Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie/Tome I/Chapitre XII

CHAPITRE XII

L’INFLUENCE ANGLAISE


Notre brick mit à la voile avec des vents échars, mais la mousson du S.-O. s’éleva bientôt avec violence et nous ne pûmes arriver que le lendemain à Ede, petit hameau situé sur une grève aride de la mer Rouge, au S.-E. de Moussawa, et appartenant à une peuplade Afar. Le capitaine et l’agent du gouvernement français en achetèrent le territoire au nom des armateurs de notre navire.

Le surlendemain nous reprîmes la mer ; et après une traversée de plusieurs jours que la violence de la mousson rendit pénible, nous prîmes refuge dans la rade de Moka.

Moka, situé un peu au nord du 13e degré de latitude, doit son importance à sa rade formée au N. par un petit cap sablonneux et au S. par un ban de sable consolidé par quelques roches. Quand on en approche par mer, la ville, éloignée du rivage d’environ un kilomètre et protégée par le mur d’enceinte, se dessine comme toutes les villes des côtes de la mer Rouge par ses minarets flanqués de maisons à terrasses blanchies à la chaux. C’est assez loin de Moka que les caféiers croissent, sur les pentes qui relient le koualla (tahama en arabe) au deuga (en arabe nedjd). Depuis l’évacuation des troupes du vice-roi d’Égypte en 1840, l’Yémen était gouverné d’une façon désastreuse par une famille de Schérifs venus de l’intérieur de l’Arabie et dont le chef se nommait Hussein. L’indiscipline de ses soldats rendait le commerce presque impossible, et quelques semaines auparavant, Hussein ayant fait à Moka une réception insultante à l’état-major d’un bâtiment de guerre de la Compagnie des Indes, les Européens n’osaient plus y débarquer. En conséquence, bien que notre équipage manquât de vivres frais, le capitaine jugea prudent de ne point communiquer avec la terre, et notre brick resta en rade, à trois milles environ du débarcadère.

La perspective d’avoir à passer plusieurs jours dans cet isolement me décida, malgré les avis contraires, à me rendre à terre, et pour ne pas exposer nos canotiers à une mésaventure, je me fis transborder sur une pirogue indigène qui passait avec défiance à distance de notre navire. Une douzaine de soldats du schérif accoururent au devant de moi au débarcadère. Leurs allures équivoques ne me rassuraient guère, mais ils me rendirent le salut et se rangèrent pour me laisser passer, me prenant sans doute pour quelque déserteur turc en quête de fortune ; car afin d’être plus à la légère ; j’avais pris le costume Arnaute, dont l’usage m’était familier. En entrant en ville, je me fis indiquer la demeure du gouverneur, le redouté schérif Hussein, qui s’était réservé l’administration de la ville. Je fus admis sans difficulté.

Le Schérif était un homme d’environ quarante-cinq ans. Il avait les façons hautes, aisées, mais le gonflement fréquent de ses narines et un petit frémissement passager de sa lèvre supérieure semblaient justifier ce que l’on rapportait de ses implacables colères. Il me fit asseoir : je lui dis qui j’étais et ce qui m’amenait ; il me sut gré de la confiance de ma démarche, fit servir le café, et lorsque je voulus me retirer il insista gracieusement pour me faire rester. Il me questionna sur l’Éthiopie, me montra ses armes, quelques étoffes de prix et ses chevaux, dont quelques-uns étaient de la race la plus pure. J’admirai entre autres choses la ceinture qu’il portait.

— Elle est peu commune, en effet, me dit-il. Un trafiquant venu de l’Inde m’en a fait cadeau.

Et tout en causant il la défit et me la présenta en disant :

— Qu’elle soit bénie à tes flancs !

Après un entretien prolongé je me retirai rassuré désormais.

J’allai loger chez un riche indigène qui était à la fois agent consulaire de la France, de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Égypte et je crois de l’Espagne aussi. Cet homme trafiquait de tous ces pavillons avec une intelligence effrontée, et quoique encore jeune, il avait amassé une très-belle fortune qu’il essayait de préserver contre les exactions du Schérif et de transférer sournoisement à Aden. Il parut peu enchanté de ma visite et ne reprit son assurance que lorsque je lui eus fait part du bon accueil du Schérif.

Le lendemain, je fis savoir à mes compatriotes que j’étais en sûreté, que je pouvais même leur procurer des provisions fraîches, et ils m’envoyèrent un canot que je fis remplir de fruits et de légumes. Le Schérif Hussein m’ayant engagé à le voir souvent, soir et matin je me présentais à son divan, et il m’accueillait avec une bienveillance croissante. Pour répondre au présent qu’il m’avait fait, je lui donnai une espingole qui parut lui faire grand plaisir. En apprenant que notre bâtiment faisait le commerce, il manifesta le désir de voir des échantillons, et j’en informai le capitaine, qui vint traiter avec lui une affaire assez importante ; et dès ce moment, les gens de notre bord purent circuler librement dans la ville.

Au bout de quelques jours, le vent du sud s’étant ralenti, le capitaine fixa le départ. Je fis mes adieux au Schérif dont les façons me parurent jusqu’au dernier moment dignes en tout d’un chef de son rang. Mais en remontant à bord, j’appris qu’il avait fait faire des menaces au capitaine, pour le cas où il lui représenterait sa facture. Les marchandises étaient livrées ; le capitaine crut prudent de laisser ce cadeau au Schérif, et nous remîmes à la voile.

Nous passâmes difficilement le détroit de Bab-el-Mandeb et, après quelques jours de vent contraire, nous mouillâmes à Aden.

La ville d’Aden est située sur une petite presqu’île, à l’extrémité S.-O. de la péninsule arabique, qui est baignée par cette partie de l’Océan qu’on appelle quelquefois mer du détroit. La presqu’île, au sud, se compose de rochers incultes, stériles et accores qui s’abaissent brusquement au nord et offrent un terrain bas, où est situé un ramassis de huttes qu’on appellerait à peine un bourg en France ; un peu à l’écart, plusieurs grandes et élégantes maisons construites à l’européenne formaient le commencement de la ville anglaise qui s’est élevée depuis. Les Anglais construisaient alors les fortifications imposantes qui font d’Aden une station maritime de premier ordre. On l’aborde facilement, du côté de l’est, par un port affecté aux bâtiments de commerce, et, du côté de l’ouest, par un mouillage sûr appelé Back-bey, réservé aux bâtiments de guerre. Les vents du nord et du sud, qui dominent dans ces parages, sont interceptés par les hauteurs, ce qui fait d’Aden un des endroits les plus chauds du globe.

Ce fut plein de joie et d’espoir que je pris terre : j’allais revoir mon frère, reprendre les usages européens, me reposer un peu, me retremper au contact des officiers anglais, qui savent si bien accueillir et comprendre les voyageurs et qui en fournissent eux-mêmes en si grand nombre. Ne rencontrant personne dans la ville qui pût me renseigner, je me présentai chez M. Heines, capitaine dans la marine indienne et gouverneur d’Aden sous le titre d’agent politique. Il parut d’abord surpris de ma visite ; il m’apprit que mon frère dont il ignorait l’état de santé s’était embarqué pour Berberah ; il me dit ensuite qu’ils étaient en relations, et il finit par me montrer deux lettres de mon frère et la copie des réponses qu’il lui avait adressées. Le ton hostile de cette correspondance me donna la mesure de leurs relations. Je pris congé de M. Heines et mes perspectives s’assombrirent au sentiment de mon isolement et des difficultés où devait se trouver mon frère.

Suivi d’un enfant galla que j’avais amené du Gojam, je parcourus la ville sans trouver où me loger : ni hôtel, ni auberge, ni cabaret, ni caravansérail d’aucune sorte ; des casernes, des magasins, des maisons bâties en madrépore, où les Banians et les Juifs tenaient leurs boutiques ; des huttes basses, sales et groupées à part servant de retraite aux nègres ou aux Somaulis venus de la côte d’Afrique pour travailler aux fortifications de la place, ou bien d’élégants pavillons habités par les officiers anglais ; aucun abri enfin pour un Européen n’appartenant pas à l’administration civile ou militaire. Il n’y avait pas à songer à retourner à notre brick qui devait remettre à la voile le plus tôt possible. La journée s’avançait, et, mon petit suivant et moi, nous n’avions pris aucune nourriture. Dans une ville arabe, nous eussions, sans que personne y prît garde, pris notre repas à l’étal de quelque revendeur de comestibles ; mais à Aden, les usages arabes n’étaient plus de mise ; la présence d’Européens me rappelait d’ailleurs au sentiment de nos convenances, et il me répugnait de manger sur la voie publique. Nous passâmes l’après-midi à circuler dans les bazars étroits et sales, coudoyant des Juifs indigènes, des Banians, des pélerins persans, indiens et chinois de passage pour la Mecque, des Somaulis, des Sowahalis, des Cipayes, des soldats anglais et quelques Arabes déguenillés, seuls échantillons de leur race qui consentaient à paraître dans Aden.

Vers le soir, des officiers anglais, quelques-uns avec leurs femmes au bras, arpentèrent gravement le lieu de leur promenade habituelle ; il me sembla que quelques-uns me regardaient comme s’ils savaient déjà qui j’étais. Je me remis en quête d’un gîte, mais inutilement. La nuit approchait. J’envoyai enfin mon suivant aux provisions, mais les échoppes étaient fermées, et il ne put trouver que des oignons et du mauvais pain. Un soldat irlandais, à moitié ivre, se sentit pris en ma faveur d’un violent accès d’hospitalité ; il voulait me loger chez sa cantinière et pour s’assurer de mon caractère, il entendait d’abord me faire boire avec lui.

— Car on prétend que tu es notre ennemi, disait-il ; et si cela était !…

— Je ne pus qu’à grand’peine me débarrasser de cet ivrogne, qui voulait à toute force boxer, et vers dix heures du soir, lorsque j’étais sur le point de me coucher sur la voie publique, je parvins à décider une vieille négresse à me louer pour la nuit une hutte à côté de la sienne ; j’obtins même qu’elle nous confiât un pot égueulé contenant une eau équivoque. Je m’accroupis sur mon manteau étendu à terre ; mon petit suivant étala devant moi nos oignons et nos galettes de pain, et, debout, le pot à la main, il assista respectueusement à mon repas. Je lui en abandonnai les restes, et je m’endormis en songeant à l’isolement où je me trouvais au milieu d’Européens comme moi. Le lendemain, en sortant de mon gîte, à la pointe du jour, je me rendis compte de l’atmosphère désagréable dans laquelle j’avais passé la nuit ; ma vieille hôtesse avait élu domicile dans le cimetière juif.

Pour comble d’embarras, je n’avais plus que quelques pièces de menue monnaie. Je songeai à m’embarquer pour Berberah, en donnant pour mon passage, soit mon manteau, soit les garnitures en vermeil de mon sabre ; et dans cette intention j’allais au port, lorsque près d’un petit camp établi en dehors de la ville, un officier m’accosta poliment, en me nommant, et me donna l’adresse d’un capitaine chez lequel mon frère avait dû laisser des instructions pour moi. Il m’exprima en me quittant le regret de ne pouvoir m’être plus utile. Je me rendis aussitôt chez ce capitaine qui me remit de la part de mon frère, une somme d’argent et une lettre, et s’excusa pareillement de ce qu’il ne m’offrait pas l’hospitalité : je devais sentir, disait-il, que malgré le plaisir qu’il aurait à se lier avec moi, il était obligé de céder aux exigences de sa position, comme subordonné du gouverneur, qui, vu l’état actuel de la colonie, désirait que les officiers de la garnison s’abstinssent de relations avec tout étranger. Il m’indiqua cependant le logement d’un lieutenant d’artillerie chez qui je trouverais, croyait-il, des nouvelles récentes de mon frère. En le remerciant, je ne pus m’empêcher de lui dire combien son accueil aimable me faisait regretter la défiance injustifiable du gouverneur ; et je me dirigeai vers la demeure du lieutenant d’artillerie, avec la pensée d’éprouver jusqu’où irait l’espèce d’interdit qui me frappait. Mais cet officier me réconforta par sa cordiale réception : il me faisait chercher depuis la veille, et il insista pour me retenir chez lui. J’eus beau refuser, dire que ma présence pourrait le compromettre, il ne voulut rien entendre, et il m’installa dans un charmant appartement de son habitation.

J’appris alors que mon frère, après avoir passé quelque temps à Aden, s’était embarqué pour l’Égypte, où il espérait trouver des soins médicaux plus intelligents ; qu’il était revenu à Aden, où, sous le prétexte qu’il pourrait bien être un agent secret du gouvernement français, le capitaine Heines lui avait suscité des difficultés de toute nature, jusqu’à défendre aux officiers d’entretenir des rapports avec lui ; qu’enfin mon frère avait cru opportun de s’éloigner et d’aller m’attendre à Berberah, malgré le gouverneur, qui voulait empêcher son embarquement, alléguant qu’il attendait à son sujet des ordres de son gouvernement.

Mon hôte me dit que mon arrivée faisait sensation ; le bruit courait que, comme frère d’un agent secret je devais être pour le moins un homme dangereux ; les officiers n’en croyaient rien, mais le gouverneur profitait de l’occasion pour exercer sur eux une pression qui, selon lui, dépassait ses pouvoirs et contre laquelle il était très-heureux de protester ostensiblement, ne fût-ce que pour la dignité de l’épaulette.

J’envoyai une lettre à mon frère ; le manque d’une occasion pour Aden retarda sa réponse. J’eus à échanger une correspondance avec le gouverneur pour faire lever l’interdiction faite aux patrons de barques indigènes de me recevoir à leur bord ; et je m’embarquai pour Berberah, après avoir séjourné un mois à Aden.

Je me séparai à regret de mon aimable hôte, le lieutenant Ayrton, qui, de même que les autres officiers de la garnison, ne douta pas un instant du caractère de mon frère, mais qui n’hésita pas à manifester l’indépendance de ses sympathies pour un voyageur qui se dévouait au culte de la science.

Après quatre jours de mer, nous mouillâmes dans la partie rade-foraine de Berberah.

Berberah est situé dans le pays des Somaulis, sur la côte d’Afrique, faisant face à celle d’Aden. Pendant cinq mois de l’année, il s’y tient une foire alimentée par les caravanes venant de l’intérieur, du royaume de Harar surtout, et par les petits bâtiments arrivant de la Perse, de l’Inde, de Mascate, de Zanzibar et de l’Arabie. Il s’y fait beaucoup d’affaires, vu le commerce relativement assez restreint de ces parages ; la première caravane y arrive au commencement de décembre, et la dernière en repart vers la fin d’avril. À un jour fixé, les Somaulis, qui forment sa population annuelle, abandonnant leurs campements et leurs maisons en nattes, chargent leurs femmes, leurs enfants et leurs ustensiles sur des chameaux, et partent dans toutes les directions pour l’intérieur ; tous les navires reprennent la mer ; et pendant sept mois de l’année, Berberah reste complètement désert. Les principales provenances qui alimentent cette foire sont : des esclaves, des bœufs, des moutons, de la myrrhe, du café, de l’or (en petite quantité), du civet, de l’ivoire, de la gomme, quelques peaux, de l’encens, du cardamôme et du beurre fondu. Les importations sont : des étoffes de coton de l’Inde et de la Perse, du cuivre, de l’antimoine et surtout de l’argent. Les Somaulis, peuple pastoral, ont peu de besoins, mais ils sont attirés à Berberah par l’espoir d’exploiter les trafiquants. Tout étranger, dût-il ne rester qu’un jour à Berberah, est obligé de choisir parmi les Somaulis un abbane ou protecteur, à qui il doit faire un cadeau en argent ou en nature. Cet abbane le protége contre les avanies, répond de sa personne, de ses biens et de sa conduite, préside à ses ventes et achats, sur lesquels il perçoit de petits profits ; il lui sert d’arbitre dans ses contestations, et il est arrivé souvent qu’il se soit fait tuer plutôt que de le laisser molester.

Je trouvai mon frère encore souffrant ; l’état de sa vue lui ayant fait craindre au Caire de ne plus pouvoir écrire, il s’était adjoint comme secrétaire un jeune Anglais. Il me désigna un abbane qui, selon la coutume, m’envoya un mouton et divers mets préparés, en échange desquels je lui fis le cadeau habituel, qui rappelle les xénies en usage dans la Grèce ancienne. En débarquant, j’avais cru sentir que les indigènes me regardaient de mauvais œil, et tous les détails que mon frère me donna sur son séjour me confirmèrent dans cette opinion. Il m’apprit que peu avant mon arrivée, sur le bruit répandu à Berberah que le capitaine Heines serait bien aise qu’on attentât à sa sûreté, son abbane l’avait engagé à écrire au capitaine pour qu’il démentît au moins un pareil bruit, et celui-ci lui avait répondu que comme gouverneur d’Aden, il n’avait pas à s’occuper de ces détails d’un intérêt tout personnel.

Nous cherchions à gagner le Chawa en passant par Harar, petit royaume à quatre ou cinq jours de marche de Berberah. Mais ici encore, il nous fallut compter avec le gouverneur d’Aden, qui employa contre nous son agent de confiance, un Somauli nommé Scher Marka, établi à Aden. Cet homme, fort influent parmi ses compatriotes, à cause du trafic étendu qu’il faisait, se tenait durant la foire à Berberah, d’où il approvisionnait de bétail et de diverses denrées la garnison d’Aden ; il nous fit dire qu’à moins de nous concilier le capitaine Heines, nous chercherions vainement à gagner Harar. Un marchand maugrebin, natif de l’Algérie française, nous confia qu’à la suite d’instructions venues d’Aden, Scher Marka avait fait décider dans une réunion de Somaulis qu’aucun chef de caravane ne nous admettrait. Bientôt, des bruits de plus en plus fâcheux circulèrent sur notre compte ; nos abbanes nous prévinrent de ne plus sortir le soir, de ne pas nous éloigner, même le jour, des habitations ; que sinon, ils ne pourraient plus répondre de nous.

Des vieillards Somaulis vinrent nous demander quels motifs incitaient le gouverneur d’Aden contre nous ; mais pour leur faire comprendre notre position, il eût fallu leur expliquer l’état des choses en Europe, et tout un ordre d’idées peu intelligibles pour eux. Ils nous demandèrent aussi quel grand intérêt nous engageait à braver, comme nous le faisions, un péril évident ; et il nous fut aussi difficile de leur répondre clairement sur ce point. Ils eurent cependant l’air de comprendre, Dieu sait quoi. En partant, ils nous dirent :

Gardez-vous néanmoins ; quelques mauvais Somaulis songent peut-être à lever contre vous leurs javelines ; mais il y a encore de braves gens parmi nous ; espérons que leur influence pourra contenir ces méchants, dont le premier tort, à nos yeux, est d’obéir à des suscitations étrangères à nos tribus indépendantes.

Aucun Européen n’avait encore visité le royaume de Harar dont les habitants, musulmans fanatiques, mettraient à mort, disait-on, tout chrétien qui pénétrerait chez eux. Néanmoins, avec un peu de savoir-faire, nous espérions réussir ; mais bientôt nous sûmes que les mesures prises contre nous par le gouverneur d’Aden étaient connues à Harar même, où notre succès dépendait en grande partie de l’imprévu de notre arrivée. Cette nouvelle nous décida à changer nos plans et à essayer d’arriver en Chawa par la voie de Toudjourrah.

Cette voie avait été ouverte, environ deux ans auparavant, par notre compatriote M. Dufey, grâce au Polémarque du Chawa, Sahala Sillassé, qui l’avait recommandé à une caravane composée d’habitants de Toudjourrah. On disait bien à Berberah et à Zeylah que le capitaine Heines répandait à Toudjourrah des sommes d’argent importantes, et que son influence, quoique non avouée, y était toute puissante. Mais nous ne pouvions sur des on dit renoncer à notre voyage ; d’ailleurs si la route par Toudjourrah nous était fermée, il nous restait encore deux autres routes principales : l’une par les États du Dedjadj Oubié dont les dispositions s’étaient modifiées en ma faveur, l’autre par le Sennaar. Nous étions fort disposés à croire que nous aurions encore à lutter à Toudjourrah contre l’influence anglaise, mais j’espérais néanmoins que mes relations avec le Polémarque du Chawa nous permettraient d’arriver jusqu’à lui.

Quelques notables des Somaulis sachant que nous allions nous embarquer, vinrent nous féliciter d’abandonner une lutte sans espoir, disaient-ils ; et le 15 janvier 1841, nous mîmes à la voile, laissant derrière nous cette côte aride de Berberah, rendue si inhospitalière par la malveillance d’Européens qui auraient dû être nos protecteurs naturels.

Arrivés à Zeylah, mon frère étant souffrant, j’allai seul chez le chef de cette petite ville ; il me reçut bien, se mit à mes ordres avec cette urbanité trompeuse souvent, mais agréable du moins, qu’on est presque toujours sûr de rencontrer sur les côtes orientales de l’Afrique ; et j’étais à peine rembarqué, qu’il nous envoya en cadeau trois moutons et des mets préparés.

Le lendemain, nous reprîmes la mer ; et le troisième jour, nous glissions doucement à l’entrée de la baie magnifique au fond de laquelle se trouve Toudjourrah.

Je descendis à terre avec le patron de notre barque, et affectant une confiance que nous n’avions pas, nous nous dirigeâmes vers l’habitation du chef de la ville, auquel, par suite de je ne sais quelle tradition, on donne le titre de Sultan.

Toudjourrah est situé tout au bord de la mer, sur une plage sablonneuse et plate ; le terrain, à environ cinq cents mètres du rivage, commence à s’élever en ondulations graduées qui atteignent dans le lointain les proportions de montagnes. La ville est composée d’environ deux cent cinquante maisons éparses, faites de fortes nattes en feuilles de palmier soutenues par des chassis de bois et recouvertes d’un toit de chaume ; par ci par là, quelques bâtiments à toits plats, construits en madrépore et torchis, servent de magasins. Des arbres bas, épineux et d’un feuillage rare couvrent les alentours de la ville, et de loin donnent au paysage un aspect de fraîcheur et de richesse, qui se dément à mesure qu’on approche. Des troupeaux de chèvres maigres et quelques chameaux errent en cherchant une herbe desséchée, qui fait même défaut plus de la moitié de l’année, et à laquelle ils suppléent alors en dépouillant les arbres de leurs feuilles et de leur écorce. Les habitants ont le teint noirâtre, les traits caucasiens et ne portent qu’un pagne et une toge légère ; ils sont tous musulmans et marchands d’esclaves ; la plupart parlent l’arabe, mais ils emploient entre eux la langue afar, leur idiome national.

Mon patron s’arrêta devant une maisonnette en bois faite de débris de navires et enduite d’un badigeon rouge qui s’écaillait au soleil ; haute de près de quatre mètres, large de trois, elle ressemblait à un de ces jouets que l’on fabrique à Nuremberg. Au rez-de-chaussée une pièce sablée, entièrement dépourvue de meubles servait de lieu de réception, et au fond une petite échelle donnait accès à un fenil sous le toit. Nous nous assîmes à l’entrée, sur le sol recouvert d’un gravier très-propre.

Le Sultan parut bientôt. C’était un homme d’environ soixante-cinq ans, d’une maigreur qui faisait peine à voir et haut-monté sur des jambes grêles. Coiffé d’un petit turban blanc, il portait à la ceinture un poignard recourbé garni en argent, et l’expression de son visage, d’un noir luisant, annonçait l’astuce et la faiblesse, comme sa démarche vive et saccadée dénotait l’instabilité de son esprit. Il se composa un air digne, nous fit servir le café et nous introduisit ensuite dans la maisonnette, où nous mangeâmes tous les trois une grande écuellée de riz fortement assaisonnée de carry ; puis, ayant fait servir le café une seconde fois, il s’enquit de ce qui nous amenait à Toudjourrah. Je lui dis que je venais attendre sous sa protection qu’il se formât une caravane pour le Chawa, et à cet effet, je lui demandai de me faire louer une maison pour moi et mes deux compagnons restés à bord.

Il me promit des maisons, tant que j’en voudrais, et me fit entrer dans maints détails que j’eus soin d’exposer de façon à l’affriander par les profits à tirer de nous. Je me levais pour disposer notre débarquement, lorsqu’il me dit :

— Tu as sans doute le papier ?

— Quel papier ? répondis-je.

— Le permis d’Aden, pour ton débarquement.

J’alléguai ma qualité de Français et mon indépendance sur une terre relevant de Constantinople.

— C’est possible, reprit-il avec suffisance, mais le gouverneur d’Aden, notre ami, désire qu’on ne s’arrête pas ici sans sa permission.

Je lui dis que j’étais prévenu et que je m’attendais à cette réponse, mais qu’étant venu pour m’assurer si, comme on le disait, Toudjourrah interdisait son territoire à mes compatriotes, je ne pouvais me contenter d’une déclaration verbale ; qu’il voulût bien me la donner par écrit, et qu’immédiatement je remettrais à la voile.

Ayant vainement essayé de me dissuader, il m’engagea d’un air paterne à remonter à bord pour me concerter, disait-il, avec mes compagnons, et revenir ensuite m’expliquer avec son conseil, qu’il allait convoquer. Mais sentant sous mes semelles cette terre de Toudjourrah, qui commençait dans mon esprit le chemin du Chawa et du Gojam, j’étais peu disposé à la quitter à la légère : si pour prévenir mon frère de ce qui se passait, je me fusse remis sur l’eau, j’aurais perdu tous mes avantages ; je refusai donc, et j’allai me promener sur le bord de la mer.

Je savais qu’un indigène nommé Saber avait eu des relations avec mon compatriote, M. Dufey, et je désirais d’autant plus le voir, que le Sultan avait feint d’ignorer jusqu’à son nom. Des enfants qui jouaient sur la plage m’indiquèrent sa demeure. J’y courus et je trouvai mon homme, à demi-nu, accroupi sur un alga, un chapelet à la main et son coran ouvert devant lui. Il avait la tête rasée et portait, comme par mégarde sur l’occiput, une calotte de l’Hedjaz ridiculement petite ; il était du même âge que le Sultan, mais sa physionomie spirituelle et narquoise me fit bien augurer de lui. Une élégante jeune fille, assise au pied de son alga, préparait des gâteaux de blé ; les tresses de ses cheveux noirs pendaient presque jusqu’à terre. À mon entrée, elle ramena son voile sur sa figure et disparut.

— Que le salut d’Allah soit sur toi ! me dit Saber, en me faisant prendre place à côté de lui.

Je lui dis qu’ayant entendu parler de ses bons rapports avec mon compatriote M. Dufey et n’ignorant pas non plus que ses ancêtres étaient originaires de l’Yémen, la terre bénie, je venais pour le saluer et m’éclairer de ses conseils précieux pour moi dans la position où je me trouvais ; je fis enfin de mon mieux pour gagner sa bonne volonté.

Sur plusieurs points de ces côtes d’Afrique, il y a quelques familles originaires d’Arabie, et ces familles sont d’autant plus fières de leur origine que, dans ces parages, lorsqu’on veut compléter l’éloge d’un homme, on dit : « C’est un véritable Arabe. » Il se trouvait précisément que Saber était infatué de son extraction arabe, qu’il prétendait être la seule qui fût avérée à Toudjourrah. Au pétillement de ses yeux, à la façon dont il se rengorgea en s’agitant sur son alga, je vis que j’avais touché juste.

— Ô mon maître, me dit-il, tu as donc entendu parler de moi ? Je ne suis qu’un obscur trafiquant perdu ici, au milieu de gens grossiers, et voici que mon nom a frappé ton oreille au delà de la mer ! C’est naturel après tout : bonne race est le plus précieux des biens qu’Allah nous donne. Que le Prophète bénisse ceux qui m’ont transmis le sang d’Ismaël ! Mais toi, comment t’appelles-tu ?

— Mikaël.

— Eh bien, Mikaël, puisque c’est ton nom, tu es venu ici pour aller dans le Chawa sans doute ? Mais ces gens sans religion ont aliéné le droit d’accueillir les étrangers. Mes pères, à moi, donnaient le pain et le sel aux meurtriers mêmes de leurs proches, quand au nom d’Allah, ils se présentaient devant leurs tentes ; et ces fils de chiens se disent Arabes, après avoir mis leur hospitalité en tutelle des Anglais ! Je sais ce qui se passe : on veut t’empêcher de te reposer ici, toi, l’étranger d’Allah, l’homme en voyage, qui ne demandes qu’à laisser sur notre terre l’empreinte de tes sandales. Aurais-tu envie de leur résister ? Il sera curieux de voir ce qu’ils pourront faire. J’ai entendu parler des Français ; ils ne sont pas riches comme les Anglais, dit-on, mais ils sont braves. Notre chef et ses acolytes ont follement accepté l’argent d’Aden, croyant qu’il n’y avait qu’à le prendre ; ils vont avoir à le gagner. Les Français n’ont-ils pas aussi des vaisseaux sur la mer ?

— Sans doute, répondis-je.

— Eh bien, fortifie-toi ; dis à ces gens : Allah m’a conduit ici et j’y reste. Ils seront embarrassés.

Il appela sa fille et nous fit servir le café et de l’eau miellée. Il m’expliqua comme quoi mon arrivée mettait la population en émoi : un fort parti faisait opposition au Sultan, et ce parti s’intéressait vivement à l’issue de ma démarche, la première de ce genre depuis que le Sultan et ses partisans étaient à la solde du gouverneur d’Aden.

Encouragé par ces révélations, je retournai à la demeure du Sultan, devant laquelle une soixantaine d’hommes accroupis en cercle tenaient conseil. Dès les premières objections opposées à notre débarquement, notre patron de barque, lui, avait cru prudent de remonter à bord. J’entrai dans la maisonnette, et je me postai à la lucarne du fenil pour observer ceux qui délibéraient sur moi. Plusieurs orateurs se levèrent successivement ; après une discussion longue et animée en langue afar, le Sultan et quatre ou cinq des plus anciens vinrent s’asseoir à l’entrée de la maisonnette et me firent signe de descendre. Ils me dirent que le Conseil m’enjoignait de me rembarquer immédiatement. Je me bornai à demander leur injonction par écrit. On apporta plume, encre et papier, et je regardai mon entreprise comme avortée. Mais la difficulté fut de s’entendre sur la rédaction : j’insistais pour l’emploi de termes explicites et trop peu diplomatiques par leur franchise. La plume et l’encrier furent bientôt mis de côté, et le Sultan retourna avec ses compagnons au Conseil, où la discussion reprit avec une vivacité nouvelle. Enfin, à bout d’arguments sans doute, le Sultan s’écria en arabe cette fois, pour que je le comprisse :

— Que veut-il donc, cet homme ? Veut-il envahir la demeure des gens ? Ne serions-nous plus maîtres chez nous ?

Tous les membres du Conseil se tournèrent vers moi.

— Je ne veux envahir la demeure de personne, leur dis-je en m’avançant. Je suis un voyageur ; il y a longtemps que je n’ai d’autre abri que le ciel ; je vais au Chawa ; Toudjourrah est sur ma route ; je sais que vos pères n’en ont jamais fermé l’accès aux gens inoffensifs. Si, comme on le dit, vous avez aliéné votre héritage pour le mettre à la discrétion du gouverneur d’Aden, vous avez dû le faire à la face d’Allah, et tous ces anciens ici réunis ne sauraient être honteux d’une résolution prise sur la terre où dorment leurs aïeux. Pourquoi refuseriez-vous d’avouer par écrit ce qui, tôt ou tard, ne manquera pas de devenir public ? À Moka, à Djeddah, à la Mecque, dans toute l’Arabie, qui me croirait, si je n’apportais une preuve incontestable de l’interdiction inouïe dont vous me frappez ? Que chacun de vous se mette un instant à ma place et juge.

— C’est très-bien, dit le Sultan ; mais il nous est impossible de te donner le papier que tu demandes.

— À défaut de papier, repris-je, je vous offre mon corps ; vous pouvez y inscrire vos volontés.

— Mais tu veux donc jouer avec la mort ? me dit l’un d’eux.

— S’il est écrit que mon corps doit rester ici, répondis-je, je ne le porterai pas plus loin ; mais les Français sauront où est tombé leur compatriote.

Il me sembla que plusieurs m’approuvaient ; d’autres parlaient avec véhémence et se tournaient vers moi avec des gestes menaçants ; un moment je crus qu’ils ne se contiendraient plus. Mais l’effervescence se calma ; on délibéra, on discuta longtemps et le Conseil se dispersa.

Assis sur le seuil de la maisonnette, je cherchais à prévoir la fin de toute cette affaire, lorsqu’une vieille esclave sortit d’une maison voisine, celle de la femme du Sultan, en terminant une phrase en amarigna. Je la saluai dans sa langue ; elle s’arrêta stupéfaite ; et quelques mots échangés établirent un lien entre nous. Volée à une famille chrétienne dans le Chawa et vendue à Toudjourrah, cette malheureuse était devenue gardienne des deux filles du Sultan, âgées de seize à dix-huit ans. Elle rentra chez ses maîtresses, et bientôt, en passant près de moi, elle me dit à demi-voix en amarigna :

— Courage ! Le maître ne sait que faire ; persiste, et tu resteras.

Quelques instants après, une quarantaine d’hommes, armés de boucliers, de coutelas et de javelines, vinrent se grouper à quelques pas de moi. L’un d’eux, dont j’avais remarqué la violence durant le Conseil, vint me sommer en mauvais arabe de m’embarquer sur-le-champ. Je restai assis sans répondre, adossé à la maisonnette. La troupe m’entoura.

— Tu n’as donc pas de sens ? me dirent-ils. Que te faut-il pour partir ?

— Ce que je vous ai dit : la sommation écrite ou la contrainte.

Ils crièrent ; plusieurs tournèrent leurs javelines contre moi, et l’un d’eux tenta de me faire lever en me tirant par le bras. J’étais armé aussi ; mais ma résistance passive les décontenança : ils reculèrent, s’entre-regardèrent ; et il était temps, car les uns et les autres nous touchions à un de ces moments où le jugement ne conduit plus la main. Ils se retirèrent à une vingtaine de pas et s’accroupirent comme pour délibérer encore. La nuit vint sur ces entrefaites, et ils se dispersèrent.

Je restai seul dans l’obscurité. Bientôt, le Sultan vint vers moi, protégeant de la main un flambeau allumé, et il m’invita à entrer dans la maisonnette, où nous soupâmes ensemble comme de bons amis. En buvant le café, il me dit :

— Tu as peu de jugement, ou bien tu te fies à quelque puissant talisman. Je t’aime comme si tu étais mon fils ; mais je ne suis pas seul maître ici, et ta présence soulève des questions difficiles. Tes compagnons restés à bord doivent être inquiets ; va leur donner le bonsoir, et demain matin, nous reprendrons cette affaire qui finira peut-être par s’arranger.

Je lui répondis que mes compagnons étaient sans inquiétude, puisqu’ils me savaient auprès de lui ; que nous avions assez parlé tout le jour, et que le mieux était de se reposer.

Il me regarda fixement, cligna de l’œil et se mit à rire.

— Le rusé ! dit-il ; comme les Français diffèrent des Anglais ! Vous du moins, vous nous traitez comme des semblables. Tiens, je souhaite que tu restes. Bonne nuit ; et qu’Allah nous réveille d’accord !

Je montai dans le fenil et je m’endormis sur le plancher, après avoir eu la précaution de tirer l’échelle.

Le lendemain, de bonne heure, des hommes vinrent successivement par deux et par trois s’entretenir avec le Sultan. Je déjeunai avec lui ; il me dit qu’on allait se réunir et que notre affaire serait décidée le jour même. Il voulait que notre patron de barque assistât à la délibération, mais il ne put le déterminer à redescendre à terre. J’allai voir Saber ; il m’apprit que ma conduite de la veille avait trouvé de chauds partisans, mais que mes adversaires avaient encore la majorité. J’écrivis quelques mots au crayon pour rassurer mon frère, et Saber se chargea de les lui faire remettre.

Vers neuf heures du matin, le Sultan traîna hors de sa maison deux vieilles timbales ; il s’accroupit et leur infligea énergiquement une batterie rapide : c’était, à ce qu’il paraît, la façon reçue de convoquer dans les grandes occasions le ban et l’arrière-ban de son parlement.

Quant à moi, je repris ma place d’observation à la lucarne de la maisonnette. Les habitants affluèrent en nombre plus que double de la veille et ils s’accroupirent en cercle. Le Sultan se leva pour ouvrir la séance par un petit discours qu’il prononça d’un air penaud. Les orateurs se succédaient, et j’en étais à souhaiter que les débats durassent assez longtemps pour émousser l’énergie de l’assemblée, lorsqu’un homme vint me dire qu’une voile paraissait à l’entrée de la baie, et qu’à sa grandeur on la croyait européenne. Il me demanda si quelque bâtiment de guerre français devait venir. Je lui répondis que je ne savais rien de certain à cet égard, mais, comme je l’avais dit la veille au Sultan, que l’on s’attendait à voir dans la mer Rouge une frégate française. Depuis quelque temps on disait en effet qu’une frégate française devait arriver dans ces parages, bruit qui s’est trouvé confirmé par l’apparition éventuelle de bâtiments détachés de la station française de la mer des Indes.

La façon évasive et sans arrière-pensée apparente dont j’en avais parlé donna à ce bruit une créance d’autant plus grande que l’appui d’un bâtiment de guerre français pouvait seul, aux yeux des indigènes, expliquer mon obstination à vouloir rester dans le pays.

À mesure que le bâtiment approchait, sa haute mâture couverte de toile jeta de l’indécision parmi les parlementeurs, qui bientôt levèrent la séance. Le Sultan remisa ses timbales dans sa maison et courut au bord de la mer, où toute la population était attentive. Il allait et venait de la maisonnette à la plage.

— Mon frère, me dit-il enfin, le corps du bâtiment domine déjà l’horizon : viens voir. Je l’accompagnai sur la plage. Là, il me confia que le rôle qu’on lui avait imposé lui pesait ; que grâce à la venue d’un bâtiment français, il allait reprendre son indépendance ; qu’il avait toujours eu de la sympathie pour moi, et pour me le prouver, il m’offrit de me donner sur l’heure une maison.

Je profitai de ce revirement ; j’envoyai prendre à bord le secrétaire de mon frère, et notre débarquement commença. Le vieux Saber, tout ragaillardi, pérorait au milieu d’un groupe. La maison qui me fut donnée se trouvant trop petite, le Sultan fit évacuer la maison voisine. Mon frère était encore souffrant, je le conduisis à notre nouvelle demeure et il y était à peine installé, notre dernier colis venait d’être mis en place, que le brick de guerre, arrivé à trois encablures de terre, fit ronfler la chaîne de son ancre, et comme jusque là il n’avait arboré qu’une flamme, il hissa son pavillon qu’il appuya d’un coup de canon. Le pavillon était aux couleurs britanniques.

La stupeur fut générale. Le Sultan dit en arabe :

— Nous avons fait ce que nous avons pu. Francs contre Francs, qu’ils s’arrangent maintenant !

Saber, les yeux pétillant de malice, s’écria :

— Mais il n’est pas français, son bâtiment !

Et passant près de moi :

— Allah te bénira, me dit-il, pour le tour que tu leur as joué.

Je me retirai dans notre logement. Le capitaine du brick vint tout d’abord, avec ses officiers, nous faire visite. C’était le capitaine Christofer, que je connaissais déjà. Je le plaignis sincèrement d’avoir à accomplir une mission qu’il désapprouvait au fond, car c’était un honnête et aimable homme. Il eut une conférence avec le Sultan et les principaux habitants ; il nous fit une seconde visite dans la soirée, me serra la main d’une façon significative et retourna à bord, nous laissant touchés de ses procédés. Le lendemain, il leva l’ancre.

Dès lors commença pour nous une existence pénible et monotone. Les habitants de Toudjourrah sont tous trafiquants ; ils vont commercer à Berberah, à Moka, à Hodeydah, à Komfodah et à Djeddah, quelques-uns jusqu’au golfe Persique et dans l’Inde, et presque tous font le pélerinage de la Mecque ; leur principal marché dans l’intérieur est en Chawa ; ils se rendent aussi en Argoubba et dans le Wara-Himano, mais ils ne vont que très-rarement jusqu’à Gondar. Ils ne séjournent que très-peu de temps à Toudjourrah et passent leur vie en expéditions commerciales jusqu’à ce que l’âge les contraigne à rester dans leurs familles ; ils se font alors remplacer par leurs fils, ou bien ils confient leurs intérêts à des esclaves éprouvés qu’ils recommandent aux chefs de caravanes. C’est ainsi que Saber continuait son commerce. Leur richesse consiste en argent et en troupeaux de bœufs et de chameaux, dont ils ne profitent guère, l’aridité de leur territoire les contraignant à les confier à des pasteurs bédouins qui vivent à trois ou quatre journées dans l’intérieur et qui prélèvent pour leur garde plus de la moitié des produits. Le Sultan seul ne trafiquait pas. Comme il le disait bien lui-même, son autorité n’était que nominale ; ses sujets, tous Afars de nation, et dont l’organisation sociale, étudiée par mon frère, rappelle celle des premiers Romains par sa division en curies, décuries et centuries, se gouvernent eux-mêmes sous sa présidence. Ils sont d’une grande sobriété et appartiennent à la vieille école des musulmans par leur abstension de toute boisson enivrante. On trouve devant chaque maison un petit espace de terrain bordé de grosses pierres et couvert d’un gravier scrupuleusement propre ; c’est là que les habitants font leurs prières, boivent le café, reçoivent leurs visites et prennent le frais après le coucher du soleil.

Mon premier soin dut être de me créer des relations. Dans les diverses parties de l’Afrique que j’ai visitées, j’ai été frappé des sentiments de répulsion et de crainte que l’Européen éveille chez les indigènes des diverses races : les hommes nous regardent avec défiance, les femmes nous fuient, les enfants ont peur et s’écartent. Mais l’ignorance et la curiosité naturelles à leur âge poussent ces derniers à se rapprocher de nous ; aussi, n’est-il pas sans utilité de se faire bien venir d’eux. En tout pays, les caresses faites aux enfants plaisent aux mères, aux nourrices, aux femmes de la maison, et quand le maître rentre chez lui, les enfants deviennent nos meilleurs protecteurs. Que le voyageur veuille ou non s’appliquer à l’étude des hommes, il ne doit point perdre de vue que pour en être accueilli, il doit se les concilier ; qu’à cette fin il faut qu’il soit animé pour eux de sentiments bienveillants, je dirai presque fraternels ; et ces sentiments se décèlent bien moins par la parole que par une disposition intérieure. Car la parole est impersonnelle ; chaque homme lui communique quelque chose de lui-même et la frappe pour ainsi dire à son coin, au moyen de manifestations qui se dégagent de lui à son insu et révèlent le mieux ce qui s’agite dans son être. Il y a aussi certaines façons, certaines contenances qui ont leur importance que le tact indique, et qui sont comme des concessions que l’on doit au milieu que l’on traverse. Quand on s’est trouvé seul et inconnu au milieu de gens de race, d’habitudes, de mœurs et de langue étrangères, on apprend, comme les dompteurs d’animaux, à éviter ou à assumer certains airs, certaines allures, certains gestes même, qui, indifférents en apparence, n’en ont pas moins une portée sérieuse ; tant il faut peu de chose quelquefois pour indisposer ou capter son semblable ! À Toudjourrah, j’eus à mettre en usage tous mes instincts et toute mon expérience, car nous avions débarqué malgré les indigènes, et aux nombreuses considérations qui dans leur esprit militaient contre nous s’ajoutait encore leur fanatisme musulman. En passant mes journées à leur faire des visites, je parvins à les habituer insensiblement à mon voisinage : j’étais à demi-rompu aux usages africains, et, au bout de quelques semaines, je m’étais concilié plusieurs familles où l’on m’attendait pour verser le café du matin ou du soir.

Je me mis au courant de l’opinion publique et des divers intérêts qui agitaient ce petit peuple. Saber devint pour moi un chroniqueur précieux. C’était un original que presque personne ne visitait, et il ne sortait jamais de chez lui, si ce n’est le vendredi pour se rendre à la mosquée ; mais son âge, son intelligence déliée, son esprit inquiet et mordant faisaient de lui une autorité avec laquelle on comptait. Ses réflexions satiriques couraient de bouche en bouche. Il s’habitua si bien à bavarder avec moi que lorsque durant la journée, j’omettais de l’aller voir, il ne manquait pas de m’envoyer chercher.

Il paraît que Scher Marka, l’agent à Berberah du capitaine Heines, s’étant assuré de notre destination, malgré nos soins à la tenir cachée, avait averti le capitaine de notre départ pour Toudjourrah, et que celui-ci avait envoyé sur-le-champ le capitaine Christofer pour nous devancer à Toudjourrah et encourager les habitants à s’opposer à notre débarquement. Surpris par la diligence que nous avions faite et par ma manière imprévue de traiter avec le Sultan, le capitaine Heines donna des ordres pour rendre au moins notre séjour infructueux et décourageant : il était défendu de nous vendre aucune provision de bouche, et les indigènes répétaient que si l’on nous permettait de nous joindre à une caravane pour l’intérieur, les croiseurs anglais arrêteraient le commerce maritime de Toudjourrah, et confisqueraient tous les esclaves. Quant aux instructions relatives à notre régime, elles furent rigoureusement mises à exécution ; et nous serions morts de faim sans quelques sacs de riz que par précaution nous avions apportés de Berberah ; pendant tout notre séjour, le secrétaire de mon frère et moi, nous n’eûmes pour toute nourriture que du riz cuit à l’eau. Un ami, s’étant apitoyé sur l’état de santé de mon frère, nous envoyait pour lui, discrètement, un bol de lait chaque jour. Toudjourrah n’est, à proprement parler, qu’un caravansérail servant de débouché au commerce d’esclaves. Son établissement n’annonce aucune de ces précautions nécessaires pour subvenir aux besoins d’une population assise à demeure ; les habitants y sont campés plutôt qu’établis ; ils n’ont presque pas de mobilier ; le chef de famille peut toujours charger sa femme, ses enfants et ses ustensiles sur le dos d’un des chameaux agenouillés à sa porte, et, abandonnant une maison dont la valeur intrinsèque est presque nulle, il peut, dans le plus bref délai, transporter ailleurs ses pénates. Les habitants sont très-sobres ; chaque famille se tient en relations avec des bédouins de l’intérieur qui lui fournissent du beurre fondu et du sorgho ; le blé, le riz et quelques autres objets de consommation n’arrivent que sur commande et par mer ; parfois ils égorgent une chèvre, et de loin en loin un bœuf ou un chameau. On ne trouve à Toudjourrah ni bazar, ni marché de comestibles. Il était donc facile de nous empêcher d’acheter aucune denrée alimentaire.

Deux partis s’étaient formés à notre sujet, et le Sultan oscillait entre eux : l’un voulait maintenir notre exclusion du droit commun, l’autre nous laisser libres de nous joindre à une caravane qui se formait pour le Chawa. Ce dernier parti allait prévaloir, lorsque nos adversaires frétèrent expressément un bateau arabe, et allèrent à Aden prévenir le capitaine Heines qu’ils ne répondaient plus de pouvoir nous empêcher de partir pour le Chawa ; et quelques jours après ; un brick de guerre anglais (the Euphrates) vint stationner à Toudjourrah. La semaine suivante un second brick vint relever le premier, qui s’en retourna à Aden, et ces deux bâtiments se relayèrent ainsi pendant plusieurs semaines pour tenir le gouverneur d’Aden au courant de toutes nos actions. Le Sultan reçut l’ordre de faire suspendre le départ de la caravane qui devait nous emmener en Chawa, et cet ordre contraria d’autant plus les trafiquants que nous étions au mois de mars, et que les chaleurs se faisaient déjà sentir.

Un matin, à mon lever, j’appris qu’un bâtiment arabe venu d’Aden avait jeté l’ancre dans le port au point du jour : qu’un Européen était descendu à terre, et qu’on l’avait forcé à coups de bâton à se rembarquer et à remettre à la voile. En sortant, j’allai chez Saber, qui me confirma cette nouvelle et m’indiqua le bâtiment, qui disparaissait déjà à l’entrée de la baie. Je sus plus tard que cet Européen n’était autre que notre compatriote M. Combes. Il avait pour mission de se rendre auprès de Sahala Sillassé, le Polémarque du Chawa. À Aden, le capitaine Heines lui avait donné l’hospitalité dans sa maison, mais sans oublier néanmoins de préparer à Toudjourrah la réception déplaisante qui lui fut faite.

Les officiers des deux bricks qui se relayaient pour nous surveiller n’eurent plus aucune relation avec nous, et nous regrettâmes le capitaine Christofer, dont la courtoisie adoucissait du moins la rigueur des ordres qu’il était chargé de transmettre à notre sujet : il avait été désigné à un commandement dans l’Inde. Cette attitude des officiers anglais ne contribua pas peu, selon Saber, à encourager la malveillance de ceux des indigènes qui cherchaient à s’attirer les libéralités du gouverneur d’Aden.

Nous avions, mon frère, son secrétaire et moi, l’habitude de nous promener chaque soir dans un endroit fréquenté aux alentours de Toudjourrah. Depuis deux ou trois jours, une indisposition retenant mes compagnons chez eux, j’allais seul faire ma promenade habituelle. Un soir, au détour d’un sentier, je vis, accroupis sous des arbres, trois bédouins à qui je donnai le salut d’usage. J’eus à peine fait quelques pas qu’une grosse pierre lancée par derrière vint effleurer mon turban et s’enterrer dans le sable devant moi. En me retournant, je me trouvai face à face avec mes adversaires ; l’un d’eux mis hors de combat, les deux autres disparurent derrière les ruines d’une mosquée. Une petite fille, revenant de la fontaine, avait tout vu, et, courant vers les premières maisons, elle avait poussé le cri d’alarme ; ce qui avait déterminé la fuite de mes agresseurs. Des habitants sortirent en armes ; nous retournâmes au lieu de la scène, mais le bédouin tombé avait disparu. Mes amis s’émurent beaucoup de cette tentative. Saber jeta feu et flamme contre le Sultan et son parti, qui attireraient, disait-il, sur son pays, la vengeance des Français, et, à son défaut, une punition divine. À quelques jours de là et en plein midi, le secrétaire de mon frère fut insulté et attaqué à coups de pierre par des enfants et quelques jeunes hommes.

Durant mon hivernage à Gondar, j’avais eu avec Sahala Sillassé des relations de sa part très-bienveillantes. Nous avions échangé des cadeaux, il m’avait pressé de me rendre auprès de lui, et je ne doutais pas que, s’il apprenait que j’étais à Toudjourrah, il ne me fît ouvrir une route, malgré les résistances du Sultan, car, à cause de leur commerce avec le Chawa, tous les habitants de Toudjourrah dépendaient de lui. Aussi, dès notre arrivée, avions-nous cherché à lui faire connaître notre situation.

Plusieurs indigènes avaient d’abord consenti à lui porter notre message, mais malgré l’appât d’une forte récompense, chacun d’eux, au moment de partir, s’était dégagé de sa promesse, en alléguant qu’il craignait de mécontenter les partisans du Sultan. Nous savions que la Compagnie des Indes songeait depuis quelque temps à envoyer une ambassade en Chawa. M. Harris, capitaine dans l’armée anglaise fut désigné pour cette mission, et le gouverneur d’Aden donna l’ordre au Sultan d’organiser une grande caravane pour l’accompagner. Quelques trafiquants plus pressés que les autres se préparèrent à partir sur-le-champ, et ils consentirent en secret à nous prendre avec eux. Nous regardions donc notre départ comme certain, lorsque l’arrivée d’un nouveau bâtiment anglais fit échouer cette tentative. Le Sultan avait encore averti le capitaine Heines, qui envoya cette fois à Toudjourrah un agent spécial.

Cet agent s’établit dans une maison voisine de la nôtre ; il avait plus de soixante ans et se nommait Hadjitor ; il était Arménien de nation, parlait parfaitement l’anglais, l’hindoustani, le persan et l’arabe, et depuis nombre d’années, la Compagnie des Indes le chargeait de missions difficiles dans diverses parties de l’Orient.

Cette fois, il venait à Toudjourrah pour combattre ouvertement notre influence qui, au dire du Sultan, l’empêchait d’exécuter les ordres du gouverneur anglais. Dès le lendemain de son arrivée, il indiqua aux notables réunis la meilleure marche à suivre pour nous empêcher de partir pour l’intérieur. Du reste, il vint poliment nous faire visite ; il nous dit franchement que désormais nous ne pouvions plus lutter contre le gouverneur d’Aden ; et ayant été informé de la simplicité excessive de mon régime, il m’offrit obligeamment par l’intermédiaire du secrétaire de mon frère, de me prêter la somme d’argent que je désirerais. Peu après, il me fit savoir que la Compagnie des Indes ne nous refuserait pas une bonne indemnité, si nous voulions renoncer à notre voyage en Chawa.

Les chaleurs devenaient très-fortes ; vers le milieu du jour, les indigènes évitaient de sortir de leurs maisons ; les animaux même se réfugiaient à l’ombre ; ce qui me permettait de surprendre sur les collines des gazelles de la petite espèce et d’apporter ainsi un changement à mon insipide régime de riz.

M. Hadjitor chercha à détacher de nous le secrétaire de mon frère. Ce jeune homme était d’un caractère agréable, mais il n’avait pas, pour affronter des privations aussi longues, les motifs qui nous animaient. On lui offrait un emploi dans l’Inde, et dès que mon frère l’apprit, il alla au-devant de ses scrupules, en l’encourageant à tirer parti de sa position auprès de nous, si cela devait avancer sa fortune ; et notre jeune compagnon alla s’établir chez M. Hadjitor.

Depuis l’arrivée de cet agent, la hardiesse des partisans du Sultan s’accroissait de jour en jour ; ils avaient empêché le départ de la petite caravane à laquelle nous comptions nous joindre, et ils profitaient des moindres occasions pour nous susciter des désagréments de nature à faire prévoir que nous en arriverions à un conflit.

L’adresse et la ténacité que nous avions déployées pendant près de quatre mois, nous avaient acquis une position telle que les Anglais ne pouvaient nous débusquer de Toudjourrah, mais ils arrêtaient pour longtemps notre voyage dans l’intérieur. On s’attendait de jour en jour à voir arriver l’ambassadeur de la Compagnie des Indes, accompagné de son nombreux personnel et de vingt-cinq soldats anglais qui devaient lui servir d’escorte jusqu’en Chawa ; et la grande caravane était prête à partir dès l’arrivée de tout ce monde. Comme ressource dernière, nous aurions pu tenter de nous attacher à suivre cette caravane ; mais c’eût été aux dépens de notre dignité. Vis-à-vis des indigènes, il nous était permis de nous résoudre à composer avec les habitudes conformes à notre éducation, mais en face d’Européens comme nous, et d’Européens hostiles, nos susceptibilités nationales se réveillaient plus vives. L’ambassadeur anglais, entouré d’un nombreux personnel, muni de cadeaux princiers, disposant de l’autorité de Toudjourrah, appuyé de vaisseaux de guerre, marchant enfin sur une route aplanie de longue main par l’influence et l’argent du capitaine Heines, ne devait pas manquer d’avoir aux yeux des indigènes une supériorité écrasante sur deux voyageurs isolés dont l’un était souffrant, et qui, avec leurs modestes ressources personnelles, s’efforçaient de se frayer leur route. En conséquence, nous dûmes nous résigner à abandonner une position que nous avions cependant eu tant de peine à conquérir.

Quand on songe à la conduite du chef de la colonie d’Aden à notre égard, elle semble se concilier difficilement avec les habitudes et la grande figure que la nation anglaise fait en Europe. Mais trop souvent dans leurs établissements lointains les nations européennes, en vue de quelque avantage commercial ou politique, ont ouvertement foulé aux pieds les notions élémentaires d’humanité, de justice et de morale que, par respect pour la conscience de leurs concitoyens ou par crainte des jugements de nations rivales, elles n’eussent osé violer dans notre hémisphère ; et l’histoire des colonies européennes en Afrique et en Amérique offre des exemples d’iniquité bien autrement déplorables que la persécution dont nous étions les victimes à Toudjourrah. Aujourd’hui, grâce aux communications plus fréquentes des peuples, grâce surtout à ce qu’une plus grande publicité éclaire leurs actions, le champ de l’arbitraire tend à se rétrécir. Mais il est difficile de se soustraire complétement aux effets de précédents mauvais. De même que le bien, le mal a son enchaînement ; et à l’époque dont je parle, un gouverneur peu scrupuleux pouvait encore réveiller contre nous avec impunité des traditions politiques aujourd’hui désavouées.

Du reste, dans les établissements anglais de l’Inde, l’opinion publique se prononça énergiquement en notre faveur ; des journalistes ne craignirent pas de prendre notre défense, et lorsque plusieurs années après, je me trouvai au Caire, des employés militaires et civils de la Compagnie des Indes, de passage en Égypte, sont venus me féliciter de mon retour et me dire combien leurs compatriotes avaient désapprouvé les mesures prises contre nous. Je n’attendais point ces témoignages pour revenir à la juste appréciation de la loyauté des citoyens anglais ; et si je rappelle la conduite du capitaine Heines, c’est bien moins pour attacher le blâme à son nom, que pour donner à comprendre quels sentiments pénibles devaient nous oppresser, lorsqu’à Berberah et à Toudjourrah, nous songions qu’à quelques lieues de l’autre côté du golfe, des hommes élevés dans les mêmes principes que nous, au lieu de nous aider dans notre voyage, employaient tous les moyens que leur fournissait une position supérieure pour nous empêcher de l’accomplir. Nous au moins, nous avions été assez heureux pour user ces persécutions par quelques mois de privations et de déboires ; mais d’autres Européens, comme nous voyageurs pour la science, en ont subi plus tard les conséquences malheureuses. Quatre officiers de l’armée indienne, désignés par leur mérite, sont partis, en 1855, par ordre de la Compagnie des Indes pour pénétrer dans le royaume de Harar ; un navire de guerre les avait à peine débarqués à Berberah, que les Somaulis en tuèrent un et en blessèrent grièvement deux autres, qui, grâce à l’obscurité, parvinrent heureusement à regagner leur bâtiment. Les Somaulis ont des rapports journaliers avec les autorités anglaises d’Aden, mais dès qu’il a été question d’un voyage dans l’intérieur de leur pays, ils ont, pour satisfaire leur aversion contre les Européens, ressuscité les arguments dont le capitaine Heines s’était servi contre nous.

Avant de quitter Toudjourrah, nous pensâmes qu’il convenait d’informer Sahala Sillassé de nos tentatives pour arriver jusqu’à lui, des causes qui les avaient rendues infructueuses, ainsi que de l’arrivée prochaine dans ses États de l’ambassade anglaise et des mobiles qu’elle pouvait avoir.

Prévoyant que les agents anglais chercheraient à arrêter ma lettre, mon frère en fit cinq copies que nous donnâmes à cinq messagers différents. Effectivement, deux de nos messagers se laissèrent séduire par nos rivaux, et deux exemplaires tombèrent entre leurs mains ; mais les trois autres sont parvenus sous les yeux de Sahala Sillassé, et l’insuccès complet de l’ambassade du capitaine Harris nous a donné satisfaction.

Quand j’appris au Sultan que nous allions quitter Toudjourrah, il me témoigna son contentement de me voir partir, et ne put s’empêcher de m’avouer qu’il était malheureusement à la solde des Anglais, et que ni lui ni ses compatriotes n’étaient plus les maîtres chez eux ; et comme il ne se trouvait pas de barque libre, sur-le-champ, il nous en nolisa une d’autorité. Le vieux Saber était tout triste.

— Va, mon fils, me dit-il. À choisir, j’aimerais mieux votre position que celle de tous ces gens ; et il y a ici plus d’un honnête musulman qui pense comme moi. J’espère vivre assez pour pouvoir passer la mer et me retirer dans le pays de mes pères, où l’hospitalité et le culte des aïeux sont encore pratiqués. Va ; qu’Allah te guide ! Respecte les vieillards comme tu l’as fait en moi ; et la terre reverdira sous tes pas.

En parlant ainsi, il m’accompagna jusque loin de sa maison ; il dut s’asseoir sur une pierre pour se reposer ; et je m’éloignai de lui pour toujours.

Dès que les effets furent embarqués, les partisans du Sultan manifestèrent leur joie ; les hommes du parti contraire restèrent dans leurs maisons, et je fis parmi eux ma tournée d’adieu. Deux hommes seulement eurent le courage de nous faire la conduite jusqu’à notre barque.

Les plateaux de la haute Éthiopie, dont l’accès se hérissait pour nous de difficultés, devinrent à mes yeux comme une terre promise. Le serment qui me liait au Dedjadj Birro m’incitait à de nouveaux efforts ; et avec l’énergie et l’abnégation que donne l’âge où nous étions, nous décidâmes de tout affronter, plutôt que de renoncer à notre entreprise. Je proposai cependant à mon frère de rentrer en France pour y rétablir sa vue, mais il ne voulut rien entendre, et me répondit que dût-il se faire conduire et sonder le terrain avec un bâton, il marcherait devant lui.

Nous mîmes à la voile le 12 mai 1841. Un fort vent du sud nous fit franchir le détroit de Bab-el-Mandeb ; et quatre jours après, nous abordions à Hodeydah, dans l’Yémen.



FIN DU PREMIER VOLUME