouraska, d’aller saigner des volailles au-dessus de ma voiture. » Ce fut tout ; malgré la chasse donnée à l’assassin par la famille Taché et ses agents ; malgré le prix élevé de la récompense promise pour son arrestation, Holmes put échapper à toutes les poursuites. Nous n’avions pas alors ni voies ferrées, ni télégraphe.

Mais le motif de cet assassinat ? demandera-t-on. Le voici : Holmes avait fait connaissance, à Québec, de Mme Achille Taché, qui était d’une beauté vraiment remarquable, et il s’était amouraché d’elle ; il était devenu amoureux fou. On a présumé que son motif, en tuant Taché, était d’épouser sa femme après la consommation de son crime, et supposant qu’elle ne sût pas qu’il était l’assassin. Au procès que la famille Taché fit à la veuve, que l’on croyait être de connivence avec Holmes, on ne put rien prouver contre elle. Plusieurs années après, Madame Taché se mariait au notaire Clément, des Éboulements : ce mariage fut plus heureux que le premier.

Trente-huit ans après les événements dont nous venons de lire le récit, je voyageais en Californie. Un soir que je m’étais arrêté à un hôtel d’Aubrun, dans le comté Placer, dix lieues à l’est de Sacramento, je fis la rencontre d’un nommé Holmes, qui était accompagné de son fils. Il était médecin, son âge répondait parfaitement à l’âge que pouvait avoir Holmes l’assassin, et, chose frappante, il parlait français couramment, tout comme le Holmes de 1834. Était-ce bien lui ? Était-ce simplement son homonyme ? Quien sabe ?
fin.