Drames de la vie réelle/Chapitre XII

J. A. Chenevert (p. 39).

XII


Voici, relativement à l’une de ces débâcles antérieures, une légende qui peint admirablement la foi naïve et touchante de nos Pères qui voyaient Dieu partout et dans toutes les œuvres.

La maison de M. de la Mirande était située sur la droite de la Grande Rivière du Loup, en 1728, M. Sicard, sieur de ou des Rives, s’était construit une demeure sur la rive gauche et presque en face de l’habitation de M. de la Mirande. Il y a peu d’années encore, cette propriété de M. des Rives appartenait à un des descendants de sa famille : feu Mons C. E. Gagnon, notaire, et le père de MM. Ernest et Gustave Gagnon, deux musiciens fort distingués, établis à Québec.

Ce Sicard des Rives (Louis) s’était marié, à la Rivière-du-Loup, en 1727, à Catherine Trottier dit des Ruisseaux-Pombert ; il n’avait alors que vingt-deux ans, et sa femme, dix-huit ans. On peut raisonnablement supposer qu’il se construisit une demeure l’année de son mariage.

Un certain printemps, en avril, le vent s’étant élevé subitement, pendant la débacle, les eaux du Lac St-Pierre montèrent, en quelques heures, jusqu’à une hauteur de vingt-cinq pieds ; les glaces emportèrent un grand nombre de maisons, et plus de trente personnes périrent, submergées par les eaux du fleuve, dans les îles de Sorel. Durant quelques heures, qui furent autant de mois, les habitants du bas de la Rivière-du-Loup coururent le plus grand danger.

Le fermier, de M. Gagnon, un vieillard du nom de Doyon, habitait l’ancienne maison de des Rives, avec sa femme, son fils, sa bru et ses petits-enfants. Pendant longtemps, il se tint sur le perron, très élevé, de la maison, une gaffe à la main et repoussant les glaces qui menaçaient de tout emporter sur leur passage. Tout à coup, il voit venir une banquise énorme. Le courant qui l’apportait était aussi rapide que le coursier piqué de l’éperon : aucun effort humain ne pouvait empêcher la maison d’être emportée et toute la famille allait être engloutie ! Alors, le père Doyon qui était d’une grande simplicité, mais d’une foi admirable, eut une de ces inspirations qui ne sont données qu’aux humbles et aux amis de Dieu. Il rentre dans la maison, se penche au-dessus d’un berceau, prend dans ses bras un tout petit enfant qui y dormait paisiblement ; puis, étant sorti de nouveau, il s’agenouille sur le perron qui le sépare de l’abîme, et élevant son petit-fils vers le ciel, il dit simplement : « Je vous l’offre, mon Dieu ; il est pur, lui ; protégez-nous ! »

L’eau mugissait d’une façon sinistre et faisait trembler la vieille maison sur sa base de pierre ; la banquise arrivait sur la demeure, poussée par un vent effroyable ; mais le vieillard tenait toujours l’enfant élevé vers le ciel. Subitement, l’énorme glaçon, qui n’est plus qu’à quelques pas, dévie comme si une main invisible lui eut donné une direction nouvelle : le danger est disparu ; la famille est sauvée d’une destruction qui semblait inévitable !

L’aïeul se prosterne dans un acte d’humble action de grâce ; puis il rentre dans la demeure et replace dans son berceau, en le baisant sur le front, ce petit être qu’il vénère à l’égal d’un ange et qu’il considère comme le sauveur de la famille.