Le Père Peinard du 22 août 1897Série 2, numéro 44 (p. 4-5).


DRAMES D’USINES




« Qui sème le vent récolte la tempête ! »

C’est ce dont les exploiteurs ne se rendent pas assez compte, sans quoi ils fileraient plus doux et seraient plus mielleux avec les pauvres bougres qu’ils ont sous leur coupe.

Les jean-foutre tablent trop sur la bonhomie du populo qui est tout plein incommensurable : y a derrière nous une telle kyrielle de siècles d’exploitation que le pli semble définitif et que les richards ne peuvent pas se faire à l’idée que le populo puisse rêver être autre chose qu’un troupeau de ruminants sans volonté.

Les types ont tort !

Si bonnes poires que soient les turbineurs, un jour vient où la dose d’avanies, de rosseries et de misères que les capitalos et leurs larbins leur font endurer est trop considérable.

Alors le jus de chique qui circule dans les veines des peinards se fout à bouillonner ferme et vire vivement en sang rouge de révolté.

Pour lors, gare la casse !

À la moindre provocation, le ressort se détend et le prolo fonce, kif-kif un taureau furieux, sur l’ennemi qui l’a asticoté.

C’est arrivé — au moins deux fois — pas plus tard que la semaine dernière : primo à Puteaux ; deuxièmo, en Belgique.




À Puteaux, c’est une gironde ouvrière d’une fabrique de caoutchouc du quai National qui a foutu à bout portant trois balles dans la sale carcasse d’un contre-coup.

Puis, croyant l’avoir escoffié, la pauvrette a tourné son rigolo contre son cœur et a fait feu ; heureusement un bouton de corsage a fait cuirasse et la pauvrette ne s’est qu’éraflée.

Quant au sac à mistoufles, sur les trois balles, une seule l’a mouché dans le dos et il en réchappera.

Les raisons de ce drame ?

Oh, c’est pas compliqué ; le contre-vache ayant trouvé l’ouvrière à son goût lui fit du plat ; mais la gosse ne voulut rien savoir et envoya paître le birbe.

Alors, le salaud ne tourna pas autour du pot : il expliqua à la pauvrette que, kif-kif Mac Mahon, elle devait « se soumettre ou se démettre…, » accepter ses caresses ou être saquée.

Devant la perspective de la misère, la malheureuse ne résista pas : elle se livra aux bécottages du salopiaud !

Et une fois de plus, le droit de cuissage, cette infection de l’ancien régime, que les marchands de mensonges nous disent enseveli sous les ruines de la Bastille, fut pratiqué carrément par le porc du quai National.

Turellement, quand il eut soupé de la petiote, il l’envoya à l’ours.

Mais la pauvrette ne l’avait pas compris ainsi ! S’étant donnée, elle n’accepta pas d’être plaquée…, et elle s’arma d’un revolver !

Les copains savent le reste…

Et foutre, m’est avis que ce dénouement tragique va fiche la puce à l’oreille de tous les dégoûtants qui pratiquent le droit de cuissage !


Et de deux, maintenant : poussons une pointe en Belgique.

J’ai déjà jaspiné aux camaros de « l’état d’âme » particulier de quantité de prolos belges : ils sont arrivés au dernier cran de la patience !

Tellement que, depuis un an, y a eu là-bas, au bas mot, une vingtaine de patrons ou de contre-maîtres qui ont reçu des coups de revolver ou ont encaissé des bochons sérieux.

Y a presque pas de quinzaine où, ici ou là, on n’enregistre un de ces drames.

Voici le plus récent, mais ce coup ci, c’est deux prolos qui ont trinqué, tués par leur singe :

Il y a quelques semaines, le nommé Sirejacob, fabricant de toile à Ruisbroeck, un patelin qui perche près de Bruxelles, saquait deux de ses prolos, âgés, l’un de vingt-quatre, l’autre de vingt-cinq ans.

Ce fut la dèche noire pour les pauvres bougres : ils frappèrent aux portes de tous les bagnes mais, — soit qu’il n’y eut pas de turbin, soit que leur ancien singe les eut débinés, — nulle part ils ne trouvèrent d’embauche.

Alors, à bout de ressources, les deux malheureux allèrent relancer le patron Sirejacob et le supplièrent de les reprendre pour leur éviter la crevaison par la faim.

Satisfait de les avoir avili et les croyant domptés pour longtemps, le jean-foutre les rembaucha.

Évidemment, ils avaient le cœur fielleux !

Lundi dernier, ils demandèrent à sortir ; mais comme, dans ce bondieu de bagne, les prolos sont rivés au turbin, l’autorisation leur fut refusée.

Ils sortirent quand même !

Les quotidiens bourgeois racontent que les deux turbineurs en profitèrent pour aller soiffer à l’estaminet voisin et qu’ils ne radinèrent au bagne qu’avec une paille dans le nez.

Ça peut être vrai…, comme ça peut être faux !

En rappliquant, dans un couloir du bagne le deux prolos se cognèrent dans la gueule du singe.

Que se passa-t-il ?

Il est probable que le galeux les provoqua, leur posa une postiche, les engueula salement et, comme conclusion, il dut leur annoncer qu’il les foutait à la porte.

Agonisés de sottises, acculés à la misère, les deux pauvres bougres se rebiffèrent : l’un foutit une baffle au singe, tandis que l’autre empoignait un tisonnier pour lui frotter l’échine.

Sur ce, le patron sortit son revolver et, visant bien, il déquilla les deux turbineurs : l’un fut tué sur le coup et l’autre ne vaut guère mieux…

Le drame s’est-il déroulé comme je le raconte ?

Il se pourrait que non ! Y aurait rien de drôle à ce que le patron n’ait pas attendu de recevoir une taloche pour assassiner ses deux victimes.

Un patron est capable de tout !

Et, comme il reste le seul témoin, le bandit raconte l’histoire à son profit.

Le populo qui — s’il se laisse rouler souvent — ne manque pourtant pas de flair, a violemment manifesté l’exécration qu’il a pour le singe assassin : si le crapulard n’avait pas eu la protection de la police, il aurait passé un sale moment.


Et maintenant, une comparaison : tous les prolos belges qui ont pris pour cible leurs exploiteurs, et les ont plus ou moins mouchés, ont été bouclés illico et condamnés sans pitié.

Il n’en a pas été de même pour l’assassin Sirejacob : sa qualité de patron lui a valu les faveurs des marchands d’injustice et on l’a laissé en liberté !

Si bien que, si ça le démange, il pourra repiquer au truc et déquiller quelques autres de ses prolos.

Dam, au même prix, c’est un luxe à portée, — non de sa bourse — mais du canon de son revolver !


Que tout ça est affreux !

Il serait bougrement de saison que vienne la fin de ces horreurs.

Or pour ça, que faudrait-il ?

C’est que nul n’ait la puissance, en vertu de son pognon ou de son autorité, de disposer du pauvre monde.

Le jour où les usines accaparées par les capitalos, ce qui fait que les prolos sont menés à la trique et pressurés jusqu’à la gauche, seront devenues le bien de tous, y aura plus d’anicroche ; on vivotera sur un pied d’égalité, — et conséquemment en pleine liberté, car la liberté et l’égalité ne sont que les deux faces d’une seule et même chose.

Et alors, c’en sera fini des drames de sang et de deuil !

On ne verra plus de singes, comme le Sirejacob, fusiller ses ouvriers, — pour la simple raison que les singes ont disparu de la circulation.

Et le contraire aussi sera inconnu : des prolos, tels des taureaux furibonds, affolés par l’exploitation et le mistoufle et fonçant sur les capitalos.

De même, on ne verra plus de porcs ; kif-kif le contre-coup de Puteaux, pratiquer le féodal droit de cuissage ; les copines, émancipées du mâle, n’auront plus à se venger d’avoir été violées d’abord et plaquées ensuite ; l’intérêt ne décidera plus de leur cœur et l’amour soufflera où il voudra.

Et donc, on vivra les coudées franches, sans haine et sans gêne !

Et j’ajoute que si, aujourd’hui les jean-fesse de la haute n’étaient pas tourneboulés par leur situation, l’appât du gain et une jalousie imbécile, ils se rendraient compte que, dans la garce de société actuelle, eux-mêmes n’y vivraient pas en joie et en tranquillité ; ils comprendraient qu’ils ont autant de profit à tirer que le populo d’un alignement social où le bien-être sera général.

Et foutre, au lieu d’être les acharnés défenseurs de la sale bicoque sociale, ils aideraient à son chambardement.