Drames de famille/Le luxe des autres/Épilogue

Plon (p. 270-276).


IX ÉPILOGUE modifier

… Voici près de trois ans que ce second volume des Œuvres complètes d’Hector Le Prieux, — pour continuer l’innocente et technique plaisanterie du vieux tâcheron littéraire, — a été publié sous la forme des bans de mariage de Mademoiselle Reine-Marie-Thérèse Le Prieux avec Monsieur Charles-Photius Huguenin, et voici presque deux ans que la naissance d’une petite-fille, baptisée sous l’invocation de sainte Mathilde, est venue convier la mère de Reine à se réconcilier avec ce joli ménage d’amoureux, installé là-bas au bord de la mer couleur de saphir, sous le ciel clair du Midi, parmi les oliviers et les pins d’Alep, entre la pauvre Fanny Perrin, promue au rang de gouvernante, et les parents Huguenin, dans le mas héréditaire, que défend du mistral un rideau noir d’antiques cyprès où frissonnent des roses. Mais il faut croire, — et c’est l’excuse de « la belle Mme Le Prieux », — que cette inintelligence de la sensibilité d’autrui, dont son mari et sa fille ont tant souffert, constitue réellement, dans certaines natures, une infirmité rebelle à toute expérience. Il faut croire aussi, — et c’est la condamnation de ce brillant et factice mil ieu parisien dont cette femme est la vivante incarnation, — que cette existence, avec son éréthisme de vanité et son obsession du luxe du voisin, n’est pas seulement féconde en ridicules. Elle finit par devenir un vice du cœur, qui se dessèche et se fane, comme fait le teint le plus éclatant au régime quotidien des dîners en ville et des sorties du soir. La preuve en est que la mère de Reine a tenu parole. Par une de ces anomalies de conscience que l’on doit constater, en renonçant à les expliquer, elle ne pardonne pas à sa fille un bonheur qu’elle continue de considérer comme la plus abominable ingratitude. Dans cette espèce de campagne sociale, entreprise en vue de conquérir et de maintenir ce qu’elle appelle toujours « une position de monde », elle pense à sa fille avec les sentiments que put éprouver Napoléon, lorsqu’il vit les Saxons tourner sur le champ de bataille de Leipzig. Mais elle n’est pas plus que l’Empereur de ces volontés qui se rendent, et vous la verrez, si vous êtes vous-même esclave des mortelles corvées du Tout-Paris, continuer seule à en subir les moindres exigences, à en accomplir les moindres rites, sans but, maintenant que l’établissement de sa fille n’est plus en question, sans espérance, — pour l’honneur ! Son nom figurait ce matin dans les « Mondanités » des divers moniteurs du snobisme, parmi les donatrices d’un mariage comme celui qu’elle aurait voulu faire faire à Reine : « Monsieur et Madame Hector Le Prieux, boîte en cristal et or… » Il figurait hier, sous la même rubrique et à la même place des mêmes journaux parmi ceux des convives d’un : « Très élégant dîner chez Madame de Bonnivet, dans son bel hôtel de la rue d’Artois. L’escalier de bois sculpté (une merveille), le salon et la salle à manger (autre merveille) étaient garnis de fleurs et de plantes vertes, les serviteurs poudrés en livrée à la française… » Vous l’avez retrouvé, ce même nom, avant-hier, toujours à la même place des mêmes gazettes, dans le compte rendu d’un concert donné au bénéfice d’une œuvre à laquelle s’intéresse l’excellente duchesse de Contay, et après la formule sacramentelle : « Reconnu dans l’assistance… » Et l’autre soir, si vous avez assisté à la première représentation, au Théâtre-Français, du drame en vers de René Vincy, de cet Hannibal si passionnément discuté, vous avez vu Mme Le Prieux trôner elle-même dans la baignoire de droite, qui appartient, depuis des années, au « service » du célèbre chroniqueur. Elle s’y tenait sur le devant, avec la jeune comtesse de Bec-Crespin, et elle était plus attifée et plus sanglée, plus astiquée et plus ondulée, « plus « belle Mme Le Prieux » enfin, que jamais. Et si le hasard vous avait permis d’écouter les propos qu’échangeaient, dans une baignoire placée précisément en face, les Molan et les Fauriel, venus là aussi tenir leur rang parmi les « personnalités parisiennes », vous eussiez entendu ce monde de tous les artifices et de toutes les parades juger, par la bouche de deux très jolies femmes et des deux madrés artistes, leurs maris, l’héroïque labeur de cette vétérane du bataillon sacré :

— « Elle est étonnante, Mme Le Prieux », disait Laurence Fauriel, « je ne l’ai jamais vue plus belle que ce soir. Mme de Bec-Crespin a l’air d’être son aînée… Il y a tout de même des maris qui ont de la chance. Voilà ce Le Prieux, qui est commun à pleurer, et raseur, et pas de talent !… Il épouse la Vénus de Milo, et c’est une honnête femme qui n’a jamais fait parler d’elle… » — « Et qui trouvera le moyen avec cela de le faire arriver à l’Académie… » dit Marie Molan : « N’est-ce pas, Jacques ?… » — « Mais oui », répondit le romancier-dramaturge, « il m’a sondé l’autre jour, sur mes intentions à moi, avec des finasseries qui signifiaient qu’il y pense. C’est bien pour cela qu’il vient de donner cette pauvreté qui s’appelle ses Souvenirs. Il lui fallait au moins un volume pour que le travail de son énergique épouse eût l’ombre de l’ombre d’un prétexte. Elle est capable de lui racoler une quinzaine de voix, et c’est un paquet !… Quelle brave femme tout de même, et quelle pitié qu’elle soit handicapée de cette façon-là. » — « C’est pourtant vrai, qu’elle est toujours fichtrement belle », dit à son tour Fauriel, que sa tenue de gentleman habillé à Londres n’a pas pu guérir de l’argot d’atelier, — à moins que ce ne soit un genre destiné à plaire à ses clientes du grand monde. Et, avec son œil de peintre, il analysait Mme Le Prieux à travers la lorgnette : « Quelle forme de tête ! Quelle attache du cou ! Quelle ligne de l’arcade sourcilière ! Comme c’est construit !… A soixante ans, à soixante-dix ans, si elle ne s’empâte pas, elle sera magnifique encore… C’est dans le sang : sa fille était si jolie ! Que devient-elle ?… » — « Elle est toujours mariée dans le Midi », reprit Laurence Fauriel, « avec le petit cousin que l’on voyait quelquefois chez eux, — un mariage absurde et qui a fait beaucoup de chagrin à sa mère. — Un coup de tête et que la petite sotte doit joliment regretter aujourd’hui. Elle a passé quelques jours à Paris, l’automne dernier. Je l’ai rencontrée. Elle est toujours jolie. Mais on voit bien que ce n’est plus Mme Le Prieux qui l’habille… » — « Reine a passé quelques jours à Paris ? Tu ne m’en avais rien dit ? » s’écria Mme Molan. « Et elle n’est pas venue me voir ! Ce n’est pas gentil !… » — « Ni moi non plus », dit Mme Fauriel : « Oh ! ce n’est pas le cœur qui l’étouffe. Je ne suis pas sûre qu’elle aime seulement sa mère. Si elle l’aimait, est-ce qu’elle ne se serait pas mariée ici, dans son monde ? Et une mère comme celle-là, qui a tant de mérite ! » — « La fille en était sans doute envieuse », conclut Jacques Molan, d’un ton indifférent et détaché. Cet écrivain de toutes les imitations, ce type accompli de « l’arriviste » et du « profiteur », que nous avons successivement connu, dans ses romans et dans ses comédies, naturaliste, puis psychologue, préoccupé de mondanités, puis d’érotisme, puis de questions sociales, paraît avoir définitivement adopté ce ton de l’ironiste supérieur qui constate avec tranquillité l’infamie de la nature humaine. Il n’insista pas sur son observation, comme si elle était d’ordre courant, puis, ayant de nouveau regardé dans la baignoire des Le Prieux : « La petite avait d’ailleurs de qui tenir. — Suivons la pièce, mesdames, elle doit être bien en ce moment, car cette rosse de Le Prieux fait semblant d’être ailleurs, et de ne pas écouter. » Et il est ailleurs, en effet, le mari de la « belle Mme Le Prieux », si équitablement qualifié de « rosse » par un des maîtres de l’école de l’observation, lui-même si magnanime, si délicat, si indulgent au talent des autres ! Il est à des centaines de kilomètres de la baignoire où triomphe sa femme et de celle où s’échangent ces propos entre ces deux tristes mercantis d’art et leurs épouses, — à des lieues et des lieues de la scène où des acteurs sans âme détaillent, devant ce public blasé, les vers savamment fabriqués du plus fameux d’entre les charpentiers poétiques d’aujourd’hui. Le chroniqueur dramatique est assis en pensée dans le petit salon du mas, à regarder le sourire de Reine qui lui arrive à travers l’espace, si doux, si tendre, un peu mélancolique à cause de leur séparation, mais si reconnaissant ! Cette vision suffit pour qu’une inexprimable félicité circule dans les veines du vieux journaliste, d’autant plus qu’il a constaté tout à l’heure, à l’entrée de sa femme dans la salle de spectacle, qu’elle obtient encore un de ces succès de beauté dont elle reste si avide. Les yeux mi-clos, il oublie les chroniques innombrables qu’il a encore fallu multiplier pour payer les dettes, — et il reste dix-huit mille francs à régler ! — Il oublie la volée de malveillants articles par lesquels a été accueilli son modeste volume de Souvenirs. Il oublie le fauteuil sous la coupole et la supputation des voix académiques à laquelle Mathilde s’est livrée de nouveau dans la voiture qui les amenait au théâtre. Il oublie les lassitudes devant la page inutile et la nostalgie inguérissable de l’art trahi. Il oublie tout, pour savourer la profonde volupté de sentir heureuses, chacune à sa manière, les deux seules créatures qu’il ait jamais aimées, et de les sentir heureuses par lui. Non, il n’a pas manqué sa vie. Il a eu raison de dire à sa fille qu’il a réalisé son Idéal. Il est venu à Paris, comme il le disait, pour être un poète. Et qui donc en est un, s’il ne l’est pas ?

Décembre 1899 — Février 1900.