Drames de famille/Le luxe des autres/2

Plon (p. 98-115).

II UN MÉNAGE PARISIEN : — LA FEMME

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En fait, la première période de ce ménage fut, pour Hector, complètement, absolument heureuse. Elle dura environ sept ans. Ce fut celle où le journaliste établit sa réputation, celle aussi durant laquelle Mme Le Prieux se forma une conception du travail de son mari qui devait tristement influer sur leur commun avenir. Mathilde était une de ces femmes dont l’extraordinaire inintelligence et le noble visage offrent un tel contraste qu’elles déconcertent l’observateur, sans qu’elles aient aucun besoin de dissimuler, surtout si cet observateur les aime. Sa mère, une demoiselle Huguenin, était originaire d’Aix-en-Provence ; son père était le fils d’un petit commerçant du Nord. Ces coupages de sang, si fréquents dans les familles modernes que personne n’y prend même garde, ont souvent pour résultat une hérédité de tendances contradictoires, qui se paralysent en s’équilibrant. Peut-être la cause de la décadence de la race en France gît-elle là, dans cette continuelle mixture du nord et du midi, de l’est et de l’ouest, par des mariages trop disparates d’origine. De ce père, Mathilde avait retenu le goût de briller, un égoïsme implacable, et ce fonds d’insensibilité qui distingue les joueurs de toute espèce, en particulier ceux de la Bourse. De la famille de sa mère, elle gardait cet admirable type méridional, qui prend, lorsqu’il est très pur, des finesses et des élégances de médaille grecque. Elle avait de profonds et brûlants yeux sombres, sur un teint d’un blanc mat. Son front, petit et rond, se rattachait à son nez par cette ligne presque droite qui a tant de noblesse, et sa petite tête laissait deviner, sous d’épais cheveux noirs, cette construction d’un ovale allongé, où se perpétue la race de cet homo méditerraneus, de ce souple et fin dolichocéphale brun, louangé par les anthropologistes. Avec cela, de jolies dents, petites et bien rangées, entre des lèvres comme découpées au ciseau, tant elles étaient dessinées, un menton frappé d’une fossette et fermement doublé, une attache de cou digne d’une statuette de Tanagra avec un joli renflement à la nuque, des épaules et une gorge de Diane, la taille un peu haute mais bien prise, des pieds et des mains d’enfant, et cette démarche que les Arlésiennes ont rendue légendaire. Dans quelque position sociale que le sort jette une créature ainsi douée de la Grande Beauté, elle n’a qu’à paraître, pour exercer, même sans parure, un irrésistible prestige. Rien de plus dangereux pour une âme déjà inclinée par instinct à l’abus de la personnalité. L’excès de l’admiration continue abolit vite, chez les femmes qui en sont l’objet, toute capacité de se juger. Il en est d’elles comme des princes trop adulés et des artistes trop glorieux. Ces victimes de leur propre succès finissent par faire de leur moi le centre du monde, avec une ingénuité à la fois naïve et féroce. Chez Mathilde, cette autolâtrie avait une excuse : la nature lui avait complètement refusé une faculté d’ailleurs moins commune que l’on ne croirait, et que j’appellerai, faute d’un mot plus exact, l’esprit altruiste, ce pouvoir de se figurer le cœur d’autrui, d’en comprendre les idées, d’en saisir les nuances de sensibilité. Derrière ce masque noble et fier de déesse antique, se cachait cette espèce d’entendement presque animal, très fréquent dans le Midi, et qui pense objet, si l’on peut dire. Elle avait été flattée du dévouement d’Hector, sans en apercevoir le principe secret, la noble pitié de ce poète, d’autant plus poète en action qu’il l’était moins en expression. Elle avait trouvé naturel ce triomphe de sa beauté, et, en consentant à devenir Mme Le Prieux, cru de bonne foi faire un sacrifice à sa mère, qui, beaucoup plus raisonnable, beaucoup plus sensible aussi, avait insisté pour cette union. Mme Duret, elle, avait été vraiment touchée des trésors d’abnégation devinés chez l’amoureux de sa fille. Eclairée par une cruelle expérience, elle avait reconnu dans Hector les qualités précisément opposées aux défauts qui avaient précipité son mari à l’horrible catastrophe. Elle avait donc supplié son enfant d’accepter un protecteur sûr, et celle-ci avait dit « oui », en justifiant l’humilité de ce mariage à ses propres yeux parce qu’elle s’immolait au bien-être de sa mère ! Quoique l’apport du fiancé fût bien modeste, c’était pourtant passer de 4,000 francs de rente à 10,000, — de quoi prendre aussitôt une bonne de plus et soulager cette pauvre mère d’une partie des soins du ménage. Quant au drame intérieur qui s’était joué jadis dans l’esprit de l’aspirant-poète devenu un manœuvre de prose ; quant aux secrètes aspirations encore nourries par Hector de poursuivre tout de même, à travers le labeur mercenaire, la composition de quelque œuvre d’art, d’un recueil de vers, d’un volume de nouvelles, d’un roman, Mathilde n’en soupçonnait rien à la date de son mariage. Elle n’en soupçonnait rien après vingt ans de ce mariage, et avant les scènes qui feront la matière de ce récit. Elle se croyait, et, même aujourd’hui, elle se croit, l’épouse la plus irréprochable, la plus dévouée. Elle s’enorgueillit d’avoir « fait la situation » de son mari. — Traduisez qu’elle a quelque chose comme cinq cents cartes de visite à déposer en leur nom à tous deux dans le mois de janvier ! — Elle mourra sans admettre qu’elle a immolé le plus rare, le plus délicat des cœurs d’homme à la plus mesquine, à la plus égoïste des vanités : celle de tenir ce rôle d’une femme à la mode, et d’être appelée, dans les comptes rendus que je citais tout à l’heure, de ce titre de la « belle Mme Le Prieux ». Peut-être ne serez-vous plus tenté de sourire de ce surnom au terme de cette analyse, et quand vous saurez à quelles réelles misères il correspond. Il faut tout dire : dans cette première époque de son mariage, Hector commença par jouir de cette vanité avant d’en souffrir. Il est bien rare que les tragédies de famille n’aient pas pour premiers auteurs ceux qui doivent en être les martyrs. Ce sont les pères et les maris, les mères et les épouses qui développent le plus souvent, chez leurs enfants ou leurs conjoints, les défauts dont eux-mêmes se plaindront amèrement un jour. Il est vrai que tant de défauts sont d’abord des grâces : le mensonge débute par la souplesse ; la coquetterie, par le désir de plaire ; l’hypocrisie par la réserve ; — et ainsi du reste. Durant ses premières années de ménage, Hector vit avec délices toutes choses s’harmoniser, dans sa maison et dans sa vie, de manière à mettre en sa pleine valeur la beauté de sa jeune femme. Comment ne se fût-il pas, de mois en mois, d’année en année, réjoui de multiplier allègrement les tâches, afin de doubler les dix premiers mille francs de rente ? Quelle joie de permettre à Mathilde ces menus raffinements si naturels à une jeune et jolie créature, que l’en priver paraît une brutalité ! Entre un chapeau de vingt-cinq francs et une coquette capote de trois louis, entre une robe de cent cinquante francs et un costume pourtant bien modeste de trois cents, entre une jaquette ou des chaussures de confection et un manteau ou des souliers d’un faiseur seulement passable, la différence de façon est déjà si grande et la différence d’argent si petite ! Du moins, comment n’eût-elle pas semblé telle à un mari très amoureux, et pour qui les chiffres de son budget conjugal se traduisaient ainsi : soixante louis de plus par an pour le chapitre de la toilette, soit vingt-quatre articles de plus à écrire, deux par mois, à 50 francs l’un, ou quarante-huit à 25, soit un par semaine ? Un article de plus par semaine, ce n’est rien. Et, tout naturellement, moins d’un an après son mariage, l’écrivain avait ajouté à son travail deux correspondances hebdomadaires avec deux grandes feuilles de province. Les tea-gowns de Mme Le Prieux étaient assurés, sans qu’elle se fût même aperçue de ce surcroît de besogne. Or, les tea-gowns, convenez-en, supposent, de toute nécessité, un salon où les montrer. Ce salon suppose un « jour », — ce « jour » dont Mathilde avait aussitôt entretenu son fiancé. Ledit « jour » suppose un domestique mâle pour ouvrir la porte, des fleurs pour garnir les vases, des petits fours dans les soucoupes pour offrir avec le thé ou le chocolat, des lampes pour bien éclairer la pièce. Autant de dépenses, sur lesquelles Hector se fût d’autant plus méprisé de lésiner, qu’il était, lui aussi, la dupe d’une étrange illusion rétrospective. Durant ses fiançailles, quand il retrouvait, dans le pauvre appartement de la rue du Rocher, quelques-uns des meubles qui avaient figuré dans l’hôtel du spéculateur millionnaire, il subissait un attendrissement voisin du remords. Ce remords continuait dans son mariage. C’était comme si Mathilde lui eût, en l’épousant, sacrifié la possibilité de ravoir ces splendeurs. Il lui semblait que ce passé de luxe donnait à la jeune femme un droit à une vie plus large, plus élégante, plus conforme à ses primitives habitudes. Un hypnotisme analogue émanait pour Mathilde de ces meubles et de ces bibelots, épaves de son existence d’autrefois, — un autrefois si récent que cette chute, hors de l’Olympe des somptuosités, était pour elle comme un rêve. Le mirage de l’opulence perdue, cette maladie mentale propre aux gens ruinés, agissait en elle à son insu. Ce devait être, sans qu’elle le soupçonnât, l’idée directrice de toutes ses actions et de toutes ses pensées, et qui la conduirait à réaliser, petit à petit, une image, une parodie plutôt, de ce qu’aurait été son existence vraie, sans la débâcle paternelle. Les toutes premières satisfactions accordées à cette nostalgie du passé se traduisirent par de menues dépenses d’intérieur, qui, l’une dans l’autre, représentaient encore une soixantaine de louis de plus à gagner pour Hector. Mais, presque tout de suite, l’occasion surgit d’augmenter ses recettes du double : un périodique illustré lui offrait cent francs par semaine pour une chronique, signée encore d’un pseudonyme. Il choisit celui de Clavaroche, — quelle ironie ! — Le domestique mâle eut une petite livrée par surcroît ; les fleurs du « jour » vinrent d’une bonne maison, et aussi les petits fours ; les lampes se renouvelèrent, et aussi les étoffes des fauteuils ; — toutes élégances qui aboutirent à un déménagement indispensable. De la triste rue du Rocher, les meubles tentateurs, les tentures mauvaises conseillères et les bibelots trop chargés de souvenir émigrèrent dans un coquet petit hôtel neuf de la plaine Monceau, rue Viète. Un autre engagement, quotidien celui-là, cent lignes à envoyer chaque soir à un journal français de Saint-Pétersbourg, allait solder le loyer. Qu’est-ce que cent lignes, quand il s’agit d’y résumer, au courant de la plume, et pour des étrangers, les nouvelles que l’on respire tout naturellement dans l’air de Paris ? Et ni Hector ni sa femme ne s’aperçurent même de ce surcroît de labeur après les autres. Deux graves événements empêchèrent pourtant, durant cette période, que le ménage Le Prieux n’allât trop loin sur ce chemin dispendieux de la fausse mondanité parisienne. L’un fut la naissance d’une fille, qui s’appela Reine, du nom de sa grand’-mère Duret ; l’autre fut la mort, après une affreuse maladie, — un cancer au sein, — de Mme Duret elle-même. Les longs séjours à la maison, qu’imposèrent à Mathilde, d’abord sa grossesse et ses relevailles, qui furent pénibles, puis la santé de sa mère, enfin son deuil, ne lui permirent pas d’élargir le cercle de ses connaissances. Ce cercle était alors assez restreint. Appartenant tous les deux à des familles de province, ni elle ni son mari n’avaient par devers eux ce fonds de relations, constitué, dans la petite bourgeoisie comme dans l’aristocratie, par le cousinage ; et ni Hector, dans les pauvres débuts de sa vie littéraire, ni feu Duret, dans les fastueux déploiements de sa richesse si vite acquise, si vite perdue, n’avaient pu se recruter une société. Le brasseur d’affaires n’avait eu à ses fêtes, quand il en donnait, que des invités de hasard, presque tous dispersés avec ses millions. Il y a ainsi à Paris des centaines de ces demi-parasites, énigmatiquement surnommés Boscards par le persiflage mondain, et qui sont comme une escorte en disponibilité, au service de toute fortune assez ample pour comporter des dîners de dix-huit couverts, une grande chasse, des bals avec cadeaux au cotillon, et une loge à l’Opéra. Ils se composent, ces boscards professionnels, de grands seigneurs plus ou moins tarés, à la recherche d’une participation ; d’artistes intrigants, en quête d’une commande, buste ou portrait ; de courtiers en frac et en gilet blanc, qui flairent un brocantage fructueux ; d’étrangers à références douteuses et qui jouent aux gentlemen avec une correction un peu trop décorative. Joignez-y un personnel de femmes à moitié compromises, d’aventuriers de cercle et aussi de très pratiques épicuriens, à l’affût, eux, tout simplement, du bon dîner, du cigare de choix, des vins fins et, dans la saison, des coups de fusil sur des vols de faisans à qui l’on n’a pas ménagé les œufs de fourmis. Ce peuple d’aigrefins se distribue en équipes diverses et d’une qualité plus ou moins choisie suivant le rang du richard qu’il s’agit de boscarder. L’équipe recrutée autour de Duret, d’un lanceur d’émissions aussi suspect, n’avait pu être que d’un ordre secondaire. Il en est des convives des parvenus comme de leurs maladies. Le mot du médecin, qui disait à un coulissier, victime de ses excès de table : « Vous n’êtes pas digne d’avoir la goutte, » enferme toute une philosophie des espèces sociales. Le caractère peu distingué des Boscards de l’équipe Duret s’était manifesté par un immédiat abandon après la ruine, qui aurait dû à jamais dégoûter Mathilde de cet à-peu-près social auquel sont condamnés ceux qui veulent sortir et recevoir, sans être d’un vrai monde par la naissance et par la parenté. Mais non. Cette aventure désenchantante avait passé sur la jeune fille, sans profiter à la jeune femme. C’est que la vanité répugne à l’expérience, à cause précisément du défaut que l’étymologie indique : ce manque radical de solidité et de vérité, ce goût de produire de l’effet à tout prix, fût-ce un effet que l’on sait mensonger, et sur des gens que l’on sait méprisables. Voilà pourquoi les preuves de cynique ingratitude prodiguées à sa mère et à elle lors de leur désastre, par les habitués des fêtes de l’avenue Friedland, n’empêchèrent pas Mme Le Prieux, aussitôt mariée, de tout subordonner à une reprise de situation. Elle ne vécut plus que pour inviter et être invitée, recevoir et être reçue. Si son père, au temps de sa magnificence et parmi ses millions, n’avait eu chez lui que des parasites inférieurs, on pense bien que les personnes, avec qui la femme du journaliste échangeait de coûteuses politesses, n’appartenaient pas, — pour parler le jargon d’aujourd’hui, — à la crème de la crème, au gratin du gratin. C’étaient trois ou quatre ménages, choisis parmi ceux des confrères d’Hector qui avaient aussi une espèce de maison montée. C’étaient trois ou quatre autres ménages recrutés, par l’intermédiaire des premiers, dans le haut commerce parisien : car depuis la modification profonde, ou mieux la disparition de la grande caste bourgeoise telle qu’elle existait encore au commencement du second Empire, les enrichis du commerce rencontrent une difficulté à se créer un milieu, qui les pousse, les uns à frayer avec les politiciens, les autres avec les écrivains et les artistes. C’étaient aussi quelques femmes d’avocats, désireuses d’assurer à leurs maris des comptes rendus favorables pour quelque prochaine plaidoirie. C’étaient… Mais le dénombrement de ces comparses serait fastidieux, comme leur fréquentation même. Ils représentaient pourtant le « salon » du petit hôtel de la rue Viète, une galerie devant laquelle Mathilde pouvait jouer à la femme du monde, une cour où elle pouvait régner, un public auprès duquel elle pouvait recueillir cet hommage à sa beauté, la vraie, l’unique passion de sa vie, qu’une circonstance imprévue allait lui fournir l’occasion de développer dans un plus vaste cadre. Cette circonstance, d’un ordre bien professionnel, bien peu chargé, semblait-il, de conséquences mondaines, se produisit au cours de l’année 1883. Le directeur d’un grand journal du boulevard offrit à Le Prieux le poste de critique dramatique, devenu libre par la mort subite du titulaire. Quoique le courrier théâtral n’ait plus la même importance, depuis que le compte rendu du lendemain remplace presque partout le vieux feuilleton du lundi, illustré par les Gautier, les Saint-Victor, les Janin, les Weiss, les Sarcey, — pour ne parler que des morts, — aucune fonction n’est plus convoitée dans la presse, et chaque vacance suscite vingt candidatures. Le Prieux n’avait même pas eu la peine de poser la sienne. Le sage calcul qu’il avait fait en entrant dans le journalisme et auquel il demeurait fidèle se réalisait point par point. Il recueillait le fruit de cette qualité qui, dans tous les métiers, assure le succès : la conscience technique. En même temps que la constante apparition de son nom au bas d’articles, tous soigneusement écrits et pensés, lui apportait la notoriété, il acquérait ce mystérieux pouvoir qui s’appelle l’autorité, par ce soin même, par l’équité modérée de ses jugements sur les choses et les gens, par l’exactitude de sa documentation. Un mot dira tout à ceux qui connaissent l’incroyable légèreté avec laquelle se bâclent les journaux : Hector n’avait jamais parlé d’un livre sans l’avoir feuilleté. En outre, malgré sa chance évidente, il avait eu, dans ses débuts, le don de ne pas exciter l’envie. Cette obscure et implacable passion, le fléau de l’existence littéraire, a cette étrange perspicacité de s’attacher bien moins aux succès qu’aux personnes. L’homme de grand talent n’envie pas l’homme d’un talent moyen qui réussit où lui-même échoue, et c’est l’homme d’un talent moyen qui, en plein triomphe, enviera l’autre dans son insuccès. Nous ne jalousons jamais vraiment et avec le désir de leur faire du mal ceux à qui nous nous croyons in petto supérieurs. C’était la force de Le Prieux dans ce commencement de carrière : ni littérairement, ni physiquement, ni socialement, il n’humiliait qui que ce fût. Les envieux devaient venir plus tard, avec les belles relations, les toilettes de madame et le coupé au mois. Bref, l’entrée d’Hector dans la critique dramatique eût passé inaperçue, comme lui-même, s’il n’eût pris aussitôt l’habitude de paraître aux premières représentations avec sa jeune femme, que bien peu de ses confrères, comme on l’a vu, connaissaient. La beauté de Mathilde, alors âgée d’à peine vingt-huit ans, était trop éclatante pour n’être pas immédiatement remarquée, dans ce milieu si peu renouvelé des grandes solennités parisiennes, où, comme disait l’autre, « ce sont toujours les mêmes qui se font tuer. » Parmi tous ces visages, tués en effet par les veilles, les abus de la vie nerveuse, le maquillage, et le reste, elle obtint aussitôt un très grand succès de curiosité. Le « service » du journal où écrivait son mari ne comportait pas encore les loges et les baignoires propices aux invitations qu’elle le décida plus tard à réclamer. Les places attribuées à Le Prieux, — au Théâtre-Français, au Vaudeville, au Gymnase, aux Variétés, à l’Odéon, partout enfin, — étant de modestes fauteuils de balcon, toutes les lorgnettes de la salle pouvaient détailler librement cette belle tête, d’un type si pur, et qui, au repos, dans l’absorption du spectacle, jouait merveilleusement la passion et l’intelligence. Mathilde n’aurait pas été la femme qu’elle était, si elle n’avait pas perçu ce triomphe par chacune des fibres de son être intime, et pensé à l’agrandir en le prolongeant. Paris non plus n’eût pas été Paris, s’il ne s’était pas rencontré, parmi les habitués des premières, quelqu’un pour s’instituer le barnum de ce succès naissant. Ces hérauts volontaires d’un triomphe qu’ils pressentent et qu’ils doublent en s’y associant, foisonnent dans cette étrange ville, où règne comme une manie, une furie d’engouement, pour tout ce qui doit briller, ne fût-ce qu’un jour, sur le ciel changeant de la mode. Il y en a, de ces preneurs des vogues commençantes, pour les livres et les tableaux, pour les princes étrangers et les explorateurs, pour les pièces de théâtre et les jolies femmes. Disons-le bien vite, afin qu’aucune équivoque ne soit possible, et que, du moins, Mme Le Prieux n’encoure pas un soupçon injuste : les barnums de cette dernière espèce sont, le plus souvent, des patitos platoniques. Ils ont presque tous une pensée de derrière la tête qui n’a rien à voir avec ce que nos pères appelaient gaiement « la bagatelle ». S’ils veulent profiter du succès de la jolie personne qu’ils essaient de lancer ainsi, c’est pour des raisons de vanité ou d’intérêt. S’ils lui font la cour, c’est une cour très discrète, très paternelle ou très fraternelle, — selon l’âge. Elle consiste à donner, dans des restaurants élégants, des dîners que la jolie femme préside, et où elle se rencontre avec d’autres femmes et d’autres hommes, qu’elle a elle-même profit à connaître, et que le barnum a encore plus profit à lui faire connaître. S’ils lui demandent un rendez-vous, c’est pour l’accompagner à titre de cavalier-servant, et se faire voir avec elle dans quelques-uns des endroits où se passe la revue de ce Tout-Paris spécial : exposition d’aquarelles ou de fleurs, ouverture du Concours hippique ou séances de réception à l’Académie… Remplissez vous-même les et cœtera. D’ordinaire aussi, ce n’est pas d’un seul cornac que la jolie femme doit subir le patronage, c’est de deux, de trois, de quatre, qui se surveillent et se jalousent, comme s’ils étaient de véritables amoureux, tandis qu’ils sont simplement, tantôt de froids calculateurs, tantôt d’inoffensifs et comiques snobs, d’une espèce si particulière qu’à elle seule elle vaudrait un crayon. Ce n’est point ici le lieu de le tracer. Pour caractériser, aux yeux des lecteurs qui connaissent les masques de la comédie parisienne, la catégorie à laquelle appartenait le découvreur de la « belle Mme Le Prieux », il suffira de nommer le personnage. Ce fut Crucé, le célèbre collectionneur, cet adroit sexagénaire qui, ruiné depuis plus de trente ans, se fait les rentes d’une vie très chère, à brocanter les objets d’art de son musée, indéfiniment et mystérieusement renouvelé. Il avait été, à ce titre, un des premiers à fréquenter autrefois l’hôtel Duret, puis, au même titre, un des premiers à oublier que le spéculateur suicide, fourni par ses soins de quelques précieux bibelots à demi faux, — c’est sa spécialité, — laissait derrière lui une femme et une fille. Mais, retrouvant cette fille belle de cette beauté souveraine, la mémoire lui revint, d’autant plus vite que Mathilde était mariée à un des gros seigneurs de la presse, et, dès lors. Crucé se ménageait des réclames pour une grande vente possible. Il a, d’ailleurs, exécuté ce projet depuis, on se rappelle avec quel entregent et quel succès ! Le vieux boulevardier s’était fait représenter à Mme Le Prieux en lui rappelant avec attendrissement qu’il l’avait connue « haute comme cela ». Et c’est sous les auspices de ce soi-disant ami de sa famille, qui lui aurait fait horreur, si le désir de briller n’avait étouffé en elle tout autre sentiment, que la jeune femme avait commencé ce métier de grande personnalité parisienne, dont il faut encore résumer le bilan avec des chiffres. Si arides que soient certaines additions, leur brutale éloquence emporte une force d’enseignement que diminuerait tout commentaire. Donc, en 1897, — j’ai déjà dit que c’est l’époque où éclata le drame de famille au vif duquel nous mettent ces détails préparatoires, — le passif annuel de la maison Le Prieux se distribuait ainsi : 8,000 francs de loyer, le petit hôtel trop étroit de la rue Viète ayant été remplacé par un grand appartement de la rue du Général-Foy, plus propice aux réceptions ; 12,000 francs de voiture, le fameux coupé au mois, — qui faisait au journaliste autant d’ennemis qu’il avait de confrères en fiacre, — avec deux attelées. Comment s’en passer pour faire des visites tout le jour et sortir tous les soirs ? Comptez 4,000 francs de gages ; le service ne comprenait pourtant que le strict nécessaire : un maître d’hôtel, une femme de chambre, une cuisinière, une fille de cuisine qui aidait au gros ouvrage, un groom pour l’antichambre ou les courses, et des extras pour les dîners et les soirées. Ajoutez-y 12,000 francs de toilette pour Mme Le Prieux et sa fille, 2,000 francs de fleurs, et nous voici à 38,000, auxquels il faut joindre 5,000 francs environ de dépenses personnelles pour Hector. Malgré ses vieilles habitudes d’économie, il est bien obligé pourtant de prendre une voiture de son côté, lorsqu’il rentre du théâtre et que ces dames sont en soirée. Et puis, il y a sa tenue, à laquelle sa femme tient essentiellement. Il y a les mille et un menus frais de sa profession : depuis les pourboires aux ouvreuses, jusqu’aux louis qu’il doit souscrire quand un de ses journaux fait appel à la charité publique, avec listes, pour quelque infortune « bien parisienne ». Nous sommes à 43,000 francs. Si vous calculez maintenant que Mme Le Prieux donne deux grands dîners par mois, et que sa cuisine est remarquablement soignée ; qu’elle y joint trois ou quatre soirées de musique et de comédie par saison ; que ses cadeaux sont mentionnés entre les plus riches dans les comptes rendus d’une dizaine de mariages, et qu’il faut pourtant vivre le reste du temps, renouveler certains détails du mobilier, faire face à l’imprévu, aux indispositions, aux séjours aux eaux, que sais-je ? vous avouerez que 1,600 francs par mois suffisent tout juste, et nous sommes à plus de 60,000 francs, les 60,000 francs par an que gagne Hector et qui font dire de lui qu’il est « arrivé ». Chiffrons encore ce travail du mari, en insistant, pour l’honneur de la corporation des journalistes, tour à tour trop vantée et trop calomniée, sur l’intégrité de ce laborieux ouvrier de plume. Il ne sait pas ce que c’est qu’une « affaire », et n’a jamais touché d’argent que contre du travail livré. Le Prieux a d’abord 12,000 francs par an comme critique théâtral, ce qui représente une moyenne de trois articles par semaine, soit douze par mois. Il a quitté, naturellement, les tribunaux, mais il est « chroniqueur de tête » dans un autre grand journal du boulevard, où il a obtenu les gros prix : 250 francs l’article. Cela lui fait 26,000 francs par an, au taux de deux articles par semaine, c’est-à-dire de huit par mois. Resté fidèle à son ancien journal illustré, qui a prospéré comme lui-même, il y touche 150 francs l’article pour un « Clavaroche » hebdomadaire, ce qui représente 7,800 francs par an, et quatre articles par mois. Il expédie une lettre de quinzaine à un journal sud-américain, — soit, de nouveau, deux articles par mois. Il tient la critique d’art dans une cinquième feuille, ce qui lui fait, avec le compte rendu du Salon, une moyenne d’environ trente-six articles ou bouts d’articles à écrire par an, soit encore trois par mois. Une correspondance, quotidienne et télégraphique, avec le plus important des Nouvellistes de province, complète son budget de recettes, qui s’équilibre, — du moins il le croit, — à peu de chose près, avec le budget des dépenses, en lui permettant l’économie d’une très médiocre assurance. Le tout se solde, si vous voulez faire l’addition des quelques nombres cités plus haut, par une moyenne de soixante articles par mois ou de sept cent vingt par an. C’est ce que la belle Mme Le Prieux appelle « avoir fait leur situation » !