Doutes historiques relatifs à Napoléon Bonaparte/Texte

DOUTES HISTORIQUES

RELATIFS À

NAPOLÉON BONAPARTE.


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Quoique depuis long-temps l’attention générale ait été occupée du personnage extraordinaire, à l’ambition duquel on nous suppose avoir échappé de si près, à peine ce sujet semble-t-il avoir rien perdu de son intérêt. Nous nous plaisons encore à raconter les exploits, à discuter sur le génie, à nous informer de la situation actuelle, et même à forger des conjectures sur les destinées à venir de Napoléon Bonaparte.

Et cela doit cesser de nous étonner, si nous envisageons la nature vraiment extraordinaire de ces exploits, celle de ce génie, leur grandeur et leur vaste importance, la singularité sans exemple des événemens, aussi bien que cet autre puissant aiguillon à la curiosité, la mystérieuse incertitude qui plane sur le caractère de cet homme. Si (mettant à part toute histoire notoirement fabuleuse) il est douteux qu’aucune ait jamais attribué à son héros un enchaînement pareil d’actions merveilleuses, resserré dans un aussi court espace de temps, il n’est pas moins certain que l’on ne donna jamais à personne des caractères si contradictoires. À la vérité, l’esprit de parti a toujours su flatter ou déparer le portrait de presque tout homme célèbre ; mais, à travers cette diversité de coloris, il est toujours facile de démêler quelque chose d’un même ensemble. Bien plus, il arrive que ce qui, d’un côté, nous est peint comme vertu, ressemble en quelque sorte à ce qui ailleurs nous est représenté comme vice : la témérité, par exemple, se nommera courage, ou le courage témérité héroïque ; fermeté et orgueil entêté cadreront dans deux tableaux opposés, qui pourront du reste s’accorder sur quelques traits fondamentaux. Ni les amis, ni les ennemis de Philippe de Macédoine, non plus que ceux de Jules-César, ne révoquèrent jamais en doute leur courage ou leurs talens militaires, mais il en a été tout autrement de Bonaparte. Cet obscur aventurier Corse, cet homme, suivant les uns d’un talent et d’un courage extraordinaire, suivant les autres d’une capacité très-médiocre et poltron achevé, avança rapidement de grade en grade au service de France, obtint un commandement supérieur, remporta une suite de victoires éclatantes, puis, enflé par le succès, s’aventura dans une expédition contre l’Égypte, expédition tramée et conduite avec une habileté consommée au dire des uns ; avec le comble de l’extravagance et de la folie, à en croire les autres ! Toutefois il manqua son but, et laissant son armée d’Égypte dans la plus grande détresse, revint lui-même en France où il trouva la nation, ou du moins l’armée si bien disposée en sa faveur, qu’il put sans peine renverser le gouvernement existant et obtenir pour lui-même le pouvoir suprême, d’abord sous le nom modeste de consul, mais ensuite sous le titre plus sonnant d’empereur. Armé de ce pouvoir, il renversa les coalitions les plus formidables des autres états européens ligués contre lui, et quoique chassé des mers par les flottes britanniques, parcourut le continent presque entier en triomphateur. Terminant une guerre, souvent en une seule campagne, il fit son entrée dans les capitales de la plupart des potentats ses ennemis, se plut à déposer et à créer des rois, et se montra lui-même le souverain réel de la majeure partie du continent depuis les frontières d’Espagne jusqu’à celles de Russie. Nous le voyons même, à la tête d’armées immenses, envahir ces dernières contrées, terrasser leurs forces, pénétrer jusqu’à leurs capitales, et les menacer d’une soumission totale. Cependant, à Moscou, sa marche est arrêtée, un hiver d’une sévérité peu commune, de concert avec les efforts des Russes, achève d’anéantir ses innombrables légions, et les souverains de l’Allemagne, secouant le joug, s’unissent pour l’abattre. Il lève une autre puissante armée, elle périt à Leipsick ; il en lève une autre encore avec laquelle, nouvel Antée, il se maintient quelque temps en France ; à la fin pourtant il est mis en déroute, détrôné et banni dans l’île d’Elbe dont on lui accorde la souveraineté. C’est de là qu’environ neuf mois après, il reparaît, à la tête de six cents hommes, pour tenter le détrôneraient du roi Louis, rappelé par le voue de la nation française ; cette nation se déclare en sa faveur, et le reporte sur le trône sans coup férir. Il lève une nouvelle grande armée pour arrêter les puissances alliées ; cette armée est détruite à Waterloo ; lui-même, déposé une seconde fois, se livre aux Anglais qui l’enferment dans l’île de Sainte-Hélène.

Telle est l’ébauche de cette féconde histoire, dont cependant les détails nous présentent, chacun dans leur exposé, toutes les nuances imaginables de diversité, tandis que les motifs et la conduite de l’acteur principal, enveloppés d’une plus grande incertitude, sont devenus le sujet d’une controverse plus violente encore.

Au milieu de toutes ces controverses, la question préalable concernant l’existence de ce personnage extraordinaire semble ne s’être jamais présentée à l’esprit de personne comme sujet de doute, et probablement l’on traiterait de sceptique outré quiconque hésiterait le moins du monde à l’admettre. En effet, les antagonistes se sont de part et d’autre accordé ce point, implicitement sous-entendu d’ailleurs par la nature même de la discussion. Mais, dans le fait, est-il avéré que des points non contestés ont toujours été des plus scrupuleusement examinés, quant à l’évidence sur laquelle ils s’appuient ? Est-il donc avéré que des faits ou des principes admis sans controverse comme base commune d’opinions opposées, sont toujours établis eux-mêmes sur des données satisfaisantes ? Bien loin de là, par cela seul que tel ou tel point fondamental est admis d’emblée, et détourne l’attention vers quelque autre question, n’est-il pas à présumer qu’on l’a admis sans preuves suffisantes et sans prendre garde aux imperfections de ces preuves ? L’expérience nous apprend que de semblables cas ne sont pas rares, témoin cette anecdote bien, connue : Charles II avait soumis à la Société Royale cette question-ci : D’où vient qu’un vase d’eau ne reçoit aucune augmentation de poids si l’on y met un poisson vivant, quoiqu’il en reçoive si le poisson est mort ? Diverses solutions fort ingénieuses furent proposées, discutées, rejetées et défendues : ce ne fut qu’après s’être long-temps fourvoyé en recherches qu’on s’imagina de tenter l’expérience, et il sauta aux yeux que le phénomène dont l’explication avait coûté tant d’efforts, qui était la base avouée et pour ainsi dire la couche première de leurs débats, n’existait que dans le cerveau inventif du spirituel monarque.

Un autre exemple du même genre est si remarquable, que nous ne pouvons nous empêcher de le citer. Lorsque le système de Copernic parut, on objecta d’abord que, si, comme il le prétendait, la terre tournait sur son axe, une pierre abandonnée à elle-même du haut d’une tour ne tomberait pas au pied, mais à une grande distance à l’ouest de cette tour. De même qu’une pierre tombant du haut du mât d’un vaisseau à pleines voiles ne tombe pas au pied de ce mât, mais bien vers la poupe. À cela l’on répondit qu’une pierre faisant partie de la terre, obéit aux mêmes lois et se meut avec elle, tandis que n’étant pas partie du vaisseau son mouvement en est par conséquent indépendant. Cette solution fut admise par les uns, rejetée par d’autres, et la dispute alla toujours s’échauffant. Ce ne fut que cent ans après la mort de Copernic que l’expérience étant faite, on vit que la pierre ainsi abandonnée du haut d’un mât tombe précisément à son pied.

L’on doit observer que nous n’attaquons ici aucun point de préférence, mais que nous nous bornons à montrer qu’en général ce qui est hors de doute n’est pas pour cela indubitable, puisque les hommes sont aptes à admettre à la hâte, et d’après des données insuffisantes, ce qu’ils sont habitués à voir admis, et cela souvent à l’instant même où ils s’efforcent de découvrir la preuve de quelque point contesté.

Le célèbre Hume[1] a aussi signalé la promptitude avec laquelle les hommes ajoutent foi, d’après la moindre évidence, à toute histoire qui captive leur imagination, parce qu’elle tient de l’étonnant et du merveilleux. Cependant, comme il le remarque avec raison, une crédulité aussi hâtive est tout-à-fait indigne d’un esprit philosophique qui, loin de là, doit suspendre son jugement d’autant plus que le récit est plus étrange, et ne céder qu’aux preuves les plus décisives et les plus irréfragables. Qu’il nous soit donc permis, comme il est raisonnable sans doute, d’examiner, et rien de plus, d’après quels témoignages nous ajoutons foi à l’histoire extraordinaire en question. L’on nous dira qu’elle est notoire, c’est-à-dire, en bon français, que tout le monde en parle. Cependant comme la masse de ceux qui parlent de Bonaparte ne prétend pas même parler d’après sa propre autorité, mais ne fait que répéter ce qui lui est arrivé d’entendre, un tel témoignage est rigoureusement inadmissible ; et l’on peut, sans exagération, déduire comme de simples on dit les 99/100e de tout ce qui nous est raconté, nombre qui, multiplié par dix fois autant, n’en serait pas moins croyable.

Quant aux personnes qui font profession d’avoir personnellement connu Napoléon Bonaparte, et d’avoir été les témoins oculaires de ses principales actions, ce n’est pas pour elles que nous écrivons. S’il en existe qui aient la conviction intime de la vérité de tout ce qu’elles avancent, nous n’avons qu’à les exhorter à la tolérance et à la charité envers ceux de leurs semblables qui n’ont pas les mêmes moyens de s’assurer de la vérité, et qui sont bien excusables de douter d’événemens aussi extraordinaires dans l’absence de preuves irrécusables.

Tâchons cependant de remonter aussi haut que possible vers la source de ces preuves par ouï-dire. Très probablement les journaux seront la seule source authentique invoquée ou chacun assurera avoir puisé tout ce qu’il en sait, de sorte qu’en dernier résultat l’on peut affirmer que c’est sur le témoignage des journaux que le monde croit à l’existence, ainsi qu’aux exploits de Napoléon Bonaparte.

Il est assez singulier d’entendre si fréquemment des Anglais, parlant des impudentes fabrications de journaux étrangers, s’étonner de ce qu’ils puissent trouver dès dupes, parmi nous, tandis qu’eux-mêmes se figurent que dans cette terre privilégiée, la liberté de la presse est une garantie suffisante contre toute atteinte à la vérité. Il est vrai qu’il leur échappe souvent de parler avec mépris de telle ou telle nouvelle de gazetier, oubliée aussitôt qu’apprise ; et en effet ils ne manquent pas, en moins d’un ou deux jours, de les voir démenties dans le même papier, ou leur fausseté démasquée par quelque journal du parti opposé. Néanmoins tout ce qui a été long-temps cru, tout ce qui a été souvent répété, surtout ce qui l’a été dans plusieurs versions différentes (quoique ouvertement l’écho l’une de l’autre), aura presque à coup sûr la sanction générale. D’où vient donc ce souverain respect servilement rendu de fait à l’autorité de journalistes ? S’imagine-t-on peut-être que parce qu’un témoin a été constamment surpris à tromper, il en sera plus digne de foi tant qu’il saura garder le masque ? ou bien serait-ce que pour rendre un conte plus croyable, il ne s’agît que de l’admettre et de le répéter à force. N’est-il pas, au contraire, unanimement reconnu en tout autre cas qu’un menteur ne veut jamais se désister, et qu’il répète à satiété ce qu’il a avancé ; par cela seul qu’il l’a avancé ?

Dépouillons-nous, s’il est possible, de cette aveugle vénération pour tout ce qui est imprimé, afin d’examiner avec un peu plus de méthode le témoignage qui est invoqué.

On ne contestera pas, nous osons le croire, qu’avant de prononcer sur le degré de véracité d’aucun témoin, il est indispensable de vérifier entre autres les trois points suivans : d’abord ces témoins ont-ils eu tous les moyens d’obtenir des renseignemens exacts ? en second lieu, n’ont-ils aucun intérêt à cacher la vérité ou à répandre de faux bruits ? enfin s’accordent-ils dans leur témoignage ? Examinons sur ces trois chefs les témoignages relatifs à notre histoire.

Premièrement, quels moyens les éditeurs de journaux ont-ils eus pour obtenir des renseignemens exacts ? Nous n’en savons rien, ou du moins rien au-delà de leurs propres assertions. Outre ce qu’ils copient d’autres journaux nationaux ou étrangers (c’est-à-dire, pour l’ordinaire, plus des trois quarts des nouvelles du jour)[2], ces éditeurs annoncent qu’ils se rapportent à l’autorité de certains correspondans du dehors : mais qui sont ces correspondans, quels moyens ont-ils de s’assurer des faits, et même après tout en existe-t-il bien véritablement ? c’est-plus que nous ne pouvons certifier. Nous nous trouvons dans le même cas que les Hindous ; les Bramins leur disent que la terre est soutenue par un éléphant, et l’éléphant par une tortue, mais ils leur laissent à deviner par quoi la tortue est soutenue, ou même si elle l’est du tout.

Voilà donc sur quoi se fondent nos notions précises quant aux moyens d’information au pouvoir de ces témoins ; voyons maintenant sur quoi nous fondons le calcul de leur véracité.

N’ont-ils pas un intérêt manifeste à divulguer ces récits étonnans sur Napoléon et ses hauts faits, vrais ou faux ? En effet, combien peu de personnes liraient les journaux si elles ne s’attendaient à y trouver de temps en temps quelque nouvelle surprenante ou importante ? or nous pouvons dire avec certitude qu’il n’y eut jamais sujet d’un intérêt plus intarissable que celui-ci.

L’on objectera peut-être qu’il y a plusieurs partis politiques opposés dont les différentes presses publiques sont les organes respectifs, et qui ne manqueraient pas de se donner mutuellement des démentis formels. Sans doutes ils le feraient, s’ils le pouvaient, sans risquer de se compromettre eux-mêmes ; mais une communauté d’intérêts ne les engagerait-elle pas, jusqu’à un certain point, à une communauté d’opérations ? Eh ! remarquons qu’entre ces partis rivaux le grand objet de discorde se réduit à savoir qui aura la direction des affaires de l’état, la surveillance du budget et la disposition des places ; nous le disons, la question n’est pas : Le peuple sera-t-il gouverné on non ? mais bien, par quel parti le sera-t-il ? Les impôts seront-ils payés ou non ; mais qui les encaissera ? Or l’on conviendra que Napoléon est un épouvantail, un ogre politique des plus commodes pour toute espèce d’administration ! « Si vous n’adoptez pas nos mesures et ne rejetez celles de nos adversaires, Bonaparte, soyez-en sûrs, sera là pour vous mener à son gré ; si vous ne vous soumettez au gouvernement, au moins pendant notre administration, ce formidable ennemi profitera de votre insubordination pour vous conquérir et vous asservir ; payez gaîment les impôts, sinon le terrible Bonaparte ne vous laissera rien. » Bonaparte enfin était le refrain de toutes les chansons ; son nom redouté était un talisman infaillible pour délier les cordons de nos bourses ; et quoique nous nous imaginions être maintenant en toute sûreté, gardons-nous de croire qu’il ne se présentera désormais plus d’occasion pour remettre en scène un aussi utile personnage ; car ce n’est pas seulement avec de mauvais petits garnemens, sortant de nourrice, qu’a réussi à merveille la terrible menace de gare Bonaparte ! Il est donc très probable qu’ayant dans le fond un même objet en vue, tous les partis se seront servis d’un même instrument. Il n’est pas du tout nécessaire de supposer que, pour cela, ils se soient secrètement donné le mot pour agir de concert, quoique (soit dit en passant) il y ait bruit de certaines consultation amicales entre le Courier et le Morning-Chronicle, quant à certain plan à suivre dans leur guerre ouverte.

Nous ne prétendons pas assurer qu’une semblable manœuvre est incroyable ; mais quoi qu’il en soit, cela n’influe en rien sur l’établissement de la probabilité que nous sommes prêts à maintenir. Nous ne voulons pas non plus donner à entendre que tous les journalistes sont des oracles d’histoires faites à plaisir, les connaissant pour telles ; car très vraisemblablement la plupart ne font que répéter ce qu’ils trouvent chez d’autres, avec autant de naïveté que leurs abonnés en mettent à les lire ; d’où il résulte, remarquons-le bien, qu’ils ne sont pas meilleures autorités que leurs lecteurs.

Mais, dira-t-on, à moins de supposer un plan régulièrement concerté d’avancé, l’on doit s’attendre à trouver de grandes différences entre les récits publiés, car, même en admettant que les éditeurs se conforment l’un à l’autre quant à l’ensemble des faits, il leur reste pourtant à y ajouter des détails à leur façon, et c’est là par conséquent que doit se trouver une diversité infinie et impossible à concilier.

C’est précisément là aussi que nous voulons en venir, car il arrive exactement ce qu’on vient de supposer, les contradictions et les démentis réciproques de ces témoins suffisant seuls pour couvrir leur témoignage d’un voile épais d’incertitude. Ce n’est pas seulement sur des détails secondaires que se montre le manque d’accord, comme cela pourrait arriver dans un récit foncièrement vrai, mais c’est sur des événemens de la plus haute importance, ayant une liaison intime, avec le héros supposé. Prenons pour exemple la fameuse charge du pont de Lodi (charge fameuse en effet, tout autant que le siége de Troie, peu importe que l’un et l’autre événement ait ou n’ait pas eu lieu) : il n’est pas encore décidé si Napoléon la commanda en personne, ou bien s’il se tint à l’abri en arrière pendant qu’Augereau accomplissait ce brillant exploit ; le même doute existe quant à la célèbre charge de cavalerie française à Waterloo. Il n’est pas moins douteux que ce personnage extraordinaire fit vraiment empoisonner un hôpital rempli de ses propres soldats, et massacrer de sang-froid une garnison qui venait de se rendre. Mais, afin de ne pas trop multiplier les citations, n’est-il pas vrai qu’une des plus sanglantes batailles qui, dit-on, se livra jamais, celle de la Moskowa, a été clairement proclamée victoire par les deux partis opposés, et la question est encore loin d’être décidée.

Des Français et des Russes nous avons les détails les plus circonstanciés, tous officiels, transmis sur l’autorité des personnes les plus respectables, lesquelles déclarent, s’être trouvées sur les lieux mêmes pendant l’action, et cependant ces détails sont en tout contradictoires. Les deux récits peuvent être faux ; mais puisque l’un des deux (n’importe lequel) doit être faux, l’on peut invinciblement en déduire l’importante maxime que voici :

Un récit pourra être aussi détaillé, aussi fermement soutenu, aussi gravement appuyé que l’on voudra ; les événemens pourront en être aussi notoires, aussi important que bon semblera, et le tout pourtant n’être qu’une pure fable.

Ce qui probablement faisait croire d’autant plus fermement et d’autant plus vite à la plupart des événemens rapportés dans nos journaux, c’était d’abord les précautions mêmes et l’hésitation apparente avec lesquelles on se hasardait à les publier, ensuite les violens démentis donnés à une foule de nouvelles débitées par les journaux français ; c’était enfin les sarcasmes prodigués par les nôtres contre leurs faussetés, leurs exagérations et leurs gasconnades. Mais ne serait-il pas possible, n’est-il même tout-à-fait naturel, que des propagateurs de fausseté manifeste ne fassent parade de tant de circonspection, de tant d’horreur de toute exagération, que pour mieux surprendre et se concilier la confiance publique ? N’est-il pas aussi très possible que ceux qui croyaient sincèrement, ce qu’ils publiaient, n’aient su voir que de l’exagération dans des récits faits à plaisir ? Bien des personnes sont entachées de cette sorte de simplicité, qui les fait se croire parfaitement en gardé contre le mensonge, dès qu’elles n’admettent qu’une partie, de ce qu’on leur raconte, lors même que le tout ensemble n’est souvent qu’un tissu de faussetés ; en sorte que tel ou tel de ces candides éditeurs qui se sont montrés, si ardens à démasquer des bulletins imposteurs, si prudens à communiquer leurs grandes nouvelles, ressemblait assez à ce rustre qui s’imagine avoir conclu un excellent marché avec quelques juifs, parce qu’il est parvenu à rabattre d’une guinée à un écu le prix d’un article, qui ne vaut pas deux liards.

Quant au caractère de Bonaparte, les contradictions frappent davantage encore. Suivant les uns, c’était un sage, humain, magnanime héros ; d’autres nous le peignent comme un monstre de cruauté, de bassesse et de perfidie ; quelques-uns, même parmi ses ennemis les plus invétérés, vantent ses talens militaires et politiques ; d’autres les ravalent presque au niveau de la démence. Toutefois, accordant que ces différens portraits ne sont que l’œuvre de l’esprit de parti (et certainement la Concession est assez forte), il reste un cas auquel une solution semblable s’applique bien difficilement. En effet, si quelque chose peut être clairement vérifié en matière historique, ce doit être le courage personnel d’un capitaine, et cependant, à cet égard, nous sommes ici plus embarrassés que jamais. Différens écrivains nous le représentent au même instant et dans les mêmes circonstances, les uns comme un homme d’une intrépidité indomptable, les autres comme un poltron sans égal.

Que nous faut-il donc croire ? car si nous voulons bien admettre tout ce qui nous est raconté, nous serons par là même obligés de croire, non pas seulement à l’existence d’un seul Bonaparte, mais bien à celle de deux ou de trois ; et si nous n’admettons que ce qui est garanti authentique, nous ne pourrons croire à l’existence d’aucun[3].

Il est donc évident que ceux dont le témoignage suffit en général pour faire croire à l’existence et aux actions de Bonaparte, pêchent absolument sur tous les points essentiels, d’où l’on fait toujours dépendre la validité des témoins ; car d’abord nous n’avons pas la certitude qu’ils aient eu accès à des renseignemens ; secondement, ils ont eu intérêt manifeste à propager des mensonges, et troisièmement leurs contradictions sont palpables sur les points les plus importans.

Une autre circonstance, bien faite pour augmenter nos soupçons sur tous ces contes, c’est que les Whigs, comme on les appelle, ou en d’autres termes, c’est que les zélés partisans de la liberté, les adversaires de tout empiétement du pouvoir monarchique, ont depuis quelque temps pris ardemment fait et cause pour Bonaparte, quoique tous se soient plus auparavant à le représenter, sinon comme un tyran, du moins comme un vrai despote.

Parmi les plus actifs défenseurs de cette cause est un homme d’honneur, qui jadis fut un des premiers à vouer ce même Napoléon à l’exécration générale, qui le premier publia, et pendant long-temps soutint le récit de ses cruautés en Égypte, en dépit de l’incrédulité du public. Que, dans l’intérêt d’un parti, certaines personnes en agissent de la sorte, quoique convaincues du reste que l’histoire n’est que fiction et son héros chimère, cela n’a rien de très incroyable ; mais que ces mêmes personnes puissent, d’un côté, croire sincèrement à l’existence de ce despote, et d’un autre oublier leurs propres principes au point de le défendre et de le préconiser, c’est ce qui nous passe.

Après tout, l’on doit s’attendre que plusieurs de ceux qui sentiront la force de nos objections auront cependant peine à confesser qu’eux-mêmes et le public en général aient pu être si long-temps et si éminemment dupés, et voilà comment la grandeur et l’audace d’une imposture en deviennent le plus ferme soutien. Les millions de mortels, qui depuis tant de siècles ont cru à Mahomet ou à Brahma, s’appuient pour ainsi dire les uns sur les autres, et n’ayant pas assez d’énergie pour se dégager de préjugés vulgaires, et se montrer plus sages que la multitude, finissent par se persuader que ce que tant d’autres ont reconnu pour vrai, doit être vrai. Mais s’il est des hommes qui se glorifient de leur liberté philosophique de penser, s’il en est qui désirent suivre les traces d’un Hume ou celles de tout autre sectateur de la vérité, d’un génie aussi élevé et contemplatif, nous les exhortons à suivre franchement en tout leurs propres principes, et secouant les entraves de l’autorité à examiner scrupuleusement les preuves de tout ce qui leur est proposé, avant de l’admettre comme vrai. S’il faut plus de preuves encore, l’exemple suivant achèvera de convaincre jusqu’où l’on peut en imposer à une nation entière, même dans ce siècle de lumières si vanté, et sur des matières du plus haut intérêt pour elle.

Il fut inséré dans tous les journaux qu’un mois après la bataille de Trafalgar, un officier anglais, fait prisonnier puis échangé, étant revenu de France en Angleterre ; et s’étant mis en devoir de partager la douleur de ses compatriotes sur la terrible défaite qu’ils avaient essuyée, fût bien émerveillé d’apprendre que cette bataille de Trafalgar était une éclatante victoire. On lui avait assuré que, dans cette affaire, les Anglais avaient été totalement mis en déroute, et les Français, disait-il, étaient pleinement et universellement convaincus que tel était, en effet, l’état des choses. Or, s’il n’est pas vrai que ; les Français l’aient cru ainsi, il faut avouer que le public anglais a été indignement trompé ; et si au contraire ce rapport est vrai, il faut en conclure que les deux nations se sont réjouies en même temps sur l’issue d’une même bataille, comme victoire signalée pour elles-mêmes, en sorte que l’une des deux a dû être la dupe de son gouvernement ; car si la bataille ne s’est jamais livrée ou n’a été décisive pour personne, il est évident que l’on a menti aux uns et aux autres. Nous croyons que cet exemple prouve irrécusablement notre première assertion.

Mais, nous dira-t-on, qu’objecterez-vous au témoignage de tant de personnes respectables, qui allèrent tout exprès à Plymouth, et virent Bonaparte de leurs propres yeux ? Doivent-elles se méfier de leurs sens ? Nous ne prétendons dénigrer ni la faculté visuelle ni la véracité de ces personnes-là. Nous accordons très volontiers qu’elles se rendirent à Plymouth dans l’intention d’y voir Bonaparte, que même elles se dirigèrent en bateau vers le milieu du port, et ramèrent le long d’un vaisseau de guerre, à bord duquel elles virent un homme à chapeau retroussé, lequel homme, leur dit-on, était Bonaparte. Leur témoignage ne va pas plus loin ; l’on ne nous dit pas comment elles s’assurèrent que cet homme au chapeau retroussé avait réellement passé par toutes les aventures romantiques et merveilleuses dont l’on nous amusa si long-temps ; d’ailleurs lurent-elles sur sa physionomie son vrai nom et sa véritable histoire ? En vérité, une semblable preuve ne vaut pas mieux que celle que nous donneraient de simples villageois à l’appui d’une histoire de revenans. Si vous témoignez le moindre symptôme d’incrédulité, ils vous montreront d’un air de triomphe la maison même que hantait le fantôme, le sombre recoin où il disparaissait, et peut-être aussi la pierre sépulcrale de la personne dont il avait présagé la mort. La noblesse de Jack Cade était maintenue par le même genre de preuve invincible. Après avoir assuré que le fils aîné d’Edmond Mortimer, comte de March, ayant été enlevé par une mendiante, devint par la suite maçon, et père de ce Jack Cade, un de ses compagnons en confirmait l’histoire entière par ces mots seuls : Voyez, monsieur, il a bâti une cheminée chez mon père, et les briques en sont encore là pour le prouver. Niez-le donc à présent.

Tout autant vaut le témoignage de ceux de nos braves compatriotes qui sont prêts à découvrir les blessures qu’ils ont reçues en se battant contre ce terrible Bonaparte. Très certainement ils pourront prouver qu’ils se sont battus, et ont été blessés, et leur croyance à ce qu’on leur a dit de la cause pour laquelle ils ont combattu sera très probablement aussi inébranlable : en douter eût été une infraction ouverte à la discipline, et ils s’entendent mieux à manier le mousquet qu’à scrutiner des preuves out à démasquer des impostures ; mais nous défions aucun d’eux de s’avancer la main sur la conscience, et de déclarer qu’il sait par lui-même la cause précise pour laquelle il s’est battu, sous les ordres de qui ont agi les généraux ennemis, et si la personne de laquelle émanaient ces ordres a réellement accompli les exploits dont on nous entretient.

Que ceux donc qui prétendent à une liberté d’examen vraiment philosophique, que ceux qui dédaignent de baser leurs opinions sur les croyances vulgaires, et de prendre pour abri l’exemple d’une multitude irréfléchie, que ceux-là, disons-nous examinent mûrement chacun pour sa part, le témoignage particulier qu’ils ont pour ajouter foi à l’existence d’un personnage tel que Napoléon Bonaparte. (Nous ne demandons pas s’il y eut jamais un individu de ce nom, cela importe fort peu ; mais si cet individu, quel qu’il soit, a pu jamais faire toutes les choses qu’on lui attribue.) Après cela, que chacun pèse les objections analogues (dont nous n’avons donné à la hâte qu’une esquisse imparfaite) ; et si quelqu’un trouve que ce témoignage se monte à rien de plus qu’une simple probabilité, nous ne pouvons que le féliciter sur la complaisance de sa foi.

Cependant tel témoignage qui serait d’un grand poids pour établi une, chose probable en elle-même, perdra de ce poids à mesure que la chose attestée deviendra plus improbable, en sorte que si l’on cherchait à s’en étayer pour soutenir ce qui serait contraire aux lois de d’expérience[4], il serait rejeté aussitôt par tous ceux qui pensent sainement. Voyons maintenant quelle espèce d’histoire l’on offre à notre crédulité. Nous avons déjà fait remarquer les grossières contradictions des différentes autorités réclamées, il nous reste donc à considérer isolément l’histoire telle qu’elle est débitée par le premier venu. Son air de roman est ce qui frappe tout d’abord ; tous les événemens en sont grands, splendides, merveilleux[5] : grandes armées, grandes victoires, grands froids, grands revers, délivrances tenant à un cheveu, empires renversés en quelques jours ; tout se passant en dépit des calculs politiques et contre l’expérience des siècles écoulés, tout monté sur cette grande échelle, si commune en poésie épique, si rare en réalité ; tout enfin calculé pour frapper l’imagination du vulgaire, autant que pour rappeler les Mille et une Nuits au petit nombre des élus du bon sens. De plus, chaque événement a ce ronflant, ce tout achevé, caractère principal des fictions. Rien ne se fait à demi, ce n’est qu’une suite non interrompue de victoires décisives, de bouleversemens complets, de subversions totales ou de restaurations parfaites des mêmes empires. Des volumes entiers ne suffiraient pas pour énumérer les improbabilités de chacun de ces divers épisodes, le souvenir en est encore si récent qu’une telle tâche est inutile. C’est à ceux qui font usage de leur raison, à ceux qui ont étudié l’histoire et celle du cœur humain que nous laissons la tâche de peser ces événemens pour s’assurer en quoi ils sont conformes à l’expérience[6], notre guide le plus sûr ; mais vainement chercheront-ils dans le domaine de l’histoire quelque chose de pareil à cet étonnant Bonaparte, jamais il n’eut son égal.

Pourra-t-on comparer ses conquêtes à celles d’Alexandre ? mais ces dernières furent faites sur un ramas de barbares efféminés autant qu’indisciplinés, sans cela la rapidité de sa marche eût été bien autrement ralentie. Témoin son père Philippe : l’on sait ce qu’il lui en coûta pour soumettre le territoire comparativement insignifiant de ces Grecs guerriers et civilisés, quoique leur séparation en petits étals, jaloux les uns des autres, l’aidât puissamment à maîtriser chacun d’eux séparément. Cependant les Grecs n’avaient jamais fait, dans les arts et dans la guerre, les progrès qu’y firent les grands et puissans états qu’on nous représente comme si aisément soumis par Bonaparte. Son empire a été comparé à l’empire romain ; mais quel contraste ! En quelques années il s’arroge la suzeraineté sinon la souveraineté de cette même Allemagne riche, civilisée et puissante, que les Romains, au zénith de leur puissance, n’avaient pu subjuguer en autant de siècles, n’ayant à lutter qu’avec les ignorans demi-sauvages qui l’occupaient alors.

Une autre circonstance particulière ! L’histoire de ce personnage extraordinaire, c’est de nous le représenter comme défait, dès que cela semble à propos, quoique ce ne soit jamais à demi, et sans l’envelopper dans une ruine plus soudaine et plus totale, s’il est possible, que celle d’aucun héros de véridique histoire ; cependant, aussitôt qu’on trouve convenable de le relever, cela se fait aussi vite et aussi complètement que si Merlin y prêtait sa baguette. Il pénètre en Russie à la tête d’une armée prodigieuse, qu’anéantit un hiver d’une rigueur sans exemple. (Tout ce qui se rapporte à cet homme est prodigieux et sans exemple.) Quoi qu’il en soit, peu de mois après, nous le revoyons en Allemagne à la tête d’une autre grande armée qui, à son tour, trouve son tombeau à Leipsick ; voilà la troisième grande armée ainsi détruite, y compris celle d’Égypte. Les Français, malgré tout, sont assez débonnaires pour lui en confier une quatrième, capable de se maintenir en France ; mais il est de nouveau vaincu, et reçoit en don la souveraineté de l’île d’Elbe (comme si, au lieu de le poster en face et presqu’au bord de ses anciens domaines, il n’eût pas été possible d’imaginer quelque autre moyen plus vraisemblable de disposer de sa personne jusqu’à nouvel ordre). De là il revient en France où il est reçu à bras ouverts, et mis en état de perdre sa quatrième grande armée à Waterloo. Néanmoins telle est l’aveugle ardeur de ces gens-là à se laisser mener à leur destruction par cet individu, qu’on juge convenable de le confiner dans une île à quelques mille lieues de là, et de cantonner chez eux des troupes étrangères qui leur ôtent les moyens de s’insurger de plus belle en sa faveur[7]. Nous le demandons, qui peut ajouter foi à tout cela, et la refuser en même temps aux miracles ? ou plutôt, qu’est-ce que tout cela, si ce n’est un miracle ? n’est-ce pas une violation des lois de la nature ? car certainement la nature a ses lois morales aussi bien que ses lois physiques ; et ces lois morales, quoique sujettes à exceptions dans certains cas particuliers, ne sont pas moins vraies comme lois générales que ne le sont celles de la matière ; en sorte qu’elles aussi ne sauraient être violées ou contrariées jusqu’à un certain point, sans intervention miraculeuse[8]. Il est même une circonstance de plus qui rend la contradiction à la sanction de l’expérience plus frappante dans le cas présent que dans celui des histoires miraculeuses, objet du mépris d’ingénieux sceptiques. Tous les défenseurs des miracles admettent que ce sont de rares exceptions à la marche ordinaire de la nature, mais ils maintiennent que ce doivent être des exceptions, à cause de la rareté des occasions extraordinaires qui en sont la raison. Un miracle, disent-ils, n’arrive pas tous les jours, parce qu’une révélation ne se donne pas tous les jours. Il n’entre pas dans notre plan de chercher des argumens en réplique, nous les laissons à ceux qui sont engagés dans cette espèce de controverse : notre but est de montrer seulement que cette solution n’est pas applicable au cas présent. Où est, en effet, l’occasion extraordinaire ? quelle est la raison suffisante pour qu’il arrive dans le 18e et le 19e siècles une série d’événemens sans exemple ? L’Europe était-elle alors particulièrement faible, et dans un tel état de barbarie qu’un seul homme pût faire tant de conquêtes et fonder un si vaste empire. Mais, tout au contraire, elle était florissante, au comble de la force et de la civilisation. Expliquera-t-on l’inaltérable et aveugle dévouement des Français pour cet homme, en le faisant descendre d’une longue suite de rois, dont la race était consacrée par une vénération héréditaire ? Mais ce n’était, nous dit-on, qu’un usurpateur d’origine obscure et pas même Français. Serait-ce qu’il se montra souverain clément et bon ? Tant s’en faut, qu’on nous le représente, non-seulement comme un despote impérieux et impitoyable, mais encore comme follement prodigue de la vie de ses soldats. L’armée et la nation françaises pouvaient-elles manquer d’apprendre des misérables restes de sa prétendue expédition de Russie, comment ils avaient laissé les cadavres de plus de 100,000 de leurs camarades, se blanchir sur les steppes glacées de cet affreux pays où les avait conduits sa folle ambition, et où son égoïste lâcheté les avait abandonnés ? De quelque côté que nous nous tournions pour trouver des circonstances qui nous aident à expliquer les événemens de cette incroyable histoire, nous n’en trouvons aucune qui n’aggrave son invraisemblance[9]. S’il avait été question de quelque pays lointain, à une époque reculée, il eût été impossible de dire quelles circonstances particulières pouvaient rendre probable ce qui nous paraissait si étrange ; et cependant même, dans ce dernier cas, tout vrai sceptique, tout penseur et observateur indépendant, eût aussitôt rejeté une pareille histoire, comme indigne du moindre crédit.

Qu’aurait dit, par exemple, Hume ou tout autre philosophe de son école, si, dans les antiques annales de quelque nation, il eût trouvé un passage de la teneur suivante :

« Il y avait un certain homme, venu de Corse, son nom était Napoléon, et grand fut-il entre les chefs de l’ost des Francs. Or, ayant ramassé force gens de guerre, il sortit pour guerroyer les Égyptiens. Mais le roi de Bretagne ayant ouï cela, envoya ses vaisseaux de guerre avec des hommes vaillans pour combattre les Francs au pays d’Égypte. Or donc ils leur firent guerre et les soumirent, et après cela ils affermirent les mains des chefs du pays contre les Francs, et ils chassèrent Napoléon de devant les murailles de la ville d’Acre. Si bien que Napoléon délaissa son armée et ses capitaines en Égypte, et s’enfuyant revint au pays de France. Mais voici les Francs prirent Napoléon et l’établirent pour roi sur eux, et il devint très-puissant, tant que nul entre tous les rois de cette terre fut oncques semblable à lui, avant ni après. »

Nous le répétons, qu’aurait pensé Hume de tout cela, surtout si on lui eût dit que telle était alors même la croyance générale ? N’aurait-il pas avoué qu’il s’était trompé en supposant qu’il y a une sorte de crédulité et de préjugé aveugle en faveur de tout ce qui est réputé sacré[10], car, puisque même des sceptiques avoués se laissent faire accroire un conte tel que celui-là, il semble, au contraire, qu’il existe un préjugé plus aveugle encore en faveur de ce qui n’est pas réputé sacré ?

Supposons encore que dans le courant de la même histoire, il se rencontre des passages tels que ceux-ci : « Et il advint après ces choses que Napoléon se reconforta plus et plus, et leva un autre ost en lieu de celui qu’il avait perdu, et il sortit et fit la guerre aux Prussiens, et aux Russiens et aux Austriens, et à tous les dominateurs des nations qui sont au nord, lesquels étaient ligués contre lui, et voici le dominateur de Suède, qui était Franc, guerroya aussi lui contre Napoléon. Ils montèrent donc tous ensemble et combattirent les Francs dans les plaines qui sont auprès de Leipsick. Mais les Francs furent déconfits devant leurs ennemis, et fuyant arrivèrent vers les rivières qui coulent derrière Leipsick, et ils essayèrent de les passer pour échapper de dessous les mains de leurs ennemis, mais ils ne purent, car Napoléon avait rompu les ponts : ainsi les gens des pays du nord marchèrent sur eux, et les exterminèrent avec grand carnage » … … Ensuite le dominateur d’Autriche et tous les gouverneurs des nations du nord envoyèrent des messagers par devers Napoléon, pour lui parler de paix, disant : Ainsi ont dit les rois, orça pourquoi y aurait-il guerre entre nous désormais ? Or Napoléon avait répudié sa femme et pris pour sienne la fille du dominateur de l’Autriche. Et tous les conseillers de Napoléon vinrent, et se tenant debout devant lui, dirent : Regarde, aujourd’hui ces rois sont des rois miséricordieux, fais suivant qu’ils te disent, ne sais-tu pas encore que la France est ruinée ? Mais il parla rudement à ses conseillers et les bannit hors de sa présence, et plus ne voulut prêter l’oreille à leur voix. Et quand tous les rois virent cela, voici ils firent la guerre à la France et la ravagèrent avec l’épée, et vinrent vers Paris, la royale cité, pour la prendre. Alors les hommes de Paris sortirent et délivrèrent les clefs de leur cité. Or les rois parlèrent courtoisement aux hommes de Paris, disant : Réjouissez-vous, car de mal aucun ne vous sera fait. Alors les hommes de Paris se réjouirent et crièrent : « Napoléon est un tyran, si ne règnera-t-il plus sur nous. Aussi tous les princes, et les juges et les conseillers et les capitaines aussi, lesquels Napoléon avait élevés voire même de la lie du peuple, envoyèrent à Loys frère du roi Loys qu’ils avaient égorgé, et ils l’établirent roi sur tout le pays de France… Et quand Napoléon vit que le royaume lui était ôté, il dit aux rois qui étaient montés contre lui : Laissez-moi, je vous prie, donner le royaume à mon fils, mais ils ne voulurent pas l’écouter. Alors il parla encore, disant : Laissez-moi, je vous prie, aller vivre dans l’île d’Elbe, laquelle regarde l’Italie vers les confins de France, et vous me donnerez une somme d’argent pour moi et pour ma maison, et la terre d’Elbe aussi pour mon domaine. Ainsi donc fut-il fait gouverneur d’Elbe. … Dans ce temps-là, revint le pape en ses terres. Or les Francs et diverses autres nations de l’Europe servent le pape, et le tiennent en grand respect, mais il est en abomination aux Bretons, aux Prussiens, aux Russiens et aux Suèdes. Nonobstant, les Francs avaient pris toutes ses terres et lui avaient dérobé tout ce qu’il possédait, et l’avaient emmené captif dans leur pays. Mais quand les Bretons et les Prussiens et les Russiens et les Suèdes et le reste des nations qui s’étaient liguées contre la France y furent venus, ils ordonnèrent aux Francs de relâcher le pape, et aussi de lui restituer tous les biens qu’ils avaient emportés. Le pape revint donc en paix, et gouverna la cité comme devant. » … Et il advint que Napoléon n’avait pas encore été douze lunes dans l’île d’Elbe, lorsqu’il se leva, et dit aux hommes vaillans qui étaient restés à sa droite : Or sus, retournons en France et combattons le roi Loys et le détrônons. Il partit donc, lui-même avec six cents hommes qui tirèrent l’épée, et firent la guerre au roi Loys. Alors tous les enfans de Belial s’assemblèrent et crièrent : Vive Napoléon ! Et quand Loys vit ces choses, il s’enfuit et se réfugia dans le pays de Batavie, et Napoléon gouverna la France, etc., etc. »

Maintenant si quelque philosophe indépendant, si quelqu’un de ceux qui combattent pour la droite raison et méprisent de prétendues révélations, venait à jeter les yeux sur un tel tissu d’absurdités dans quelque vieille chronique juive, ne le rejeterait-il pas aussitôt comme une imposture trop palpable[11] pour mériter la peine d’une vérification ? Or donc devra-t-on croire, comme arrivés en effet de nos jours et chez des Européens civilisés, les mêmes événemens qu’il serait impossible de prouver s’il s’agissait de juifs à demi-barbares et à trois mille ans de date ? Nous répondra-t-on peut-être qu’il n’y a en tout ceci rien de surnaturel ? Mais pourquoi objectez-vous à ce qui est surnaturel ? pourquoi rejetez-vous tous les récits de miracles, si ce n’est parce qu’ils sont improbables ? Reconnaissez donc qu’une histoire aussi improbable, ou plus improbable encore que celle-ci, ne saurait être implicitement reçue, par cela seul qu’elle n’a rien de miraculeux, quoiqu’elle soit en effet miraculeuse, suivant l’autorité de Hume que nous avons citée[8].

Nous l’avons pleinement démontré ailleurs : la contradiction aux lois de l’expérience est aussi complète dans le cas présent que dans ce qu’on appelle communément miracles, et les raisons que les partisans des miracles allèguent pour cette contradiction ne sont ici d’aucune valeur. Si donc des philosophes rejetant toute histoire merveilleuse soutenue par des prêtres, peuvent en même temps en admettre, sans plus d’examen, tout autre non moins improbable ; ils s’exposent tout entiers au poids de l’accusation dont on les charge, celle de se montrer injustement prévenus contre tout ce qui tient à la religion.

Il est une autre circonstance que nous ne saurions passer sous silence, étant trop bien faite pour embellir l’air de roman qui domine partout dans cette étonnante histoire : nous voulons parler de sa nationalité[12].

Bonaparte établit son ascendant tour à tour sur tous les états de ses ennemis, excepté l’Angleterre ; au zénith de sa puissance ses flottes sont balayées des mers par celles d’Angleterre en nombre égal et très souvent même inférieur. Ses troupes battent celles de toute autre nation, excepté celles d’Angleterre, encore et avec elles tout le contraire a lieu ; deux fois, et deux fois seulement, il se trouve personnellement engagé contre un commandant anglais, et chaque fois il est totalement défait, à Saint-Jean d’Acre et à Waterloo ; pour comble, c’est l’Angleterre qui à la fin écrase ce pouvoir formidable, si long-temps le fléau ou la terreur du continent, et c’est aux Anglais qu’il vient se livrer ! Très national vraiment ! tout cela peut être très vrai, mais nous le demandons, si une histoire eût été faite à plaisir tout exprès pour amuser le public anglais, aurait-on pu en inventer de plus ingénieuse ? Elle figurerait admirablement pour un poëme épique, et ne ressemble pas peu à l’Iliade et à l’Énéide, où l’on offre si studieusement à notre admiration Achille et les Grecs, Énée et les Troyens (ancêtres des Romains, comme on sait). Les exploits de Bonaparte semblent n’avoir été amplifiés que pour rehausser la gloire de ceux qui l’ont vaincu, comme on laisse Hector triompher pendant l’absence d’Achille, uniquement pour donner plus d’éclat à sa chute par le bras de cet invincible héros. Supposant donc une histoire dépouillée de toutes ces grossières invraisemblances, cette dernière circonstance ne suffirait-elle pas seule pour la rendre au moins suspecte aux yeux d’un critique exercé, et pour lui faire suspendre son jugement en attendant un concours de preuves satisfaisantes et plus fortes cent fois que celles mises en avant dans le cas dont il s’agit.

Est-ce donc trop que de demander au philosophe prudent et éclairé[13] de suspendre son jugement ? Quant à la vie et aux aventures de Napoléon Bonaparte, nous ne prétendons pas décider positivement qu’il n’y a pas et qu’il n’y a jamais eu un tel homme, mais nous voulons simplement proposer comme sujet de doute son existence ; car, par cela même qu’elle a été reconnue sans autre examen, elle mérite d’autant plus d’être soigneusement vérifiée et prouvée. Bien moins encore voudrions-nous entreprendre de décider quel est ou quel a été le véritable état des choses : celui qui signale l’improbabilité d’une histoire en vogue, n’est pas obligé pour cela de suggérer sa propre hypothèse[14] (quoiqu’on puisse dire ici avec certitude qu’il serait difficile d’en trouver une plus improbable que celle qui est généralement admise). Parce qu’une personne hésite à croire ce que les anciens poètes nous chantent des géans emprisonnés qui sont la cause des tremblemens de terre et des éruptions volcaniques. Cette personne n’est certainement pas tenue pour cela d’expliquer la véritable cause de ces phénomènes.

À défaut de preuves solides dont souffre notre histoire, à peine peut-on offrir rien de plus qu’une conjecture probable de loin en loin, à peine aussi peut-on faire la part de ce qui est vrai, et la part de ce qui est pure invention dans les récits qu’on nous fait ; car l’on doit observer que cette histoire se prête aux doutes des sceptiques plus facilement même que quelques-unes des histoires miraculeuses. En effet, parmi ces dernières il en est de telle nature que l’on ne saurait sans inconséquence en admettre une partie et rejeter le reste ; en sorte que si l’on demeure convaincu de la réalité d’un seul miracle quel qu’il soit, l’on doit les admettre tous indistinctement : d’où il résulte encore qu’un sceptique se voit obligé d’attaquer les preuves de tous isolément et en masse. Ici, au contraire, chaque point demande à être prouvé isolément, puisqu’aucun ne suffit pour garantir la validité du reste. Nous voulons bien croire qu’il existe à Sainte-Hélène un prisonnier d’état (ce qui n’est pas même reconnu de tous les Français) ; mais comment saurons-nous au juste qui il est, et pourquoi il y est renfermé ? Il y a eu avant lui bien d’autres prisonniers d’état qui n’ont jamais été coupables de l’asservissement d’une moitié de l’Europe, et dont les crimes n’ont été qu’imparfaitement dévoilés. Et si nous admettons, ce qui est très probable, qu’il y a eu dernièrement des guerres sanglantes, il ne s’ensuit pas que les événemens de ces guerres ont été exactement tels qu’on nous les dépeint ; il ne s’ensuit pas que Bonaparte en a été l’auteur et le chef, ou même qu’il a jamais existé. Nous ne savons et les 19/20e des Français eux-mêmes ne savent que par ouï-dire quels troubles ont eu lieu dans le gouvernement de la France, quoique nous sachions parfaitement, du reste, que l’Angleterre a eu jadis de nombreuses et sanglantes guerres avec ce pays sous le gouvernement des Bourbons ; et l’on vient nous dire pourtant que cette même France est encore gouvernée par un roi de cette dynastie, nommé Louis, lequel déclare et professe être dans la vingt-cinquième année de son règne. Après cela, libre à chacun de faire ses conjectures ; quant à nous, nous sommes loin de vouloir décider quel a pu ou quels ont pu être les gouverneurs de la nation française depuis plusieurs années. Ce qui est certain, c’est que toutes les fois que les hommes s’abandonnent à leur penchant pour le merveilleux, ils se montrent disposés à accumuler sur un même individu (réel ou imaginaire) les exploits de plusieurs, sans manquer d’exagérer et de multiplier au centuple chacun de ses exploits. C’est ainsi que les interprètes de l’ancienne mythologie nous expliquent qu’il a existé plusieurs hommes du nom d’Hercule, dont les exploits réunis et suffisamment revêtus de merveilleux ont été ensuite attribués à un seul héros ; soit que ce nom d’Hercule ait été réellement porté par chacun d’eux, ou qu’on le leur ait conféré plus tard à titre d’honneur. N’est-il donc pas aussi possible que lors de la fureur pour les mots d’origine grecque, la voix publique aura conféré sur plus d’un général favori, et d’une valeur irrésistible, le surnom de Napoléon (Ναπολεον) qui signifie lion de la forêt. N’est-il pas possible encore que Cette expression Bonaparte n’aura été dans l’origine qu’une espèce de terme de convention appliqué à la bonne part, c’est-à-dire aux plus braves et aux meilleurs patriotes de l’armée française collectivement, en sorte que plus tard on l’aura pris pour le nom propre d’un seul individu ? Cette conjecture n’est pas celle que nous voulons soutenir, mais toujours est-il certain que de pareilles méprises peuvent arriver et sont arrivées en effet. Quelques critiques ont supposé que les Athéniens s’imaginaient que la résurrection (Anastasis) était quelque nouvelle divinité que saint Paul voulait leur faire adorer ; et si l’on nous assurait que les anciens Persans, ne connaissant d’autre gouvernement que le monarchique, avaient pris l’aristocratie de Sparte pour sa reine, pourrions-nous le moins du monde refuser d’y croire ?

Mais sans se borner à de simples hypothèses, n’est-ce pas un fait qu’aujourd’hui même les Hindous croient que l’honorable compagnie des Indes-Orientales est une vénérable vieille dame de haut rang qui réside en Angleterre ? Les Allemands de nos jours tirent leur nom d’une erreur semblable : les premiers d’entre eux qui se fixèrent sur les bords du Rhin appartenant à différentes tribus de l’intérieur, adoptèrent le nom d’Allemands, c’est-à-dire, hommes de toute nation, ou peut-être tous hommes, tous vaillans (all signifiant tout et man homme) ; et les Gaulois donnèrent le nom d’Allemands[15] à toute la race, comme ils avaient donné à la même race le nom de Germains qui dans le teutonique (ger-man) signifie homme de guerre ; comme aussi on appela plus tard. Suisses tous les membres de la confédération helvétique, quoiqu’un seul canton primitif portât le nom de Schwiz ou Suitz ou Suisse.

Quoi qu’il en soit, nous ne faisons qu’indiquer ces conjectures, sans prétendre qu’il soit impossible d’en suggérer de plus plausible. Mais, soit que nous adoptions une hypothèse quelconque, soit que nous n’en adoptions aucune, nos objections aux récits généralement répandus et admis ne perdront rien de leur force, et demandent impérieusement l’attention de tout sceptique sincère.

Nous engageons donc à suivre leurs propres principes franchement et conséquemment tous ceux qui se donnent ouvertement pour les défenseurs du droit de libre examen ; tous ceux qui dédaignent de se laisser entraîner par le torrent des croyances populaires et qui ne veulent écouter aucun témoignage contraire à l’expérience. Tout ce que nous demandons, c’est que l’on adopte dans tous les cas semblables le même mode d’argument, et dès lors, loin de l’attribuer à des préjugés hostiles, l’on n’y verra rien que d’élevé et de vraiment philosophique. Quant à ceux qui déjà ont rejeté quelques histoires, parce qu’elles sont étranges et merveilleuses, parce que les faits qu’elles contiennent sont sans exemple, et opposés à la marche ordinaire de la nature, s’ils sont sincères, qu’ils n’ajoutent aucune foi à toute autre histoire eu prise aux mêmes objections, tel qu’est le roman extraordinaire que nous venons de passer en revue.

S’ils ont refusé de croire la déposition de témoins qui, dit-on, ont été pour le moins désintéressés, qui ont bravé les persécutions et la mort à l’appui de leurs assertions, comment ces philosophes peuvent-ils être d’accord avec eux-mêmes, aussitôt qu’ils écoutent et admettent le témoignage de gens qui gagnent ouvertement de l’argent par les contes qu’ils débitent au public et qui ne prétendent pas même courir de grands risques dans le cas où on les surprendrait à mentir ? Si en d’autres circonstances ils ont refusé de prêter l’oreille à tout récit qui a dû être transmis par plusieurs intermédiaires avant d’arriver jusqu’à eux, et qui est défendu par ceux dont le premier intérêt est de le maintenir, qu’ils prennent la peine de considérer par quels intermédiaires, par combien d’intermédiaires leur est parvenue l’histoire en question, et ils verront alors comme nous l’avons fait voir, s’ils peuvent après tout remonter à aucune source décidément authentique[16] ; ils verront quel puissant intérêt ont eu à soutenir leur fourberie, ceux qui leur en ont imposé. En un mot, qu’ils daignent se montrer aussi prêts à démasquer les imposteurs et à mépriser les fables des politiques que celles des prêtres. Mais s’ils persistent à demeurer attachés à la croyance populaire sur cet article-là, qu’ils soient du moins assez conséquens avec eux-mêmes pour admettre en d’autres cas le témoignage auquel ils cèdent en ce cas-ci. Enfin si, après tout ce que nous avons dit, ils ne peuvent se résigner à douter de l’existence de Napoléon Bonaparte, qu’ils avouent du moins qu’ils n’appliquent nullement à cette question le même système de raisonnement qu’ils appliquent à d’autres, et la raison autant que la pudeur les obligera à y renoncer tout-à-fait.




  1. Avec quelle avidité n’adopte-t-on pas les récits, miraculeux des voyageurs, leurs descriptions de monstres de terre et de mer, leurs relations d’aventures étonnantes, d’hommes étranges et de coutumes barbares.
    (Hume’s Essay on miracles, p. 179 in-12 ; p. 185 in-8o, 1767 ; 117 in-8o, 1817.)
  2. « Soit un fait transmis par vingt personnes, la première le communiquant à la seconde, la seconde à la troisième, et ainsi de suite ; et supposant que sur dix rapports faits par chaque témoin, il n’y en a que neuf de vrai, exprimons par 9/10e la probabilité de chacun de ces témoignages. Il est clair qu’à chaque fois que le rapport passe d’un témoin à un autre, la preuve en est réduite à 9/10e de sa valeur précédente. En sorte qu’après avoir passé par chacune des vingt personnes, cette preuve se trouvera réduite à moins de 1/8e de sa première valeur. »
  3. « Nous soupçonnons la vérité d’un fait, quand les témoins se contredisent, quand ils sont d’un caractère suspect, et quand ils trouvent leur intérêt dans ce qu’ils affirment. »
  4. « Il semble incontestable que tout témoignage emprunte sa force de l’expérience… Le premier auteur qui, suivant nous, exposa clairement la liaison qui existe entre les preuves par témoins et les preuves par expérience, a été Hume dans son Essai sur les miracles,… ouvrage qui abonde en maximes d’une grande utilité pour la conduite de la vie. »
    (Edin. Review, sept. 1814, p. 328)
  5. « Supposons, par exemple, que tel fait qu’un témoin s’efforce d’établir a quelque chose d’extraordinaire et de merveilleux ; la preuve qui résulte de ce témoignage reçoit, en ce cas, une atténuation plus ou moins grande, suivant que le fait est plus ou moins hors du commun. »
    (Hume, Essai sur les miracles.)
  6. « La mesure à laquelle nous rapportons en dernier résultat tous les sujets de dispute se tire toujours de l’expérience et de l’observation. » (Hume, Essai sur les miracles.)
  7. Η θαύματα πολλά
    Καὶ που τι καὶ βροτῶν φρενάρ
    ὙΠΕΡ ΤΟΝ ΑΛΗΘΗ ΛΟΓΟΝ
    Δεδαιδαλμενοι ψευδεσε ποιχιλοις
    Εξαπατῆντι μυθοι.

    Pind. Olymp
  8. a et b Quoiqu’il soit à peine nécessaire de recourir à aucune autorité en confirmation de cette doctrine, nous la trouvons supportée par Hume : son huitième essai n’est d’un bout à l’autre qu’un argument en faveur de cette doctrine de nécessité philosophique basée entièrement sur l’uniformité générale qu’on observe dans la marche de la nature ; quant aux principes de conduite humaine, comme à l’égard des principes du monde matériel, c’est de cette uniformité, dit-il, que dans l’un et l’autre cas nous pouvons former un jugement appuyé sur l’expérience. « Et, ajoute-t-il, si nous voulons mettre au grand jour la fourberie de quelque histoire, nous ne pouvons recourir à aucun autre argument plus convaincant que celui de prouver que les actions attribuées à telle ou telle personne, sont directement contraires à la marche de la nature.
    « Quand Quinte-Curce nous parlant d’Alexandre, décrit ce courage surnaturel, qui le faisait s’élancer seul à l’attaque de masses armées, sa véracité est tout aussi suspecte, que lorsqu’il nous peint la force et l’activité surnaturelle avec laquelle il pouvait leur résister. Tant il est vrai que l’on s’empresse unanimement de reconnaître une certaine uniformité dans les actions des hommes, et leurs mobiles aussi bien que dans les opérations du corps. »
    8e Essai.
    Conformément à son dixième essai, l’usage qu’il fait

    du terme miracle après l’avoir défini, transgression d’une loi de la nature, montre clairement qu’il entendait y comprendre la nature humaine. « Nul témoignage, dit-il, ne peut suffire pour établir un miracle, à moins que ce témoignage ne soit lui-même de telle nature, que sa fausseté soit plus miraculeuse encore que le fait même qu’il s’efforce d’établir, » et immédiatement après il applique également à témoignage le mot prodige, qu’il fait constamment synonyme de miracle.
    « Dans le raisonnement précédent, nous avons suppos que la fausseté d’un tel témoignage, serait un prodige. » Or, s’il avait eu l’intention de borner le sens de miracle et celui de prodige à une violation des lois de la matière seulement, l’épithète de miraculeux appliquée même hypothétiquement à un faux témoignage, serait aussi insignifiante que celle de Vert ou de Carré. Le seul sens que nous puissions donner même imaginairement au terme miraculeux appliqué à témoignage est celui de extrêmement improbable, de contraire aux lois de la nature relatives à la conduite humaine, et c’est aussi dans ce sens qu’il emploie le même mot tout de suite après. « Si quelqu’un me dit qu’il a vu un mort rendu à la vie, j’examine aussitôt en moi-même, lequel est le plus probable, que cette personne veuille me tromper, qu’elle-même ait été trompée, ou que le fait qu’elle raconte ait pu réellement arriver. Je contrepèse exactement l’un et l’autre miracle dans la même balance. »

    (Hume, Essai sur les miracles.)
    Voyez aussi un passage tiré du même Essai et cité

    plus haut, où il parle des récits miraculeux de voyageurs, se servant de ce mot évidemment dans le même sens. Il était peut-être superflu d’invoquer aucune autorité pour appliquer le terme de miracle à tout ce qui est souverainement improbable, mais il est important que les élèves de Hume soient bien avertis qu’il se sert de ces deux expressions comme synonymes ; sans cette précaution ils pourraient se méprendre sur le sens de ce passage, qu’il appelle avec raison : Maxime générale digne de toute notre attention. »

  9. « Des événemens peuvent être si extraordinaires qu’à peine peuvent-ils être confirmés par aucun témoignage. Nous ne croirions pas un homme qui nous assurerait avoir vu cent dés jetés en l’air retomber sur la même face. » (Revue d’Édimb., sept. 1814, p. 327.)

    Observons que l’exemple ici cité n’est qualifié de miraculeux que dans le sens de extrêmement improbable.
  10. « Si à l’esprit de religion se joint l’amour du merveilleux, le bon sens, et tout témoignage humain n’a dès lors plus de droit à l’authenticité. »
    (Hume, Essai sur les miracles.)
  11. « Je prie quel homme que ce soit de mettre la main sur son cœur, et après sérieuse considération, de déclarer s’il pense que la fausseté d’un tel livre, supportée par un tel témoignage, serait plus extraordinaire et plus miraculeux que tous les miracles qu’il rapporte. »
    (Essai de Hume sur les miracles.)
  12. « Le sage n’ajoute qu’une foi très académique (circonspecte) à tout récit qui flatte la passion de celui qui le raconte, soit qu’il rehausse son pays, sa famille ou lui-même. »
    (Hume, Essai sur les miracles.)
  13. « Rien ne saurait être plus contraire qu’une telle philosophie (l’académique sceptique) à la souveraine indolence de l’esprit, à sa téméraire arrogance, à ses hautes prétentions, et à sa superstitieuse crédulité. »
    (5e Essai.)
  14. Voyez Hume, Essai sur les miracles.
  15. Germaniæ vocabulum recens et nuper additum, quoniam, qui primi Rhenum transgressi Gallos expulerint, ac nunc Tungri, tunc Germant vocati sint : ita nationis nomen in nomen gentis evaluisse paulatim, ut omnes, primum a victore ob metum, non a seipsis invento nomine, Germant vocarentur.
    (Tacite, de more Germanorum.)
  16. Car n’oublions pas que ces écrivains eux-mêmes ne se rapportent pas à de meilleure autorité que celle d’un correspondant étranger anonyme et inconnu.