Drames de la vie réelle/Chapitre V

J. A. Chenevert (p. 7-12).

V

Ainsi que nous l’avons dit, la visite antérieure de Julie au bourg de Sorel datait de quelques mois, époque de son mariage.

Durant son séjour de plusieurs semaines, elle avait, entre autres connaissances, fait celle du médecin de l’endroit, excellent ami du curé. Tous deux étaient Irlandais d’origine, et bien que beaucoup moins âgé que le curé, le médecin atteignant presque la cinquantaine, l’intimité était grande, entre eux.

À cette époque, il y avait, à Sorel, une petite colonie de nos amis Irlandais frais débarqués, que la tyrannie anglaise et le typhus chassaient en masse de la Verte-Erin. Les Bas-Canadiens les accueillaient à bras ouverts, à titre de co-religionnaires persécutés. On en comptait une douzaine à Sorel se livrant, avec succès, au commerce, à l’industrie, s’enrichissant, lentement mais sûrement ; car l’Irlandais, comme le Chinois, est laborieux, vit de peu et thésaurise vite, avec cette différence, toutefois, que lorsqu’il a un bon pécule, le Chinois retourne en son pays, pendant que l’Irlandais nous reste, ce qui explique, en partie la prohibition de l’immigration chinoise et l’encouragement accordé à l’immigration Irlandaise.

Mais le médecin, ami du curé, n’était pas un importé, comme on appelait les autres ; il était né aux États-Unis, parlait le français aussi bien que l’anglais, comme son ami le vénérable prêtre desservant, alors, le bourg, de William Henry. Tous deux étaient instruits et exubérants ; ils avaient de longues et patriotiques entretiens sur la situation malheureuse de l’Irlande. C’est au point, qu’un soir, le médecin lut la traduction fidèle, au moins en prose, d’une effusion patriotique, d’un poète irlandais.

En voici un extrait authentique, retrouvé, plus tard, ainsi qu’on le verra plus loin :

« Hélas ! ainsi le Seigneur le voulut dans ces temps déjà lointains où le roi Angeon, accompagné, de ses barons Normands, au corselet de fer, vint réclamer comme son domaine tout le pays, depuis le cap Chelioc jusqu’au cap Clear, depuis les fertiles bords du Shannon jusqu’aux côtes sauvages d’Antrim… Désolation ! Désolation !… et ce fut un pontife romain, un Saxon dont les Normands avaient opprimé les pères, qui te livra à la fureur des Normands, ô toi, mon Irlande chérie !

« Adieu ! serviteur des serviteurs de Dieu ; que le Seigneur te pardonne le bref sanglant que, dans un moment d’erreur, tu adressais à Henri d’Anjou, lui disant : « Prends l’Hibernia avec ses peuples, je te les donne pour le denier de St-Pierre ! »

« Comme le fils de l’homme fut vendu par l’apôtre infidèle, ainsi, noble Érin, tu fus livrée par le père commun des fidèles, toi si religieuse et si tendre. Et tu devais être foulée aux pieds des soldats grossiers, exposé aux injures de la populace, et tu devais plusieurs fois tremper tes lèvres pâles et mourantes dans le calice d’amertume ! Tu as été ainsi choisie pour une seconde expiation ; et, au milieu de tes souffrances tu as levé vers le ciel tes yeux humides pour y chercher le courage et l’espérance !

« Ô combien de fois, depuis ces jours de deuil, l’Élysée n’a-t-elle pas pleuré sur toi, dont la voix suppliante, malheureuse Irlande, s’élevait vers elle du sein de l’abîme de maux où tu fus plongée ! Ses larmes se sont mêlées aux tiennes, ses prières sont montées avec les tiennes, jusqu’au trône de l’Éternel, et une pensée d’avenir est tombée sur ton front pâle, comme un doux rayon du soleil au printemps fait germer la fleur odorante au sommet de tes montagnes neigeuses !

« Et cependant l’Irlande ne tomba pas comme le pin verdoyant sous la hache du bûcheron ; elle se leva frémissante de colère quand les chevaux Normands hennirent dans les vallées, quand les bannières ennemies se déployèrent sur ses collines. Il fallut qu’un de tes fils aux bras forts et nerveux se révoltât contre sa mère pour que tu pliasses le genoux devant un suzerain, ô mon Irlande chérie !

« Honte éternelle sur ton nom, roi des Sagomah, Dermot, fils de Morrough, toi dont la voix sacrilège appela l’étranger à ton secours, parce que trop contre un brave rival, il n’y eut pas, dans ton camp, assez d’épées qui se levassent pour toi, ô lâches !…

« Non l’Irlande ne descendit pas sans gloire dans l’abîme profond du malheur ; ses braves enfants moururent pour elle ; et bien des fois devant son épée victorieuse, elle vit fuir l’Anglais épouvanté ; bien des fois un cri de colère et de liberté retentit dans les échos de ses montagnes comme l’océan aux approches de la tempête ; et alors, Albion, tes lords orgueilleux, tes ministres infidèles et corrompus de la foi morte, tes avides marchands, tes soldats mercenaires, ont frémi. Déjà ils croyaient voir la harpe Irlandaise sur les vieux créneaux de la tour de Londres accompagnant un chant de mort !

« Albion, qu’as-tu fait de ta belle et noble Érin ? tu l’as saisie par sa longue chevelure, tu l’as frappée au visage, tu as bu son sang, tu as savouré ses larmes, tu as ri de ses cris de tristesse, tu as contemplé d’un œil sec et froid la lèpre de sa misère. Et lorsque oubliant, tes crimes et tes cruautés, elle essayait de te donner un nom d’amour, tu lui as répondu par des paroles de haine, tu as ajouté de longs et pesants anneaux à la chaîne en fer dont tu avais chargé ses membres brisés par la torture ; tu as été insensible à ses infortunes dont le récit fait pleurer les nations les plus éloignées, et, riant comme Satan au milieu du luxe qui t’environne, tu as demandé de l’or !… de l’or pour tes nobles seigneurs, pour ces fiers représentants dont la conscience a un prix comme des épines de l’Inde, de l’or pour toi qui vieillis et trembles sur un monceau d’or !

« Vois-tu Albion, tu seras renversée de ton char comme l’impie Antiochus ; tu seras battue de verge comme Eliodore, tu pleureras solitaire au milieu des mers comme Vénus qui a été grande et cruelle comme toi. Le Seigneur prendra pitié des malheureux que tu as faits, le vent de la colère suprême soufflera sur toi et dissipera tes flottes, il remplira ton sein d’une mystérieuse terreur ; ta voix impérieuse deviendra plus impuissante que le souffle léger du vent qui soulève à peine les pétales flétris des fleurs de l’églantier. Et nul ne te plaindra ; nulle prière ne s’élèvera pour toi vers le ciel irrité ; et une voix inflexible te poursuivra partout dans tes jours sans soleil, dans tes nuits brumeuses, en criant par le monde ! Albion ! qu’as-tu fait de ta sœur la noble Érin !

« Pardon, pardon, Seigneur ! Si ces paroles amères sortent de la bouche du poëte comme les flots irrités des torrents qui vont grossir les eaux du Shannon, c’est qu’il aime tendrement sa mère et que sa mère a tant pleuré… C’est que la plainte ne console pas le cœur qui souffre… c’est qu’il est des misères trop grandes pour les créatures. Mais pourquoi douter, ô mon Dieu ! de ta justice et de ta bonté ? tu ne pardonneras qu’à ceux qui pardonnent…

« Eh bien ! qu’Albion prospère, mais que Érin soit libre !

« Oh ! tu pardonneras, Seigneur, si une voix Irlandaise crie vers toi, Dieu sauve l’Angleterre ! Notre père, qui êtes dans les cieux, prenez pitié de l’Irlande Catholique et résignée ! Que ses larmes et ses misères soient mises dans la balance de votre justice et que des jours sans orages descendent sur ses collines !

« Et maintenant, Ô mère des saints et des héros, mon Irlande bien-aimée, ton poète, qui chante dans l’ombre de la nuit ta colère et tes espérances, te demande aux échos des grèves du Canada ; viens le visiter dans ses songes d’avenir, viens comme une apparition bienfaisante réaliser la pensée d’amour et de dévouement. Oh ! n’est-ce pas toi, ma mère, qui, agenouillée sur le rivage, prie le Seigneur, ton Dieu, pour tes tristes enfants ! n’est-ce pas toi dont les mains chargées de chaînes pressent sur tes lèvres et sur ton cœur la croix du Sauveur ? Salut, ma noble mère ! Oh ! que tu es belle encore, mon amour, dans ta douleur sublime ! Quelle vive et sainte espérance brille dans tes yeux bleus qui cherchent dans le ciel un refuge pour la misère ! La brise soulève ta longue chevelure et les vagues expirantes de l’océan viennent mouiller les plis de ta blanche robe.

« Une sainte et ravissante harmonie t’environne, car le malheur est sacré ! la pâleur de ton front atteste tes longues souffrances…… mais quel délicieux sourire vient embellir tes lèvres ! Ne sont-ce point les mélodieuses paroles d’un hymne d’espérance que d’une voix attendrie tu mêles aux accords de ma harpe jusqu’au moment où le soleil, descendant sur ces grèves désolés, finit le songe du poète, et alors tout disparaît hélas ! excepté la douleur, et les derniers accents de sa voix vont porter dans les échos les plus lointains les mots que le Seigneur entendra Irlande !… Irlande ! Que Dieu te protège. »

La déclamation de cet enthousiaste effluve patriotique fut faite d’une voix apparemment gonflée par le patriotisme. Tout observateur attentif aurait remarqué, comme nous le faisons en ce moment, que les accents dans la voix émue de notre médecin étaient plutôt à la présence de Julie qu’à l’effusion poétique dont il se faisait l’écho intéressant et intéressé. Pour être véridique, disons que tel était le cas : nous n’en donnerons que trop, hélas ! dans le cours de ce récit, des preuves lamentables… Et il y avait, certes, trop d’avantageuses similitudes entre l’amour de la patrie et d’une jolie fille, pour que notre vert galant ne songeât pas à en profiter.

Il suffit de constater, pour le moment, que notre amoureux car il l’était devenu d’une façon aussi ridicule que véritable, pour qui aurait vu ses agissements dans l’intimité… remit le manuscrit à Julie en lui disant, galamment, qu’il l’avait copié à son intention, la jeune fille acceptant, du reste, gracieusement et sans arrière-pensée, le papier tout parfumé, s’il vous plaît…

Nous l’avons dit, notre héroïne était belle, de ces beautés attrayantes et sympathiques à tous, dont sont douées, disons-le, en l’honneur national, la plupart de nos jeunes Cauadiennes-françaises, mais elle était faible de santé, ainsi que nous l’avons constaté ; notre médecin devenu amoureux, dissimulé par calcul, n’en était pas moins expert dans son art ; vieux garçon, il avait consacré ses veillées à l’étude de sa belle profession, facilitée, du reste, par une nombreuse clientèle, joignant ainsi la théorie à la pratique. Mais comme on n’est jamais sans défaut, il calmait ou plutôt débrouillait les ennuis de sa vie sédentaire par un usage peu modéré de l’opium, ce qui explique, en partie, ses lubies amoureuses. Les soins attentifs qu’il donnait, comme médecin, à la jeune fille, contribuèrent à ramener la vigueur, en utilisant scientifiquement et avec à propos, la sève de la jeunesse. Il se flattait, le malheureux, de posséder un jour ce trésor vivant, ignorant alors que cette Julie était fiancée, ce dont du reste, pour un motif ou pour un autre, le bon curé et la discrète jeune fille ne parlaient pas.

Ce qui prouverait, au-delà de tout doute, que le cœur de notre vieux garçon était incendié, sans espoir de sauvetage, est le fait suivant :

Quelques jours seulement après l’épisode que nous venons de raconter, il remit, fort discrètement, à notre héroïne, mais avec un embarras visible, et qui aurait pu mettre sur ses gardes tout autre qu’une naïve enfant comme l’était Julie, un papier ciré et tout parfumé, portant l’adresse de cette dernière, et il se retira si abruptement que notre héroïne en fut un peu énervée.

Elle déplia ce papier et lut avec stupeur ce que notre poète national qualifierait, non sans raison, de rhapsodie et, venant de notre vieux garçon, nous n’hésitons à ajouter de rhapsodie abominable, si tant est que le ridicule ainsi affiché puisse être du domaine de l’abomination !

Du reste, nous laissons le lecteur juge du chef-d’œuvre d’amoureux que nous reproduisons, pour l’expiation des vieillards tentés de le devenir…

Le voici !… et nous garantissons aux lecteurs l’authenticité de la pièce mettant ainsi à couvert notre responsabilité littéraire, puisque l’éditeur, au besoin, pourrait certifier que nous lui livrons l’original :

« Le jour, je ne vois que Julie ;
« Elle m’occupe encor la nuit.
« Tout est plaisir près de Julie ;
« Loin d’elle l’ennui me poursuit.

« Ce n’est enfin que chez Julie
« Que je trouve le vrai bonheur.
« Toujours, toujours, toujours Julie
« Est le mot d’ordre de mon cœur.

« Avant de connaître Julie
« L’amour pour moi n’était qu’un jeu,
« Mais à chaque instant pour Julie
« Mon cœur brûle d’un nouveau feu,

« Un charmant coup d’œil de Julie
« Ne peut qu’en augmenter l’ardeur.
« Toujours, toujours, toujours Julie
« Est le mot d’ordre de mon cœur.

Et quelques jours après, le vieux fou, ne recevant pas de réponse, eut la hardiesse de remettre à Julie un billet que les amoureux qualifient de billet doux, accompagné d’un médaillon en or… un cupidon, s’il vous plaît !

Voici cette autre insanité…

« J’ose espérer que vous ne rejetterez pas ce léger souvenir d’un homme qui vous adore et qui n’aspire qu’au moment de vous prouver d’une manière plus sensible, l’amour que vos charmes ont glissé dans son cœur. Hélas ! Que ne m’est-il permis de lire dans l’avenir ! Ah ! si je pouvais du moins, sans témérité et sans blesser votre délicatesse, porter mes regards dans les replis secrets de votre pensée ! Aurai-je le bonheur d’y découvrir quelque faveur, quelques inclinations à mon égard ? J’ai en moi le sentiment intime, quoique peu fondé, que vous daignerez, au moins, me faire parvenir de ces paroles si douces, si expressives dont j’ai ressenti dernièrement l’influence. »

Le lecteur patient, se rappelle, peut-être, que nous avons constaté que notre amie tante Sophie, éblouie de la beauté de notre héroïne, — avait cependant remarqué, entre autres choses, que tout en n’étant pas dépourvue d’intelligence, elle ne paraissait pas brillante sous ce rapport, c’est-à-dire, nous devons l’admettre au nom de tante Sophie, qu’elle n’était pas espiègle à la façon des jeunes filles ou femmes de dix-sept à vingt ans.

En effet, si Julie eût été espiègle à l’égal ou selon le cœur de tante Sophie, ou, pour dire vrai, si elle eût eu son expérience, notre héroïne aurait répondu par le quatrain suivant :

Éteins ce lyrisme,
C’est mauvais, pour les vieux,
Et tu feras bien mieux,
Bien mieux,
Bien mieux,
D’soigner ton rhumatisme !

Mais singulièrement, elle n’en fit rien et, explique qui pourra la nature féminine, elle ne dit pas un mot de tout cela à Mathilde, ni même au curé. Était-ce curiosité, pour la suite de l’aventure, à la façon des filles d’Ève ? ou timidité ? Le lecteur ou plutôt notre aimable lectrice en jugera. En tous cas, son tort, à notre avis, fut, à part le silence absolu qu’elle garda vis-à-vis de tous, le soin qu’elle prit de serrer ce billet doux, et les autres pièces de notre vieil amoureux au même endroit où elle avait mis le manuscrit de la traduction du barde Irlandais si galamment remis par le vieil amoureux, c’est-à-dire dans une jolie cassette, au fond de sa valise, la susdite cassette contenant les lettres de son fiancé. On verra plus tard, les déplorables conséquences de cette démarche enfantine pour ne pas dire inexplicable sous les circonstances.