Drames de la vie réelle/Chapitre III

J. A. Chenevert (p. 2-4).

III


La diligence qui a amené notre héroïne venait de Québec, où les deux dames avaient pris passage. Elles n’étaient pas, cependant, des Québecquoises ; elles habitaient une des plus pittoresques paroisses du bas du fleuve, où nous conduirons, plus tard, le lecteur qui s’intéressera à ce récit.

Entrées à l’hôtel, ces dames furent conduites à un salon proprement entretenu quoique sans luxe, contigu à deux chambres à coucher voisines, qu’elles acceptèrent.

Sophie Bernard était la sœur de l’hôtelier et le factotum de la maison ; le frère, quoique propriétaire, bornait ses efforts, pour le succès de l’établissement, à sa présence au bar et au sourire qui errait sur ses lèvres, éclairant davantage une physionomie réjouie et invitante pour les disciples de Bacchus, dont le petit verre d’excellente jamaïque constituait le comble d’un bonheur constant, consciencieusement entretenu et partagé par l’assiduité au bar autant que par les manières engageantes du propriétaire de l’hôtel Bernard.

Il en était de même de sa sœur, surnommée tante Sophie, dont l’aspect plantureux n’empêchait pas l’activité fiévreuse, car bien que toujours sur pied et suant à grosses gouttes, l’hiver encore plus que l’été, Tante Sophie voyait à tout, dans l’hôtellerie et, pour rendre pleine et entière justice à qui justice est toujours due, constatons que Sophie Bernard seule constituait la prospérité de l’hôtel.

C’est ainsi que, au salon où elle avait elle-même conduit ces dames, elle aida à leur déshabille, bien que ces dernières voulussent lui en éviter la peine. En sorte que, pour prévenir tout scandale et tout soupçon injuste, c’est en la présence de la bonne tante Sophie que nous allons faire connaissance avec notre héroïne.

Elle était grande et brune et rappelait un genre de beauté saisissant, à première vue. Chevelure splendide et sombre, yeux noirs aux paupières d’ambre, teint légèrement coloré que l’on devinait avoir été, depuis peu de mois, d’une pâleur exquise, démarche pleine de distinction et de grâce. Elle était vêtue de noir, simplement, mais de manière à bien dessiner les attraits de son buste et les perfections de sa taille, autant que la mode de ce temps le rendait séant.

Elle était coiffée d’un riche bonnet de vison (car nos mères savaient s’habiller… pardon, mesdames, puisque nous ajoutons… chaudement en hiver) encadrant sa jolie figure, ce bonnet coquettement attaché et retenu au-dessous du menton par un soyeux et large ruban surnommé gorgette, que Tante Sophie s’était empressée de dénouer, découvrant un large peigne d’écaille fixant au sommet de la tête la masse des cheveux, et en laissant voir le désordre voluptueux.

Telle était, ce jour-là, notre héroïne, au physique : — au moral, Tante Sophie qui avait du tact, ne fut pas longtemps, sans constater que notre héroïne n’était pas sparkling, mais intelligente. Ajoutons, pour le besoin de ce récit des plus authentiques, qu’il n’y avait que quelques mois qu’elle était mariée, et dont s’aperçut bien vite Tante Sophie, à qui rien n’échappait et qui, disons-le encore à sa louange, pour beaucoup de choses, avait la science infuse…

Toutefois, celui ou celle qui aurait vu notre héroïne, dix mois ou un an auparavant, aurait eu de la peine à reconnaître, dans cette dame rayonnante de beauté et de santé, celle qui était, alors une jeune fille mince et élancée, aux traits mélancoliques, aux yeux rêveurs, aux paupières bistrées, au teint si mat que les fins de siècle actuels l’auraient qualifié de pâleur intéressante, mais où un œil expert aurait redouté l’anémie chez la jeune fille, alors disons-le, âgée de 18 ans près, tant il est vrai de dire que les femmes sont comme les fleurs elles reverdissent aux doux soins de l’affection… elles épanouissent à l’eau de rose de l’amour !

Lorsque ces dames furent débarrassées de leurs habits de voyage par les soins de notre amie, disons, cette fois, la bonne Sophie, et que tout fut en bon ordre, tant au salon que dans les deux chambres à coucher réservées, celle-ci se retira non sans avoir offert à ces dames un vin de madère chaud muscadé, qu’elle apprêta elle-même, fit porter au salon et qui, soit dit en l’honneur de l’hôtesse, fut trouvé excellent. Il est temps de faire connaissance avec la dame de compagnie de notre héroïne, laquelle, en esprit et en vérité, en était une et de bon aloi.

C’était une personne âgée d’environ cinquante ans, que nous appellerons Mathilde ; ajoutons, pour être véridique, que c’était son prénom, mais nous tairons, à dessein, son véritable nom de famille. Pour ce qui est de notre belle héroïne, nous la reconnaîtrons désormais sous le nom de Julie.

Mathilde était une veuve sans enfants. Recueillie par la mère de Julie, veuve aussi, à titre de parente éloignée, mais amie sincère et d’enfance, Mathilde avait pour Julie la tendresse d’une mère, l’ayant bercée sur ses genoux et ayant promis à la mère de Julie, à son lit de mort, de remplir cette tâche sacrée du dévouement jusqu’à la fin de ses jours.

Aussi, Julie était orpheline depuis longtemps, lorsqu’elle se maria, ce qui ne tarda point et ne pouvait guère tarder, ayant la beauté, la grâce et la fortune pour partage.

Ces choses établies, l’on voit que nous avions raison de constater que la compagne de Julie paraissait plutôt être une amie, et elle l’était de cœur et d’âme.

Nous ferons, plus tard, connaissance avec le mari de Julie, et, en attendant, nous laisserons ces dames causer amicalement après souper et, dormant, jusqu’au matin, du sommeil des justes et des… voyageuses fatiguées.