Douces amies/Texte entier

A. Méricant (p. 5-334).

DOUCES AMIES



J’étais assis devant le petit lac qui charrie lourdement ses nappes rouillées à travers le parc de Forges-les-Eaux. Je contemplais les reflets mordorés, les moires scintillantes de ces ondes épaisses, en attendant l’apparition de la délicieuse anémique, qui chaque matin, à cette heure, m’accordait la grâce de ses babils et le clair rayonnement de ses yeux glauques, si doux.

Mais elle n’arriva pas.

À sa place, ce fut un habitué de la salle de jeu qui vint s’asseoir près de moi.

Je le connaissais, depuis plusieurs mois, pour l’avoir maintes fois rencontré dans des cercles et des casinos. Souvent, il m’avait adressé la parole ; mais je lui répondais toujours par ces phrases brèves, hautaines, qui marquent la volonté de repousser toute tentative de relations ou de camaraderie.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, distingué, poli, au regard triste, qui inspirait la sympathie. Mais je le considérais comme un de ces déclassés mystérieux, presque suspects, dont on doit éviter la compagnie. Autant j’adore les bohèmes fous, mal vêtus, même déguenillés qui vivent, au jour le jour, des maigres revenus des lettres et des arts, autant je redoute instinctivement ces personnages déchus, dégringolés, qui gardent, en leur misère, des allures vaniteuses, une tenue recherchée — sans doute pour nous tromper, nous attirer vers des pièges obscurs. Quelques-uns, si nous sommes joueurs, finissent toujours par nous duper, en nous proposant des combinaisons miraculeuses, des martingales savantes ; d’autres, si nous aimons la femme, nous poussent dans les bras de rouées dangereuses et compromettantes, dont ils sont les associés et les amants.

Il me salua, et, sans même prendre garde à la façon plutôt insolente que j’avais, pour répondre à sa politesse, il parla :

— Je vous assure, monsieur, que vous vous méprenez sur mon compte. Parce que vous m’avez rencontré, à Paris, dans des cercles de second ordre, à Vichy, à Biarritz, dans les casinos, vous pensez, j’en suis convaincu, que je suis de ces personnages très peu scrupuleux qui jouent le rôle d’allumeurs pour amener les pontes à se faire détrousser par les tenanciers. Je suis, je ne le nierai pas, subventionné, mais à titre de simple figurant, autour des tables de baccara… Vilain métier, monsieur, mais qui n’entache pas, il me semble, l’honorabilité de quiconque le pratique. Beaucoup de gens du meilleur monde ne touchent-ils pas d’importants honoraires, pour assister régulièrement aux premières des petits théâtres et des music-halls, pour paraître aux dîners ou aux réceptions de certains financiers aussi tarés que millionnaires ?

« Le prince de Sagan, un des premiers, nous a montré avec quelle maëstria on peut être à la fois un grand seigneur et un figurant rétribué des salons cosmopolites, des tripots malfamés… Oh ! certes, je ne suis ni prince, ni duc, ni même marquis. Je n’ai été, dans ma jeunesse qu’un homme du monde, de bonne naissance, de fortune modeste, mais honorable toutefois… Et ma déchéance actuelle est en quelque sorte glorieuse, car elle n’a eu pour cause qu’une aventure d’amour, où je me suis dépouillé peu à peu de tout mon bien, pour la beauté d’une femme que j’ai ramassée, on peut le dire, au coin du trottoir, et que j’ai haussée sur le piédestal triomphant du théâtre ; car elle a été pendant une saison l’étoile triomphante que Paris acclame, adore et sacre souveraine.

« Je me suis ruiné, non par folie sensuelle, ni par emballement de passion, mais consciemment, volontairement, pour créer à mon amie du bonheur, du succès, de la gloire…

« Je ne renie pas les joies voluptueuses que j’ai connues par elle ; mais, comme elles étaient superficielles et de peu de prix comparées aux nobles allégresses de l’esprit et du cœur, que je ressentais à me sacrifier, de toutes les façons, pour réaliser ses désirs, ses caprices, ses rêves !…

« Dans ce siècle où l’on ne sait plus aimer, je me vante d’avoir été l’un de ces derniers amoureux qui ont eu le culte de la femme.

« Mon amour a toujours été un agenouillement perpétuel, une prosternation pieuse…

« Vous riez !… Et si vous connaissiez mes aventures, mes petits romans, vous me jugeriez ridicule et stupide. Pour employer un mot de notre argot moderne, vous diriez que je fus « une poire ». C’est-à-dire un niais, un naïf, un jocrisse qui se laisse berner, duper, entortiller et « entôler ! »

« Non, monsieur, je ne suis pas une poire.

« … J’ai adoré mes maîtresses avec ferveur, avec dévotion, avec aveuglement, oui, certes, j’en conviens.

« Mais les anciens, qui s’y connaissaient, nous ont appris que l’amour est aveugle.

« Si nous considérons la femme telle qu’elle est, en réalité, avec ses tares physiques — la plus Belle est toujours si imparfaite ! — avec ses taches morales, ses fanges intellectuelles, il nous est impossible de l’aimer, de la bien aimer ! On peut avoir pour elle un transport de désir, un goût assez violent — mais de l’amour non pas…

« Car on n’aime qu’un Dieu ou une Idole ! L’adoration est nécessaire à la vie de l’amour. Dès l’instant où nous regardons la femme comme notre égale, elle n’est plus pour nous qu’une chair à plaisir, une camarade de lit.

— Elle n’est plus l’Aimée !…

« Moi, j’ai voulu aimer !…

« Je me suis créé, sur cette terre, des paradis splendides ; je les ai peuplés de radieuses idoles. Je les ai toutes aimées, infiniment aimées…

« Les unes m’ont rendu tendresse pour tendresse. D’autres m’ont supplicié ; ont raillé ma passion ; dévasté mes espoirs. Mais je conserve le même souvenir pieux et la même adoration à celles, très clémentes, dont le baiser ne me versa que miel, et à celles, plus farouches, qui m’abreuvèrent de fiel…

« Mon cœur est, malgré tout, demeuré le sanctuaire inviolé où leurs pures et saintes images seront toujours dressées. J’ai connu les meilleures extases, les plus suaves allégresses, les suprêmes béatitudes.

« Pour atteindre le ciel, dans l’amour d’une femme, vous devez bien savoir qu’il ne suffit pas de se ruer sur cette femme avec la furie superbe et la faim dévorante du désir sensuel. Apaiser sa famine, en de pareils régals, m’a toujours semblé l’assouvissement bestial d’un instinct animal. Moi, j’ai surtout voulu l’épanouissement du cœur, l’assomption des âmes, sans mépriser toutefois la glorification des chairs, qui sont transfigurées alors, purifiées, magnifiées…

« Oh ! la possession totale, miraculeuse de l’idole vers laquelle on s’est haussé, par une adoration formidable, éperdue !… Ce n’est plus de la jouissance, de la sensation ; mais un vertige des cieux, une volupté fulgurante, formidable, une métamorphose enfin qui nous transmue en dieux…

« Oui, vraiment, à ces heures surhumaines, nous sommes des « Tout-Puissants !… »

« Mon langage peut paraître excessif et hyperbolique… Vous me prenez peut-être pour un décervelé qui célèbre sa monomanie. Il est de mode, oui je le sais, de ravaler l’amour, de le salir, de le mépriser. Ainsi que les limaces flétrissent les plus belles roses, il s’est trouvé des hommes pour déjecter leur bave sur la fleur de la vie !… Il faut être très audacieux, aujourd’hui, pour proclamer sa piété amoureuse : les fous et les coquins qui glorifient la haine, nous accusent d’outrager la morale et la vertu ; ils nous lapident d’injures, de sarcasmes ignobles : nous sommes, pour ces faux-sages, des dévergondés, des débauchés, des monstres anormaux, des phallus a deux pattes… »

Comme je souriais, mon interlocuteur se leva. Érigé devant moi, les bras tendus, et la tête vers le ciel, illuminé soudain par les flammes solaires qui perçaient les feuillages, il avait, à cette heure, l’apparence d’un Christ douloureux et triomphant ! Sa voix lente, harmonieuse, prononçait des versets d’éternel Évangile :

« Femmes, soyez bénies, pour toute la douleur et toute la joie que vous nous donnez !…

« Cueillez nos cœurs dans nos poitrines. Foulez-les sous vos pieds, que vos mains les déchirent et que vos dents les mordent !… Qu’ils saignent, qu’ils pantèlent !

« Soyez impitoyables, suppliciez, torturez ; meurtrissez-les nos cœurs, et broyez-les sans cesse, pour en faire jaillir l’amour pur, infini !

« Guidez-nous, à travers les ronces des Golgothas ; après l’angoisse et l’agonie, donnez-nous la résurrection du baiser. Dans les chemins d’abîmes, de gouffres et d’épines, autant que par les routes de roses et de lys, la volupté ardente, par vous, nous est révélée !

« L’amour et la douleur, qui sont inséparables, ô femmes, nous les buvons, avec ivresse, à tous les calices de votre beauté !… »

Puis, son exaltation tomba. Le vieil homme, soudain, se retrouvait, loin du ciel, sur la terre, devant le lac, dont les eaux mordorées s’épandent sous le soleil, avec les tons fauves d’une vaste et frissonnante chevelure de femme… Et des larmes coulaient, maintenant, de ses yeux…

Les hommes de la morale sans doute, eussent jugé que ce vieillard était une outre de débauches, un vulgaire orgiaque.

Je le considérai comme un martyr d’amour, un crucifié de l’éternelle et divine Passion.

Il vint, quelques jours plus tard, m’apporter trois cahiers :

« Lisez ceci, me dit-il : je crois que ces simples notes, écrites au jour le jour, pourront vous intéresser. Trois figures de femme illuminent ces pages… Je me suis efforcé à peindre leur beauté ; peut-être découvrirez-vous aussi l’aspect de leurs âmes… petites âmes frivoles, exquises, délicieuses. Elles m’ont torturé, inconsciemment sans doute… la douleur des supplices m’arracha, parfois, des blasphèmes… Mais, aujourd’hui, les trois Idoles resplendissent, glorieuses, sur l’autel de mon souvenir… lisez… et vous aimerez ces trois images d’amour !… »

Suze ! Marcelle ! Riquette ! Moi aussi, je les ai aimées… Il me semble aujourd’hui que je les ai tenues, palpitantes en mes bras ; qu’en des temps très lointains, elles m’ont accordé l’amour et la douleur.


Première Partie

I

En ces listes, souvent grotesques, de demandes et d’offres galantes qui s’étalent audacieusement aux petites annonces des journaux mondains, je n’ai vu, pendant très longtemps, qu’une sorte de Bourse à l’amour. Et de quel amour ? Celui qui rôde sur les boulevards, vagabonde par les rues, affamé, glouton, se repaissant des plus médiocres régals et buvant l’ivresse à n’importe quels flacons.

Tant et tant de baisers s’offrent à celle qui désire l’amour ; de telles convoitises s’allument dans les regards des hommes au passage de la Femme ; et dans les salons, aux théâtres, à la rue tant de déclarations lancent leurs murmures à ses oreilles que, seules, — me disais-je — les très vieilles, les hideuses, les défleuries sont réduites à hurler leur désir en trois lignes patibulaires, implorant quelque aventure bien tendre ; et aussi, les marchandes de rires et de caresses, âpres aux gains, avides d’accroître leur clientèle, sollicitant les amateurs, usant de la publicité comme font les maisons de commerce, les grands magasins, les fabricants de produits pharmaceutiques.

Oui, cela m’amusait de lire ces annonces, et j’évoquais l’état d’âme des dames avouant trente-cinq ans — ce qui signifie quarante-huit ou cinquante — proclamant leur désintéressement, pour mieux fasciner les très jeunes gens, encore timides, aux appétits de vingt ans qui acceptent toute manne tombée du ciel ou surgie de la boue.

Et dans la brutale impudence des réclames célébrant l’idéale beauté d’une demoiselle qui postule les restes et les suprêmes miettes de messieurs âgés, décrépits, mais riches, je lisais, avec nausée, l’immonde et vil trafic de la chair prostituée, le sacrilège impie de la Beauté, sacrifiant son charme et sa divinité au pouvoir dissolvant de l’or.

Cependant, parmi les habituelles banalités et la plate similitude de ces annonces, peu à peu je découvris, dans le tas, des appels à l’amour, des cris d’espoir, des sanglots de passion qui se trahissaient par je ne sais quelles paroles plus sincères, par des maladresses ou des subtilités de rédaction, à peine perceptibles, mais qui pourtant éveillaient brusquement mon étrange et maladive perspicacité d’impulsif.

Oui, je sentais tout à coup les battements d’un pauvre cœur, tressautant en ces quelques lignes, éperdu d’angoisse, cherchant à son infinie tendresse quelque cher refuge où se blottir et se ranimer ; je reconnaissais encore l’inquiétude et la révolte des âmes altières, captives des bagnes et des galères contemporains, condamnées à la vie bête, rêvant malgré tout l’affranchissement sentimental par la grâce de romanesques et poignantes aventures…

L’aventure !…

L’espace, soudainement entrevu ; l’essor possible ; les barreaux de la prison miraculeusement disjoints, permettant désormais l’envolée de l’âme vers des ciels radieux et l’union voluptueuse à une âme chérie, en des extases divines !

L’aventure !…

Le rayon de soleil, le rayon d’espoir. L’épanouissement de toutes les fleurs de joie, dont les semences s’étouffaient et se mouraient, faute de lumière et faute de rosée… Le grand souffle frémissant qui tombe de la montagne, courbe les collines, épouvante la plaine, sème éperdument ses palpitants frissons…

L’aventure !…

La vie douloureusement rêvée et souhaitée aux heures mornes d’esseulement, de lassitude et d’inquiète nostalgie des patries inconnues mais pressenties si belles ! La vie merveilleusement transfigurée, chaude, parfumée, resplendissante. La Vie ! La Vie !…

Alors, je compris que de nobles chercheuses, d’intrépides escaladeuses, venaient sans doute réclamer l’aventure, parmi la foule des quémandeuses vulgaires, tenter la destinée, se jeter dans la mêlée, pour y être meurtries, peut-être, abominablement déçues, mais — qui sait jamais les mystères de demain — pour conquérir aussi le triomphant drapeau ! Puis, qu’importe, après tout, la blessure et la souffrance, aux vaillantes âmes d’élite ? la lutte, c’est leur joie, le danger les excite, l’inconnu les attire… Souffrir et panteler, c’est encore vivre ; le cœur qui saigne n’est-il pas plus glorieux que le cœur assoupi en de lourdes paralysies !…

Ce fut alors que je résolus de connaître le Mystère des petites annonces. Et, pour ne pas courir le risque d’être leurré par quelqu’une de ces phrases, où semblait se trahir l’aveu sincère et passionné d’une âme aventureuse et qui pouvait, en somme, n’être que la très habile supercherie d’une rouée ; pour être aussi celui qui invite et non pas celui qui accourt — car le rôle de l’homme en tout roman sentimental est de faire le premier geste et de murmurer la prime parole — je livrai à la promiscuité des offres et demandes galantes l’anonyme appel de mon rêve à l’idéale inconnue, avec le pressentiment qu’elle tressaillerait peut-être à la lecture de ma prose, et qu’elle sentirait soudain le mystérieux pressentiment qui étreint le cœur, l’hypnotise, le prend, l’obsède et le harcèle jusqu’à l’heure où l’esprit se décide enfin à ne plus résister à la hantise, se lance vers l’aventure, fait le premier pas dans l’inconnu, à la poste la brève réponse, la troublante missive, qui frissonne elle aussi, ne sachant par quelles mains, douces ou brutales, elle sera violée…

Déjà, l’aventure commence… le cœur palpite… les jours coulent plus rapides, les heures se précipitent… On attend ?… Vaine attente, peut-être… L’annonce sera-t-elle perdue, parmi les autres, et dédaignée ; ou remarquée par celles dont la tendresse serait une épouvante ?… La petite lettre, écrite à l’anonyme, amassera-t-elle l’inepte curiosité d’un joyeux farceur ; allumera-t-elle la sensualité d’un ignoble satyre ?…

On frissonne… on tremble… on espère…

On vit !

II

L’appel à l’inconnue, clamé par les voix nombreuses du journal, atteint à la même heure cent mille désirs de femmes…

Le cri éperdu de mon cœur et de ma chair sera-t-il entendu par celle que j’espère ?

Si l’amour n’est pas une hasardeuse étreinte, s’il est, comme je le crois, la rencontre providentielle des êtres que les tourbillons de la vie inéluctablement uniront un jour, ces pauvres lignes que je viens de relire, ce matin, parmi le nombre des Petites Annonces, peut-être éveilleront-elles, en l’âme de la très-chère qui m’est destinée, l’inquiétude, l’émoi, la curiosité de répondre, en lui faisant pressentir les tressaillements et les délices de l’aventure ?

Déjà même n’a-t-elle pas tracé de sa main fiévreuse la furtive réponse ?…

J’ai le pressentiment que je vais trouver bientôt, au bureau de poste, la petite lettre, premier espoir, prime fleur de nos tendresses, éclose déjà, et déjà épanouie…

Poste restante…

L’étroit guichet est là, petite porte ouverte sur le mystère, idylle ou tragédie…

Des femmes se pressent, héroïnes d’obscurs romans, personnages ignorés de drames passionnels.

Elles se poussent, se bousculent, inquiètes et tremblantes. Elle réclament à l’impassible distributeur d’incertaines correspondances, murmurent timidement des noms, des initiales.

Avec des gestes lents, réguliers de machine, l’homme compulse les enveloppes.

Très jeunes, pour la plupart, de petites ouvrières, pas encore envolées des nichées familiales, venant chercher ici des nouvelles de l’amant, l’heure du prochain rendez-vous ; une servante, à la jeunesse robuste, au corsage gonflé de sèves campagnardes, qui tenta, sans doute, plus d’un galant ; effarée et honteuse, se cachant dans la foule une jolie et très élégante mondaine, captive sans doute des geôles conjugales, n’osant ou ne pouvant se libérer, dont l’esclavage se pare des fleurs de l’adultère.

Oui, c’est ici la poste de l’amour romanesque, de l’amour mystérieux, de l’amour opprimé.

Moi aussi j’ai tremblé, j’ai frissonné… comme une femme.

L’homme, à ma demande, prit un paquet de lettres, lentement les manipula.

Il m’en jeta quelques-unes, dix, vingt peut-être. Et sitôt, je m’enfuis avide de connaître leur secret, mon cœur défaillant et battant, comme si l’angoisse de toutes celles qui m’avaient écrit me gagnait, me terrassait…

Pauvres petites lettres…

Toutes me confiaient la tristesse de vivre seule et de n’avoir aucun cœur où réfugier sa tendresse.

Est-il possible, me disais-je, que tant de jeunes femmes soient isolées ainsi dans la cité d’amour et de luxure, et qu’elles n’aient pas encore rencontré l’ami désiré, pour solliciter ainsi l’offrande d’un inconnu ?

Ces lettres, je les lus.

Presque toutes, elles s’imprégnaient d’une naïve et douce sincérité.

Ce n’était pas un amant riche qu’elles imploraient, ah ! certes, mais l’amour.

À cette heure, j’aurais voulu les chérir toutes, ces pauvres chères amies, et l’idée me vint d’abord de répondre à chacune, d’être le Don Juan de ces quinze ou vingt maîtresses…

Folie !

Lentement je déchirai les suppliantes missives, pour n’en conserver qu’une, une seule… la sienne !

Au premier examen de ces enveloppes, j’avais senti que celle-là contenait la lettre espérée, la lettre de l’inconnue tant de fois appelée, inutilement cherchée, et qui se révélait enfin !
Cette lettre, je le savais,
m’apportait le bonheur.

Oui, cette lettre, je le savais, m’apportait le bonheur…

Lorsque mes doigts l’ouvrirent, elle tremblait entre mes mains.

En la dépouillant, il me semblait que l’heure suprême sonnait, où l’aimée s’abandonne, où les derniers voiles s’effondrent, où l’adorée surgit toute nue, resplendissante et se livre au baiser.

Un parfum doux et pénétrant s’exhalait de la lettre.

Je fermai les yeux et me livrai à l’alanguissement de cette indéfinissable odeur de bouquet et de chair.

Et je crus un instant que ma bouche s’éperdait à chercher des effluves enivrants en de mystérieuses cassolettes pleines d’encens féminin, brûle-parfums mystérieux où flambe l’or des toisons pour embaumer le sanctuaire d’amour.

Que me disait-elle alors, la bien-aimée ? Quelques mots. En somme, peu de chose. Mais il m’était clair que ce rien serait tout. Et je m’acharnais à évoquer l’image de celle qui m’écrivait.

Au papier d’azur clair, à l’écriture fine et jolie, aux petites phrases nerveuses, je la voyais déjà, telle que plus tard je l’aperçus, adorable, exquise, enjôleuse, avec des yeux qui ensorcellent, une bouche qui affole, irrésistible et enchanteresse, mon rêve, mon idéal, mon amour…

Souvent encore, dans ce jardin d’extase où j’ai vécu plus tard et qu’Elle avait paré des fleurs les plus merveilleuses de la passion, j’ai évoqué cette première journée d’aube encore indécise et d’amour entraperçu, cet instant enchanté où la petite lettre m’apporta l’espoir tendre ! Une joie délicieuse m’avait envahi. Je marchais par les rues, rayonnant, transfiguré. Mes amis me demandaient quelle bonne fortune m’irradiait soudainement. Immensément heureux, je ne pouvais dissimuler mon allégresse. J’aime ! J’aime criais-je comme un fou, dans l’ombre du crépuscule. J’avais les fiertés et les belles allures du jeune homme qui, pour la première fois, a dormi chez une femme !

Et c’est toujours ainsi, à chaque aurore d’une neuve passion !

Les tendresses abolies s’évanouissent. Il ne reste plus rien de tous les baisers d’hier, aujourd’hui éteints.

Chaque printemps d’amour nous refait une virginité.

Et, dans notre cœur vierge, l’amour présent s’épanouit, plus merveilleux que les amours passées — et plus vivace peut-être, puisqu’il se nourrit de leurs cendres, s’abreuve de leur sang !

III

… « Aujourd’hui même, à deux heures, au musée du Louvre, dans la salle des antiquités égyptiennes, dont la porte s’ouvre, je crois, presque en face de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois. Je porterai, à mon corsage, un bouquet d’œillets blancs. Ayez vous-même une de ces fleurs à la boutonnière. Elles seront notre signe de ralliement, mon cher Jean, s’il est besoin d’un signe pour nous reconnaître… »

Il était huit heures, chère Suze, quand je reçus cette petite lettre. Depuis un long mois déjà, nous nous écrivions, très régulièrement ; et si nous ignorions encore nos visages, du moins nos cœurs s’étaient-ils reconnus, attirés l’un à l’autre, par une douce communion de tendresse et de sentiments.

Enfin, j’allais la voir, la chère aimée, presser entre mes mains ses jolis petits doigts ; et qui sait, peut-être aussi cueillir un baiser exquis sur ses lèvres fraîches, au pied des Sésostris et des Sennacherib qui nous contempleraient dans les salles désertes des reliques d’Égypte, de leurs yeux impassibles qui, depuis quarante siècles, regardent…

Rapidement, je sautai hors du lit, je me vêtis à la hâte ; un fiacre m’emporta vers le hammam.

Comme la femme, l’homme qui aime a ses coquetteries. Il a beau se dire que le corps est une grossière et matérielle enveloppe, il a souci de sa loque charnelle ; vraiment il a raison, car nos yeux ne sont pas assez clairvoyants encore pour transpercer la couche extérieure, percevoir la beauté du cœur et de l’esprit. Certes, un jour luira, dans quelques siècles, où les âmes aimantes se verront, à travers la transparente écorce, s’admireront, s’aimeront sans nul souci des performances physiques. Et l’amour alors sera transfiguré, il s’élèvera au-dessus des contacts d’épiderme et des frissons sensuels.

Mais cet âge d’or que nous espérons, que nous pressentons pour nos petits-fils, ne doit pas nous prostrer et nous annihiler en ses prestigieux mirages. Il faut vivre la vie du siècle, Jouir de la beauté de cette vie, de l’unique qui est l’amour, avec tous nos organes, les plus humbles comme les plus altiers, magnifier notre tristesse aux apothéoses du Baiser, cette fleur de la Chair, son éclat, son parfum.

Aux moites vapeurs de l’étuve, ma chair se purifia, se régénéra, perdit les dernières traces des amours défuntes, s’assouplit et conquit cette sensation vague qu’on s’affranchit des liens pesants et lourds, qu’on est prêt désormais aux hardies escalades, aux envols vers les cîmes.

Un esclave, plus soumis par l’appât du pourboire contemporain que par la terreur des fouets antiques, manipula mes membres, fortifia les articulations paresseuses par de savants massages, et me parfuma de mousses odoriférantes, selon la formule des doctes Orientaux nos maîtres en hygiènes voluptueuses.

Durant la demi-heure de repos, alangui sur les coussins, je songeais à la bien-aimée ; dans les rayons d’azur et de roses que filtraient les verrières, des formes indécises m’apparaissaient, et c’était la vision d’une silhouette idéale, de ma petite Suze, de mon rêve d’amant : tantôt un bras, tantôt un sein, une jambe, une croupe frissonnante, une chevelure déroulée…

Et je fermais tes yeux, les lèvres tendues pour boire un baiser qui tomberait vers ma bouche, dans une coulée magique… Ah ! petite Suze, comme à cette heure je vous désirais, et comme j’implorais votre lèvre humide, et vos dents aiguës se desserrant un peu !

Onze heures : secouons le rêve stérile. La réalité, plus charmeuse peut-être, accourt. Vite, je rentre en mon nid de garçon.

Je hais les costumes de coupes excentriques, aux couleurs brutales qui s’harmonisent ridiculement avec les sombres décors de nos cités et de nos maisons. Les femmes, je le sais, apprécient les tenues épinglées et chic, et nous jugent souvent d’après notre mise… Trop sévères, nos vêtements nous emprisonnent en de raides allures de notaires ; trop fantaisistes, ils nous métamorphosent en rastaquouères. Nul art, aucune fantaisie ne se drapent dans nos disgracieux pantalons, nos correctes redingotes, nos grotesques chapeaux haut-de-forme. On ne peut cependant endosser un travestissement de bal masqué pour aller à un rendez-vous.

Que c’est laid un homme, en défroque dix-neuvième siècle, et comme les femmes sont indulgentes, quand elles consentent à nous chérir !

On s’attarde devant les glaces, à déplorer ce lamentable aspect, cette laideur masculine ; on s’acharne à la corriger un brin, en retroussant les pointes des moustaches, en lissant ses cheveux. Et l’on s’épouvante. Ne lui déplairai-je pas trop ?… Saurai-je vaincre l’examen inquiet de ses premiers regards, jusqu’à l’instant où, par de douces paroles et de tendres caresses, j’endormirai ses yeux hostiles et lui apparaîtrai transfiguré comme l’Aimé, la vision de son rêve et de son désir ?…

À la table du Cercle, où la routine m’a conduit, je m’indigne contre les nourritures coutumières qui souillent notre bouche et la pestifèrent… j’insulte presque le valet qui vient me déclarer, très aimable, que ce matin le roquefort est parfait… Je voudrais des confitures de roses, de ces mets de sultanes qu’on grignotte dans les harems. Un ami m’offre un cigare, authentique Flor de Habana ; il sait que je les adore, et s’étonne de mon refus : il me croit malade, remarque en effet que je suis pâle, très nerveux, surexcité…

Dès une heure, je suis au Louvre, dans la salle des antiquités d’Égypte, et je relis la petite lettre de la Désirée… C’est ici que je vais la voir, la voir pour la première fois !…

Et je m’émerveille de l’idée non banale qu’elle eut de choisir cet endroit ; mon esprit bat la campagne. Ce choix m’indique déjà que ma petite Suze est une créature originale : une autre m’eût fixé un café peu fréquenté, une station de voitures où vite on trouve refuge en un fiacre fermé, voire une église… La Chère amie, que je croyais connaître, dont j’ai senti le cœur frissonner et battre en ses gentilles lettres, je ne sais rien d’elle, rien, rien… Indépendante ? Mariée ? Esclave de quelque liaison ?… Et que m’importe après tout. Elle est celle que j’aime et cela me suffit…

Mais elle, va-t-elle m’aimer ; et son caprice qui dura tant qu’il fut animé par le mystère, subsistera-t-il encore après l’entrevue ?…

Comme les minutes coulent lentement !… Il n’y a pas un quart d’heure que je suis là, rôdant devant les Pharaons de granit, les pierres monumentales, les sépulcres vides, les monolithes brisés.

Voici tout à coup que je découvre une sorte de nid dans cette salle déserte où les gardiens même ne viennent pas. Derrière un piédestal géant qui supporte une statue d’Osiris, un espace libre, masqué par d’autres pierres, où nous serons seuls, où nous nous cacherons, où je pourrai la prendre très doucement dans mes bras, noyer mes regards dans ses yeux, essaimer mes baisers dans sa chère bouche !…

Deux heures !… Une porte s’entr’ouvre… Mon cœur défaille et se glace tout à coup ; il me semble que des fibres se rompent, en un émoi douloureux ; et mes yeux ne voient plus qu’une brume grise de crépuscules, et dans cette brume soudain surgit — adorablement belle, éblouissante d’enchantement — Suze, ma petite Suze, ma reine, mon amour !
… Soudain surgit, adorablement belle,
éblouissante d’enchantement, Suze…

IV

La minute la plus exquise d’un amour, celle qui se grave en ma mémoire mieux que les heures de l’étreinte et du baiser, c’est l’instant rapide ou les yeux de la Désirée s’illuminent et rayonnent de la première flambe, proclamant ainsi dans l’éclair radieux qui les éblouit l’aube des tendresses levée sur deux cœurs, voués désormais à l’idylle, emportés vers le ciel.

Oh ! cette minute, brève et farouche, durant laquelle on vit magnifiquement les plus glorieux romans de la passion humaine ; où le cœur s’exalte en d’infinies ivresses ; où l’on résume en soi les frissons de Roméo, les émois de Daphnis, les tendres angoisses de Paul ; où l’on s’affranchit féériquement de l’existence coutumière, de la Vie morne et lourde, pour devenir ce héros que sera toujours l’amant, à l’éclosion mystérieuse de deux âmes qui s’ouvrent pour mêler leurs parfums !

C’est sans doute la nostalgie de ce charme qui fait plus tard nos liaisons si peu constantes… on s’acharne inutilement à ressusciter ce délicieux moment… Il ne renaît plus. L’amour, comme un astre, accomplit son évolution, s’attarde encore en des phases bénies… mais il est vain l’espoir de faire rétrograder l’étoile qui s’est allumée au crépuscule, pour jouir une seconde fois du prime rayon, et de l’incertain scintil révélé timidement dans l’azur assombri.

Et c’est pourquoi sans doute nos âmes inquiètes, avides de ce frisson à nul autre comparable, s’évadent des fournaises passionnelles, se libèrent des chaînes enchantées, veulent savourer encore l’ivresse de cette minute — la plus troublante, l’inoubliable !

En ce regard, les âmes subitement se reconnaissent, se livrent, se donnent. C’est un spasme fulgurant, et d’une telle violence que les forces défaillent et se fondent en une torpeur exquise, durant laquelle s’annihilent et se pervertissent toutes nos facultés. Le plus éloquent alors semble muet et ne peut exprimer sa joie… les paroles meurent sur les lèvres paralysées… et nul mot humain ne serait assez superbe pour exalter l’amour. À quoi bon du reste, puisque le cœur, à cette minute, s’est révélé ; puisque les tendresses se sont liées ?… En vos yeux, Suze adorée, j’avais lu l’ineffable don que vous consentiez… En les miens, aussi, vous aviez aperçu l’épanouissement du bonheur et de l’allégresse. Et nous restions, immobiles, la main dans la main…

Puis, nous avons babillé… Que disions-nous, ma Bien-Aimée ? Des phrases incohérentes, sans doute… après nos yeux, nos bouches se mariaient… Mais le langage de vos grands yeux bleus, très doux et très tristes, — oh ! les chers yeux tristes dont la mélancolie m’enchantait — seul alors m’occupait… Et mes yeux en les vôtres se plongeaient, s’attardaient, très voluptueusement… Et cette volupté m’imprégnait tout entier, se glissait jusqu’aux moelles, frémissait impérieusement. Vos yeux, ma chérie, vos yeux !… je les prenais, je les caressais, je les étreignais, je les enveloppais, je les pénétrais, malgré vos résistances et vos soudains effrois de ce viol rapide… Vos yeux, vos yeux !… Ils étaient à moi !

Je ne songeais pas à vous dire combien vous êtes belle. Mais le cantique de mon âme s’envolait vers la vôtre… Et vous ne vous étonniez pas, j’en suis convaincu, si je n’accomplissais en ce moment aucun des légers devoirs de la galanterie. Celui qui aime n’est pas galant. Il est sincère : et son adoration se révèle en ses attitudes, en son agenouillement silencieux.

Vous êtes belle, ô ma bien-aimée. Dès ce jour où mon admiration s’émerveilla vos yeux et vos lèvres m’avaient enjôlé…

Les yeux et les lèvres, les suprêmes beautés qui m’attirent et m’ensorcellent. Oui, je veux chez l’aimée, la perfection et la pureté de ces organes qui sont, à mon avis, les plus suaves fleurs de cet admirable bouquet, la femme très aimée.

Les yeux me donnent le capiteux parfum de son petit cœur ; les lèvres me distillent la précieuse essence de sa chair.

Plus tard, certes, je m’attarderai aux vallons de sa gorge, aux montagnes sacrées, aux paysages tumultueux de sa croupe enfiévrée. Mais je reviendrai toujours vers la lumière des yeux et le nectar des lèvres, mes délices préférées.

J’ai dit, chère âme, le dictame de vos yeux, leur humide et tendre rayonnement de turquoise, leur magique empire — ineffable poème que je voudrais éternellement chanter, en actions de grâce, à vos pieds ! Comment pourrai-je décrire la corolle embaumée, la soie délicate et rose de vos lèvres frémissantes qui s’entr’ouvrent orgueilleusement sur l’émail éclatant des mignonnes canines, acérées pour les morsures passionnées des délires d’amour ?…

Quelques instants à peine s’étaient écoulés… Déjà, dans un gracieux sourire, votre bouche s’était animée ; j’étais ravi, car vos lèvres, comme vos yeux, étaient au-dessus de mon rêve ! Je savais maintenant qu’elles étaient pures et délicieuses les deux sources jaillies, en cette après-midi d’attente, où bientôt il me serait permis de boire et me désaltérer :

Vos yeux, vos chers yeux — source d’extase coulée des lacs profonds du cœur.

Vos lèvres, vos douces lèvres — source de volupté, stillant en baisers, des jardins de la chair.

V

Votre babil s’était éteint… Nos mains se cherchèrent, se joignirent en une molle et paresseuse étreinte. Puis vos yeux s’étant clos, rapidement je me penchai, écrasant votre bouche sous l’impérieuse cascade des baisers lourds, des baisers qui tombent, rejaillissent, s’enfoncent dans le gouffre — le gouffre rose où souvent ils se noient, mais où du moins les ranime cet espoir qu’ils seront recueillis et reçus dans le cœur.

Premiers baisers !… Comme on palpite et comme on tremble !… Très doucement on lutte, pour vaincre la résistance éperdue de vos lèvres peureuses, de vos dents menaçantes. Car toujours ainsi vous vous défendez ; vous avez livré les roses humides et frissonnantes, mais vous fermez les murailles acérées d’émail, voulant refuser le baiser suprême par lequel il vous semble que vous livrez votre âme et signez le pacte définitif qui donne l’amante à l’amant.

Lutte troublante. Lutte délicieuse. Des morsures nous déchirent : chère et suppliciante douleur. Voulez-vous déjà enseigner à l’ami que la caresse la plus douce est aussi une torture, et qu’à chaque heure d’amour en même temps que les rires, les larmes s’épanouiront ?…

… Nous nous étions réfugiés dans le propice asile d’une voiture ; les stores baissés nous abritaient contre les curiosités hostiles des passants… Le cocher nous conduisait à sa guise par les rues des faubourgs…


Nous nous étions réfugiés dans le propice
asile d’une voiture.

Si vous n’aviez dérobé vos lèvres, je vous aurais tenue des heures et des heures, enlaçant votre gorge, buvant la fraîcheur embaumée qui s’exhalait de votre bouche, m’acharnant à disjoindre les courageuses petites dents qui m’arrêtaient toujours, au seuil du cher palais.

Tout à coup, vos yeux clos se rouvrirent et scrutant l’inconnu de mes yeux, tandis que vos mains éloignaient ma tendresse, vous avez murmuré, d’une voix si faible, si faible, d’une voix effarée et comme honteuse de réclamer l’aveu :

— Aimez-vous un peu Suze ?…

— Si je vous aime, ma bien-aimée, vous répondis-je alors, si je vous aime !…

Et pour vous exprimer toute ma joie sincère, toute mon adoration éperdue, je cherchais des formules glorieuses, des arguments tendres… Et je m’attristais, nul verbe ne jaillissant assez superbe, assez magnifique pour vous dire mon amour. Je balbutiai seulement :

— Suze ! Suze ! Je vous aime ! Je vous aime !…

Douces amantes, chères amantes, comme vous êtes supérieures dans toutes les choses d’amour !… Pour nous révéler votre cœur, un regard, un geste suffit… L’amour émane de vous tout entière, subtil arome qui nous grise aussitôt et nous donne l’assurance que nous sommes chéris.

Mais nous ?…

La flamme qui luit en nos yeux, la rage qui tressaille sur nos lèvres, est-ce de l’amour ?… N’est-ce pas le bestial et tumultueux éveil d’une banale sensualité ; la sollicitation d’un instinct grossier qui s’émeut à l’approche de toute chair féminine ; l’appétit inconscient de n’importe laquelle, hurlant son besoin avec les mêmes gestes, hélas, et les mêmes frissonnements que l’amour ?…

Chères aimées, je comprends votre angoisse et votre horrible doute. Je vous pardonne vos soudaines résistances, vos efforts affolés pour vous reprendre, vous étant déjà à demi données… Oh ! la peur, l’abominable peur doit vous étreindre alors et vous irriter de n’être pas l’élue, souverainement aimée, miraculeusement désirée, mais seulement la chair à plaisir, la machine à spasmes, la donneuse de joie.

Avant de nous accorder la gloire de baiser vos petites mains blanches, vous devriez nous imposer de préalables épreuves, nous obliger à de lentes et passionnées conquêtes, vous assurer de la sorte que nous ne sommes pas le passant — mais l’amant !

Temps perdu, peut-être… Quand on s’adore, n’est-il pas doux de se baiser, de se pâmer, de mêler ses cris de joie, de se plonger à chair perdue dans l’océan des voluptés ?…

Et qui sait, n’est-ce pas folie et vanité, de s’acharner comme nous faisons — celles et ceux qui conçoivent l’amour au-dessus du contact des épidermes — à vouloir des joies surhumaines, des luxures infinies où nos âmes se fondent en même temps que nos chairs ?

Vanité peut-être, mais vanité superbe qui exalte les cœurs inquiets et les élève au-dessus de la boue où les autres grouillent, grognent leurs amours, à la façon des animaux, dédaigneux des raffinements, satisfaits des pratiques génitales des races vertébrées.

Ceux-là, comme nous, ma bien-aimée, s’écrient : Je t’aime ! parmi leurs canines lubricités, ils profanent la formule sainte, que nous murmurons avec dévotion ; ils la prostituent, ils détruisent ainsi son merveilleux pouvoir…

— Suze ! Suze. Je vous aime !…

Vos bras alors s’ouvriront, pour recueillir l’étreinte, et votre bouche aussi se livra tout entière. La menace des dents aiguës se fondit en un plein abandon ; ce fut notre baiser de fiançailles passionnelles, la promesse désormais irrévocable nous liant l’un à l’autre pour le temps d’un amour.

VI

Au sortir des heures infiniment douces, si vite enfuies durant que nos mains et nos yeux s’unissaient ; lorsque mon œil inquiet a vu la chère silhouette s’enfoncer dans les foules qui me l’ont brusquement dérobée, mon cœur tout à coup s’angoisse, mon cœur si fier et si glorieux quand il palpitait, Suze chérie, près du vôtre. Il reposait tantôt sur une couche de roses ; il s’étreint maintenant parmi des enlacements d’épines — les épines du doute, atroces, empoisonnées.

Alors, mon adorée, je ne crois plus en vous…

Vos chers babils, l’enchantement que vos lèvres me versaient en de tant douces et mélodieuses paroles, maintenant résonnent à mes oreilles comme de traîtres et moqueurs mensonges…

Je les évoque, ces mots qui tout à l’heure m’ensorcelaient ; loin de votre bouche, ils perdent leur magie.

Nous me disiez votre tendresse et votre joie de vous sentir très sincèrement chérie… Froidement je dépèce vos aveux, j’analyse vos confessions… Et tel l’anatomiste qui s’écrie, après la dissection des muscles, des viscères : où donc est l’âme humaine ? et la nie, moi, je cherche l’amour parmi les phrases rigides, les verbes éteints ; je ne l’y revois plus.

Le doute, comme une chauve-souris, s’abat sur mon crâne, déploie ses ailes visqueuses, enveloppe mon esprit… Suze, Suze, je ne crois plus… non, vous ne m’aimez pas, et mon extase vous indiffère… vous êtes une comédienne, vous me leurrez de vaines espérances, vous vous amusez à me bien enjôler, vous devenez peu à peu la maîtresse mauvaise et capiteuse qui aveugle l’ami — symbolique Dalila, dont je suis le triste Samson… — Mais pourquoi cela, pourquoi ?…

Plus je m’acharne à dévoiler l’énigme que se révèle ma bien-aimée, et plus je m’enlise dans les horreurs du doute.

Non, non, elle ne m’aime pas…

Pourquoi m’aimerait-elle ?…

Je ne suis ni l’époux, ni l’amant… je suis l’inconnu, celui qui passe… Depuis un mois, chaque semaine elle m’accorde une après-midi, quelques heures vite écoulées… mais elle a soin de me fixer ses rendez-vous en un musée, en un jardin, où nos mains à peine peuvent se joindre, se presser furtivement… Une fois ou deux, c’est vrai, elle consentit à s’enfermer en une voiture, et là du moins, elle me fit l’offrande savoureuse de ses lèvres, de toute sa bouche ; mais l’autre hier, quand je voulus l’entraîner vers l’hôtellerie propice où nos caresses se seraient épanouies, elle eut, en son regard, un dur et repoussant refus… Si vraiment elle m’aimait, ne serait-elle pas venue ?… Nul doute… elle s’acharne, la menteuse, à bien aiguiser mon Désir, pour être alors la Toute-puissante qui, sans aimer, règne et gouverne… ce n’est pas un amant qu’elle veut, c’est un esclave… Ah ! la perfide, ah ! l’habile…

Et je blasphème…

Chère Suze que je croyais la sincère amoureuse, tu es sans doute l’aventurière ou la professionnelle. De toi je ne sais rien, ne voulus rien savoir. Lorsque tu me disais en riant : Mais vous ignorez quelle femme je suis ! je répondais : Vous êtes celle que j’adore… Et quand tu murmurais : Ami l’heure est venue, il faut que je vous quitte… il le faut… mes absences peut-être éveilleraient des soupçons… je n’ai jamais demandé quel Maître se dressait entre nous ainsi, pour t’arracher à mon amour ! De vagues indices, des paroles obscures m’avaient formé la conviction que ta vie était liée à Un qui ne l’avait pas comprise et ne s’était pas assez dévotement agenouillé devant l’adorable créature d’amour… et je me disais : oh ! comme je la chérirai, moi, comme je la bien-aimerai…

Mais le doute s’abat… Comédies, comédies !… C’est une coquette, peut-être pis… Qui sait ; avant de livrer enfin à mes rages sa Chair resplendissante, ne me contera-t-elle pas que sa couturière la tourmente pour une note non soldée, une misère, vingt-cinq louis, truc habituel de ces dames du monde qui sont parfois de petites bourgeoises perverties, mais plus souvent de très vulgaires marchandes d’amour, dont la nuit s’estime cinq louis, lorsqu’elle est débattue froidement, selon les lois de l’offre et de la demande.

Chère Suze, pardonnez-moi cet abominable sacrilège… Pardonnez-moi ce doute, que vous ne connaîtrez jamais, car cette page sera brûlée, cette page qui vous indignerait et figerait justement en vos yeux cette tendresse sincère qui les illumine, en qui je crois de toute mon âme, quand vous êtes, très aimée, près de moi !


Chère Suze… pardonnez-moi…

Pardon ! Pardon !…

Mais le doute est atroce… il entraîne nos cœurs dans les fanges les plus noires ; il salit nos idoles, il assassine nos dieux !…

C’est en vain que je me débats contre son emprise. Il surgit à toute heure et me jette en l’esprit ses murmures ironiques :

— Oh ! le fat ! oh ! le sot !… Regardez-vous donc, Monsieur, dans une glace, considérez comme vous êtes laid, avec vos grosses moustaches ! Et vous pouvez vous imaginer qu’une exquise et divine petite reine d’amour vous aime, ressente quelque volupté à recevoir vos lèvres poilues sur sa mignonne petite bouche rose ; fi Monsieur le naïf et Monsieur le nigaud, je vous supposais un vérité plus d’esprit que cela !… Vous êtes laids, très laids, Messieurs les amants. Aussi bien n’est-ce pas vos personnages, ô Bottoms, qui tentent les radieuses Titanias ; ni vos moustaches, ni vos lèvres dont les gourmandes récoltes aux roses de la chair fleurie sont de vaines caresses sur un bloc de marbre… Elles vous jouent la parade, vous engluent aux bagatelles de la porte, pour vous bien maintenir ensuite en d’implacables servages ; et vous les paierez cher plus tard, les tendresses radieuses des aubes passionnelles, vous les paierez de votre fortune, de votre sang, de votre vie…

Eh ! qu’importe, mauvais Doute, toute ma fortune, mon honneur, ma vie, c’est encore trop peu pour acheter le Trésor que je désire et que je veux !…

Et qu’importe, après tout, que l’Aimée soit ou non sincère ? que m’importe vraiment, puisqu’elle me donne du moins la divine illusion et qu’à ses lèvres je bois l’unique joie, le délectable enivrement ?…

VII

Ce matin-là, ma bien-aimée, vos grands yeux que j’aime s’emplissaient de tristesses ; vous vous taisiez, je n’osais parler… Je vous sentais si loin de moi !…

Un autre aurait tenté, sans doute, de dissiper votre mélancolie ; il vous aurait distraite, étourdie, par des bavardages : ses paroles d’abord vous eussent énervée ; mais bientôt vous auriez pris plaisir aux fantaisies joyeuses, aux propos amuseurs. Et la nuée sombre de vos yeux limpides se fût évanouie et fondue en un rire peut-être reconnaissant.

La voiture nous emportait, au hasard — hasard banal, soumis aux turpides fantaisies du cocher, qui modérait l’allure lasse de sa rosse fourbue, suivait des quais solitaires, convaincu qu’il remorquait un cabinet particulier où nous perpétrions quelques outrages à la morale qui met son nez partout, même dans les fiacres clos, sous les stores abaissés…

Je vous considérais, attristé par votre tristesse, jouissant de votre peine… Oui j’étais bien heureux, ô très chérie, de constater que ma petite Suze souffrait, et ne s’efforçait pas à me dissimuler les tourments de son cœur. Je comprenais qu’une lente et douce communion, mieux que des baisers, mieux que l’étreinte nous unissait, puisque vous vouliez bien me laisser entrevoir un coin de votre cœur, et m’en révéliez les ravages, m’accordant ainsi la confiance qui ne se donne pas à l’amant qui passe, qu’on réserve à l’ami.

Peu à peu, votre douleur entrait en moi, m’étreignait délicieusement. Il me semblait que, tout doucement, l’angoisse s’échappait de votre âme, s’insinuait en la mienne, et que j’allais vous guérir ainsi en aspirant le poison mystérieux qu’un reptile inconnu avait distillé dans vos veines, et que je recueillais, moi, dévotement, pour vous sauver.

Tout à coup vos yeux rencontrèrent les miens, et ce fut le miracle que j’avais imploré… La plaie se referma, et je vis, en effet, que le venin s’exhalait, fuyait enfin vos douces mirettes, illuminées maintenant et revivifiées. Vos mains m’attirèrent passionnément vers votre gorge, et ce murmure de gratitude tomba :

— Jean, Jean, je vous aime, je vous aime beaucoup !

Et je crus alors, de toute ma foi, à l’aveu sincère, éclos dans la tristesse, fleuri dans la douleur… Mes doutes mauvais d’hier gisaient désormais en des fosses profondes. Je croyais, chère âme, je croyais en vous !

Vous me dites encore :

— Il me semble, ami, que j’étouffe dans cette voiture… j’aimerais à marcher près de vous, appuyée sur votre bras.

Le cocher nous avait conduits, en longeant la Seine, jusqu’au Champ-de-Mars. Nous descendîmes dans le grand parc, solitaire à cette heure… Et nous avons rôdé, jusqu’à midi, par les allées sinueuses qui serpentent à travers les gazons et se perdent en d’étroits bosquets dont les arbustes offrent asiles aux amoureux.

Les effluves des pelouses et des plantes nous grisèrent. Nos ivresses se mêlèrent. Votre bouche s’entr’ouvrit et j’y bus le parfum affolant de votre chair, fouillant la rose corolle pour exprimer les suaves essences, mordant les lèvres et le frémissant pistil de votre langue qui, maintenant, ne se refusait plus.


Les effluves des pelouses et des plantes
nous grisèrent…

Mais l’heure bientôt vint rompre le charme… On vous attendait. Une rage nous convulsa. Oh ! déjà se séparer, déjà s’en aller du paradis d’amour. Et je vous prenais, menaçant, entre mes bras, voulant conserver mon cher trésor, et prêt à le défendre, contre le monde entier…

Et peut-être aurions-nous, ce jour-là, brisé toutes les chaînes, peut-être vous seriez-vous affranchie de ces lions qui vous appellent loin de moi. Mais un rien, un rire, une grimace — le grain de sable qui fait dévier les existences, barre les chemins de son fragile et ridicule obstacle — effara notre exaltation.

À quelques pas se dressait un chalet, coquette construction de décor norwégien, aux murailles frêles et vernies de pitch-pin léger ; et de la fenêtre un homme nous regardait, un géant presque, de fière stature, aux regards souriants… Vous avez tressailli, honteuse et craintive, et nous avons fui.

Puis, soudain, vous retournant vers la maison de bois, et n’y voyant plus l’ogre apparu, vous vous êtes écriée :

— Ah ! la jolie, jolie cabane !

Je répondis étourdiment :

— Oh ! cette chaumière, la transporter en une forêt, y vivre seul, seul, seul !

Vous m’avez regardé :

— Seul ?…

— Seul !

— Oh ! le monstre, le méchant ! Voyez comme il m’aime… Il veut vivre seul… Et moi ?…

Je n’ai pas répondu, chère aimée, la galante rectification que vous m’indiquiez, « Oui, oui, vivre avec vous ! Une chaumière et un cœur ! » Non, le rêve impossible, je n’ai pas voulu, sans y croire, vous le formuler !

Vivre avec vous, seuls dans l’éternelle et délectable magie de l’Amour toujours renaissant, et toujours épanoui sur nos lèvres, en nos cœurs ! Suze idolâtrée, ce serait le ciel !… Mais le ciel, hélas ! n’existe plus sur terre… Pourquoi nous leurrer de décevants espoirs, énoncer d’irréalisables désirs ?… Ces innocents mensonges que murmurent les amants, je ne les puis balbutier, et les phrases coutumières, échos de livres ou de romances, que l’amant répète par habitude à la maîtresse, je ne sais pas les évoquer ; je ne veux pas…

Il me semble que ces phrases banales amènent entre Celle qui aime et Celui qui adore des fantômes ridicules, des ombres ironiques ; elles rappellent les aveux d’antan, les babils d’hier, tous les grotesques et ridicules souvenirs des tendresses enterrées… C’est comme un vieux refrain de la romance du cœur, toujours le même, obsédant et stupide, et qui fait que le couplet qu’on chante recommence la strophe fredonnée hier… Et j’ai peur, ma bien-aimée, d’être celui que vous aimâtes avant moi, j’ai peur que ce soit encore lui, un peu, que vous chérissiez en moi… Sottes inquiétudes et qui sont, direz-vous, d’un cerveau compliqué, ayant l’insupportable et vaine prétention d’être un amant neuf — comme si nous n’étions pas tous très pareils, à s’y méprendre !

Mais, puisque vous changez, ô femmes, n’est-ce donc pas que vous espérez rencontrer au moins une nuance de l’imprévu, du nouveau ?…

Allez, si vous le trouvez parfois, ce n’est guère dans la variété des caresses, dans la dissemblance du baiser… Les amants, je suppose, connaissent tous aussi subtilement le grand art d’exciter les fantaisies sensuelles, de varier leur rythme, de transposer les notes aiguës des harmonies voluptueuses. Sur la harpe de votre chair, nos doigts et nos lèvres ne tentent-ils pas toujours les mêmes accords, ne font-ils pas frémir chacune des cordes du merveilleux instrument : et le concert n’est-il pas le même toujours, quelque soit l’infinie diversité des variations ?…

La seule chose qui distingue les artistes, ce n’est pas la virtuosité : c’est l’inspiration, c’est l’âme…

Voilà pourquoi, ma bien-aimée, je m’acharne tant et tant à mettre beaucoup de mon âme dans la symphonie d’amour, au lieu de m’occuper seulement aux adresses — cependant nécessaires — et aux ingéniosités de l’exécution.

VIII

Votre tristesse enfin, hier, s’évapora, dans ce bain de baisers où je voulus plonger votre chair douloureuse ; las ! ne viendra-t-elle plus vous menacer encore, la maudite, et vous accabler de sa molle empreinte… Accourez vite alors, ô ma très aimée ; la source chaude et corrosive, qui rongea si bien la rouille d’amertume, jaillira de nouveau de mes lèvres fécondes ; elle s’épandra, en cascades de Lethé, sur vos seins oppressés, et comme hier, vous ranimera doucement…

Dans la voiture, ce sûr refuge contre l’ironie et l’indifférence des passants qui poursuivent de leurs yeux mauvais les amants perdus à travers les foules, errants un peu comme des fous, les pieds en la rue, la tête dans le ciel ; dans la voiture, après les premiers épanchements de nos bouches exaltées, vous étiez soudain reprise par la ténébreuse rêverie des jours passés, et votre main dans la mienne se glaçait. Alors, je me suis inquiété de l’angoisse ennemie qui me ravissait ainsi des minutes de tendresse, et je ne pus vous céler ma rancœur :

— Méchante, oh ! la méchante, qui si près de moi, est en même temps si loin, et refuse de s’abandonner, aux heures si brèves qui nous rapprochent, et s’ennuie sans doute ici, regrette déjà d’être venue, espère l’instant trop vite accouru de nous séparer !…

Vous m’avez répondu :

— Il ne faut pas, ami, condamner ma tristesse… Je voudrais tant être joyeuse, oublier, oublier… Hélas ! je ne puis ; et auprès de vous l’irréparable me ressaisit… Vous ne savez pas que ma vie est brisée !… Pardonnez-moi, n’est-ce pas, cette incurable mélancolie… et ne refusez pas, à la pauvre amie qui l’implore, le baume attendri de votre affection… Oui, je comprends, je vous ennuie et ne suis pas l’amie que vous avez souhaitée… Il vous fallait une petite femme gaie, radieuse, ayant la rage d’enlacées sensuelles, très chatte et très gourmande… Vous avez une pleureuse… Pauvre cher !

Suze bénie, j’ai cherché sur vos cils une perle tremblante qui se formait lentement, je l’ai bue, et je vous ai dit :

— Ma douce, je ne suis pas, oh non, le très égoïste amant que vous me croyez… Certes, ce m’est une joie infinie de frissonner, à l’approche de vos lèvres, d’alanguir ma tête parmi les ondes caressantes de votre gorge ; et je songe parfois, avec un frémissant espoir, à la volupté de vous jeter enfin sur la couche où vous consentirez le don suprême de votre chair troublée ; mais je renoncerai à ces joies, à toutes, croyez-moi bien, idolâtrée, pour l’unique mais plus rare bonheur d’être l’ami très doux, qui berce l’insomnie, écarte des yeux chers les ombres maudites, ne permet pas que se reflète en leur azur le nuage ténébreux des chagrins tenaces. Oui, petite Suze, pénétrer en votre âme plutôt qu’en votre chair, lui redonner la force que vous avez perdue, y semer l’allégresse, voilà, voilà mon plus sincère et plus ardent vouloir. À votre âge, les fêlures du cœur ou de l’esprit ne sont pas irrémédiables… Ne soyons pas Sully Prudhomme… n’abandonnons pas les vies brisées à l’isolement maudit ; tentons plutôt, avec ferveur, le prodige de la rédemption.

Mes lèvres buvaient toujours la larme apparue, et bientôt, votre voix apaisée murmura ces mots :

— Oui, oui, câlinez-moi ; j’aime vos caresses ; elles me rassurent et me réconfortent. Sous votre bouche il me semble, en effet, que tout se fond, s’exhale ; et je crois, mon chéri, que vous triompherez, que vous extirperez, tout à fait, le mal qui m’enveloppe… Oh ! vos baisers sur mes yeux, sur mon front, sur ma bouche ! on dirait une rosée salutaire…

Et plus bas, vous avez balbutié…

… Qui me rafraîchirait, si elle tombait encore et me revêtait toute !…

Toute !

Brusquement je levai le store ; et dans la rue lointaine où le cocher nous promenait, j’aperçus bientôt l’hôtellerie désirée. Je descendis et vous entraînai. Et dans la chambre, éperdu, fou, n’écoutant plus vos résistances, j’enlevai votre chapeau : l’auréole de vos cheveux blonds tomba sur votre front, et vous m’apparûtes plus jolie que jamais encore, et plus troublée. Je dégrafai votre corsage : vos bras se raidirent et se révoltèrent, mais en vain : j’arrachai l’étoffe : vos épaules surgirent et vos seins, d’un blanc si tendre, où le sang tout à coup se figeait, vos seins dont la chair tumultueuse s’affranchissait et montait en vagues effarées parmi les dentelles frissonnantes. Et mes lèvres s’abattirent ; elles disputèrent à la chemise les chers trésors qu’elle protégeait ; elles écartèrent la violence du corset, pour saisir avidement les soyeuses petites roses dont la pointe m’appelait. Vous luttiez encore quand je délaçai les jupes. Je vous avais doucement posée sur un large divan, où je vous vois encore, fermant les yeux, murmurant de vaines défenses, exigeant inutilement une sagesse impossible… Vous aviez honte, me disiez-vous, et votre pudeur sincèrement s’affirmait sur vos joues plus roses, sur votre gorge aussi, maintenant plus vive et plus agitée… J’étais à genoux, pieusement, les mains jointes sur le merveilleux autel d’amour dont vous étiez le marbre palpitant et sacré. Et les baisers pleuvaient, de ma bouche dévote, baignaient la bien-aimée, s’éployaient de la tête aux pieds, comme une nappe chaude, avalanche humide, tombée d’en haut, et se renouvelant en ondées d’orage… Toujours agenouillé, je fus bientôt rejeté de l’extase par l’heure jalouse, tintée sourdement à la pendule, et qui sonnait la séparation. Car, brusquement, vous vous étiez redressée, hâtivement revêtue dans la pénombre que vous aviez faite, en entrant, avec les tentures de la fenêtre… Nous ne parlions pas… Je me révoltais, avec une rage monstrueuse, contre le temps qui fuit si vite, aux heures bienheureuses… et je savourais encore le goût délicieux de votre chair trop tôt ravie…


… Et je vous vois encore, fermant les yeux,
murmurant de vaines défenses…

Et pourtant ma rage se fondit, lorsque prête à partir, vous êtes venue me presser bien fort dans vos bras, la bouche souriante, les yeux plus clairs !… Car, en effet, votre tristesse s’était enfuie ; et c’était moi, moi qui avais enfin noyé l’ennemie, et dissous son fantôme dans mon bain de baisers !…

IX

Mon amour, chère Suze, est une plante vivace, et sa tige chaque jour se décore d’une nouvelle floraison…

Oh ! les admirables corolles, aujourd’hui épanouies ! Celles qui resplendiront demain auront-elles ce charme et cet éblouissement ?

Suze très aimée, Suze très jolie, Suze très exquise, à cette heure de nuit, enclos dans l’ombre et le silence, je redis encore les litanies que mes lèvres ferventes vous murmuraient. Et ma chambre est toute emplie d’un parfum mystique, parfum de notre amour, plante robuste, triomphalement dressée dans le parc de notre vie, vêtue de fleurs, de fleurs, de fleurs…

Je revis minute par minute, immobilisant ainsi la durée, les heures frissonnantes de notre après-midi.

Je vous aperçois encore, de très loin, parmi la foule du Palais-Royal où vous étiez allée m’attendre. Oui, mes yeux vous avaient reconnue, parmi les ondes humaines ; ils ne voyaient dans ce flot monstrueux que la chère silhouette, aux lignes harmonieuses et si troublantes, et cette robe noire dont la ténèbre savante accentue votre beauté, accroît la grâce ensorceleuse de la mignonne tête, fait briller davantage le flamboiement des cheveux d’or.

Nos mains s’étreignirent. À l’interrogatoire suppliant de mes regards, vous avez murmuré, très pâle, paupières baissées, un peu hésitante, semblant déjà regretter votre aumône :

« Ma journée est à vous, mimi… »

Mendiant généreusement exaucé, je vous emportai vers la voiture. Et ce ne fut qu’un long baiser de nos bouches mariées, jusqu’à l’arrivée…

Alors, je vous entourai de mes bras preneurs, je vous emprisonnai, au milieu de la chambre, dans leur cercle flexible, tandis que ma bouche reconquérait la vôtre, et que se gonflait ma poitrine sur la courbe ondulante de vos seins mouvants.

Oh ! chère aimée, cette étreinte, à peine entrés ; cette étreinte rapide et gourmande : il semble, sous la chaleur des chairs que les vêtements se fondent, tombent en gouttes brûlantes, et que les corps, libérés des étoffes, se lient, se pénètrent, s’identifient !

Oui, c’est la radieuse et divine folie de l’amour ; s’unir, corps et cœurs, se resserrer si intimement, qu’on ne soit plus qu’une âme et qu’une chair. Œuvre divine, où deux êtres se fondraient comme de purs métaux, pour former un alliage merveilleux, et que rien ensuite ne pourrait dissoudre.

Hélas ! Nous gémissons de notre lamentable impuissance de ne pouvoir prolonger indéfiniment l’illusion extasiée. Les chairs se délient, les bras se dénouent.

Mais cependant, à ces heures bénies, ne mêlons-nous pas réellement quelque chose de nous, plus pur et plus subtil que les effluves charnels ? N’exhalons-nous pas victorieusement deux souffles d’amour qui ne font bientôt plus qu’un seul et impérissable parfum, pour s’envoler très haut, dans l’océan d’azur de l’éternel, aimer ?

Oh ! ma bien-aimée, cette soif éperdue du baiser qui incendie nos lèvres, elle est, croyons-le bien, l’appel impérieux de l’Immortalité. Cet encens voluptueux qui s’évapore de nos chairs incendiées, c’est notre âme qui monte, un peu chaque jour, en essors inconscients, vers le cœur des dieux et s’y réfugie pour l’éternité…

… Maintenant, ma bien-aimée, tu palpitais, presque nue, sur le grand lit où je l’avais posée. Tu me repoussais. L’une de tes mains défendait encore ta beauté contre mon audace, tandis que l’autre me cachait tes yeux, tes grands yeux bleus où les dernières épouvantes de ta pudeur s’étaient rassemblées.

— J’ai honte, me disais-tu, j’ai honte à cette heure, j’ai très honte, monsieur.

Je prolongeais avec délices cette lutte suprême, Je t’adorais ainsi, un peu craintive encore, pourtant palpitante, à demi pâmée, m’attirant et m’évitant tout à la fois. Mes yeux insatiables se nourrissaient de ta pure beauté ; ils admiraient le chef-d’œuvre de la gorge, la splendeur et la perfection de tes bras, de tes épaules, de tes hanches ; la ligne sinueuse des flancs, serpentant, se renflant, puis se mourant enfin dans le fusèlement délicat des chevilles. Tu me paraissais une irréelle vision passant dans un rêve de nuit et sous les clartés lunaires, fuyante, insaisissable… Et cependant saisie, miraculeusement atteinte, à moi !…

Oh ! l’instant trois fois saint de la communion d’amour s’accomplissant enfin, solennelle et sublime ! L’exaltation puissante nous élève alors vers le ciel entr’ouvert, notre esprit s’affranchit des tristesses de la terre, s’éperd dans l’allégresse du divin prodige… On meurt pour revivre, en plein paradis. De criminels blasphémateurs ont osé renier le mystère ineffable, le flétrir comme une déchéance humaine et la chute vers l’ordure ?… Mon Dieu, mon Dieu, ce n’est pas vous qui les avez créés, ces apostats : ils ne sont que des larves enfantées par l’esprit du mal, des ombres mensongères et perfides, dont il faut repousser et vaincre la vaine image…

… Chère adorée, hier, tu m’as donné l’azur des paradis terrestres. Je croyais que les heures seraient enfin clémentes à notre béatitude et ne nous auraient plus désormais séparés… Elles ont, hélas ! vite emporté mon espoir… Maintenant, je suis seul, seul, loin de cette fleur blanche et rose de nymphéa féerique que mes bras enlaçaient, que mes lèvres baisaient… Mais j’ai du moins conservé ton parfum, et peut-être mieux que ce suave parfum… car si ton corps est loin, ton cher cœur invisible est là peut-être, près de moi, qui palpite et tressaille encore, et me rend si nette, si réelle l’enchanteresse vision, qui n’est pas évanouie, qui ravit ma solitude, et que je retrouverai, demain, plus palpable lorsqu’à mon cou, ma petite fée, tu remettras ce joyau magique : le collier doux de tes bras blancs !…

X

Paris est la ville de ces mystérieuses amours qui envahissent brusquement notre existence, la bouleversent, puis s’éteignent avec la même soudaineté qu’elles étaient nées…

L’amante que nous tenons éperdue dans nos bras, que nous possédons tout entière, chair et âme à l’heure bénie de l’amour, dans un instant, sera partie. Et qui sait désormais, si nous la reverrons !

Mais peut-être cette angoisse torturante de perdre le bonheur, à tout moment, nous le rend plus cher… Dans la sécurité, au contraire, la passion s’alanguirait, confiante, et s’éteindrait bientôt…

Depuis deux mois déjà, nos cœurs se liaient dans l’extase ; depuis huit jours, nos chairs, sous les feux du baiser, l’une à l’autre s’étaient soudées. Maintenant, cette femme illuminait ma vie. Absente ou loin de moi, elle emplissait mon âme. Même, dans mes sommeils, sa chère image encore palpitait, près de moi ; je la voyais, je la tenais enserrée dans mes bras, ensemble nous planions dans l’azur de mes rêves.

Et d’elle, cependant, je ne savais rien, rien ; pas même son nom…

Elle m’avait dit :

— Je m’appelle Suze.

Mais en la dépouillant de la fine chemise, parfumée de son corps, j’avais aperçu parmi les dentelles, les initiales J. B.

Je m’en étais réjoui.

Elle n’est Suze que pour moi !…

Oui, seul, je connais cette image d’amour, la transfiguration qui pour moi seul s’opère… À nos heures d’enchantement, elle est Suze, ma douce Suze. Au sortir de mes bras, elle devient pour le reste du monde une créature diverse ; elle est Jeanne ou Julie…

Assurément, elle était mariée… J’avais compris, maintes fois, qu’elle s’évadait non sans peine de ses devoirs mondains. Bien des jours, je m’étais désespéré à l’attendre, elle n’était pas venue ; le lendemain, par un mot elle me demandait pardon, me disait son chagrin de n’avoir pu venir à notre rendez-vous. Puis, elle cachait son visage, sous d’épaisses voilettes ; et brusquement, tout effarée, elle s’éloignait de moi, lorsque par hasard des passants nous examinaient, aux brefs instants où nous bravions dans la rue, les regards indiscrets.

Un soir à l’Opéra, je l’aperçus dans une loge.

Était-ce bien ma Suze ?

Sa beauté, plus radieuse, resplendissait dans la richesse des bijoux et des dentelles. Des gemmes éclataient parmi les ondes de ses cheveux ; des gouttes scintillaient sur sa gorge poudrée, cette gorge, dont je connaissais tout le mystère fleuri !

Très belles aussi, mais certes moins belles que mon adorée, d’autres femmes l’entouraient. Dans le fond de la loge, j’apercevais des habits noirs.

Suze, ma petite Suze… Somptueuse comme une princesse ! Lorsqu’elle venait aux rendez-vous, qui aurait cru en voyant ses costumes d’une exquise simplicité, qu’elle était une élégante, une grande mondaine !…

Alors, une tristesse atroce me pénétra.

Cet espoir que j’avais de la garder un jour, maintenant s’évanouissait… Notre amour ne serait, sans doute, que l’aventure galante d’une saison : un hasard la briserait… Et je me rappelai le sourire doux et triste qu’elle avait eu, le jour où je balbutiais des projets d’avenir…

À la fin du spectacle, mêlé dans la foule, près des portes, je la guettai. Et je fus très étonné de voir que ses amis la conduisaient vers un mauvais fiacre, où elle s’enferma, seule, après les adieux.

Brusquement, je sautai dans une voiture, je la suivis.

Elle descendit, à la gare Saint-Lazare, monta les escaliers.

Enveloppée dans un grand manteau de velours noir, sa tête encapuchonnée dans une mantille, elle se hâtait. Elle traversa les quais, prit le train de Versailles.

Je la vis dans son compartiment de première. Elle était seule.

On fermait les portières : le train allait partir.

J’allai m’asseoir près d’elle.

— Suze !… Suze ! Mon adorée…

— Mon bien-aimé… Toi ! toi !…

Ses yeux me souriaient, ses bras déjà s’ouvraient. À ce geste, le manteau avait glissé ; et le buste de Suze jaillissant, dans sa splendeur rosée, trahissait l’émotion par des battements fous !

— J’étais à l’Opéra, lui dis-je… je t’ai suivie…

— Oh ! fit-elle, c’est mal et je suis fâchée, vraiment très fâchée. Vous êtes un curieux, monsieur, et je ne vous aime plus.

— Un curieux, protestai-je, non, non, Suze. Je suis un amant qui t’adore ; et sans réfléchir, je me suis précipité à ta poursuite… et tu vois, j’ai bien fait, puisque je te possède, puisque je suis heureux !…

Elle se pencha sur moi, les yeux fermés…

— Je ne suis plus fâchée… Je t’aime, je t’aime, je t’aime !

Jamais encore, ce cri d’amour n’avait eu, sur ses lèvres, cet accent de passion absolue et violente.

— Lentement, elle se souleva, puis retombant sur mes genoux.

— Berce-moi, câline-moi, comme si tu m’endormais… Je veux rêver que nous partons, pour un lointain voyage, que nous nous enfuyons vers des pays de songe, où nous vivrons éternellement, en nous chérissant. Que les baisers légers frôlent à peine mes cheveux et mes yeux demi-clos. Ah ! je suis bien ici, tu me trouves lourde, n’est-ce pas. Garde-moi, tout de même ; il me semble que je m’enfonce en toi, que nous nous mêlons mieux ainsi.

Ses bras nus s’enroulaient aux miens, sa tête pesait sur ma poitrine, je buvais son parfum aux ondes de ses cheveux.

— Je dors, tu sais, me dit-elle…

Ma bouche maintenant, scellait ses paupières ; il me semblait que ses yeux cependant me souriaient toujours.

J’atteignis ses lèvres…

Je savourai alors leur goût suave et irritant. Aucune fraise de printemps ne recèle en ses pulpes des sucs plus délicats. Je m’acharnais à les faire jaillir, en rares et précieuses gouttelettes, qui me versaient ainsi la plus délectable, la plus subtile des ivresses. Les lèvres et la langue se fondaient en ce miel délicieux qui est la nourriture sacrée des bien-aimants…


Les lèvres et la langue se fondirent
en un miel délicieux…

— Comme je t’aime, cette nuit, me dit encore Suze !… Il me semble que nous sommes unis éternellement, que nos corps et nos âmes ne peuvent plus jamais se séparer…

Et tristement, elle reprit :

— Pourtant, dans un instant, la vie mauvaise va nous désunir…

Elle rouvrit ses yeux. Des larmes en coulaient.

— Si tu savais, me dit-elle, comme je serais heureuse, si quelque catastrophe subitement nous broyait en ce moment… Nos âmes, au même moment délivrées, s’envoleraient vers quelque paradis, car la mort, mon aimé, n’est pas la fin de tout !… Oui, oui, si le bon Dieu m’écoute, oh ! qu’il m’exauce. Même s’il faut souffrir cruellement dans sa chair, pour atteindre cette éternelle félicité que je souhaite, j’accepte des supplices et des déchirements… Prends, prends ma bouche encore !… J’ai le pressentiment qu’un train se jette sur nous…

Et ce fut un instant de divine assomption. Nous nous étreignions avec une furie suprême. Nos bras se resserraient comme des étaux, nos bouches se dévoraient ; mais nos cœurs, mieux encore accomplissaient le miracle de la communion d’amour.

Est-il possible, après de pareilles extases qu’on se retrouve, meurtris, les ailes cassées, au milieu d’un monde hostile et dépouillé de toute joie, de toute beauté.

À cette heure effroyable, le plus humble de nous connaît l’immense douleur légendaire des Titans précipités de l’Olympe vers les abîmes, des anges vomis par Dieu, de l’Adam et de l’Ève expulsés de l’Éden, rejetés sur des terres arides et désertes…

Le train s’était arrêté. Et Suze aussitôt, tout effarée, avait pris son manteau, posé à la hâte la mantille sur ses cheveux.

Une détresse inexprimable enténébrait ses beaux yeux que l’amour tout à l’heure illuminait…

— Mon chéri, mon moi, mon tout, fit-elle — et sa voix maintenant, n’était qu’un sanglot triste — laisse-moi vite partir… surtout ne me suis pas… promets-moi de m’obéir… jure-le… Ta bouche encore !…

Et nos lèvres refusaient de se séparer.

Un homme de la gare brusquement ouvrait la portière.

Suze disparut dans la nuit.

XI

Dans l’ombre mauve du crépuscule nous nous cachions, ma douce-aimée : les lilas fleuris inclinés sur nos fronts nous paraient de leurs vives et mystiques couronnes, créaient autour de nous la joie du paradis.

Nous nous étions assis sur un vieux banc rustique, envahi par les mousses et tiède comme un nid. Et ce parc magnifique où notre amour se réfugiait, ce soir de mai, n’était que le jardin d’une auberge perdue sur les bords de la Seine, entre Rueil et Bougival.

Nos mains s’entrelaçaient, nos mains s’entreliaient ; lianes souples, ardentes, heureuses de se nouer en une longue étreinte qui peut-être ne se détacherait jamais…

Car, aux heures bénies, notre rêve parfois se croit réalisé ; la traîtresse chimère, docile à notre vœu, semble enfin l’exaucer. Rien n’est plus que l’amour… On s’abuse, on se leurre : il semble qu’on vivra toujours ce doux moment, et que les mains liées ne se délieront plus !

L’ombre mauve, assombrie, prenait des tons d’iris, de ces iris germains, obscurs à leur naissance, presque noirs quand surgit leur calice enroulé au-dessus du feuillage en lances d’émeraude.

Le silence régna. Nos mains toujours unies, je t’attirai sur mes genoux ; et lentement, haussant jusqu’à ta bouche mon baiser éperdu, je savourai l’ivresse si douce et si profonde que verse ta beauté.

Oh ! ce baiser, ces baisers dans la nuit, dans les parfums, dans les lilas !

Ce n’était plus une caresse, un frémissement, une sensation ; mais une magie qui m’ensorcelait, m’emportait vers des horizons infinis, à travers des espaces sans limites, dans la pluie d’or des astres. C’était une vie nouvelle que tu me créais, dans l’extase et le ravissement.

Dans les clartés d’azur nous voguions maintenant, ma douce-aimée ; les lilas rayonnaient, auréolaient nos fronts, et nous paraient de leurs royales couronnes…

Mes baisers montaient, montaient toujours vers ta bouche ; ils l’emplissaient de leur tendresse, la saturaient de mon amour. Les battements de nos cœurs s’unissaient en un rythme harmonieux et vif ; nous n’étions plus qu’un corps, qu’une pensée, qu’un frisson !

Toutes mes amertumes, toutes mes incroyances, ce soir-là s’étaient fondues. Et je n’avais même plus cette constante épouvante qui me torture sans fin, cette peur suppliciante de moins t’aimer un jour, de n’être plus aimé…

Le passé mort, éteint, gisait en sa ténèbre. Et l’avenir, c’était le nouveau baiser que je cueillais à ta lèvre, celui qui fouillait ton corsage pour adorer les seins.

Tu étais vêtue d’un long manteau d’une étoffe souple et tiède ; et l’ayant entr’ouvert, ô ma charmeuse, je t’avais trouvée prête à la chère offrande que tu m’accordes de ta beauté, de ta splendeur.

Oui, ta gorge était nue et dans l’ombre maintenant régnante, sa blancheur éclatait, troublante et lumineuse, ainsi que des vagues phosphorescentes, une nuit d’orage, sur les sables du Nord…

J’admirais ce miracle de la chair féerique. Oui, miracle vraiment. La nuit, très noire, enveloppait les choses… je ne voyais plus rien, rien, ni ta bouche, ni tes mains, ni ta souple silhouette drapée dans le manteau ; mais je voyais les seins, d’une blancheur vaporeuse, et comme vêtus de feux follets.

Et mes lèvres couraient, poursuivaient ces flammes pâles, se perdaient en leurs ondes, buvaient leurs doux parfums.

Nuit d’enchantement, nuit de rêve !… Le Printemps nous versait l’arome de ses fleurs, l’émoi de ses haleines, le trouble de ses rêves.

Une pareille nuit ma douce aimée, illumine toute une vie. Et j’ai compris, en t’adorant, l’infinie volupté des amants exaltés, qui s’éperdaient aux seins de Cléopâtre, sans nul effroi, sans angoisses ni regrets, sachant qu’à l’aube ils seraient égorgés.

Oh ! mourir ainsi, mourir en pleine ivresse ! Ton désir soudain s’était allié au mien, fleuri au même instant au calice de nos cœurs. Ta voix si douce, ta voix si tendre murmurait son hymne d’allégresse, invitant au départ mystérieux dans l’inconnu :

— Aimer et mourir !

Aimer ! Aimer toujours, dans l’immortelle liesse !… Ou, s’il n’est pas au delà de cette terre un Éden pour les bien-aimants, se fondre à jamais en un suprême baiser, s’anéantir en s’étreignant dans le gouffre de la nature !…

Mais la vie bientôt nous rappelait à ses joies. Nos lèvres se reprenaient, tes seins palpitants fluaient jusqu’à ma bouche, nos bras se renouaient.

Sur mes genoux, ton corps s’alanguissait. Je te berçais, tu t’endormais, et mes yeux aussi se fermaient. Nos anéantissements en ces sommeils charmeurs étaient bientôt suivis d’éveils plus tendres ; et nos yeux s’étonnaient de ne pas se rouvrir dans la clarté menaçante de l’aurore qui nous séparerait bientôt.


Sur mes genoux, ton corps
s’alanguissait…

Les heures sans doute tintaient aux clochers d’alentour ; mais nous n’entendions pas.

Peut-être étions-nous morts ; peut-être était-ce le ciel ! Le plus radieux, le seul désirable : l’éternelle communion du baiser, de l’amour !…

Hélas ! nous ne fûmes pas exaucés ! Mais devons-nous, ma douce aimée, nous plaindre, puisque nous la recommencerons, cette nuit, avec toutes ses joies, avec toutes ses ivresses !

Des voix dans le parc, près de nous, avaient résonné ; des promeneurs, charmés par la douceur de cette nuit de printemps, s’attardaient, s’entretenaient… Ils passèrent près de notre nid… Je me sentis un froid au cœur : la pour de te perdre bientôt était ressuscitée. Je fermai les yeux pour ressaisir le songe enfui, m’endormir encore en cette mort illusoire… Mais ta bouche se posa sur mon front, appela ma bouche, réclamant encore avant l’adieu d’autres baisers.

Et j’aperçus, dans la nuit noire, deux étoiles qui brillaient, deux étoiles mystérieuses, descendues de là-haut, et les seules scintillantes, cette nuit :

Tes yeux !

XII

Dans chaque grand amour, il est une heure, unique, majestueuse où notre rêve ardent de bonheur absolu se réalise.

Tout à coup une lumière inonde notre vie ; nos yeux sont éblouis, nos âmes extasiées. Nous connaissons enfin la suprême allégresse des âmes et des corps unis dans le divin frisson…

Il nous semble alors que cette heure enchantée se prolongera éternellement, on appelle la mort. On voudrait s’envoler, s’évader de la vie absurde de la terre.

La vision s’efface… la splendeur s’évanouit. Et c’est en vain, que nous chercherons ensuite à ressusciter cette joie surhumaine. Jamais plus, jamais plus nous ne la posséderons. Notre acharnement ne servira qu’à nous montrer notre incurable impuissance.

Après la grande flambée où nous avons brûlé. comme elle nous semblera pâle et tiède notre pauvre et tressaillante tendresse quotidienne !…

Ce matin-là, j’attendais Suze, devant les portes de la gare. Caché dans une voiture, je la guettais parmi le flot des foules. Je l’aperçus enfin ; j’entr’ouvris la portière ; elle se précipita, un peu inquiète, et pendant un instant promena ses regards sur les gens qui passaient, comme pour voir si elle n’était pas suivie, Puis, se tournant vers moi, avec un sourire tendre, elle murmura :

« Allons ! »

Nous devions passer toute cette journée à nous aimer ; la veille j’avais reçu une lettre brève, dont les lignes enchevêtrées et les lettres irrégulières, trahissaient une émotion violente ; elle ne contenait que quelques mots, j’avais été même étonné du style rapide, nerveux de ma bien-aimée…

Comme la voiture s’ébranlait, Suze m’entoura de ses bras câlins, et de suite elle me donna sa bouche. Ce fut un baiser dévorant et délicieux. Toute sa passion coulait, en ce moment, sur ses lèvres. Jamais encore elle n’avait été si amoureuse, si frémissante. Sa gorge martelait ma poitrine, de ses bonds impétueux ; chaque ondulation de ses seins durs et lourds me pénétrait et m’oppressait. Ses mains s’agrafaient à mes épaules pour me tenir étroitement lié…

Jusqu’au soir, notre amour s’exalta, dans cette exquise mélancolie qui avive l’amour. Ma Suzette pleurait et sanglotait, chaque fois que mes caresses faisaient jaillir en elle les sources de la joie.

« Je t’aime, criait-elle, je t’aime ; je suis heureuse et je pleure. Bois mes larmes d’amour ; oui, prends cette rosée, c’est du bonheur qui s’écoule de moi, parce que mon âme en est pleine et déborde aujourd’hui !…

Tout en pleurant, ses yeux me souriaient, m’affolaient. Et je m’abandonnais à cette ivresse ; je pleurais aussi, je criais, je râlais…

Ce fut une fête d’amour et de volupté inouïe, au-dessus des forces humaines. Suze n’était plus la douce et tendre amie que je connaissais, mais une bacchante impétueuse et insatiable.

— Oh ! fit-elle en riant, je te tue, mon aimé… C’est que je t’aime trop. Je voudrais, aujourd’hui, te dissoudre tout entier, faire de toi un torrent d’amour qui coulerait en moi jusqu’à la dernière goutte, et que j’emporterais, pour toujours, pour toujours…

Quand vint l’heure du départ, elle s’habilla à la hâte. Puis revenant à moi, m’enlaçant encore, me couvrant de baisers…

— Oh ! mon chéri, oh ! mon chéri, il faut que je te quitte… je n’en ai pas la force… Je t’aime, je t’aime trop…

— Eh bien, m’écriai-je, reste, reste, mon amour, ma bien-aimée, ma femme !… Vivons toujours unis !… Je t’en prie ! Je t’en prie ! Jamais encore je n’ai osé te demander d’être à moi, toute à moi, à moi seul, mon amour !… Mais vois… nous nous aimons trop désormais pour nous séparer… Parle, parle… dis-moi que tu ne t’en vas plus…

Un instant, je crus qu’elle allait accepter. Mais elle se leva, m’enveloppa dans un long regard triste et balbutia :

— Non, non… je ne peux pas… je ne peux pas. Farouche, elle se jeta sur moi. Sa bouche me brûla. Ses dents imprimèrent dans mes lèvres une morsure cruelle. Je poussai un cri. Déjà Suze s’était enfuie. Elle me criait : adieu ! Je courus pour la ressaisir. Il était trop tard. À cette minute j’eus le pressentiment obscur qu’un malheur planait sur nous.

Les jours suivants j’attendis une lettre. Mais les jours se passèrent, les semaines, les mois…

Un matin enfin, parmi les lettres qu’on m’apportait, je reconnus le papier bleu et l’écriture nerveuse de Suze. L’enveloppe venait d’Alger… Je brisai le cachet.

« C’est moi. Ta pauvre Suze. Ton petit amour du printemps passé, que tu as peut-être oublié déjà !… As-tu pleuré un peu la Suze… l’as-tu maudite ?… Qu’as-tu pensé de moi quand tu ne m’as plus revue ? Que je ne t’aimais plus ?… Non, non, tu savais bien et tu sais bien encore que Suze ne peut pas vivre sans t’aimer, mon bonheur… Elle t’aimera toujours et te pleurera sans cesse. Mais toi, n’y pense plus. Je veux que tu sois heureux… Si tu as souffert, mon grand ami, c’est la faute à la vie ; je ne suis pas coupable, crois-moi… Si j’avais pu !… Lorsque tu m’as crié — t’en souviens-tu encore — « Sois à moi, toute à moi ! » je ne comprends pas encore comment j’ai eu la force de ne pas céder à la tentation du bonheur !… Sans doute, à ce moment, une force mystérieuse, plus forte que moi et que toi, m’a attirée vers les deux petits êtres qui attendaient leur maman, vers l’homme loyal et bon que j’allais te sacrifier… Je suis allée à eux. Je t’ai laissé mon cœur… Mon chéri, mon chéri… Si nous étions restés près de Paris, la Suzette eût été, tant que tu l’aurais voulue, ta petite chose, ton doux joujou… Vois comme nous sommes loin !… Je ne t’ai pas écrit plus tôt… J’ai eu peur… Si tu avais connu ma nouvelle résidence, peut-être serais-tu accouru vers moi… Quelle misère !… Ici, dans cette ville, avec la situation de mon mari, notre aventure bien vite eût été découverte… c’était impossible. Voilà pourquoi je t’ai laissé si longtemps sans nouvelles. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?… Aujourd’hui nous partons… la ville où je vais vivre sera encore très loin de Paris… C’est fini nos baisers, tu le vois, tu le comprends… Mais le passé, pour moi, n’est pas mort… il vit toujours, avec ses délices, ses enchantements… Ta Suze t’aime bien… follement… Par-dessus tout !… »

J’eus aussitôt l’intention de partir. Pour retrouver ma douce amie, que j’adorais encore de toutes les forces de mon cœur, de toutes les palpitations de ma chair, je serais allé au bout du monde.

À l’époque même où Suze m’écrivait, j’appris par les journaux qu’une promotion d’officiers supérieurs appelait à Constantine le colonel de B… en garnison à Alger. Je fis quelques recherches, et je découvris qu’au temps où ma très aimée avait disparu, ce même officier avait quitté la garnison de Versailles. Sans aucun doute, ma Suze était sa femme !…

Je me préparai aussitôt au voyage. Mais, peu à peu, cette mollesse qui est au fond de mon caractère, et qui a compromis ou ruiné tant de fois mon bonheur, me retint à Paris…

Cette mollesse — certains l’appelleraient sagesse — n’est pas une lâcheté physique, mais le résultat du travail psychologique qui se produit dans l’esprit de ceux qui pensent trop, au lieu d’agir sous la fougue et la violence du premier mouvement.

J’étais, assurément, certain que ma Suzette chérie m’accueillerait les bras ouverts et le cœur enchanté… Mais qu’adviendrait-il ensuite ?… Ce serait de nouveau toutes les tortures de la séparation, tous les supplices du cœur et toutes les agonies… Ou bien quelque pire aventure… Un drame conjugal, avec les scandales, les horreurs, les abominations… Et je pensai surtout aux deux petits bébés, qui perdraient la maman, la maudiraient peut-être.

Oui, Suze avait raison… C’était fini, nos baisers, nos joies, nos fêtes d’amour.

Mais quelle désolation !… L’espoir vaincu… Mon cœur en ruines…

Durant plus de trois ans, je ne fus qu’une épave dans les flots de Paris…


Deuxième Partie

I

Je ne t’ai jamais vue. J’ignore tout de toi.

Es-tu blonde, idéalement blonde, ta chevelure a-t-elle des rayons lumineux et chauds comme ceux du soleil ?

Es-tu brune ? les ondes qui frissonnent en nappes ténébreuses sur ta chair mate ont-elles le noir et le mystère des gouffres mortels ?

Es-tu rousse ? les torsades qui s’enroulent à ta nuque ont-elles des reflets fauves de chrysanthème et l’âcre parfum des fleurs doucement vénéneuses ?

Ou blonde, ou brune, ou rousse, — toi, encore dans la brume, — tu es belle, très belle, la plus belle des femmes.

La plus belle — pour moi.

Et c’est même trop peu. Je ne te ferai pas l’injure d’oser te comparer aux autres, d’opposer ta splendeur à leurs gloires. Non, toi, tu es l’unique, l’aimée, l’idolâtrée.

Toi ?

Toi qui seule, là-bas m’appelle et me désire. Tu me cherches partout. Quand donc, nos yeux émus trouveront-ils leur joie !…

Tu ne m’as jamais vu, encore, et tu ignores tout de moi. Mais pourtant tu me connais déjà. Partout, tu m’as cherché, dans la rue, dans les rêves ; et tu m’as appelé à ces heures de tristesse où l’on a l’âme mourante, où les yeux se mouillent de larmes, où l’on se désole, où l’on maudit presque la vie, parce que le cœur palpite, se débat, se dresse pour l’amour — mais sans être exaucé.

Es-tu vierge ?…

Peut-être. Alors tu me désires, tu veux être initiée par moi et balbutier, réfugiée dans mes bras, les premiers émois de ton cœur qui s’éveille et les premières joies de la chair qui se tord.

J’ai hanté, très souvent, tes nuits, tes insomnies. Et la voix qui chuchote, à tes oreilles, des mots si légers, si menus, qui te font tressaillir d’espoir ou d’épouvante, c’est la mienne, apprends-le, ma douce, douce amie.

As-tu connu déjà l’étreinte ; et, dans l’extase de la chair et de l’âme, es-tu montée au ciel ?

Eh bien ! je t’apprendrai d’autres joies ; le passé mourra, s’effacera, si banal et si froid !

Car c’est le sort, hélas ! de nos amours anciennes, de périr, de tomber dans l’éternel néant, dès que surgit, lumineuse et superbe, la passion nouvelle. Et la cendre même des baisers d’hier, la cendre des flambées triomphales s’éparpille aux vents tumultueux qui viennent attiser un nouvel incendie.

Vierge, tu oublieras les tout premiers envols de ton cœur ignorant qui essayait ses ailes en des flirts innocents ou frôleurs, pour n’aimer plus que moi.

Amoureuse, tu renieras les amants d’hier, tu auras même contre toi des révoltes et tu voudras laver ta chair des traces que leurs lèvres y ont posées. Souvent, tu pleureras, regrettant de ne pas avoir gardé pour moi les prémices de ta fleur.

Mais voici que déjà le frisson te caresse, rôde autour de ta nuque, érige la pointe de tes seins, comme un imperceptible et doux chatouillement. Ta bouche est plus humide et s’entr’ouvre en quête d’un baiser. Une angoisse t’énerve et te descend aux lombes. Tandis que ton œil se clôt à demi, c’est ton âme qui écoute mon murmure et comprend que, pour toi seule, je m’acharne à trouver des paroles très tendres, harmonieuses comme une musique de rêve chantant, une sérénade charmeuse et caressante…

Ferme à demi tes yeux, tes beaux yeux adorés. Écoute les câlineries qui résonnent près de toi comme un écho lointain. Le passant qui chantait sous ta fenêtre, trop tôt s’est éloigné ; mais l’on entend toujours, là-bas, ses mélodies ; l’air est tout imprégné de douceurs et de troubles. autour de toi, mes mots de tendresse et d’amour ne cesseront plus désormais de te dire combien tu es chérie, et combien adorée.

C’est le premier frisson, un rien, un peu de songe qui est entré en toi…

… Il n’en sortira plus…

Je ne te connais pas. Tu ne sais rien de moi. Pourtant nous nous aimons — éperdument déjà.

Je t’ai vue dans mon rêve, cette nuit. Oh ! si peu…

C’était dans un grand parc, automnal, indécis. Des brumes se mêlaient aux arbres et faisaient des voiles de blancheur féerique et diaphane. Dans un lointain très proche, j’ai vu ta silhouette, — une forme très vague, un corps qui s’estompait mollement, à peine dessiné. C’était une ombre vague qui passait dans un crépuscule. Mais je t’ai reconnue pourtant, Toi, la chère, l’unique.

Et cette vision n’était pas un mensonge, un leurre qui s’enfuit et se meurt au réveil.

Je suis de ceux qui croient, avec la confiance sûre des vrais croyants, en l’amour tout-puissant.

Je sais que notre Dieu nous envoie ces présages, lorsque là-haut, dans son infinie bonté, il lie — pour quelques jours, quelques mois, ou toujours ! — deux tendresses, et prédestine la maîtresse à l’amant.

Il t’a promise à moi. Il m’a donné à Toi. Mais avant que nos lèvres s’unissent dans la joie, nous prolongerons l’attente ; et longtemps, très longtemps nous n’aurons que des frissons, ces riens si exquis, si troublants, si délirants parfois.

Moi, je murmurerai mes douces litanies. Et seule, dans ton lit, la chair émue, vibrante, tu écouteras les paroles lointaines, et tu frissonneras de tendresse et d’espoir…

II

Et voici que déjà tu m’attends, tu m’appelles.

Ce n’est pas dans les nuits seulement, les nuits de fièvres folles où ton corps éperdu qui jaillit vers l’amour dresse toutes ses fleurs vers mes lentes caresses ; ce n’est pas dans le songe où, les yeux clos, tu vas en des pays — réels peut-être — pays charmants de lumière très douce et très pâle sous des bosquets fleuris, des nids embaumés pour l’étreinte des amants ; non, ce n’est pas surtout à ces heures nocturnes que tu me désires, et que tes seins pantellent, gonflés de chaudes sèves, tout prêts à se ruer vers ma chair passionnée.

Souvent, c’est le matin, à l’éveil.

Dans ton lit frissonnant et tiède, où tu es seule, tu me veux. Je te veux aussi. Nos désirs, à travers l’espace, se joignent, et nos cœurs battent, s’angoissent, jouissent et souffrent des mêmes palpitations.

Tu murmures alors. — Pourquoi n’est-il pas là, tout près, mon doux ami, lui que tant je chéris, que je n’ai jamais vu, que je ne connais pas ?… Oh ! si, je le connais. Je sais que ses baisers couleront en torrents, de mes yeux à mes lèvres, et qu’ils pénétreront en moi, pour m’incendier et me réjouir toute !

Et je soupire. — Pourquoi n’est-elle pas enliée à mes bras, et, comme une liane, attachée à mon corps ? Pourquoi mes lèvres n’ont-elles pas les pétales rouges de cette fleur, sa bouche, et les fruits abondants de ses seins ? Oh ! pourquoi ? Maudit ce temps perdu, où nos âmes, nos chairs se cherchent, se poursuivent et parfois désespèrent de se trouver jamais…

Temps perdu !… Non… Ces heures d’attente qui paraît si longue, d’espoir qui semble inaccessible, ces heures de prélude nous préparent des joies indicibles, nous accumulent des trésors d’amour, nous font une réserve inépuisable de baisers et d’extase.

Oui, toutes ces caresses, qui le jour et la nuit voudraient éclore et s’épandre, elles demeurent dans les sillons profonds et fermés de nos cœurs, dans les guérets brûlants et bouillants de nos corps, pour s’épanouir avec abondance, dès le jour fortuné où ta main se tendra vers la mienne, où tes lèvres éclateront, ainsi qu’un bouton de rose.

Comme il sera exquis notre roman d’amour !

Mais ne trouves-tu pas qu’il est aujourd’hui délicieusement vivant, et passionnant, et troublant, — troublant surtout avec son mystère, ses rêves, — rêves hantés de tant de baisers, de frissons, d’extases qui ne s’achèvent pas et gardent toute leur fougue ?

Dans la brume indécise et crépusculaire où je t’ai déjà vue, ou devinée plutôt blonde, idéalement blonde, — ou brune aux chairs très mates — ou rousse fleur d’automne — je te revois encore. Tu n’es plus la silhouette qui passait au hasard, promeneuse coquette si joliment vêtue d’un costume nébuleux ; mais l’amoureuse, tendre, couchée sur des velours brouillés, alanguie dans de blancs flocons de neige, des dentelles, bacchante vaporeuse, imprécise, légèrement estompée — pareille à ces vieux pastels dont le temps dispersa les poudres, les couleurs : l’œil ne distingue pas tout d’abord le dessin, mais à la longue il retrouve des formes, des reliefs, reconstitue le corps de la Nymphe qui se baigne, à la source, sous les arbres épais…

À toute heure du jour, mes rêves sont hantés par toi, ma très aimée… Quand je suis par les rues, j’espère que je vais t’apercevoir enfin : ne me cherches-tu pas aussi, à la même heure ?

Des décors plus charmeurs m’attirent. C’est là plutôt que j’aimerais te voir pour la première fois…

Le Bois, notre grand bois parisien, cet automne, a des aspects nouveaux, presque mythologiques. Je sais des coins jolis, loin des allées trop foulées, trop piétinées ; les jeunes acacias y font pleuvoir, le matin, avec les gouttes de rosée, des feuilles mortes qui sont encore vertes ; quelques chênes découpent, sur le fond bleu du ciel, leurs dernières frondes d’or, artistement déchiquetées ; et des ruisseaux serpentent, lentement ; et des lierres s’accrochent aux vieux troncs ; et des bancs solitaires, que rouillent des mousses vieillies, offrent leurs refuges…

Oh ! j’aimerais, ma mie, t’apercevoir soudain, là-bas, dans ces solitudes. Mon cœur s’arrêterait débattre, je n’oserais tout d’abord avancer. Et tu t’approcherais doucement, tes beaux yeux à demi clos, et perdus dans leur rêve encore. Mais soudain ils me diraient l’émoi de ton cœur frissonnant qui me reconnaît, moi l’inconnu, et tremble en se disant : « C’est lui, oui, c’est lui, mon aimé ! »

Alors j’irais à toi. Nos mains s’enlaceraient, se prendraient, s’aimeraient à ce premier contact. Et ce mot, ce mot seul troublerait le silence :

— Toi !

— Toi !


Et ce seul mot troublait le silence :
« Toi ! »

Puis aussitôt, nos bouches anxieuses, nos bouches affamées, ne pouvant contenir l’élan qui les emporte l’une à l’autre, joindraient leur baiser infini, leur baiser de fiançailles amoureuses. Et nos lèvres ouvertes se mêleraient, boiraient des sucs troublants, se plongeant dans l’ivresse, si lourde, si parfaite du premier baiser ! Et ta langue, déjà voluptueuse et douce, allumerait en moi le fou désir d’étreindre ton corps énamouré, ton beau corps qui bientôt se manifestera dans sa magnificence toute nue et triomphante !…

Mais ce n’est aujourd’hui que le jour des beaux rêves, des rêves fous, — hantés par ton image, par Toi…

III

Depuis ce premier jour déjà lointain, où tu m’es apparue, dans la magie d’une radieuse évocation, à toute heure s’accroît ma tendresse. Mon désir s’exaspère, et maintenant je suis pareil au fauve en mal d’amour qui court par les déserts brûlants et ravagés, hurlant dans les nuits, clamant sa rage féroce et sa désolation de ne pas rencontrer celle qui par ses doux baisers apaiserait le feu suppliciant du rut.

Oui, je suis le rôdeur des nuits parisiennes qu’on aperçoit, tantôt courant, tantôt fondu dans l’ombre d’un arbre ou d’un monument, qui semble guetter une proie.

Oh ! la chère, oh ! la bonne, oh ! la douce proie, celle que mon désir traque — hélas, hélas, en vain !

Parfois, à ma fenêtre, j’espère ta venue.

Qui sait ? le Dieu d’amour qui t’a fiancée à moi, et qui brûle ton corps des mêmes fièvres exaspérantes, peut-être va-t-il guider ta marche incertaine et inconsciente vers mes yeux qui t’attendent, et te reconnaîtraient, sans hésiter, entre cent, entre mille, ô Toi que je n’ai jamais vue.

Oui, lorsque mes regards verront, là-bas très loin, très loin, ta silhouette indécise, — blonde, idéalement blonde, — brune, oh ! mystérieuse, — ou rousse, aux ondes d’or, aux parfums vénéneux, — mon cœur s’agitera en bonds tumultueux, et me dira : « C’est elle, elle, la bien-aimée, la prédestinée, la reine de ta vie ! »

Et les passantes vont, reviennent ; aucune ne m’émeut, ne me fait tressaillir. Des heures, des heures, je reste ainsi à t’attendre, à te chercher dans la rue, du haut de cette pauvre Tour d’amour qu’est mon balcon,

Puis, le noir envahit la ville. C’est le soir. Dans la fausse clarté des phares du trottoir, je devinerais encore ton ombre — qui ne m’apparaît pas.

Alors, cette nuit encore, j’errerai, comme un fou…

Je descends. Mon attente s’angoisse et se lamente.

Ne suis-je pas absurde ?… Mon espoir n’est-il pas un leurre, un songe creux, et vais-je couler mes jours, désormais, à vivre ainsi, hanté par l’idée fixe de t’aimer, Toi que je ne connais pas ?

Oui, par instants, je doute. Je veux t’enlever mon cœur, te voler mon amour.

Efforts criminels, inutiles, qui me prouvent la certitude et la réalité prochaine de mon espoir.

Et Toi, tu les connais aussi ces heures de souffrance, d’incroyance, de désespoir. Comme moi, tu te révoltes, et pleures, et te convulses…

La nuit, quelquefois, j’entends dans le silence une voix pleurante et dolente qui m’appelle. C’est une voix lointaine, un murmure à peine : mais j’entends distinctement tes appels passionnés, tes soupirs, tes sanglots. Alors, je me précipite, au hasard, à travers la ville, et pour que tu me saches près de toi, je crie, à pleins poumons, comme un dément, je te crie ; Me voici ! J’accours ! C’est moi ! Ô Toi !

Et je crois que tu vas m’apparaître alors, vision blanche et radieuse, dans l’ombre des hautes maisons qui dressent leurs murailles formidables et hostiles, ces maisons qui me dérobent et m’emprisonnent ma bien-aimée.

Et ma chair en délire, ma chair affamée entend parfois l’invitation des marchandes d’amour, les suit quelques minutes, pénètre parfois dans les somptueuses maisons de luxure. Mon esprit égaré surmonte sa folie et pense : Elle est peut-être ici, dans ces lieux impurs, pauvre victime de la destinée, condamnée sans amour à jouer tous les simulacres de la passion.

Je me laisse entraîner dans les salons dorés, où s’offrent nues, rieuses, des douzaines de femmes ; et mon œil hagard, mon œil fou les inspecte. Je semble un libertin qui s’attarde joyeusement, et se repaît de cette orgie de gorges provocantes, de cuisses abondantes, de croupes complaisantes.

Pourtant, je n’examine que les yeux… leurs yeux bêtes, où se figent le rire et l’imbécilité, leurs yeux où peut-être je découvrirai la flamme divine qui luit dans tes chers yeux, ô Toi, Toi que j’ose chercher là, oui là, même dans ces enfers, pour te sauver et te relever jusqu’aux ciels de l’amour !

Mais bientôt je m’enfuis, poursuivi par les rires haineux et les insultes de celles qui croient que je ne les ai jugées ni assez belles ni assez tentantes, pour une heure de spasmes.

Les rues maintenant sont désertes ; la nuit s’avance. Cependant quelques lumières pâles et mystérieuses, là-haut, dans le noir des maisons, trouent la ténèbre de leur clarté tremblante.

Est-ce toi qui m’attends, derrière les vitres ? Il me semble qu’une forme s’agite, me fait un signe. Et j’attends, des heures, pensant que la fenêtre va s’ouvrir et que tu me crieras :

— Ô toi que j’attendais et que j’appelais, je te veux près de moi, viens, accours dans mon lit !

Mais la fenêtre ne s’ouvre pas. La lumière là-haut reste immobile ; et la maison muette ne s’entr’ouvrira pas !

Au matin, brisé, exténué, je me décide enfin à ne plus espérer. Et je rentre, le cerveau lourd, les jambes mortes. Un sommeil écrasant m’accable. Et seulement alors, un rayon vient à moi. Car, dans mon songe, je t’entrevois enfin, ô Toi, ma très-aimée : ta caresse descend vers moi, tes seins frôlent ma chair.

Pourtant, à mon réveil, quand je veux évoquer ton image chérie, me ressouvenir de ton visage, ô blonde, ô brune, ô rousse, que je ne connais pas encore, puisque je ne sais dire si tes yeux sont d’azur céleste ou de noir mystérieux — la vision ne jaillit pas, splendide et magnifique… non, je ne te vois plus… tu n’es plus qu’une forme imprécise et pâle, un fantôme évanoui…

Quand te verrai-je donc et t’aimerai-je, mieux que dans mes sommeils, ô Toi, Toi que j’attends ?…

L’automne déjà n’est plus. L’hiver bientôt s’achève. Les mois passent. Tu ne viens pas.

IV

Oh ! Toi, Toi que j’attends, que j’aime, tu seras magnifiquement chérie, triomphalement portée dans les suprêmes joies. Mes caresses seront très aiguës et très douces, elles entreront profondément en toi. Et ta chair connaîtra des délices inouïes, parmi nos frénésies d’extases, de baisers. De mes lèvres brûlantes, jailliront des sources inépuisables qui ruisselleront de ta nuque à tes pieds, envelopperont tes reins, baigneront les mystérieuses corolles d’amour. Les nuits seront trop courtes ; l’aube nous surprendra au milieu de nos gloires, célébrant le bonheur et le charme de s’aimer héroïquement.

Mais si j’espère toujours, j’ai des heures de doute et de désespérance. Tu tardes tant, ô Toi, à venir près de moi. Je te cherche pourtant. Je m’abandonne aux hasards, croyant qu’ils me guideront vers ma Bien-Aimée. Oui, je vais, les yeux presque clos ; je franchis les barrières de la ville, je rôde sur des sols champêtres, très loin ; et dans ces déserts des banlieues, perdu, désorienté, j’ai des mirages exquis, des mirages décevants, mais suaves, de nos joies futures.

Des paysages sales et galeux se parent de beauté, s’éclairent de rayons.

C’est que je t’y vois déjà, ma chère amante, réfugiée dans mes bras, et toute secouée par la tendresse et la volupté.

Tes yeux, tes grands yeux clairs et câlins me disent leur désir inépuisable et fou.

Nous prolongeons quelques instants encore l’attente qui fut si longue. Je ne veux pas si tôt te dépouiller de tes vêtements pour cueillir le parfum de ta chair tiède. À travers les étoffes, mes mains se plaisent et se promènent ; elles reconnaissent les formes adorables, les lignes pures, les reliefs somptueux de la gorge et des hanches.

Et nos lèvres se joignent, nos bouches s’entrelacent ; je bois une liqueur ambrée et poivrée que le baiser profond fait jaillir en perles rares et précieuses. Je me délecte, et je m’enivre, et je lutte : tes dents veulent m’interdire, par instants, de m’abreuver ainsi aux nectars de ta bouche. Mais je suis le plus fort, je triomphe, je pille, et je suis radieux. Tu me presses plus fort contre ta gorge, je sens la palpitation frémissante de tes seins ; alors, nous ne résistons plus à la tentation divine.

Maintenant, te voici, timide et frissonnante ; mes mains ont arraché les robes, la chemise. Toute nue, dans l’éclat de la splendeur enchanteresse, je ne me lasse plus de te contempler. Ta beauté me ravit : plus belle que mon rêve, tu m’offres des trésors abondants et superbes. Ta souple chevelure où mes mains et mes lèvres se plongent, ton visage imprégné d’amour et de volupté, ta gorge qui s’agite, tes jambes qui se tordent, tes hanches qui pantellent, tout ce corps blanc et rose m’émerveille, m’affole. Pour un pareil régal, deux lèvres, c’est trop peu !

Or, pour te mieux saisir, pour te mieux enserrer, mes bras se tendent, et c’est le vide qu’ils étreignent. Le mirage s’efface. Je me retrouve seul, assis sur un vieux banc de pierre, dans le parc de Versailles, ou couché sur les gazons humides des bois de Vaucresson…


Je me retrouve seul, sur les gazons humides,
et te cherche partout…

Je te cherche partout. Où donc te caches-tu ? Tu ne te caches pas. Ainsi que moi, tu t’éplores, tu maudis le mauvais sort qui nous éloigne et nous sépare encore. Et je suis sûr qu’à ces heures douces et cruelles de rêve, où je crois t’avoir enfin conquise, tu es pareillement hallucinée et emportée aussi dans la magie de ces irréelles visions d’amour. Et, qui sait ? le mystère de la vie nous unit-il peut-être à ces instants ; et le mirage est-il une vraie et réelle communion, où nos désirs se mêlent, où nos chairs se confondent ? Oui, je le crois parfois. Car les rêves laissent-ils une impression aussi tenace, aussi profonde ? Les mirages ont-ils une splendeur si nette et si merveilleuse ?

Certains jours, poussé par je ne sais quelles forces mystérieuses, je vais au loin, je parcours des villes inconnues, persuadé que c’est là que je vais te rencontrer enfin. Au départ, dans les gares, si quelque voyageuse, seule, rôde aussi comme moi, mon cœur alors s’émeut.

Si c’était Toi !

Et je pense au plaisir d’être emportés ensemble par les trains, d’être seuls dans le même compartiment et de se reconnaître après la longue attente.

J’ai connu plus d’une fois le charme de ces idylles, de ces amours de chemins de fer ; j’en ai conservé d’aimables souvenirs. On est un peu grisé par le mouvement et le bercement des wagons, par la fuite rapide et amusante des paysages, par le tournoiement des forêts, des collines, par la succession des villes et des hameaux ; les baisers ont une saveur plus âcre, plus étrange, durant le voyage…

Mais non, tu n’es pas là. Et je ne t’aperçois pas davantage — blonde, idéalement blonde, — brune mystérieuse, — rousse aux cheveux d’or, aux parfums vénéneux, — je ne t’aperçois pas dans les rues paisibles des villes provinciales, où j’espérais te voir !

Ni sur les routes désertes, ni derrière les fenêtres des vieilles demeures, — parce que l’heure n’est pas encore venue, et que demain, seulement, doit me réjouir ta bouche !

V

Demain !… demain… demain… Comme nous les maudissons, ces jours gris et stériles où notre espoir vaincu se lamente et se désespère.

On croyait que l’aurore nouvelle nous apportait l’amour. Mais les heures ont passé, lentes et sournoises, sans nous exaucer, nous dépouillant d’un peu de notre jeunesse et de notre foi.

Jours perdus ! Jours absurdes ? On marche dans le désert. On s’abandonne parfois aux leurres des mirages. On aime une nuée. On presse sur son cœur des formes illusoires dont le baiser révèle l’amertume du néant.

Toute cette désolation sans doute est nécessaire à notre cœur.

Après les resplendissements, puis les crépuscules d’un amour trépassé, nous devons subir les lois mystérieuses de la nature qui veut la succession des lumières et des ombres, des renouveaux et des hivers.

… Ainsi, depuis des mois nombreux, j’errais, désemparé ; toute joie s’évanouissait autour de moi.

L’allégresse du printemps naissant ne me pénétrait pas de sa tiédeur joyeuse. Le parfum des narcisses et des jacinthes ne m’apportait aucun enivrement. La beauté des passantes n’allumait plus de rayons dans mes yeux.

Étais-je donc désormais condamné à vivre sans amour !

J’avais appelé, de toutes les forces de mon être, la Bien-aimée future qui m’enchanterait ; j’avais entrevu, dans mes rêves, la beauté de Celle par qui mon cœur enfin devait ressusciter.

Mais chaque jour décevait mon espoir et repoussait mon rêve.

Je me serais abandonné lâchement à ma détresse, si je n’avais connu le sûr et triomphant pouvoir de la volonté.

Les magiciens m’ont enseigné les arcanes et la science suprême.

Oh, vouloir ! m’ont-ils dit, c’est le secret de toute domination. Toi qui veux être aimé, implacablement il faut t’acharner à la poursuite de la chimère, tendre vers elle tes poings crispés, avoir des griffes aux doigts, arracher de ta poitrine ton cœur palpitant, et le lancer ainsi qu’une pierre, afin d’atteindre la fugitive, et l’obliger à s’arrêter, meurtrie, puis la capter avec des rugissements et des chants de victoire.

Aussi je poursuivais mon amante future, la splendide inconnue de ma joie à venir.

Souvent, mes forces s’épuisaient ; mais aussitôt, je maudissais ma lâcheté. Harassé, meurtri, succombant presque, je m’élançais dans les ténébreux déserts où, devant moi, son ombre s’enfuyait.

Et soudain, je la rencontrai… Ce fut un soir. Dans le salon où chaque vendredi, je tuais les heures hostiles, en compagnie d’amis ou d’indifférents, j’aperçus une jeune femme qui venait là pour la première fois.

Je ne discernais d’elle, que sa chevelure blonde, d’une blondeur claire, étincelante, rayonnant au-dessus d’un corsage en soie blanche.

Aussitôt je sentis et compris que c’était Elle, mon adorée.

Et je ne me hâtai point de m’approcher pour contempler son visage.

Je savais qu’elle était belle, prodigieusement, miraculeusement.

J’avais été accaparé par un vieil ami M. de Santillon, qui me racontait chaque semaine, de banales histoires ; je le laissais, durant des heures, éparpiller ses vains babils à mes oreilles, sans prendre même la peine de l’écouter.

Il y a ainsi, dans le monde, d’innombrables personnes fort agréables qui aiment à jacasser platoniquement, sans exiger de nous des réponses, des répliques ; avec elles on n’a pas à faire d’inutiles efforts pour prononcer des paroles ; on s’abandonne voluptueusement à ses rêveries, en respirant les parfums des femmes et des fleurs, dans des atmosphères de paisible douceur.

Ce soir-là, M. de Santillon m’obligea cependant à répondre :

— Où allez-vous, cette année, passer les vacances de Pâques ?… Vous ne dites rien… Vous hésitez…

Où j’irais ?… en effet, c’était l’époque où chaque année je m’évadais, pendant une quinzaine, loin des murs de Paris. J’aime la fête des résurrections, dans les forêts effervescentes où des milliers de vies renaissent et rejaillissent. Compiègne et Fontainebleau nous offrent alors leurs immensités silvestres, et j’y connais des solitudes merveilleuses, j’aime me plonger dans l’apaisement et la bienfaisance qu’épandent les aromes des herbes, des primevères, des arbres verdoyants.

Je ne répondais pas. Le vieux monsieur répéta :

— Où irez-vous ?… Ah ! décidément, vous n’avez pas encore choisi le gîte des vacances. Parfait… J’en suis ravi.

Il m’agaçait.

— Je connais, déclara-t-il un endroit délicieux et que vous ignorez. C’est à deux heures de Paris, tout près d’une forêt et sur les bords de l’Oise… Ah ! ah ! vous m’écoutez maintenant. — Il y a là-bas un petit castel amusant, suranné, sans prétention où l’on vous accueillerait très amicalement, où l’on s’efforcerait, je vous en assure, à vous divertir… C’est entendu… Vous acceptez !

— Mais…

— Nous aurons comme voisine Mme Marcelle Vouvray.

— Madame…

— Ah ! c’est vrai, vous ne la connaissez pas encore. C’est la première fois, cette année, qu’elle vient ici. Je vais vous présenter.

Et M. de Santillon se dirigea vers la chevelure dorée — ma lumière d’espoir…

— Madame, fit-il, très cérémonieusement, avec une galanterie parfaite, permettez que je vous présente mon aimable ami, M. Jean des Fresneaux, qui veux bien passer les semaines de Pâques dans mon humble castel de Vaux-la-Couche, et qui nous ruinera au bridge ou au poker.

La jeune femme sourit, puis m’invita d’un geste, à m’asseoir devant elle.

On prononça d’abord des mots de politesse…

Était-elle très belle, ou très jolie ? Je fus ébloui par la grâce attirante de mystère et d’angoisse qui nimbait son visage. Dès le premier regard, nos yeux s’étaient cherchés et accordés. Je la connaissais déjà… oui, oui, c’était bien elle ; mon inconnue, l’amante du rêve, que je poursuivais, depuis tant de longs jours tristes. Ma blonde, mon enchantante chimère, je la voyais enfin, là devant moi, arrêtée, presque prise…


… La grâce attirante de mystère et
d’angoisse qui nimbait son visage…

Oui, oui, je savais bien qu’elle serait à moi…

Et sans doute, un tressaillement profond de son cœur lui disait, déjà, que j’étais voué à elle.

VI

M. de Santillon chauffait ses rhumatismes au soleil, dans une bergère couverte d’un Beauvais magnifique, et devant la grande porte en bois sculpté de sa gentilhommière. À ses côtés, Mme Marcelle Vouvray chiffonnait une dentelle d’Alençon, dorée par les années, que notre ami avait découvert, la veille, avec moi, dans une coiffeuse en bois de rose.

J’avais aperçu ce meuble dans un coin du castel. Le temps, en effaçant les nuances trop vives du bois des Îles, lui avait imprimé une patine adorable, le ton indécis d’une feuille morte depuis longtemps. M. de Santillon ne comprenait pas mon admiration pour cette vieille chose, qu’il n’avait jamais considérée. J’avais levé les battants du meuble, et découvert dans les tiroirs d’adorables étoffes éteintes, deux flacons de cristal, des dentelles centenaires. J’avais révélé à mon ami la valeur de ces restes précieux et loué leur joliesse.

— Cet Alençon, me dit-il, fera une exquise cravate pour Mme Vouvray ; et je serai ravi de lui offrir ce petit rien demain, quand elle viendra déjeuner avec nous.

— Qu’avez-vous déniché ce matin dans la forêt ? me demanda mon ami, apercevant le paquet, soigneusement emballé dans un journal, que je portais sous le bras.

— Oh ! faites-voir, montrez-nous vos trouvailles, murmura la jeune femme.

Leur curiosité m’amusait. Avec des gestes lents, je dépouillai l’assiette que j’avais trouvée dans la cabane d’un garde-chasse.

— C’est une simple faïence de Nevers, qui n’a pas grande valeur, mais qui est assez rare ; le décor est joli, d’un beau style Louis XV. Voyez comme ces fleurs sont amusantes dans la simple corbeille qui les supporte. J’aime leur émail au bleu luisant, à l’ocre mat ; mais les dessins du marly surtout sont curieux, avec ce papillon et cet oiseau fantastique aux plumes d’or et d’azur, un paon sans doute…

Loin d’admirer mon assiette, M. de Santillon souriait. De même Mme Vouvray jugeait sans doute mon enthousiasme ridicule et puéril, car elle s’était levée pour cueillir une jacinthe rose qu’elle accrochait à son corsage.

— Et que ferez-vous de ça ? me demanda-t-elle, un peu ironique.

— Assurément, répliquai-je, ce n’est pas pour manger la soupe dans cette faïence que je l’ai payée un louis… je l’accrocherai religieusement parmi mes Rouen, mes Saint-Amand et mes Moustiers…

Mme Vouvray me dit.

— J’ai chez moi deux ou trois douzaines de vieilles assiettes peintes qui vous intéresseraient peut-être. Elles datent de la Révolution, elles sont ornées d’arbres de liberté, de bonnets phrygiens, d’inscriptions bizarres ; l’une porte ces mots : « Aimons-nous tous comme frères ; » une autre : « Vive la Nation, la Loi et le Roi… »

— Des assiettes patriotiques, m’écriai-je, avec la joie d’un collectionneur.

— Venez donc, tous les deux, déjeuner demain, dans ma petite chaumière, proposa la jeune femme.

— Hélas ! fit M. de Santillon, je suis perclus, endolori, incapable de marcher… Mon ami ira seul admirer vos bibelots.

— Alors, monsieur, je vous attends demain…

Je me fis prier un peu. Je ne connaissais pas assez Mme Vouvray, pour accepter ainsi pareille invitation. Deux ou trois fois seulement, pendant quelques instants, nous nous étions rencontrés chez mon vieil ami, cette semaine de Pâques : je ne voulais pas être indiscret. J’attendais, pour accepter, une insistance qui bien vite détruisit mes scrupules…

… C’était une villa de pierres blanches et de briques, dans un délicieux jardin, sur les bords de l’Oise. Un domestique m’introduisit dans « la chaumière. » Pendant de longues minutes j’attendis au salon, l’apparition de la jeune femme.

Le mobilier était banal ; un divan et des fauteuils en bois laqué et en velours bouton d’or, des bibelots insignifiants ; au mur quelques photographies : Mme Vouvray, en costume de soirée, en amazone, en robe de ville, et des portraits d’hommes — quelconques — ses amis, sans doute, ses amants — peut-être…

M. de Santillon, qui était fort bavard, m’avait raconté mille histoires sur chacun de ses voisins et de ses voisines ; mais il avait omis, volontairement, dans ses conversations, la moindre allusion à Mme Vouvray. Il me vantait sa beauté et sa grâce ; rien de plus. Est-elle mariée, veuve ou divorcée ? avais-je un jour demandé. Il avait répliqué, d’un petit ton sec : Je ne sais pas ! Et j’avais compris qu’il ne tenait pas à me renseigner davantage.

Cependant, il avait dû sentir, le vieux rusé, que j’adorais déjà cette blonde exquise et capiteuse, dont le charme troublant devait ensorceler quiconque la voyait. Je l’adorais — pour cette beauté subtile et voluptueuse qui flambait dans ses yeux, se répandait en parfums enivrants autour de sa chevelure, flottait dans ses costumes et coulait de sa main, quand elle la tendait, en geste d’amitié…

Elle parut.

— Vous êtes gentil d’être venu. Vous allez me distraire. Je m’ennuie tant ici.

— Vous ennuyer, m’écriai-je, dans ce superbe cadre de campagne qui vous environne ! Votre chaumière et son parc fleuri forment un véritable Éden, où les jours doivent couler parés d’enchantement et de fête.

— Oh ! dit-elle, vous ne parleriez pas ainsi, cher monsieur, si vous y passiez une semaine… Moi, je vous l’avoue, je m’y ennuie, à pleurer… comme je m’ennuie partout, du reste. C’est si triste, n’est-ce pas, de vivre toujours seule…

— Toujours seule ! balbutiai-je…

— Seule, non, j’ai ma mère avec moi, et une petite nièce… Pourtant, c’est l’isolement…

Et son regard timide me souriait tristement.

Elle reprit aussitôt :

— Mais vous devez être affamé. Il est midi et : demie. Voulez-vous venir à table.

Je lui offris mon bras. Elle y appuya sa main, lourdement, et il me sembla que cette main tremblait.

Elle poussa une porte. Nous étions dans la salle à manger.

J’admirai tout de suite une antique crédence sculptée, chargée de vases anciens, bouquetières, rafraîchissoirs en vieux Strasbourg, en Marseille et en Delft.

— Et les faïences patriotiques ? demandai-je.

— Vous les verrez, tout à l’heure, on nous les apportera au dessert…

Pendant tout le repas on ne prononça que des paroles graves, indifférentes. Mme Vouvray mère était figée dans une solennité bourgeoise qui me glaçait. Elle me parlait de sa famille qui m’intéressait fort peu ; la petite nièce, grignotait…

Enfin ce fut le dessert. La femme de chambra plaça sur la table les assiettes patriotiques : je connaissais déjà celle qui était devant moi, sur la nappe. Dans un décor ocre et bleu, trois petits cœurs apparaissent, le premier seul, les autres au-dessous, avec cette inscription : Le tiers nuit.

— Cette faïence, me dit Mme Vouvray, ne doit pas être de la Révolution, elle faisait plutôt partie d’un service d’amoureux. Le tiers nuit, et trois cœurs : ce symbole est facile à comprendre. C’est toujours la vieille chanson de nos pères :

Ah ! qu’il fait donc bon
Cueillir la fraise
Au bois de Bagneux
Quand on est deux,
Mais quand on est trois
Mam’zelle Thérèse,
C’est bien ennuyeux,
Il vaut bien mieux, n’être que deux…

Mme Vouvray mère se raidit davantage, et fit une moue grondeuse.

Je crus nécessaire d’étaler une érudition tout aussi morose :

— Vous vous trompez, madame, cette assiette est bien une faïence de l’époque révolutionnaire, mais d’esprit réactionnaire ainsi que d’autres productions des potiers nivernais, « la Besace» par exemple. C’est, je crois, une malice contre le Tiers état, qui vient troubler l’union de la noblesse et du clergé.

Au lieu de me répondre, la jolie blonde dit à sa mère :

— Maintenant que l’on cause politique, la petite va s’ennuyer. Veux-tu l’emmener au jardin et nous faire servir le café.

Après leur départ, Mme Vouvray se rapprocha de moi, puis me tendant une assiette de desserts, elle me dit en riant…

— Mais celle-ci, soutiendrez-vous que c’est aussi du patriotisme ?

Au centre, l’épée et la crosse indiquaient bien clairement l’époque de la faïence. Mais à droite et à gauche des emblèmes, se tenaient un chien et un chat ; au-dessous on lisait cette inscription naïve :

Pran garde au chat !

Le chien dressé sur ses pattes semble prêt à s’élancer sur le chat. Celui-ci, accroupi, paraît dormir ; mais on devine qu’il veille, prêt à bondir sur son éternel ennemi, pour le meurtrir Sans doute… Il sera le plus fort.

— Eh bien, parlez, murmura la jeune femme.

— Je suis navré de vous contredire, madame, car vous ne voyez là, évidemment, qu’une plaisanterie… Mais, je vous l’affirme, c’est encore une allégorie révolutionnaire. Cette assiette est connue de tous les collectionneurs et citée dans tous les catalogues. Elle se vend, ordinairement, de cent à cent cinquante francs aux ventes de l’Hôtel Drouot.

J’étais absurde. Je le sentais. Je me troublais. Je tremblais. Je rougissais. Le sourire moqueur et excitant de la jeune femme pesait sur moi ; je le fuyais, je regardais l’assiette ; et pourtant je voyais ses yeux, je devinais leur ironie.

— Expliquez-moi l’allégorie… me dit-elle doucement.

Sa voix s’éteignait, sa respiration haletait. Lentement, lentement elle se rapprochait de moi, comme pour mieux examiner l’assiette. Et nos épaules maintenant s’effleuraient…


… Elle se rapprochait, comme pour
mieux examiner l’assiette…

— Le chien, balbutiai-je, étranglé par l’émoi qui, de mon cœur, montait à mes lèvres, le chien, c’est le pauvre homme simple et naïf, le peuple sans doute, qui devine l’hostilité, la ruse, et la menace hypocrite du chat — l’aristocrate…

— La ruse, la menace, fit-elle, tandis que sa petite main s’avançait sur l’assiette, se coulait vers mes doigts, comme vous êtes méchant, comme vous êtes méchant… Oh ! non, la pauvre bête n’est pas si redoutable, vous la calomniez… Moi, je comprends l’allégorie d’une tout autre façon. Le chat, c’est la faiblesse, la docile tendresse : son assoupissement est de la soumission…

— Mais il s’éveillera…

— Et son réveil sera peut-être un épanouissement de caresses !…

Alors je ne vis plus l’assiette… Nos mains s’étaient liées en une étreinte ardente, et nos yeux se cherchaient.

VII

Nos yeux se souriaient, inquiets et sans audace. mais trahissant l’émoi qui battait dans nos cœurs.

Ils n’osaient pas encore se prendre, se lier, se mêler ardemment dans la divine caresse du regard où toute l’âme se révèle et avoue.

Nos yeux se souriaient.

Soudain, dans un élan, notre secret jaillit…

Les mains de Marcelle doucement palpitèrent, comme de lourdes ailes blanches qui sont tombées et se débattent ; et, ce geste effaré d’inconsciente angoisse accusait un grand trouble, la crainte du mystère qui passe, mais le désir aussi d’être emportée par lui.

Mes mains, très doucement, enlacèrent ses mains : et des vibrations magnétiques, brûlantes, éveillèrent en nous une harmonie aiguë ; nos doigts, pour la goûter, s’entreliaient, se nouaient, comme pour se dissoudre les uns dans les autres.

Lentement, lentement, nos têtes s’approchaient.

Alors, graves, fervents, nos yeux s’abandonnèrent.

D’elle, je ne voyais maintenant que les yeux : ses chers yeux, si profonds, ses yeux d’azur céleste, ses yeux comme l’espace bleus, vastes, infinis…

Nos lèvres étaient closes, et nos corps immobiles, figés dans une raideur de statues extatiques.

Nous avons vécu là des heures incomparables.

Nos yeux s’abandonnaient : nos yeux se pénétraient. Ils entraient dans un ciel de douceur, d’allégresse. Elle lisait en moi, l’immense adoration. Je découvrais en elle la tendresse palpitante.

Toute notre vie, tous nos espoirs étaient montés dans nos yeux. Dans les siens, je cueillais une moisson de joies : elles entraient en moi, circulaient en mon sang. Dans mes yeux je faisais jaillir aussi pour elle mon amour éperdu : je proclamais le cher enchantement que son charme, sa grâce avaient créé en moi et l’admiration pieuse de sa beauté.

Et ses yeux ondoyants, ses yeux pleins de lumières, sans trêve, s’incendiaient de feux nouveaux, de flammes plus vives, de reflets plus troublants.

Je ne me lassais pas de contempler ses yeux. J’y cueillais le bonheur radieux et absolu.

Ah ! vraiment tout le ciel tient dans les yeux d’une femme. Aucun Dieu ne pourrait nous donner des splendeurs plus belles, des liesses plus complètes !…

Tu m’as donné le ciel, Marcelle, chère aimée, dès ton premier regard. Désormais, tu pourras me trahir, me leurrer, déchiqueter et supplicier mon cœur, jamais je n’oublierai ces heures extasiées, où ne m’accordant rien de plus que tes beaux yeux, tu m’as cependant donné l’infini du bonheur…

… Et ma joie contenue, la joie tumultueuse qui bouillonnait dans mes veines et mes os, incendiait mes moelles, tout à coup éclata, frémissante et fougueuse, lorsque sa voix câline, tendrement murmura :

« Ami, vos yeux me parlent et je comprends vos yeux ! »

Dans ma gorge, que l’émoi intense garrottait, des mots purent enfin balbutier, tremblants :

« Que vous disent-ils donc, que disent-ils, mes yeux ? »

Sa tête caressante et troublée se courba vers mon épaule. Un murmure, plus doux encore, me ravit :

« Ils m’ont dit, tes chers yeux « Marcelle, je t’adore !… Je t’adore !… Je t’adore !… » Ils me l’ont dit cent fois !!!…

Et tout en l’écoutant, je découvrais en elle de la douleur lointaine et de la volupté proche. Oh ! ses yeux, ses grands yeux pleins d’éblouissements, de mystère, de tendresse.

J’allais prendre ses lèvres. Elle laissa tomber sa tête sur mon épaule et balbutia tout bas :

— Alors, vous m’aimez un peu, un tout petit peu ?…

— Je ne vous aime pas, Marcelle, répondis-je, non, je ne vous aime pas un peu. Je vous adore, passionnément, je vous chéris immensément.

Elle se redressa, me prit les mains, les serra nerveusement.

— Non, non… Je ne veux pas que tu m’aimes ainsi. Un peu, très peu, pas davantage, veux-tu…

— Je veux, Marcelle chérie, te donner un amour éperdu…

— Mais moi, je ne veux pas.

Et la tristesse de ses yeux flamboyants s’accentuait.

— Aime-moi, dis, comme je te le demande. Redoutons les grandes passions, elles déchirent, elles tuent. Soyons plutôt des amis tendres, heureux de se voir, ravis de s’embrasser.

Elle me livrait sa bouche. Sa gorge pantelait, tumultueuse, frémissante ; et je sentais la douce empreinte de ses seins qui bondissaient sur ma poitrine…

— Et puis, me dit-elle, je ne te croirai pas si tu me dis encore que tu m’aimes passionnément… Tu me connais depuis huit jours à peine, tu ne sais pas même qui je suis… Aujourd’hui, c’est le printemps, je te plais, tu me désires, tu veux cueillir une grappe de plaisir ! Demain, j’en suis bien sûre, tu m’auras oubliée…

— Marcelle je t’adore, passionnément, éperdument !…

Soudain, la tristesse de ses grands yeux s’effaça… Je vis luire dans l’azur qui déjà s’assombrissait sous la chute des paupières, une tendresse, une volupté, une menace, une moquerie.

Elle se leva, prit une ombrelle :

Sa voix douce murmura :

— Venez voir mon Éden.

VIII

Elle marchait devant moi, à travers les allées étroites. Elle ne parlait pas… J’admirais la splendeur grasse et souple de son beau corps. J’avais la tentation de me jeter sur elle, d’emprisonner sa taille en mes mains caressantes.

Elle n’eut pas résisté, j’en étais convaincu. Je comprenais la complicité de sa chair en délire. N’avais-je pas surpris, tout au fond de ses yeux, la flamme tremblante du désir, alors que sa poitrine battait contre la mienne.


N’avais-je pas surpris, tout au fond de ses
yeux, la flamme tremblante du désir ?

Mais je luttais contre ma folie. Je me disais que nous allions, peut-être assassiner notre chère tendresse, en nous possédant trop vite, à l’aube de notre amour…

Car je me rappelais ses paroles impies :

— Aujourd’hui, je te plais, tu me désires… tu veux cueillir une grappe de plaisir !…

Pourquoi les avait-elle prononcés, ces mots de crainte obscure ? Avait-elle eu alors un de ces pressentiments mystérieux qui révèlent à l’âme des femmes les secrets du futur ?… Ou bien, n’était-ce pas son cœur qui m’avait avoué ses sentiments réels, son caprice d’un jour, qui n’aurait pas de lendemain.

Souvent ainsi nous croyons lire dans les yeux d’un être aimé, sa profonde pensée, alors que nous y découvrons seulement le reflet de la nôtre…

Oui, oui, c’était bien cela : Marcelle, sous l’influence de ce printemps nouveau et de ses émois troubles, était prête à cueillir la volupté qui passe !… Sa chair se réjouirait…

Mais je voulais son cœur !…

Aussi, je pris la résolution de ne point céder à nos désirs ardents. Non, je n’accepterais pas cette trop facile conquête… Non, je ne prendrais pas la grappe de plaisir qu’elle voulait m’offrir

Je savais bien comme est ridicule le rôle de l’amant qui se dérobe devant l’étreinte suprême et semble repousser l’amie qui s’abandonne… Mais je pensais, par cette résistance à mes désirs violents, assurer l’avenir de notre passion, démontrer à Marcelle que je l’aimais infiniment, d’un amour surhumain…

Elle traversa un bouquet d’arbres, et nous fûmes devant la rivière frissonnante qui limitait le parc.

J’aperçus alors, dans un massif d’arbustes verts, un nid de volupté. Aussitôt des visions douloureuses me hantèrent…

Il y avait, dans les feuillages, un grand hamac. avec des coussins moelleux, encore froissés, où sans doute Marcelle, les jours précédents, s’était livrée à des caresses, à des baisers. Il flottait dans ce coin, une vague odeur d’amour ; j’aperçus un bouquet de violettes fanées, et plus loin sur le sable, un gant d’homme, oublié…

Ah ! Marcelle perfide !… Tu n’étais donc pas l’amie grave et solitaire qui attendais comme moi, depuis de longs mois, l’heure douce, l’heure recueillie d’une passion glorieuse !… Petite femme frivole, tu sèmes tes baisers au hasard des rencontres et des fantaisies… Je comprends maintenant pourquoi M. de Santillon ne me répondait point, quand je l’interrogeais… Il ne voulait pas te diffamer, en me disant la vérité…

Marcelle s’était étendue sur les coussins… ses yeux demi-clos, avaient leur sourire triste d’angoisse et de mystère…

Et je restais debout, appuyé contre un arbre. Tout au fond de mon cœur s’agitait un marécage de pensées limoneuses ; de la haine, de la désolation, de la luxure, se soulevaient, tourbillonnaient. J’étais atteint par toutes ces fanges, et comme noyé dans leur épaisse bouc.

Ah ! vraiment, me disais-je, je ne suis qu’un stupide Joseph ! Une proie délicieuse de volupté s’offre à moi. Et loin de me ruer, remerciant, vers elle, je reste désemparé, accablé !… Mais aussi, la jouissance de cette chair amoureuse et qui halète de désir sera si vite passée et si vite flétrie… La femme qui se livre ainsi, sans retenue et sans résistance, au passant qui la veut, n’est qu’une sensuelle, affamée de plaisir ; sitôt qu’elle est repue, tout est fini. Nulle palpitation délicieuse du cœur ne subsiste entre les deux êtres qui tout à l’heure étaient enlacés et mêlés… Ah ! quelle sensation de détresse et de néant vous envahit alors !… Comme on voudrait pleurer !…

— À quoi pensez-vous donc, me demanda Marcelle, d’une voix ironique, presque irritée.

Elle se balançait lentement dans le hamac. Sa robe s’était soulevée ; dans la vague des dentelles légères, j’aperçus soudain ses jambes effervescentes, dont la roseur transparaissait sous les bas, d’une soie ensoleillée comme les pétales des boutons d’or. Ce fut un éblouissement. Mes mains étaient attirées par l’admirable gonflement de ces chairs savoureuses, je me précipitai. Mais au lieu de céder à la tentation de cette joie, je tombai sur le sable, pieusement agenouillé, et je m’inclinai vers les yeux de Marcelle…

Une lueur étrange les illuminait. Je m’acharnais à leur verser les fluides de ma tendresse, à les imprégner de ma ferveur et de mon amour.

Ses petites mains se lièrent sur son front, m’attirèrent lentement. Une douceur suprême m’apparut dans l’azur pâle de ses yeux alanguis.

— Comme tu m’aimes, dit-elle !… Oh ! reste reste, longtemps… Je goûte en ce moment un apaisement délicieux, une suavité ensorcelante. Enchaîne-moi dans tes bras. Oh ! j’aimerais ainsi m’assoupir, m’endormir, en un de ces demi-sommeils lucides, où l’on garde encore la sensation troublante de la vie ; tu me presserais contre ton cœur, nos bras et nos jambes noués s’étreindraient mollement ; j’entr’ouvrirais mes paupières pour retrouver tes yeux, et toute la nuit se passerait ainsi, dans cette douceur inconnue que j’éprouve avec toi… Ton amour est exquis, bienfaisant et nouveau…

— Oh ! je veux qu’il efface toutes les empreintes anciennes que d’autres ont laissé dans ton cœur, sur ta chair. Je veux créer en toi, une tendresse jeune et fraîche, une joie printanière… Marcelle, je t’adore… Marcelle, tu m’aimeras ?…

Au lieu de me répondre, elle me donna sa bouche… Son baiser était un parfum et un miel. Ses lèvres se fondaient, sa langue ruisselait, et je buvais, je m’enivrais…

Elle était bien à moi, en cette heure bénie. Son passé ténébreux s’était évanoui. Il ne subsistait rien, rien, en mon adorée, des caresses, des baisers d’hier.

Ses mains se crispaient dans mes cheveux, pour mieux me retenir ; elles avaient des câlineries maternelles et sauvages…

La voix d’un marinier sur l’autre rive de l’Oise, nous arracha brutalement à nos extases. L’homme jurait, fouaillait ses chevaux. Les pauvres bêtes remorquaient une lourde péniche ; en passant devant nous, les bateliers nous saluèrent, de leurs gestes moqueurs…

IX

Le lendemain, nous attendions Marcelle qui avait promis de venir avec nous déjeuner. À midi, une dépêche nous annonça que notre voisine avait dû rentrer subitement à Paris.

M. de Santillon eut un sourire bizarre qui m’irrita. Il se leva sans prononcer une parole ; puis en entrant dans la salle à manger, il pris l’assiette révolutionnaire que Marcelle m’avait donnée, et murmura lentement :

« Pran garde au chat ! »

En disant ces mots, il me regardait sournoisement.

Je déclarai :

— Madame Vouvray est délicieuse. Cette assiette est très rare ; je ne voulais pas l’accepter. Mais elle a tellement insisté !…

— Oh ! fit M. de Santillon, vous aviez tort en refusant ! Quand une jolie femme vous offre quelque chose, il faut prendre… sans hésiter… Oui, oui, madame Vouvray est une jeune femme exquise. Elle a vraiment le cœur sur la main…

M. de Santillon ricana :

— Ah ! elle est bien bonne !… Quel lapsus mon ami… C’est votre faute, excusez-moi… Je pensais encore à l’inscription de la faïence… au chat que notre amie vous a offert en souvenir… Gardez précieusement cette assiette !…

Ainsi que tous les vieillards, M. de Santillon aime les phrases équivoques : on dirait qu’ils se sentent rajeunir, quand ils débitent des polissonneries.

Celle-ci m’agaça, et je crois que je dissimulai assez mal mon irritation…

Quelques jours plus tard je quittai la gentilhommière que n’éclairait plus la grâce de Marcelle.

Sitôt arrivé à Paris, j’allai rôder devant la maison qu’elle habitait, rue de Courcelles… Puis, brusquement, hanté par le désir de voir ma bien-aimée, je pénétrai chez la concierge :

— Madame Vouvray est chez elle…

— Elle ne reçoit pas, aujourd’hui… Mais elle n’est pas sortie…

Je n’osai pas monter. J’allai chez une fleuriste acheter une gerbe de roses, et je la fis porter aussitôt, après avoir épinglé ma carte parmi les fleurs.

Le lendemain, je reçus une lettre de Marcelle. Elle me remerciait et m’informait qu’elle se trouverait vers cinq heures, dans les salons de lecture du Grand-Hôtel…

Quel ravissement ! J’allais la revoir !…

Mais bientôt, mon esprit se tortura par mille pensées obscures.

Pourquoi, me disais-je, ne m’a-t-elle pas prié de lui rendre visite, chez elle ?…

Il y a donc quelque chose, ou quelqu’un qui l’empêche de me recevoir !…

À l’heure fixée, elle parut. Je l’attendais depuis longtemps.

Son sourire, doux et caressant, m’emplit de joie. Elle m’abandonna ses mains, murmura des mots enchanteurs.

— Comme je suis heureuse ! Vous ne m’avez donc pas oubliée. Vous m’aimez toujours un peu… Moi, je pense à vous souvent… très souvent…

— Et moi toujours, balbutiai-je…

Elle babilla…

— Que tous ces gens, autour de nous, sont gênants. On ne peut pas même s’embrasser… Avez-vous le temps de m’accompagner quelques instants… Je vais chez ma couturière… C’est très loin, avenue Victor-Hugo…

— Je vous suivrai…

— Jusqu’au bout du monde, n’est-ce pas.

Nous sortons. Sur le boulevard, je cherche une voiture fermée… Pas une seule… Nous montons dans une Victoria…


Nous sortons sur le boulevard. Je cherche
une voiture.

— Levez la capote, dit Marcelle au cocher…

Nous descendons la rue Royale, la place de la Concorde…

C’est ici que Paris, capitale du monde, déploie toutes ses splendeurs, toutes ses magnificences.

La perspective grandiose des Champs-Élysées éblouit et ravit les regards. On est émerveillé. On comprend l’attirance et la gloire de la Cité superbe, sa royauté magique, son charme universel.

L’avenue est immense.

Elle se perdrait là-bas, dans les nuages d’or, et confondue au ciel, sans l’arc monumental des victoires, des triomphes, qui semble son diadème, et s’érige radieux, dans un éternel flamboiement.

De la place de la Concorde, où la voiture nous a conduits, nos yeux accoutumés pourtant à ce spectacle, s’enthousiasment encore. Marcelle est près de moi, reine de ce Paris, petite fée d’azur, avec sa robe de vapeurs bleues, son largo chapeau où frissonnent des roses d’irréelles couleurs qui semblent cueillies dans des parcs aériens. Sa main est dans la mienne ; mes doigts s’irritent contre la mince écorce des gants blancs qui me volent la caresse si chère de sa peau douce et fraîche. Mes yeux cherchent ses yeux.

Mais ses regards se perdent, vers je ne sais quel rêve d’éternelle tristesse et d’espoirs anxieux, où je suis étranger…

Ses yeux craignent les miens, à cette heure. Elle sait que je lis leurs mystères et leurs troubles. Ce soir, elle ne veut pas que j’explore son cœur.

Et l’angoisse me mord cruellement, m’étreint !…

Pourtant, je devrais être heureux de sa présence. Pourquoi ne pas jouir, en pleine félicité, de sentir mon idole si près, si près de moi, et cette victoria, qui nous isole du monde, est la nef enchantée de notre embarquement pour ailleurs ?… Elle est là, mon amour ; ah ! ne suis-je pas fou de m’inquiéter ainsi et de me torturer ?

Sa voix douce prononce des paroles indifférentes.

Non, Marcelle n’est plus près de moi. Son esprit, je le sens, s’est enfui, loin, bien loin…

Et les Champs-Élysées perdent toute leur magie. Ces arbres, ces palais, sont tristes, désolés. Autour de nous, les landaus, les fiacres, les automobiles, tournoient, s’élancent. Ah ! que notre voiture soit prise en ces remous, broyée par l’un des monstres de fer qui semblent nous menacer, leur gueule rouge ouverte et mugissante…

C’est l’heure où l’avenue resplendit dans tout son éclat. Les femmes-fleurs de Paris, les étoiles de théâtre, les idoles de Cythère, en somptueux équipages, se dirigent vers le Bois ; on reconnaît partout des visages célèbres, les princes contemporains de l’or, des arts, des lettres. Le soleil de juin, plus radieux, illumine de tous ses feux couchants l’Arc-de-Triomphe. Ce soir d’été vraiment est plein d’éblouissements…

Malgré cette lumière, en moi tout est obscur. Je n’ai plus les rayons qui, seuls, au monde sont ma clarté et ma joie : les yeux bleus de ma mie ne cherchent plus les miens : c’est le noir, c’est la nuit !

Alors je deviens lâche, et je tremble, et j’implore :

« Marcelle, tes chers yeux, je t’en prie, tes bons yeux ?…

Ô miracle d’amour ! Soudain tout s’illumine. Cette avenue jamais ne fut plus magnifique. C’est la voie triomphale et sacrée du bonheur. Nous sommes maintenant devant l’Arc Impérial. Et le vainqueur, c’est moi ; aucun Imperator ne connut allégresse, gloire, apothéose égales à celles que j’ai conquises !… Nul homme, dans les siècles abolis, dans les âges futurs ne jouira d’une heure plus enchantante que mon heure de triomphe…

Marcelle m’a donné avec ses yeux sa bouche. Oui, parmi cette foule, ne voyant plus personne, elle m’a tendu ses lèvres ; et j’ai pris son baiser, devant l’Arc-de-Triomphe, dans l’immense flamboiement d’or du soleil de juin…

X

En me quittant, elle avait dit :

— Comme je me sens heureuse, aujourd’hui… Mon cœur est plein de joie. J’étais un peu triste et nerveuse, ce matin ; mon vilain spleen s’est en allé, vapeur légère, à la douce clarté de votre bon regard, à la caresse de vos paroles câlines… oh ! je voudrais souvent, souvent, vous avoir ainsi près de moi… plus près encore… dans mes bras !… Je fermerais les yeux… et vous me berceriez… et je m’endormirais ! Ce serait délicieux… Bientôt, si vous voulez… Je vous écrirai, je vous donnerai un rendez-vous. Nous passerons l’après-midi et la soirée ensemble…

Pendant plus de quinze jours, j’attendis cette lettre… Je ne l’espérais plus, lorsqu’elle m’apporta l’allégresse promise, mêlée d’un peu d’angoisse.

« Excusez-moi, écrivait Marcelle. J’ai eu, ces jours passés, des ennuis innombrables. Ma femme de chambre m’a quittée, j’ai dû courir les bureaux de placement. Puis il m’a fallu aller à ma chaumière, pour des réparations urgentes… Ensuite, ma mère a été malade… Enfin nous allons nous voir, si vous voulez encore. Demain, je serai à deux heures, chez Micheline la modiste de la rue Royale… Venez m’y prendre… »

Une senteur de mensonge et de duplicité s’exhalait de ces phrases. J’en étais convaincu, Marcelle mentait.

Puis je remarquais, avec dépit, que décidément elle ne voulait pas me recevoir chez elle… Sans doute, elle avait un amant, jaloux et soupçonneux… Un amant ! À cette pensée, une souffrance très aiguë me déchirait le cœur.

Avais-je donc pu croire, jusqu’alors, que cette femme jeune, jolie et désirable, vivait en solitaire, sans amour, sans liaison… Stupidité ! Parce que depuis des mois, j’attendais en mes rêves la tendresse rayonnante d’une amie idolâtrée, je voulais que Marcelle eût vécu ces longs jours dans la retraite et le veuvage, loin du baiser…

Maintenant, au seuil du bonheur, je me torturais par les plus atroces supplices de la jalousie.

Ah ! je m’étais plu à imaginer, depuis l’instant où elle m’était apparue, que j’allais révéler, à son âme frémissante, à sa chair extasiée toutes les magnificences de la passion et de la volupté… Oui, j’aurais cette gloire et cette douceur, d’effacer par les splendeurs de notre amour naissant des souvenirs anciens, très vieux sans doute, usés déjà par le temps ! En ma naïveté, certes je n’allais pas jusqu’à supposer que Marcelle fût vierge ; — mais l’ayant entendue plusieurs fois déplorer sa tristesse de vivre toujours seule et sans affection vive, je me la représentais, comme moi, sevrée depuis longtemps de la délectable et souveraine ivresse…

Oh ! Marcelle, pourquoi, pourquoi m’avoir menti…

Je la voyais pâmée dans les bras d’un amant, prodiguant ses sourires, ses baisers, ses délices…

Elle me donnerait à moi des sourires pareils, les mêmes baisers, les mêmes délices…

Hélas ! mon pauvre rêve…

Et je fus sur le point d’écrire, pour refuser la fête que Marcelle m’offrait.

Quelques heures de plaisir… le triste enchantement pour celui qui voulait un océan d’amour.

Or, toute mon affliction s’évanouit sous le regard attendri de Marcelle.

Devant une psyché, chez la modiste, elle essayait un chapeau. Elle m’aperçut dans la glace, et aussitôt elle se retourna, si émue, si troublée, qu’elle fit choir sur les tapis les formes et les fleurs qu’une première avait entassées pour tenter sa cliente…

— Comme vous êtes gentil, mon amour, me dit-elle. Venez bien vite. Vous aller me dire ce qui vous plaît, ce que vous aimez… Comment trouvez-vous ce grand chapeau bergère…

— Vous êtes ravissante…

— Mais ces roses sont trop rouges !… Mon teint semble fané parmi leur vive couleur…

— Au contraire… sa délicatesse triomphe et soutient cet éclat…

— Oh ! Taisez-vous, flatteur… Non, non, je ne suis pas belle aujourd’hui… et j’en suis désolée…

La première supposait sans doute que Marcelle m’avait fait venir, pour m’imposer la note de ses acquisitions. Elle se fit obséquieuse, m’excitant à la générosité, exhibant ses plus jolis modèles. Comme j’admirais quelques chapeaux et conseillais à mon amie de les prendre :

— Mais vous êtes fou, mon ami, fit-elle en riant !

Puis laissant là modistes et chapeaux, elle me prit la main et m’entraîna.

Et sitôt dans la rue…

— Vous n’y pensez pas !… Je n’oserai plus mettre les pieds chez Micheline !… On m’y prendrait maintenant pour une de ces petites dames qui se font entretenir par leurs amis… Eh bien qu’allons-nous faire ?… le ciel est radieux… Allons voir le soleil au Bois de Boulogne…

— En voiture… fermée ?…

— Pour étouffer ! Merci !… Mais, vous ne voulez peut-être pas vous compromettre et vous exhiber avec moi, en Victoria…

— Méchante !…

Une voiture de cercle passait…

À peine assis à côté de Marcelle, comme je cherchais sa main, elle se pencha, m’offrit sa bouche…

Nous arrivions sur la place de la Concorde, dans un flot de voitures et d’automobiles fleuries de jeunes femmes aux lumineuses toilettes de Mai. J’aperçus tout à coup des visages effarés, souriants ou moqueurs, que notre embrassement avait étonnés. Je me jugeai assurément un peu ridicule, n’étant plus à cet âge de printemps naissant qui autorise toutes les folies ; mais néanmoins, une allégresse joyeuse me transportait. Ah ! tous ces gens pouvaient rire, me railler, me blâmer ! Notre jeune amour était bien loin de leurs sarcasmes et de leurs pudeurs. Il planait au-dessus des foules, dans l’éther bleu resplendissant, rayon terrestre mêlé aux rayons du soleil…

Nous allions maintenant, dans les ombres du Bois, sous les jeunes feuillages des marronniers et des acacias. Marcelle ne cessait de me prendre les mains, de se pencher sur moi, et de chercher mes lèvres. Délicieusement caline, elle me distribuait des caresses délicates et murmurait des paroles troublantes.

Elle me disait : Tu vois, tu vois, il faut que je te touche, que je te tienne, que je m’accroche à toi ! Mes mains te pétrissent, voudraient se fondre en toi, ne plus jamais se détacher… Et ta bouche, encore, donne-la moi… Ah ! ces passants, comme ils m’ennuient. Sont-ils assez stupides. Je n’ose pas t’embrasser comme je voudrais, follement… Désertons ce bois envahi par les promeneurs, allons loin, sur les routes désertes, vers des bois solitaires…

Le cocher nous emmena vers Suresnes, traversa les collines de Saint-Cloud et de Sèvres. Marcelle avait fait lever la capote de la voiture : Nous nous étions enlacés sous cet illusoire abri. Le cocher, impassible, nous promena ainsi jusqu’au soir sur les routes poudreuses.

Puis ce fut une dînette d’amoureux chez Ledoyen, dans la grande salle. Nous ne parlions guère ; nos yeux se souriaient et sur la nappe nos mains s’entrelaçaient à chaque instant. Nous n’avions pas faim ; un émoi très intense nous alanguissait, et nous buvions du Champagne pour dissiper ce trouble, acquérir un peu de courage.

Puis, lentement, durant quelques instants, nous allâmes nous perdre dans l’ombre des Champs-Élysées. Et, brusquement, une rafale de passion souffla. Nos bouches s’étaient unies… Nos corps tumultueux se cherchaient, se brûlaient sous l’écorce des costumes…

Sans prononcer un mot, nous nous jetâmes alors dans une voiture. Marcelle balbutia son adresse…

XI

L’aube se levait :

— Mon bien-aimé, murmura Marcelle, il faut nous séparer… Va, va… laisse-moi maintenant savourer, seule, mon ineffable joie… Mais, je t’en prie, écris-moi quelques mots, aujourd’hui même, ne tarde pas. Je serai si heureuse de savoir que tu m’aimes, encore, un peu, un petit peu…

Si je t’aime encore, Marcelle !… Anéanti par la violence de nos baisers, je me suis acharné à chercher des paroles très tendres, pour évoquer toute la splendeur de cette nuit d’amour.

« Je sors à peine de l’enchantement. La morsure très douce de tes dents me brûle toujours les lèvres. Ma bouche est encore ravie par le goût délicieux des sucs qu’elle a cueillis dans les calices de ta beauté. Le collier de tes bras a laissé son empreinte d’esclavage béni autour de mon cou. Loin de toi, maintenant, Marcelle, je te suis lié, par la joie que tu m’as donnée, par l’amour que tu m’as versé…

Oh ! laisse-moi te crier ma reconnaissance…

Je t’aime ! Je t’aime ! Je t’aime !

— Mais pourquoi m’aimes-tu si passionnément, murmurais-tu, curieuse, parmi nos baisers fous…

Pourquoi je t’aime !… Sans doute, parce que tu es belle, souverainement, infiniment.

D’autres, avant moi, ont adoré ta beauté. Ils t’ont aimée, peut-être, ardemment, immensément. Mais personne n’a pu, personne ne pourra te chérir, autant que moi.

C’est que j’ai découvert, cette nuit, toute la beauté, j’en ai moissonné et glané jusqu’à la dernière parcelle, j’en ai absorbé tous les violents et délicats parfums.

Et, par-dessus tout, ce qui m’a pris et ensorcelé, ce fut cette beauté intérieure, que les autres, ah ! j’en suis assuré, n’ont même pas entrevue.

Avant de te tenir extasiée dans mes bras, je me suis enivré du charme de ton âme. J’avais lu dans tes yeux ta douceur, ta bonté, ta mélancolie, ton rêve de l’au-delà, tes désirs d’envolements. Si ta beauté physique m’a tant ensorcelé, c’est sans doute, parce que j’ai reconnu qu’elle était le reflet de ta beauté profonde.

Après ta chère âme nue qui s’était d’abord laissé surprendre, j’ai contemplé la merveille de ton beau corps sans voile. Ah ! tu ne voulais pas… Tu avais peur d’être adorée… Je me rappelle, avec béatitude, tes gestes de refus qui s’efforçaient de me repousser, alors que j’effeuillais, comme une fleur géante, ma bien-aimée. Une à une, les corolles de soie et de linon se détachaient sous mes mains ; après la robe, les jupes, le corset, la chemise.


Une à une, les corolles de soie et de linon
se détachaient sous mes mains.

Tu étais si timide alors et si tremblante ! Échappée de mes mains, tu avais éclipsé, dans un mouvement de pudeur, la lumière des lampes électriques. Mais la lueur d’une veilleuse subsistait. Et dans la pâle clarté qui te baignait, mes yeux ont admiré ta splendeur magnifique. J’étais heureux, suprêmement. À tes pieds, agenouillé, mes mains s’accrochaient à ta chair, emprisonnaient tes hanches, te faisaient une ceinture, car tu voulais t’enfuir…

J’admirais le reflet divin de ton âme dans les formes harmonieuses et belles de ton corps. Et mon admiration me donnait une allégresse si violente, qu’un instant elle t’effraya…

Ah ! mon cher trésor, ce n’était pas seulement le désir de la volupté qui agissait alors si fortement sur mon cœur, au point de le dérégler, jusqu’au spasme qui, tout à coup, te causa cette épouvante, tu te souviens ?… Tu te penchas vers moi, les yeux remplis d’angoisse, tes petites mains s’appuyèrent sur ma poitrine… et ta voix soupira : Comme ton cœur bat fort… Ami, tu me fais peur, je ne veux plus t’aimer si tu t’affoles ainsi. Dans le silence, j’entends le galop furieux de tes désirs… Viens, viens ! Ne souffre plus…

Ah ! je te vois encore… Tu t’étais évadée… Puis ton corps s’inclinait mollement, gracieusement, sur un divan couvert d’une épaisse toison fauve. Et la blancheur rosée de ton image resplendissante aussitôt m’attirait. Je me traînai vers toi, toujours agenouillé.

Quand, plus tard, je cherchai la lumière de tes yeux, j’y découvris, Marcelle, de tels resplendissements que j’en fus ébloui. Alors, je retombai, ma bouche sur ta bouche. Et nous avons vécu alors des minutes, des heures de miracle, tellement écrasés par la béatitude, que je n’avais pas même la force de te remercier…

Mais un effroi soudain secoua ma torpeur…

Toi, qui m’avais donné l’infini du bonheur, étais-tu montée avec moi dans la joie ?… Tes yeux s’étaient fermés, lorsque je m’envolais. Et quand j’avais jeté ces cris de ravissement que l’assomption nous arrache, ta bouche close, ô sphynge ! avait gardé son secret…

Tes yeux étaient fermés. Je te croyais maintenant, engloutie dans un sommeil profond. Lentement, je me soulevais, pour admirer encore la face de volupté et d’extase, que j’avais aperçue, en mon assomption… Mais tes paupières lourdes tressaillirent, descellées. Et je revis tes yeux, plus doux, plus attendris, noyés dans le grand cercle bleu des paupières meurtries… Ma joie se raviva ; et ma bouche se posa doucement sur ces marques sacrées, qui m’attestaient sûrement, mieux que tout autre signe et mieux que des serments, que tu m’avais aimé !…

À cet instant, ma bien-aimée, j’atteignis le sommet de l’allégresse humaine… Jusqu’à l’heure où je dus m’arracher de tes bras, je contemplai tes paupières. Nul spectacle céleste ne m’eût apporté des ravissements comparables à ceux qui me furent donnés par la vue de ces deux taches bleues…

Tu m’as aimé ! Tu m’as aimé ! j’en ai la certitude !…

Ah ! mon enchanteresse, pour t’exprimer ma joie et ma reconnaissance, je voudrais connaître des mots doux comme des caresses que personne encore n’a écrits. Je te disais, cette nuit, Marcelle, je t’adore ! Mais aujourd’hui, ce n’est plus seulement de l’adoration qui remplit mon cœur, c’est un sentiment plus immense, indéfinissable… Hélas, je ne puis pas te dire, t’expliquer la passion ardente emportée et recueillie qui palpite en moi. De la folie : peut-être ! Non, non… Le fou s’exalte, mais il ne sait pas ce qu’il éprouve. Je sens, très profondément, en moi, un bonheur absolu… Ah ! mes yeux t’ont bien prise : j’ai emporté ta chère image ! Elle est en moi, et maintenant, jour et nuit, je t’aurai, toujours, dans mes yeux, dans mon cœur, ô toi, qui est ma vie, mon âme, mon bonheur !… »

XII

L’angoisse et la tristesse qui emplissaient ses yeux, si souvent, ses chers yeux, — cette angoisse que rien ne pouvait dissiper et qui se dressait, autrefois, entre nous, comme un lac de ténèbres ; cette tristesse maudite qui surgissait soudain, en vapeur grise, dans ses yeux bleus, à nos heures les plus tendres — l’angoisse et la tristesse, maintenant, sont éteintes.

Dès qu’elle m’aperçoit, son regard s’illumine d’une clarté de joie. Son visage s’épanouit, fleurit, se transfigure.

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur.

Et je suis radieux de sa gaieté rieuse : Ma mie, je suis heureux, heureux de ta bonne joie, lui dis-je, souriant aussi à son sourire !

— Je suis comme une enfant, murmure sa voix lente… oui, je ris, sans raison. Je te semble puérile… Mais j’ai besoin de rire, et cela m’est très doux !

Sa main vient à la mienne. Nos yeux aussi se lient, dans une joie très charmante ils se mêlent, riants.

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur.

Si j’étais le fervent, le très crédule éphèbe, qui cueille tout présage comme signe de bonheur, lorsqu’Elle me sourit ainsi, la bien-aimée, je penserais : « Enfin !… C’est l’amour… l’amour tendre et profond que parfois je rêve et je désire, l’amour dont j’ai guetté tant de fois l’éclosion dans l’immense mystère de ces yeux que j’adore. »

Mais je sais triompher des espoirs décevants. Et je ne veux pas croire aux miracles, aux prodiges…

Je sais qu’Elle est divine, et douce, qu’Elle accueille mes adorations comme une idole émue qui aime les ferveurs, écoute les prières, exauce gracieusement les invocations.

Son sourire exquis et câlin me suggère les plus douces folies…

Ce sourire me semble une caresse plus intime que toutes les caresses ; n’est-ce pas du bonheur qu’il reflète, qu’il avoue…

Elle est heureuse ?… Un peu… un peu, puisqu’elle rit…

Son visage charmant s’épanouit tout entier. J’y découvre de neuves et tendres apparences… le regard est plus doux encore, et plus profond. La bouche, en s’entr’ouvrant, me laisse voir ses perles. Et c’est surtout cette chose qu’on ne peut exprimer avec des mots humains, cette transfiguration complète de tout l’être, qu’on ne voit pas… qu’on sent…

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur…

— Tu vois, je ris encore, me dit-elle. Et sa tête a un mouvement plus tendre, un mouvement d’enfant qui l’approche de moi, l’incline sur mon épaule.

Alors, elle s’abandonne, comme en un sûr refuge où son âme encore lourde des angoisses passées, des tristesses éteintes, jouit du calme, de la paix, de la douceur de vivre…

Sois heureuse et rieuse, ô ma très chère… oublie tout le passé… ne songe pas à l’avenir… Vis cette heure présente, ainsi, dans un sourire…

Son sourire rayonne, d’une infinie douceur…

XIII

Aux douces heures d’amour, quand elle palpitait ardemment sur mon cœur, je lui disais souvent :

— Marcelle, je t’adore… je te voudrais heureuse, heureuse infiniment !… Mais chaque fois que tu viens à moi, tes beaux yeux bleus sont pleins d’une infinie détresse !…

— Qu’importe ! me répondait-elle, en fermant mes paupières sous ses baisers. Toute ma désolation ne s’évapore-t-elle pas, dès que je suis à toi ?… Alors ? Sois donc content si mes seules heures bonnes, je les vis près de toi !…

J’aurais voulu, à ces moments, qu’elle eût confiance en moi, et me révélât les causes de cette tristesse obscure. Mais elle murait son âme, et quand mes yeux fouillaient les siens, Marcelle courbait la tête et fuyait mon regard.

Pendant quelque temps, je m’imaginai qu’elle était tourmentée par des besoins d’argent. Malgré le luxe de son appartement, où elle m’avait autorisé, deux ou trois fois, à lui faire visite ; malgré son élégance coûteuse et ses bijoux, peut-être, comme tant de Parisiennes riches, connaissait-elle cette gêne des femmes à la mode, qui ayant cent mille francs de revenus, et dépensant le double, sont traquées par les fournisseurs, persécutées par les créanciers. Je m’ingéniai, très adroitement, à connaître toute sa vie, lui laissant comprendre que je serais enchanté d’être pour elle le bon ami tendre et dévoué à qui une femme s’adresse, en toute occasion. Je voulus lui offrir des dentelles précieuses, des gemmes, des bibelots : mais elle ne voulut rien accepter que des fleurs…

Ce fut en vain, qu’à diverses reprises j’interrogeai M. de Santillon. Mon vieil ami éludait mes questions, ou me faisait des réponses ambiguës. Enfin, un soir, comme je lui demandais brutalement :

— Madame de Vouvray a-t-elle un amant ?

Il me répondit :

— Elle en a peut-être deux !

Et il s’éloigna, en haussant les épaules.

Le lendemain, je retrouvai Marcelle, chez Colomban, au thé. J’espérais que nous allions passer cette soirée à nous aimer. Mais elle me déclara qu’elle devait dîner chez une amie, et ne pouvait passer que deux heures avec moi. Tous mes projets d’amour s’écroulaient, j’en ressentis une violente irritation.

— Allons-nous au Bois, demanda Marcelle…

— Si tu veux !… répondis-je, d’un air indifférent…

Près du Pré-Catelan, Marcelle désira s’arrêter, pour jouir du charme de ce beau soir de juin, dans les massifs fleuris d’un petit café, caché sous les bosquets…

Marcelle me souriait…

Je fuyais son regard.

Tout à coup, je sentis que je ne l’aimais plus.

Mon cœur fut supplicié par une griffe atroce qui l’étreignait et le vidait… Mon amour s’en allait en torrent tumultueux… Il ne restait plus rien, en moi, qu’un cœur de pierre, qui ne battait plus, qui ne saignait plus ; mais qui douloureusement encore m’écrasait, m’étouffait.

J’aurais voulu pleurer ! Pleurer, quelle faiblesse ! Pleurer ! non, je suis trop orgueilleux pour montrer qu’on a pu me blesser et que je suis vaincu !

Je me suis mis à rire.

Oui, j’ai ri, bruyamment. Mon visage épanoui proclamait ma joie. Dieu, quelle joie ! Mon rire injuriait Marcelle et lui disait ;

« Non, je ne t’aime plus !… »

Aimer, pourquoi aimer ? L’homme doit être fort : qu’il cueille le sourire ou le baiser d’une heure, c’est la moisson joyeuse qui convient au guerrier, Mais se laisser lier par les bras d’une femme, captiver par ses yeux, engluer par sa lèvre, ah ! ah ! quelle lâcheté ! ah ! ah ! quelle folie ! « Non, je ne t’aime plus ! Non je ne t’aime plus. »

Tu croyais me tenir, chère, comme un esclave. Tu t’amusais vraiment de ma tendresse inouïe, et te jouais sans doute de mes espoirs ardents !… Allons, regarde-moi… Examine ton serf !… Vois comme il est soumis… ah ! ah ! tes yeux s’inquiètent… tu comprends, belle enfant, que ton pouvoir est mort, que je suis affranchi, libre enfin, libre, libre. « Non, je ne t’aime plus ! non, je ne t’aime plus. »

Ses yeux qui s’étonnaient de ce changement subit, ses yeux ne me donnaient maintenant nul émoi. Je les considérais, en riant, en raillant.

Oui, je riais devant ces chers yeux toujours tristes. Ces yeux ils me semblaient maintenant étrangers… je n’y voyais plus rien, que leur azur glacé… mais toutes les étoiles de rêve s’étaient éteintes. Une brume voilait leurs profondeurs radieuses. « Non, je ne t’aimais plus ! non, je ne t’aimais plus. »

Et pourtant, je souffrais… Une griffe mystérieuse étreignait encore mon cœur de pierre, et j’en défaillais presque. Mais je riais toujours.

— Pourquoi donc riez-vous ? me dit sa douce voix.

J’aurais voulu répondre, lui dire brutalement ma joie de me sentir libre, donc plus l’aimer !… Mais à quoi bon parler, prononcer d’inutiles et grotesques paroles ?… Lui faire cet aveu, et crier fièrement ma victoire soudaine, mais elle rirait aussi ! Que je t’aime ou que je ne t’aime point, que t’importe, ma belle ? Je fus jusqu’à ce jour ton joujou, ton pantin !… Avant moi, ne t’es-tu pas lassée de cette comédie ? Nous avons, l’un et l’autre, savouré pour deux sous de rêve, d’illusion ; et le jeu est fini !… Le rideau est baissé !… De profondis, amour, pauvre mirage d’amour !… Et toi mon cœur de pierre, qui avais cru revivre, va, va, voici la paix, tu ne palpiteras plus…

Rions, ma mie, veux-tu… Les amours les plus courtes sont les meilleures, dit-on ! Le nôtre fut alors parfait ! Combien de temps, au juste, a-t-il duré ? Voyons ?…

Un regard… un frisson… une étreinte des mains… un frôlement des lèvres… C’est tout, je crois… c’est tout… Une heure d’allégresse !… Bonsoir, l’amour, bonsoir… Nous ne nous aimons plus !

Pourtant, ne rions pas… nos rires sont mauvais, et presque sacrilèges…

Si nous avons senti — une heure, une minute

— nos âmes frissonner ensemble et palpiter, ah ! chère, souvenons-nous, très longtemps, de cette heure, ou de cette minute… Souvenons-nous toujours…

Mais je sens un sanglot qui laboure ma gorge…

« Non, je ne t’aime plus ! Non, je ne t’aime plus. »

Elle riait toujours, sachant que j’étais fou…

XIV

Elle est venue au rendez-vous, rose et blonde, comme une fleur émerveillante que l’été brûlant ne fane point.

Elle est parée d’une délicieuse robe blanche, d’un tissu léger et vaporeux, ainsi qu’une nuée d’aurore ; de menues fleurs bleues s’épanouissent dans la trame de l’étoffe. Le corps souple de ma bien-aimée dessine ses formes glorieuses, sous le costume. Ses seins, qu’elle n’a pas encuirassés dans le corset, révèlent leur troublant et riche gonflement ; et toute sa beauté m’offre des lignes exquises de grâce, de splendeur.

C’est l’enchantement d’une nuit de mi-été. Dans le décor splendide du Bois des féeries, nous avons choisi, là-bas, près de la Seine, ce parc de lumières et de verdures, où ressuscitent chaque soir les légendes d’amour des beaux siècles passés.

Des musiques lentes et voluptueuses animent le paysage, Des ombres blanches passent, se dissipent bientôt derrière les arbustes. On entend clapoter doucement l’eau du fleuve. Et les belles qui s’enfuient, dans les bosquets, au bras des amoureux, elles vont — on le croit — s’embarquer pour Cythère…

Des tables fleuries, semées dans ces bosquets, invitent les amants aux soupers alanguis.

Ma divine est entrée dans une tente — et la cabane de toile est maintenant un temple. Sa beauté illumine le plus humble décor.

Le gazon qu’elle foule devient un piédestal ; le siège qui l’accueille est maintenant un trône. Ce coin de restaurant parisien, désormais, est l’Olympe tout entier — puisqu’Elle est Aphrodite.

D’autres couples, là-bas, font sans doute le même rêve. Mais ils sont sur la terre, ces amants que je vois perdus dans les verdures et les phosphorescences roses des lampes électriques… Moi, je suis dans le ciel !…

Toi seule, ô mon amour, réalise ce miracle suprême. Toi seule, la mieux aimée, l’unique magicienne, tu possèdes ce don de m’emporter très loin, dans la gloire éperdue des au-delà divins !

Tu parles. La caresse bienfaisante de ta voix chaude et douce me ravit, m’éblouit, me donne toute l’extase…

Oh ! ce babil charmeur, ton gazouillement tendre !…

Qui donc vient interrompre déjà ma chère joie ?

C’est le maître d’hôtel, obséquieux, poli…

— Que désire madame ?… Voici la carte, monsieur… Prendrez-vous une bisque, une crème d’asperges ? Ensuite, comme poisson, les truites ?… Le saumon ?

Sur le menu, je vois ces mets, toujours les mêmes, de nos restaurants parisiens. Je voudrais y découvrir des choses rares, précieuses, et dignes de sa bouche si rose, si jolie !

— Que voudrais-tu, ma mie ?…

Mais elle me sourit.

— Et toi ?

— Moi !… je n’ai faim et soif que de baisers et de regards câlins de ses yeux enchanteurs…

Je voudrais qu’elle soit gourmande, comme Une enfant, pour lui donner le régal de mille friandises…

Sur la table, nos mains se sont prises et liées…

Mon régal, le voilà, oui, déjà… quelle allégresse, quelle joie !… J’adore mon idole, et les doigts d’Aphrodite palpitent doucement dans mes doigts frissonnants.

— Mon amour, tu es belle, oh ! suprêmement belle !… Je t’aime, je t’adore… Tout en toi m’émerveille… Ta voix et ton silence, ton rire et ta tristesse. Te contempler, t’avoir, te sentir près de moi !… je ne désire rien de plus que cette liesse !… Oh ! ma joie, mon bonheur, mon amour et ma vie !…

— Mais je croyais, monsieur, que vous ne m’aimiez plus ! Car vous me l’aviez dit : votre amour était mort !…

— C’est vrai… J’ai renié ma foi et ma croyance… Hier j’étais un fou, j’étais un malheureux !… Pardonnez-moi, m’amour, pardonne mon blasphème !

Mais elle ne dit rien… Je suis épouvanté. Et je cherche ses yeux, ses bons yeux qui m’enchantent…

Quel éblouissement, et quelle apothéose !

La nuit a envahi notre tente. Le noir est partout. Mais une lueur mystérieuse illumine le visage de mon idole d’une clarté très douce et met une auréole au-dessus de son front. Et ses traits ont ainsi une splendeur nouvelle. Ce n’est plus maintenant un rêve de nuit d’été. C’est la réalité magnifique, la gloire suprême. Ma bien-aimée rayonne ; une lumière astrale, de ses yeux, de sa bouche et de ses cheveux d’or se dégage, vient à moi, m’éblouit, me pénètre. Tout mon être s’imprègne de la clarté d’amour. Sa beauté désormais palpite en moi. Elle entre dans ma chair, son sang bat dans mes veines, et mon cœur embrasé flambe délicieusement.

Et maintenant il nous semble que nous sommes séparés du reste du monde, que tous les couples épars, autour de nous, dans le grand parc du restaurant, sont des fantômes lointains, des ombres de rêve, des images vaines de songe et de fantaisie.

Les jambes de Marcelle se sont posées sur mes genoux. Et, dans ce mouvement, la robe glissant un peu, j’eus ses jambes parfaites à caresser et à contempler, presque nues sous la soie légère et ajourée de ses bas blancs. Les petits pieds, gantés de daim, palpitaient, frétillaient, me communiquaient leur douce et frémissante chaleur.

Puis, la robe légère glissant encore un peu, plus haut que la soie blanche j’aperçus dans la pénombre, un admirable épanouissement rose, comme une pulpe de fleur, au-dessus du genou.

Mon amie est très belle. Vous ne pouvez rêver un corps plus admirable. C’est Vénus elle-même, non pas la Vénus froide et lourde de certains marbres antiques, qu’on nous célèbre comme les vrais modèles de la beauté pure et parfaite, mais la Vénus divine et voluptueuse que Boucher dessina en mille poses amoureuses, Boucher le véritable et le plus merveilleux de tous les évocateurs de splendeur féminine qui vécurent au grand siècle de la volupté et de la joie.

La tête est fine et langoureuse ; les seins fermes se dressent toujours vers la caresse. La taille tient sans peine dans les mains de l’amant. Mais la croupe triomphe, modelée divinement, avec des fossettes partout ; les cuisses sont évasées, de lignes magnifiques ; le dessin de la jambe est savant, compliqué, incomparablement charmeur. Mon aimée ressuscite à mes yeux l’Aphrodite voluptueuse : — elle me donne la fête glorieuse d’un Olympe…

Après dîner, la nuit venue, nous sommes montés dans notre auto. C’est un coupé ; devant les glaces, des stores de soie rose se baissent, et aussitôt on se croit transporté dans un tourbillon fantastique, on n’aperçoit plus rien, on va, on va, follement, on ne sait où, peut-être à la mort, mais sûrement à l’amour.

Tout d’abord, je cherchai la bouche de mon amie et ce fut le long, le palpitant baiser de tendresse passionnée. Pendant ce temps, mes mains parcouraient le corps adoré ; et toute la chair frémissait, semblait-il, en mes doigts.

Sous sa robe blanche et bleue, mon amie n’avait ni jupe, ni fanfreluche, ni tous ces vains objets de toilette féminine qui dissimulent et alourdissent les grâces, et dissimulent les lignes.

Ô femmes, en ces étés, faites comme ma mie. Renoncez à ces choses de batiste ou de soie qui sont, sous votre robe, de lourdes enveloppes, d’inutiles écorces : certes, je le sais bien, nos mains d’amants se plaisent parfois à effeuiller ces pétales de fleurs, pour prolonger l’attente, pour aiguiser le désir. Mais en ces aoûts brûlants, nous aimons la fraîcheur délicieuse de votre peau, vite trouvée.

Croyez-moi, laissez donc chemises, jupes, pantalons. Soyez toutes nues, avec des bas à jour, des bas fins et soyeux, qu’un ruban noue au-dessus des genoux ; ayez pour tout costume une robe de ces tissus légers, floconneux, semblables à l’écume de l’Océan qui habillait Vénus, quand elle naquit, près de la rive bénie. Quelques bijoux, un chapeau magnifique et riche compléteront la toilette. Et vous serez, ainsi, nos divines triomphantes.

L’auto nous emportait…

Par instants, à travers la soie des stores, nous apercevions la lueur éclatante des phares des voitures courant, à travers les allées et les avenues, et l’illumination rose des restaurants, Armenonville, Madrid, le Pavillon Royal.

Ma mie avait alors des effarements exquis… « Oh ! faisait-elle en riant, si on nous voyait, chéri, si on nous voyait ! »

Pour qu’elle craignît ainsi les regards indiscrets, c’est, vous le pensez bien, que nous avions alors l’audace sereine et magnifique des nymphes et des dieux.

L’amour nous emportait dans ses douces et éperdues réalités ; nos lèvres maintenant ne se quittaient plus.

Ma Vénus tout entière palpitait, se pâmait.

Le nuage blanc et bleu que formait la robe de mon aimée sur son corps d’Aphrodite, par un mystère que je ne cherchai point alors à m’expliquer, mais qui était simplement l’œuvre d’une couturière habile, s’était entr’ouvert et ne faisait plus, sur les roses du corps, qu’un peu de nuée légère, s’effaçant sous mes doigts…

Nous n’étions plus dans une voiture, mais dans un temple véritable, temple très modern style avec ses tentures roses éclairées par les phares. Et les seins de l’aimée, et ses hanches fleuries, tout son corps divin, dans cette lumière douce et tendre de chapelle discrète, me paraissaient, ce soir-là, plus enchantant, plus éperdant…

XV

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse…

Mon cœur s’épanouit, aussitôt qu’Elle parle… C’est une divine et troublante harmonie. Les mots qu’elle prononce semblent se fondre en une musique lointaine de rêve et de féerie… Oui, sa voix est la voix qu’on n’entend qu’en songe, le murmure délicieux qui s’échappe en frémissant des lèvres roses d’une fée…

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse…

Lorsque je viens près d’elle, las des luttes de la vie, l’esprit tout martelé par les voix dures, les voix aiguës, les voix lourdes et malfaisantes, elle m’accueille, l’aimée, avec son doux sourire et ses paroles douces. Et tout s’apaise en moi… les détresses d’hier et d’aujourd’hui s’effacent ; je me sens transporté dans l’azur, dans la lumière ; je retrouve le ciel que sa présence me crée.

Sa voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Oh ! parle, mon aimée, parle, parle, berce-moi de la chère harmonie qui m’enchante et m’éjouit. Dis-moi tes tristesses ou tes joies, dis-moi ton amour pour les fleurs, pour la beauté du paysage qui nous environne ; dis-moi des choses banales, et si tu veux, dis-moi même des choses méchantes ; mais parle, parle-moi…

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Oui, c’est une caresse qui descend sur mon cœur ! Dans cet enveloppement voluptueux et câlin de tes paroles, je frissonne, je tremble, et je voudrais pleurer. Pleurer est délicieux, quand on pleure de joie !

Les magiciens nous disent : Le verbe est une force que rien ne peut briser. Ils ont raison, les mages : ta voix a la puissance suprême, irrésistible d’un philtre ensorcelé.

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Hier, dans ma folie, je voulais secouer le joug, le tendre joug de mon cher esclavage. Je me croyais très fort. J’étais allé vers toi, le cœur affranchi, les yeux rieurs, l’allure impertinente… Doucement tu m’as parlé… Et mes résolutions se sont évanouies, ma force n’a été que faiblesse puérile, et j’ai voulu reprendre mes liens, mes chers liens…

Ta voix est lente et douce ainsi qu’une caresse.

Auprès d’elle, c’est une sensation profonde, apaisante et divine d’enchantement.

Je ne puis me rassasier de son charme.

Je resterais des heures, des jours, en contemplation, immobile et ravi. J’aime qu’Elle se prête à ma pieuse fantaisie, qu’Elle se laisse admirer, qu’Elle ne parle point…

Alors mes yeux, lentement, parcourent et goûtent toutes les beautés diverses de son visage.

Ils s’égarent d’abord dans les rayons d’or de sa chevelure. Oh ! ses cheveux, comme je les aime. Ils sont sa douce et flamboyante auréole ; ils frissonnent sous mes yeux et tremblent sous mes lèvres.

Et son front, son cher front, où se dessinent parfois, comme des nuées aux cieux, de légers plis troublants, tristes et mélancoliques.

Et ses yeux, ses yeux bleus où mon regard se plonge et se noie en d’infinis et exquis abandons. Et ses lèvres rosées, doux nid pour mes baisers, ses lèvres que parfois son doux sourire déclôt : alors elles s’épanouissent, elles s’entr’ouvrent ; et j’aperçois ses dents dont j’aime la

morsure, ses dents dont je voudrais sentir les

pointes aiguës suppliciant ma chair, la mettant en lambeaux.

Mes yeux vont, tourbillonnent, s’efforcent de capter la grâce et la beauté de toutes les parties de son visage adoré, de les savourer toutes à la fois.

Non, je ne connais rien de plus enchantant, que cette possession d’une chère tête aimée que le regard cueille et prend, longuement, tendrement, passionnément.

Elle me dit parfois :

— Pourquoi me regardes-tu, mon chéri, dis, pourquoi ?

Je balbutie des mots vagues, incohérents. Je voudrais des paroles précieuses, subtiles, ensorcelantes, pour lui faire comprendre toute la joie que me donne sa merveilleuse beauté.

Mais les mots ne peuvent pas exprimer l’adoration. Seuls, les agenouillements, et peut-être, des cris, oui des cris sauvages, des hurlements, et des larmes, sont capables de rendre l’intense palpitation du fervent qui contemple un visage divin.

Oui, des cris !…

Oui, des pleurs !…

L’extatique, qui voit apparaître son dieu, dans une cathédrale miraculeuse, est ainsi, brusquement anéanti ; toute vie s’arrête, il semble que le corps n’existe plus, et que l’âme seule vit, l’âme flamboyante et magnifiée par la présence mystérieuse de la beauté suprême, immense et infinie.

La femme qu’on adore, n’est-elle pas notre dieu. N’est-elle pas plus puissante que toute divinité ?

XVI

Elle aimait les baisers qui terrassent toute force, les étreintes farouches qui épuisent, les rages de volupté où l’on s’anéantit.

Accablée, inerte, presque morte, Marcelle alors se réfugiait dans mes bras, s’abandonnait aux lourds sommeils qui succèdent à l’ivresse.

Mais brusquement, chaque fois, avant minuit, elle s’éveillait. Puis s’évadant du lit, elle nouait ses cheveux d’or, et faisait sa toilette :

— Ah ! mon chéri, disait-elle, comme nous sommes malheureux de ne pouvoir demeurer, toute la nuit, doucement assoupis, l’un à l’autre liés…

Une fois, je répliquai :

— Qui donc nous en empêche ?

Elle rougit, balbutia :

— C’est vrai. Personne, naturellement, n’a le droit de nous désunir. Mais, tu dois me comprendre, je ne puis — pour le monde, mes domestiques, mes concierges même — non je ne puis te garder chez moi, jusqu’au matin. Tout le monde saurait alors que tu es mon amant.

— Mais puisque tu es libre…

— Libre. Est-on jamais libre. J’ai beaucoup d’amitiés et de relations ; le jour où l’on saurait que j’ai un cher ami, je deviendrais une déclassée, une demi-cocotte. Tu le sais bien. Beaucoup d’amies alors refuseraient de me voir ; bien des salons, où je suis reçue, me seraient fermés…

— En effet…

Je fus sur le point de répondre :

— Marcelle, si tu veux, je serai ton mari…

Depuis longtemps déjà, je songeais à la douceur d’une union définitive… Pourquoi n’osais-je point dévoiler à Marcelle un projet qui réaliserait, sans doute, son vœu secret…

Puisque nous nous aimions !…

Mais une crainte me pénétrait… M’aimait-elle vraiment, assez pour accepter les entraves du mariage ?…

Chaque fois que j’analyse avec la froide lucidité de la logique et de la raison, les sentiments des êtres qui sont mêlés à ma vie, j’ai la sensation douloureuse du néant et du vide. Il me semble alors que tout est mensonge et vanité… Les baisers éperdus, les paroles ardentes, les cris de volupté, qui me ravissaient hier et me créaient le ciel, lorsque je les évoque à ces heures d’observation féroce et implacable, ne m’apparaissent plus que comme des comédies, faites pour me tromper !… Oui, oui la douce amie qui, cette nuit, se pâmait sur mon cœur, se mourait sur ma bouche, hurlait son allégresse, s’abandonnait alors à un merveilleux cabotinage… Elle ne m’aimait pas !…

Cependant je crois à l’amour ! Je sais que la femme ne peut vivre sans passion, sans rêve, sans magnifique folie… Mais, il me semble impossible qu’on m’aime vraiment, Moi… Je suis hanté sans cesse par l’idée qu’aucune de celles que j’ai chéries, n’a été sincère, vraiment et totalement amoureuse… Alors je cherche à découvrir les raisons qui les poussaient à se livrer, si éperdument, à moi… Et je découvre toujours, des causes à leurs transports, à leurs abandons… Des causes absurdes, sans doute, invraisemblables… car la seule chose qui me semble impossible, c’est que je puisse être aimé, pour moi, tout simplement…

Ainsi, ne découvrant aucun motif raisonnable pour expliquer que Marcelle me jouât, elle aussi, cette parodie de l’amour, j’en arrivais à conclure que c’était une de ces femmes à tempérament excessif, qui recherchent un homme pour la sensualité robuste et raffinée qu’il sait offrir à la gloutonnerie de l’amante, mais que son cœur demeurait vierge, aux heures les plus superbes de l’union amoureuse…

Non, jamais je n’avais ressenti, dans ses bras, cette sécurité profonde et apaisante d’être aimé délicieusement, totalement, souverainement…

L’ai-je connue jamais ?

Un soir cependant… Ce fut comme le frôlement d’une aile angélique, qui me caressa le cœur.

Nous étions assis, sur un banc, devant le grand lac du Bois de Boulogne. Nous étions seuls, loin de la voiture qui nous avait amenés… Nous ne parlions plus… nous admirions le frémissement des eaux, sous la clarté lunaire.

— Mais si j’allais t’aimer ? me dit-elle tout à coup.

Ce soir-là, ma tendresse pieuse et passionnée l’avait emportée loin, très loin, dans l’azur et le trouble lumineux du paradis des rêves ; elle s’abandonnait, un peu émue, à la douceur d’être adorée, cajolée, câlinée.

Ses yeux s’alanguissaient. Sa gorge palpitait. Ses doigts, plus frémissants, se nouaient à mes doigts…

« Mais si j’allais t’aimer ! » me redit sa voix douce.

Et je lui répondis lentement, pleurant presque :

— Il ne faut pas m’aimer. Non, non, je ne veux pas que tu sois amoureuse. Ce songe d’un soir d’été s’évanouira demain, et ton émotion, dans une heure s’apaisera. Baignée, enveloppée d’amour et de caresses, un instant, tu as pu croire que ton âme s’ouvrait, que ton cœur se livrait… Non, non, c’est une erreur, une illusion, ma Belle !… Que tes yeux attristés reprennent leur gaieté ; et que ton doux sourire, ce sourire magicien qui te fait plus jolie, refleurisse ! Voyons, rions, rions, ma mie !…

« Tu m’aimerais !… Allons !… Mais tu n’y penses pas… Non, ce serait déchoir, et tomber de l’autel où ma piété ardente, depuis des jours te hausse !…

« Ni ma fiancée, ni mon amante… Mieux que cela. Tu es, et dois rester mon Idole chérie…

« Une femme, qu’on aime simplement, qu’on chérit… et que demain peut-être on n’aimera plus !

« Non… non… Tu m’as créé un rêve plus splendide, ô mon Idole !…

« Les heures s’envolent, l’amour décroît…

« Les jours se passent, et ma ferveur est plus grande, plus forte ; sans cesse elle s’épanouit en floraisons géantes.

« Mon adoration tumultueuse et ardente, vois-tu, c’est toute ma vie ! Et je veux la garder…

« Tu le vois, ma chérie, il ne faut pas m’aimer…

« Sois bonne et douce ; sois la divinité qui accorde sa beauté, son charme, sa splendeur et qui se laisse aimer ! Sois l’image de marbre, qui ne s’anime pas et demeure impassible quand le fervent s’exalte ! Sois le Dieu qui sourit — mais d’un sourire exquis, de bonté, de pitié, d’orgueil peut-être aussi, d’être tant adoré !… »

J’attendais sa réponse avec une douloureuse palpitation.

L’heure était solennelle…

Si vraiment elle m’aimait, Marcelle allait enfin, dans ce merveilleux paysage nocturne, me crier sa tendresse sincère, passionnée…

Elle ne parla pas. Mais elle m’offrit sa bouche…

Ah ! qu’il était amer, son baiser, ce soir-là !…

XVII

« Mon cher amour, je vais vous quitter pendant un mois. Une amie m’emmène loin de Paris, très loin. Nous partirons demain. Venez donc m’embrasser, et pour tout le temps de mon absence m’apporter une provision ; de vos baisers. À l’heure qu’il vous plaira, mais, venez aujourd’hui… Vous me verrez au milieu de mes préparatifs… »

Je trouvai Marcelle occupée à entasser ses costumes dans des malles. Elle n’était vêtue que d’une robe souple et transparente, sous laquelle son beau corps révélait sa splendeur… Elle babilla, s’excusant d’abord de me quitter ainsi, d’une manière inattendue… Ma tristesse m’étranglait. Je pouvais à peine prononcer de vagues paroles… Je pensais à la mélancolie douloureuse des jours prochains sans elle…

— Marcelle, Marcelle, ne plus te voir, répétais-je… Que deviendrai-je, sans toi ?…

Il me sembla que son absence me serait moins pénible, si j’avais du moins d’elle, une image où sa chère beauté revivrait, sans cesse.

Je voulus emporter le portrait de ma mie…

Quand on est loin de celle qu’on aime, on évoque, à toute heure son visage, sa beauté. Il semble qu’une image, même imparfaite, nous restitue pour un moment la joie de sa présence. On se réjouit alors de contempler longuement, dévotement, le papier qu’on garde sur son cœur, l’humble petit papier où ses traits sont gravés. C’est un peu son l’égard, sa grâce, son sourire…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

— Tiens, choisis, me dit-elle en me tendant un album… Et lentement, j’examinai les nombreuses photographies où le soleil tout-puissant s’est acharné, mais en vain, à reproduire l’éblouissement de son visage, la profondeur de son regard, la douceur de sa bouche…

Mais devant ces imagos, j’ai eu la désillusion et la mélancolie de n’y pas reconnaître celle que tant j’adore… Non, ce n’était pas elle, cette femme glacée, immobile, inconnue…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

— Choisis, mon ami cher ! répéta sa voix douce. Ce portrait doit te plaire… L’artiste qui le fit était très renommé. C’était à Nice, l’an passé : le soleil de là-bas a fixé, il me semble, ce qui t’agrée en moi, mes yeux bleus et mes lèvres… Vois, la robe que j’avais, comme elle était jolie ! Tu reconnais encore, sous ce corsage de toile, la forme épanouie que tu chantes, flatteur !…

— Non, non, ce n’est pas toi, Marcelle mon amour…

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

Alors elle chercha dans des coffrets précieux, m’apporta des portraits différents, innombrables. Ici, c’est un profil délicat et charmant : quelques lignes en effet rappellent son visage, mais, non, ce n’est pas elle ! Là, c’est une élégante et souple cavalière ; c’est elle, mais lointaine, imprécise… Voici parmi les fleurs de son parc enchanté, la princesse d’amour que les fées m’ont donné… Non, non… elle est plus belle que toutes ces images !

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

En souriant, elle m’a dit : — Que veux-tu donc, chéri ?… Aucun de ces portraits n’a le don de te plaire. Pourtant, va, je t’assure, ils sont plus beaux que moi !

Ce n’est pas toi, chérie !

Et tout en lui parlant, j’attirais son visage, et mon regard cueillait le rayon de ses yeux.

— Tu les aimes, mes yeux ! murmura sa voix lente.

— Ils sont ma joie suprême.

— J’aime les tiens aussi !

— Oh ! tu peux les aimer. Lorsque tu me regardes, ils sont, je le sais bien, magnifiques, divins — car ils portent en eux tout le ciel, puisqu’ils ont ton image, mais ton image vraie, palpitante, vivante…

Je voulais emporter le portrait de ma mie…

Alors, tout à coup, j’ai pensé : Je suis fou !… Ce n’est plus seulement un papier gris et menu, c’est elle vraiment que je possède, puisqu’elle est dans mes yeux, sa chère et tendre image. Dans mes yeux, dans mes yeux, son image est gravée comme en un pur miroir. Et voilà le portrait fidèle, merveilleux, que je vais emporter avec moi… Elle sera toujours, là-bas, présente, mon aimée… Dans mes yeux, dans mes yeux… Je la verrai le jour… Je la verrai la nuit.

Je voulais emporter le portrait de ma mie.

Alors je lui ait dit : Ne bougeons plus, madame ! Souriez légèrement. Redressez-vous un peu. Approchez-vous encore, plus près, plus près… très bien… Regardez-moi ; parfait !…

C’est ainsi que j’ai pris, dans un regard magique, sa grâce, sa beauté, son sourire, sa joie.

Alors, j’ai emporté le portrait de ma mie…

Puis, lentement, nos mains se sont déliées. C’est l’heure du départ, l’heure triste et douloureuse. Et pendant quelques jours, je ne la verrai plus.

Comme les heures, aujourd’hui se sont vite envolées ! Déjà, déjà l’adieu…

Et je suis, déjà, devant la porte ; nous nous tenons toujours enlacés, attristés.

Ses yeux semblaient me dire : Tu m’abandonnes donc ?… J’étais accoutumée à ton amitié tendre, à tes douces caresses… Je vais être sevrée de ton pieux amour. Comme les jours vont maintenant me paraître vides et tristes !…

Oui, je lis un reproche dans ses yeux, une mélancolie amère, de l’angoisse…

Et la porte est ouverte maintenant… Un baiser, un baiser… encore un… le dernier…

Brusquement, je me suis arraché. Et je descends déjà.

Mais qu’ai-je donc en moi, qui saigne et qui pantèlle ? C’est une déchirure atroce, suppliciante… Mon cœur sanglote ; ma tête se vide… Mes mains inertes et lourdes semblent mortes, glacées…

Lentement je descends les marches de marbre de l’escalier. À chaque pas, ma torture s’aggrave.

Je redresse la tête…

Ah ! quel éblouissement.

Elle est là-haut, penchée, et ses yeux me sourient. Mais son sourire pleure.

Par la baie vitrée qui éclaire le vaste escalier, des rayons d’or s’épandent ; ils auréolent la chère image. Dans cette lumière vive, ses cheveux blonds flamboient, ses yeux étincellent…

Jamais, jamais encore, elle ne m’a paru plus belle, plus adorable.

Toute sa splendeur triomphe dans ce rayonnement.

Son corps souple, enchanteur, son corps aux mille fleurs de grâce et d’amour, se modèle sous la robe de soie d’azur, légère et claire comme un lambeau de ciel. Son visage, si doux, si joli, avec son sourire triste, son auréole d’or, m’attire, me rend fou…

Et cependant, toujours, je descends, je descends.

Je m’arrête, à chaque étage. Je relève la tête. Je contemple l’idole. Elle me sourit toujours. Et sa main, qui frôle sa lèvre, m’envoie des baisers…

J’ai atteint, enfin, la dernière marche. Je m’arrête. Là-haut, toujours la bien-aimée, resplendit…

Mais dans cet éloignement, son image atténuée prend un charme nouveau, plus troublant peut-être, un charme tout puissant…

Là-haut, sur le sommet de ces degrés de marbre, dans l’éblouissement du soleil, qui paraît si près d’elle, mêlé à ses cheveux et dissous dans ses yeux, c’est l’Éternelle aimée, l’idole de mon rêve, celle que j’ai créée, par ma volonté tendre, par mon amour ardent, ma passion puissante…

Toute empreinte étrangère à moi s’est effacée. C’est la mienne, ma douce, mon adoration !… Celle par qui je vis !… Celle dont la beauté illumine mes jours, me donne le courage, la joie et le bonheur !… Celle dont les chers yeux sont ma seule lumière…

Le soleil est sur elle, en elle !… Et, dans la rue, quand je ne la vois plus, tout est ombre et ténèbre. Je vais, comme un aveugle, comme un cadavre errant… Loin d’elle, maintenant, je ne suis qu’un pauvre être, qui tend les bras, les yeux, qui s’afflige, sanglote, pleure, désespéré, le paradis perdu.

XVIII

Le paradis perdu…

Oui, maintenant l’Éden m’était fermé… Et je rôdais, désespéré, devant les barrières closes du paradis que Marcelle m’avait créé.

Pendant tout l’été, j’attendis le retour de la bien-aimée. Quelques lettres, banales et brèves, m’apprirent qu’elle parcourait les Vosges, puis la Suisse et qu’elle reviendrait avant la mi-septembre.

Chaque jour j’allais flâner dans la rue de Courcelles, devant cette maison où je l’avais vue pour la dernière fois. Sitôt que s’ouvriraient les persiennes de fer qui barricadaient ses fenêtres, je me précipiterais, tout palpitant vers elle… Ah ! quelle joie de retrouver ses chers yeux doux et mystérieux, de conquérir sa bouche, d’entendre sa voix câline…

— Hé ! hé, je vous y prends, cette fois, l’amoureux !…

C’était un soir, le 15 septembre… J’étais venu déjà, dans la journée, et j’avais vu, devant la porte, un omnibus du chemin de fer, chargé de valises et de malles… Timidement j’étais entré, et j’avais demandé au concierge si Mme Vouvray était chez elle… Non, pas encore ; mais elle ne tarderait guère, puisque déjà ses bagages arrivaient.

― Hé ! hé ! hé !

La voix railleuse de M. de Santillon m’arrachait à mon espoir et à ma rêverie…

Son ironie me glaça…

— Amoureux, moi, balbutiai-je, mais de qui cher ami ?

— Ne faites pas le malin, répliqua-t-il, continuant son persiflage… Il ne vous manque que le grand manteau couleur de muraille et la guitare, vous auriez l’allure d’un beau galant romantique, accouru pour saluer le retour de sa belle, en lui chantant une sérénade. Mon pauvre ami, vous arrivez bien tard… Madame Vouvray va se marier…

— Se marier, m’écriai-je ; vous plaisantez, n’est-ce pas ?

— Comme vous l’aimez ! fit M. de Santillon… Le ton navré de votre voix trahit votre passion… Oui, vous l’aimez… Et je le sais depuis longtemps !… Ne restons pas ici ; nous sommes ridicules, l’un et l’autre…

Il me prit par le bras, m’entraîna doucement.

— Mais vous l’aimez aussi, remarquai-je tout à coup…

— Oh ! je l’avoue, je l’ai aimée. Marcelle a été ma dernière fantaisie… Je l’ai connue, par hasard, il y a dix ans, un matin de printemps… Elle vivait alors, avec sa mère, dans la petite villa où elle vous a reçu. Elle n’était pas heureuse. Jolie fille, coquette, elle végétait, donnant des leçons de piano, pendant l’été, aux écolières en vacances dans ce coin de banlieue… J’ai senti, en la voyant, que je pourrais m’offrir sa capiteuse beauté, au prix de copieuses générosités… J’ai dépensé, oh ! sans regrets, deux ou trois cent mille francs pour métamorphoser la jeune fille pauvre en femme élégante !… Tout d’abord, je m’illusionnai et me persuadai que j’accomplissais une bonne action, en arrachant Marcelle à sa gêne lamentable… J’étais, tout simplement, un vieillard passionné…

« Marcelle fut pour moi une maîtresse adorable, une amie reconnaissante ; — mais elle ne m’a jamais aimé. J’ai été assez sot pour lui demander de l’amour !… Oui, au début de notre liaison, j’espérais déchaîner en elle ce sentiment vif et profond… Plus tard, je me suis contenté de lui demander un peu de plaisir ».

« Marcelle a l’âme bourgeoise. Elle est faite pour le mariage… Pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ?…

M. de Santillon répéta :

— Mais oui, pourquoi ne l’avez-vous pas épousée ?…

— Pourquoi… je ne sais pas…

— Voilà : vous l’avez tout de suite désirée pour maîtresse… Elle n’a pas résisté… Elle s’est donnée à vous. Elle a sans doute pensé que c’était le moyen le plus sûr de vous conquérir. Elle vous voyait épris, amoureux, passionné…

— Si j’avais su… Si j’avais su !…

— Vous êtes un étrange personnage !… Quand on adore une femme, qui est libre comme Marcelle, c’est bien simple, on l’épouse…

M. de Santillon avait raison. Et moi, à cette heure, je mentais. L’idée de ce mariage plus d’une fois m’avait hantée. Souvent, nos soirs d’amour, Marcelle me disait de sa voix caressante : « Oh ! demeurer ainsi l’un à l’autre enlacés, toute la nuit… toute la vie ! » Elle m’invitait ainsi à l’union durable du mariage. Mais jamais je n’avais voulu comprendre ! Je sentais, dans son passé, des mystères troubles et inquiétants. Je l’adorais comme maîtresse. Mais comme femme, non, non… Les vieux préjugés familiaux qui hantent toujours nos esprits nous crient qu’on n’épouse qu’une vierge. Et ces principes démodés ne sont peut-être pas stupides… Nos cœurs peuvent s’affranchir des Codes, des morales ; ils ne peuvent se guérir de l’atavique et farouche jalousie… Bien des fois, dans les bras de Marcelle, ma bouche sur sa bouche, j’avais ressenti les obscures souffrances de ce sentiment despotique et suppliciant ; une amertume avait jailli, empoisonnant les allégresses qu’elle me donnait. Je retrouvais, sur ses lèvres, la trace d’anciennes caresses, l’empreinte d’autres amants. Et subitement alors, une haine farouche contre elle m’envahissait. Mon baiser se transmuait en morsure hostile…

Épouser Marcelle…

Ah ! pourquoi n’avais-je pas lié nos deux tendresses par cette union qu’elle désirait !… Maintenant mon bonheur était détruit. Je ne connaîtrais plus la chère et divine volupté de Marcelle… Et c’était par ma faute, uniquement, qu’aujourd’hui je me trouvais seul, meurtri, désemparé !…

Pendant des nuits, des nuits, je rôdai, devant sa porte. J’épiais la clarté des lumières apparues, dans le noir, aux fenêtres de son appartement. J’évoquais son image, je la voyais, dans son salon, sur ces divans moelleux où tant de fois je l’avais possédée. Puis quand s’éclairait la chambre à coucher, je la discernais alanguie, demi-nue, sur le lit bas et large où sa beauté, jadis, s’offrait à ma passion… Un autre maintenant savourait les parfums délicats de sa gorge et les troublants aromes de la fleur d’enchantement…

Le temps n’apaisa pas ma douleur profonde… Les mois et les années ont passé sans guérir ma blessure, toujours saignante… Marcelle, Marcelle, Marcelle !… Si j’ai souffert pour toi, j’en suis le seul coupable… Tu ne m’as pas aimé… Non, non, je ne crois pas ! Mais tu m’as cependant donné la suprême joie, aux heures bénies que je pleure toujours…


Troisième Partie

I

Encore une fois, me voici tombé dans un dangereux, mais doux piège d’amour…

À cinquante ans !…

Je sens bien, je sais que je suis ridicule, grotesque, absurde…

Mais que m’importe ?… que mes amis, que le monde tout entier se rient de moi, me bafouent, me méprisent, — puisque je vais trouver, dans ce nouvel amour, quelques minutes, quelques heures peut-être de bonheur absolu, infini, — soit, j’aimerai ! Je pourrais même lutter, me torturer, me déchirer, tout cela serait inutile, je n’arracherais pas de mon cœur, mis en pièces, cette tendresse qui l’a pénétré, si intimement, et qui imprègne chacune de ses fibres.

À cinquante ans !…

Lorsque j’étais encore le fier adolescent qui promenait le triomphe de ses fières passions à travers le monde des Très Belles, ah ! je me souviens comme je les dédaignais ces vieux hommes qui ne voulaient pas renoncer à la douceur d’aimer…

« Dieu me garde, disais-je, de devenir jamais semblable à ces vieux lovelaces à cheveux gris, à tête déjà branlante ! Mais non, je reculerais devant le ridicule, et si la tentation maîtrisait mon cerveau et ma chair débile, eh bien, j’aurais un beau geste : je m’armerais d’un sécateur, je couperais l’amour sénile dans ses vives racines… »

Mais ce n’est pas en bas, je le sens maintenant, qu’il faut trancher ; le mal est plus haut. C’est au cœur ; oui, c’est au cœur qu’il étend ses ravages…

Riez, riez, ô jeunes ! Diffamez comme il convient nos soleils d’arrière-saison. Soyez impitoyables, en attendant l’heure où vous serez, à votre tour, également vaincus !… Oui, oui, je vous le jure, dans nos vieilles amours, c’est le cœur seul qui palpite, qui vit, qui souffre, qui jouit…

Non pas que la chair soit impuissante. Les belles vaillances nous sont encore permises ; — au point de vue de la prouesse charnelle, nous égalons souvent les jeunes… Mais nous savons… Oui, nous savons que les folies et les rages des sens sont des flammes vite éteintes, et que le feu sacré, le feu rayonnant, le feu brûlant ne s’allume et ne flambe qu’en la fournaise du cœur.

Cinquante ans…

Des philosophes, des moralistes, des poètes même ont affirmé qu’on n’aime vraiment, bellement, superbement, qu’une fois, une seule fois, au cours d’une vie…

Quels pauvres impuissants formulèrent telle loi ?

J’ai savouré le baiser de plus de mille amantes. Davantage furent aimées par moi, très passionnément aussi, très ardemment ; mais je n’eus pas l’occasion ni le pouvoir de goûter l’extase délicieuse de leur caresse…

Et jamais l’amour, ce soleil fulgurant, n’a décru, ne s’est incliné à l’horizon.

Ses rayons, aujourd’hui, sont tout aussi violents qu’aux jeunes heures de mon printemps…

Car l’amour est en nous, et non pas dans l’amante. Celle-ci n’est pour ainsi dire qu’une mode, une toilette qui vêt d’une inédite parure l’unique amour, le transforme, le renouvelle, le rajeunit sans cesse…

Depuis un mois, mon bel et grand amour se prépare un nouveau costume, frais et pimpant.

Elle n’a que vingt ans… Elle est fraîche. Elle est jolie. Ses yeux d’azur sont beaux comme le ciel : ils sont mon paradis terrestre… Je veux, oui, je veux me noyer dans ce bleu d’idéal, de surhumanité, jusqu’au jour où des nuages, jour proche, nuages obscurs, me voileront cette beauté… Elle a vingt ans… moi, cinquante.

Ah ! l’absurde et délicieuse idylle, la bouffonne et exquise aventure ! Riez, riez, lapidez-moi de toutes les insultes, selon l’usage, poursuivez-moi de vos cris, de vos menaces, ô jeunes, qui me considérez comme un voleur, parce que je vous prends en effet une de vos proies ! Tous ces charivaris sonneront à mes oreilles, ainsi qu’une douce musique, tandis que je m’abîmerai dans l’ineffable joie de mon amour…

Ma femme, cette bonne compagne, qu’un jour d’ennui j’ai épousée, je ne sais pas pourquoi, a surpris, il y a huit jours, mon joli et frais secret.

Elle m’a dit :

— Ah ! voici que vous allez encore donner la comédie à vos proches, à vos amis, monsieur Polichinelle. On va vous voir rajeunir chaque jour, grâce aux vaselines et aux crèmes que vous employez ainsi qu’une vieille catin, pour celer les ravages de l’âge. Et quelle donzelle nous vaut cette nouvelle folie ? Une petite coquine, qui se moque de vous, qui vous trompe avec de jeunes garçons, et qui ne vous tolère qu’à cause des fortes sommes qu’elle vous extirpe…

Comme je riais :

— Oui, elle se moque de vous, elle vous exploite, elle vous hait.

Ma pauvre vieille femme cherchait à envenimer ses paroles, pour me faire souffrir un peu…

Mais je riais toujours… Oui, je riais — pour ne pas pleurer.

Car je ne suis pas assez fat, assez vaniteux, assez débile d’esprit, pour me persuader qu’elle m’aimera aussi, celle que j’aime de tout mon pauvre cœur ancien…

Et tout ce que me jetait le venin de ma femme, le mépris, le dégoût, la haine même de la bien-aimée, las ! je le sais, tout cela se réalisera bientôt, demain peut-être.

Elle ne m’aime pas, la chère adorée, elle ne m’aimera jamais. Mais je l’aimerai, moi !

Je l’aimerai…

Et cela est la justification, la beauté de mon amour.

En aimant, profondément, immensément et sans espoir de retour, je m’élève au-dessus de la bête grossière qu’est l’homme, l’amant. Je me rapproche peu à peu des êtres supérieurs, de ces purs et divins esprits auxquels nous nous mêlons, sans doute, après la mort.

Car, ainsi que le disait à peu près un grand poète, dont les Méditations enchantaient mes rêveries de seize ans, aimer pour être aimé, c’est de l’homme ; mais aimer pour aimer, c’est de l’ange…

Un ange… Je suis donc presque un ange !… Ah ! le bel ange aux cheveux teints, aux bajoues maintenues par le massage, aux rides émaillées par le cold-cream et le fard !…

II

Ce soir-là, j’étais entré vers six heures dans un cabaret amusant de Montmartre ; quelques jeunes hommes chevelus babillaient, se grisaient de paroles et d’absinthes.

Tout près de moi, devant une table sans consommations, deux petites femmes jasaient…

Blondes toutes les deux, très jeunes, jolies, l’une surtout captivait mon regard. Ses yeux bleus, d’un bleu vert de turquoise morte, avaient un charme et une attirance indicibles. Sous la menue soie mauve de sa blousette, les seins fermes pointaient, sans corset, indiquant leur forme jolie et leur plénitude de beaux fruits déjà mûrs au printemps.

Je les considérais, ces petites femmes, ainsi qu’on regarde des bibelots gentils, sans aucun désir de les mieux admirer dans leur éclat de jolies statuettes nues, aux chairs délicatement nuancées, ainsi que des porcelaines de Saxe.

Je n’aime guère ces régals faciles, qui coûtent en moyenne un louis, au pays de Montmartre.

Je saisissais quelques bribes de la conversation de mes petites voisines.

La plus jolie demanda à son amie :

— As-tu six sous ? J’ai deux lettres à mettre à la poste, et pas même de quoi acheter deux timbres.

― Pas le rond ! répondit l’autre mélancoliquement.

— Et dire qu’il va falloir dîner tout à l’heure…

— Dîner !… compte là-dessus… C’est la fin du mois. Purée générale…

Cette misère m’émut un peu. Eh quoi ! ces gentilles gamines étaient dans une telle détresse. Elles allaient jeûner…

Je ne pensais plus qu’au moyen de les inviter, pas trop brutalement, à venir grignoter des nourritures de choix dans un restaurant de la place Pigalle.

Je n’eus pas à chercher bien longtemps l’occasion.

— Il fait soif, dit l’une : personne n’aura donc la bonne idée de nous offrir l’apéritif !

Elle me regardait ; je compris.

— Si vous voulez me faire le plaisir d’accepter des boissons variées…

— Mais avec joie et délices. J’ai le gosier en flammes…

On lia facilement conversation. Les deux petites femmes m’apprirent qu’elles étaient artistes lyriques. Elles chantaient dans les cafés-concerts. Sans engagement depuis quelque temps, elles étaient devenues la proie de la « guigne au cul verdâtre… telle fut leur expression. »

Ah ! si elles avaient voulu, comme tant d’autres, s’abaisser aux retapes, aux raccrochages, bien sûr, elles eussent gagné au moins de quoi subsister jusqu’à la saison nouvelle de la réouverture des boîtes à musique. Mais elles n’étaient pas des morues, non, non ! Et avec fierté elles se proclamaient artiste.

Elles ne firent aucune difficulté pour accepter le dîner que j’offris. Elles avaient le bel appétit de leur âge. Et une soif !…

Au dessert elles étaient à demi grises, — à demi seulement.

La plus jolie, celle qui m’avait intéressé d’abord au cabaret, parlait peu…

Assise en face de moi, elle me regardait ; ses yeux bleus avaient une douceur infinie. Il me sembla que je lisais dans ses yeux, le remerciement muet et affectionné du bon chien affamé à qui l’on vient de donner quelque chose à manger.

Par hasard, nos mains se rencontrèrent sur la table, et ce contact me fit éprouver une sensation étrange, la même que j’avais connue à seize ans, lors de mes premières amours…

Les petits doigts se lièrent aux miens…

Ce fut pour moi un ravissement…

Ainsi, cette mignonne créature avait de son côté quelque tendresse pour moi. Son geste, qui se prolongeait, me disait que je n’étais pas le monsieur indifférent qu’on rencontre, mais le passant vers lequel une sympathie affectueuse vous conduit…

De la sympathie.

Je ne suis pas assez ridicule pour demander davantage.

Et ce simple abandon délicieux de la menotte m’était plus précieux que n’eût été une caresse plus audacieuse.

Un baiser, j’en suis convaincu, ne m’eût causé aucun frémissement. C’eût été un remerciement, la paiement du dîner, de la politesse !…

Tandis que la main, en s’attardant si longtemps dans la mienne, me révélait l’éveil, encore trouble, imprécis, mais réel, d’un peu d’amitié, de tendresse…

J’offris alors à mes jeunes amies de leur prêter, en bon camarade, quelque argent, en attendant l’époque où elles espéraient être engagées, à de belles conditions.

L’autre, sans hésiter, accepta. Mais Riquette, la mignonne à la main frissonnante et douce, protesta :

— Non, merci. Vraiment, vous êtes trop bon… Mais pourquoi ?

Ce pourquoi, un peu triste, me fit penser que Riquette repoussait un marché, refusait de se vendre. Et cela m’attrista. En offrant de venir en aide aux pauvres petites chanteuses, ma seule intention était de les secourir amicalement, sans aucune arrière-pensée. Je fut éloquent, ce soir-là : je m’évertuai à faire comprendre à Riquette que je ne comptais pas obtenir, par une si menue générosité, de très précieuses et très intimes faveurs. Je n’aurais pas été plus habile pour faire accepter, sans la blesser, une offrande à une grande dame ruinée… Et je sens, aujourd’hui, comme je devais sembler absurde, ridicule, à ces deux petites femmes de Montmartre, qui ne pouvaient comprendre la délicatesse du sentiment qui animait alors mes paroles désintéressées. Je me rappelle l’inquiétant et étrange sourire qui scintillait dans leurs yeux, qui exprimait surtout, je crois, une profonde incrédulité qu’elles n’osaient pas formuler, mais qu’elles eussent traduite, si elles avaient osé, par cette phrase familière :

« Parle, parle, mon vieux, on t’écoute ; mais tu sais, il ne faut pas nous la faire ! »

Et si, changeant de ton, je m’étais levé alors, jetant cyniquement à Riquette ces mots :

— Allons, viens-tu, la gosse ?

Passive et résignée à ces allures qui sont celles des vieux messieurs habitués aux mœurs de Montmartre, la petite m’eût suivi, sans un mot, dans un hôtel proche, et se fût prêtée durant toute la nuit à toutes les fantaisies de ma chair en folie…

Mais je ne voulais pas dénouer l’idylle naissante, salement, cyniquement, bestialement. Elle me promettait de meilleures et de plus vives joies.

Je laissai Riquette à la porte de son logis, après avoir serré, longuement, délicieusement, ses petits doigts…

III

Depuis deux mois, je suis l’ami de Riquette.

Je pourrais être son amant…

Pourquoi mon affection, qui est si tendre, si douce, si profonde à la fois, ne s’est-elle pas épanouie, n’est-elle pas devenue l’unique allégresse, la seule joie : l’amour ?…

Pourtant, c’est plus que de l’amitié qui palpite en mon cœur. C’est véritablement, réellement l’amour !

J’aime Riquette, de toutes les forces, de toutes les puissances de mon âme. Ainsi l’ai-je aimée, dès le premier jour de notre rencontre ! Mais, depuis quelque temps, mon corps aussi est tout ému par elle et désire sa chair…

Et pourtant, je reste toujours simplement son ami…

Je pourrais être son amant.

Pourquoi n’ai-je pas cueilli sur la bouche de l’adorée le victorieux baiser ; pourquoi n’ai-je pas, dans une étreinte heureuse, cueilli tout le parfum et tout le régal de sa beauté ?

Pourquoi ?…

Je n’ose pas…

Je suis redevenu jeune, oh ! si jeune. Toutes les timidités, toutes les incertitudes, toutes les délicatesses aussi de ma seizième année — que je croyais à jamais ravagées par plus de trente années de vie et de passion — ont rejailli en moi.

Comme je confiais hier à mon ami Mortier ce nouvel état d’âme, inquiétant, mais exquis, brusquement il prononça :

— C’est la crise, la dangereuse crise, qui nous prend tous entre cinquante et soixante ans ; c’est le gâtisme !…

Le gâtisme !

C’est-à-dire l’impuissance hideuse et ridicule, la déchéance du corps et de l’esprit.

Atterré, consterné, épouvanté, j’ai quitté mon vieil ami, répétant tout le jour, avec d’effroyables angoisses :

« Le gâtisme, le gâtisme ! »

Puis, ma terreur s’étant un peu engourdie, j’ai fait un examen, sévère, impartial, de ma faiblesse, mon amour pour Riquette…

Et je ne me suis pas trouvé si ridicule !…

Ma tendresse est vive et ardente ; elle m’a donné déjà des émotions charmantes, des voluptés fines et délicieuses que je préfère, oui, c’est bien certain, aux spasmes, rapides et décevants d’une nuit de vrai plaisir.

Le jour de notre première rencontre, je pouvais coucher avec Riquette : l’occasion s’est présentée encore presque chaque jour. Non, ce n’est pas l’audace qui fait défaut. Je n’avais qu’un geste à faire : l’attirer sur mes genoux, la pousser vers son lit. La mignonne, sans résistance, se fut efforcée de me donner la plus grande somme de plaisir qu’une femme peut offrir dans son enlacement.

Mais je n’ai pas voulu.

J’ai lutté contre la hantise de mon désir. Volontairement j’ai refusé la volupté qui se trouvait là, troublante, attirante, à portée de ma main.

Par impuissance ?

À cinquante ans, je suis encore aussi robuste, aussi valide qu’à trente… Près de Riquette, je suis frémissant, piaffant : la torture que je m’impose pour ne pas succomber à la tentation est douloureuse. Plus d’une fois, en quittant ma petite Riquette chère, j’ai dû courir chez Mireille, une aimable fille qui a toujours à la disposition des membres de mon Cercle un lot de dix à douze mondaines, pour les cas urgents…

Mais, pareil à un avare, il me plaît de conserver intact ce grand trésor de tendresse et d’émotion que je perdrais peut-être, dans les bras de Riquette en une minute de plaisir…

Car, il faut bien l’avouer, trop souvent la tendresse se dissipe dans la possession. Combien de fois ai-je fait cette triste expérience : des femmes ardemment chéries, follement désirées, sitôt connues, après la pleine extase, deviennent indifférentes, même quelquefois odieuses…

J’ai placé Riquette sur un autel très élevé, très beau. Elle est mon idole. Ce culte m’enchante. Pourquoi briser mon dieu ?

Riquette débute ce soir à l’Eldorado.

Jusqu’à ce jour, elle avait chanté dans des concerts de dixième ordre. Grâce à moi, elle sera bientôt une de ces étoiles que tout Paris adore, applaudit et fête.

Sa jolie voix, maladroite autrefois, un peu aigre, traînarde, faubourienne, a été rectifiée et dirigée par un maître de chant célèbre.

Un costumier fameux a fait pour Riquette de vraies merveilles ; et sous les riches costumes, la chère mignonne est vraiment transfigurée, belle et tentante comme les plus somptueuses reines de Paris. Une subvention assez coûteuse que j’ai accordée au directeur, des réclames payées au Figaro, au Gaulois, à l’Écho de Paris, ont obtenu à Riquette, simple débutante, tous les honneurs, toutes les gloires qu’on attribue d’ordinaire aux très grandes artistes. On célèbre ses imaginaires succès anciens. On vante sa beauté, sa distinction, son talent : on exagère un peu. Mais je suis sûr qu’avant peu Riquette aura justifié ces éloges prématurés.

Oh ! comme elle est heureuse de toutes ces gloires. Elle a bien l’âme et l’esprit d’une artiste !

Je me plais, ingénument, à surprendre l’éclosion de ses vanités, de ses espoirs. À tout instant, elle m’exprime sa gratitude par des phrases gentilles, à la fois gamines et sincères…

Hier soir, j’étais dans le coquet petit appartement que je lui ai fait installer. On venait de lui apporter, de chez Landolff, le costume qu’elle portera pour ses débuts : une robe courte très décolletée, en merveilleux tissu brodé, qui encadre les fleurs de sa gorge d’une guirlande fastueuse de tournesols et de boutons d’or, et qui révèle toute la magnificence de son jeune corps.

Riquette voulut l’essayer :

— Il faut que vous soyez, m’a-t-elle dit très doucement, le premier à m’admirer.

Et, devant moi, elle se déshabilla, totalement. Elle enleva sa chemise avec la triomphante et orgueilleuse chasteté de la beauté parfaite.

J’eus alors la vision infiniment adorable et troublante de sa nudité de fière, et blanche, et impeccable statue.


J’eus alors la vision adorable
et troublante…

Pas un mot ne fut prononcé. Il y eut une minute délicieuse pour moi, de folie et de lutte. Je me levai, à demi, sur mon fauteuil, les mains tendues pour m’emparer de toute cette Beauté : mais je parvins à maîtriser mon désir. Riquette tenait les yeux baissés. Elle ne vit pas ce mouvement de passion.

Lentement elle se vêtit, enveloppa son corps radieux des soies légères, froufroutantes et de la robe superbe.

Elle était alors encore plus alléchante, parmi tout ce luxe d’étoffes qui la voilaient si peu, qu’en l’éclat trop vif de sa belle nudité.

Alors, câline, souple, elle vint à moi, les yeux brillants, pleins de joie. Et lentement elle se posa, lourde, chaude, sur mes genoux, à califourchon, ainsi qu’un bébé joue au dada sur sa nourrice…

Je me sentis défaillir. Toute la caresse de ce corps pesant sur moi m’invitait à goûter enfin l’ardente joie désirée, espérée…

Mais je n’osai ni un geste, ni un mouvement, ni une parole.

Et Riquette se redressa, un peu souriante. Il m’a semblé qu’il y avait alors dans ses yeux, comme de la tristesse, de la pitié… Oui, oui, de la pitié… Chère petite amie, oui, elle a cru… Comme Mortier, elle a pensé ;

« C’est du gâtisme ! Il ne peut pas. »

IV

Depuis trois mois, Riquette est une reine de Paris.

Ses toilettes, étranges, magnifiques, d’une royale impudeur, qui encadrent et soulignent chaque splendeur de son corps, ont suffi au public parisien pour s’enthousiasmer de suite et sacrer souveraine ma chère petite amie.

Elle n’a aucun talent. Elle chante mal. Elle ne sait pas se tenir sur les planches. Cependant je lui ai donné des maîtres de chant et de maintien renommés, qui ont la réputation de transformer rapidement une fille de cuisine ou une gardeuse de dindes en chanteuse de café-concert.

Riquette sait qu’elle est très belle, et ne veut devoir son succès qu’à sa beauté : peut-être aussi est-elle paresseuse, nonchalante, sans vraie ambition artistique.

Autrefois, ses engagements étaient de cent cinquante à deux cents francs par mois ; la semaine dernière, un agent lyrique lui a proposé vingt mille francs pour une tournée de deux mois en Russie ; et ce pourvoyeur a osé ajouter :

« N’oublions pas les grands-ducs ; vous mettrez de côté deux cent mille francs pendant votre séjour au pays des boyards. »

Il est juste de constater que cette métamorphose m’a coûté en toilettes, bijoux, affiches et réclames, plus de cinquante mille.

Cet amour de vieillard — je ne suis pas de ces jocrisses qui se croient seulement mûrs à cinquante ans — me conduirait à la ruine, que je n’en serais aucunement étonné. Voici déjà que ma pauvre femme, épouvantée de mes prodigalités, demande aux tribunaux la séparation de biens. Précaution inutile ; je me sens capable aujourd’hui de semer toute ma fortune à moi, pour mon idole, mais je ne commettrai jamais l’escroquerie conjugale, très admise dans notre monde, qui consiste à dépouiller notre femme légitime de son avoir, de son apport dotal.

Car, maintenant, je suis l’amant de Riquette ; j’ai possédé toute la beauté, toute la joie, toute la gloire de son jeune corps de souveraine : oui, j’ai connu, par elle, le suprême bonheur qu’aucun amour, jusqu’à ce jour, il me semble, ne m’avait donné.

Comment ai-je eu subitement l’audace de me jeter sur elle, de la prendre, de la posséder, moi qui depuis des mois n’osais pas cueillir la douce ivresse, et qui tremblais comme un enfant, rien qu’à baiser le bout de ses doigts, un coin de sa nuque, les ondes de ses cheveux ?

Il a fallu pour cela toute l’exaspération, tout le trouble jetés dans mon esprit et dans mon cœur par la lâcheté et l’ignominie d’une lettre anonyme.

« Savez-vous, me disait cette lettre, que vous êtes la risée et le jouet de tous ceux qui vous connaissent ? Est-il possible qu’un homme de votre âge soit atteint, à un tel degré, d’impuissance et de gâtisme ? Vous entretenez une petite grue, vous vous ruinez pour elle, et vous n’êtes pas même un de ses amants. Elle couche avec le premier venu, elle a un amant de cœur : quel rôle jouez-vous dans cette comédie ? Je suis un de vos amis, j’ai de l’estime et de la sympathie pour le nom que vous portez et qu’on galvaude malproprement. L’avant-dernière nuit, chez Maxim’s, à deux heures de la nuit, Riquette soupait avec quelques petits journalistes : Jean de la Mandoline, Louis de Pique-Assiette, Gaston d’Empoigne, et elle était grise, — cela lui arrive souvent. Elle se mit nue sur la table, dans une gerbe de fleurs, et se laissa ensuite aimer, cyniquement, devant la bande, par un de ses compagnons. Quelqu’un s’avisa de dire alors : « Et ton vieux, crois-tu qu’il ferait un nez, s’il entrait ? — Mon vieux, répondit Riquette, je m’assieds dessus, tiens, comme ça ! » Et détachant une rose de la corbeille, elle fit le geste et aplatit la fleur.

« Voyons, mon cher, brisez cette liaison dégradante ; cela vous sera facile, puisque vous n’êtes même pas son amant ; du moins c’est elle qui le crie à ses amies, à ses camarades de concert… Je n’ose vous dire à quel point vous devenez ridicule, grotesque. Vous êtes une poire, en un mot !… »

Chacun de ces mots pénétrait en mon cœur comme la pointe empoisonnée d’un poignard. Pendant deux heures je relus et relus la lettre infâme, croyant par instants que ce n’était qu’une basse et ignoble vengeance, puis, ensuite, convaincu que tout était vrai, bien vrai : il m’était du reste facile de vérifier l’accusation. Je n’avais qu’à interroger un de ces jeunes hommes dont les noms m’étaient cités : pour cinq ou dix louis, il me serait facile d’acheter leur témoignage.

Je m’arrêtai un instant à cette résolution.

Puis, j’eus honte de cet espionnage qui m’eût avili, moi le premier.

Pendant toute la journée, je formais mille projets : le plus sensé, c’était de rompre, sans phrases, brusquement : j’enverrais à Riquette un bouquet et une vingtaine de mille francs, ce serait agir en galant homme ; tous mes amis approuveraient et m’estimeraient.

Mais à la pensée de ne plus la voir, de ne plus flâner le soir dans sa loge, de ne plus me griser des rayons de ses yeux et de l’odeur chaude de sa peau, quand elle se déshabillait, je ressentais un désespoir horrible, une épouvante douloureuse. Et je me résignais presque à accepter ce rôle que je jouais, depuis plusieurs mois, d’imbécile, de gâteux, de poire…

Et le soir, je retournai au concert, résigné, plus que jamais asservi, stupide.

Mais, quand, après avoir chanté, Riquette entra dans sa loge, suivie d’un jeune homme qui, sans s’inquiéter de ma présence, se mit à s’emparer des seins de mon amie et à les couvrir de baisers, une folie furieuse s’empara de moi. Je jetai l’homme à la porte, je me précipitai sur Riquette et je m’écriai :

— Ah ! j’en ai assez ! On se moque de moi ! Je ne veux plus être votre jouet, votre poire !

Riquette, sans la moindre émotion, murmura :

— T’es bête, mon ami… Qu’est-ce qui te prend ? Parce que ce petit m’a embrassé le bout des nichons. C’est un journaliste, il me fait des articles à l’œil. Quand on est artiste, on est bien obligé de subir ces bêtises-là…

Je balbutiai :

— Ces bêtises-là !…

Riquette reprit :

— Voyons, bibi, tu sais bien qu’ils sont à toi, rien qu’à toi, mes gros nichons…


Voyons, bibi, tu sais bien qu’ils
sont à toi…

Alors, j’eus le vertige… Je voulus effacer, sur la peau douce, si blanche, si rose, si parfumée de mon idole, la souillure de l’autre baiser. Je fus violent, brutal. Et désormais, irréparablement, j’ai un remords triste, une mélancolie amère, au souvenir de cette soirée. Dans cette loge étroite, banale, surchauffée, mal fermée, j’ai eu la première étreinte de celle que j’aimais d’un amour tendre et joli. Moi qui attendais avec ferveur l’heure suprême de la communion d’amour, et voulais en goûter les extases, religieusement, pieusement, dans quelque somptueuse retraite fleurie, je l’ai brutalement et bêtement violée — car une telle possession brusque, bestiale, est un véritable viol…

Oh ! comme une fois l’exaltation tombée, j’ai senti le dégoût, la rancœur pénétrer en moi. Je n’osais plus regarder Riquette. Elle ne disait rien. Elle semblait étonnée. Non, vraiment, elle n’avait pas l’attitude d’une fille, d’une gourgandine. Elle était triste ; elle pleurait comme moi sans doute l’angoisse et la banalité de notre première étreinte.

Et pourtant, je sentais bien que mon amour — le bel amour flambant toujours pur dans mon cœur — n’était pas atteint par l’ignominie de mon acte.

Mais je craignais maintenant que l’affection de Riquette, son attachement très réel pour moi n’eussent été flétris par mes allures autoritaires et exigeantes, par ma prise de possession, digne d’un goujat, d’un palefrenier…

Je balbutiai :

— Riquette, bonne, bonne petite amie, m’aimes-tu toujours un peu…

Elle répondit :

— Je t’adore, gros bébé !

Mais c’était des mots, des mots glacés, qui me donnèrent au cœur un frisson lamentable…

Et je compris qu’il me faudrait de nouveau reconquérir son petit cœur, effacer le souvenir de l’acte ignoble par une affection infiniment tendre et désintéressée, par une surhumaine bonté, par un culte plus fervent, plus doux, plus passionné.

Dès le lendemain, je lui envoyai un rang de perles de trente mille francs… elle le désirait depuis si longtemps… et j’avais été assez pingre pour ne pas exaucer sur-le-champ son désir…

V

Quand on est jeune, on ne sait pas aimer. On est ardent au plaisir, on a de belles vaillances sensuelles, on accomplit des miracles ; on émerveille ses maîtresses. Mais on n’aime pas : on ne sait pas aimer.

Et, cependant, on est aimé… Je me rappelle mélancoliquement mes aventures, mes fredaines, mes folies anciennes de vingt à quarante ans. Je possédais alors le don fatal d’attirer les maîtresses, de les séduire, de les charmer. Celles que j’avais tenues, une nuit dans mes bras, voulaient demeurer l’amie fidèle et soumise, me donner désormais tout leur amour et toute leur vie. Me donnais-je assez de mal pour les éloigner, ces femmes collantes !

Toute ma tendresse s’épuisait en une nuit d’amour. Il fallait chaque jour une femme nouvelle à ma fantaisie ; je les estimais, les unes et les autres, juste autant que la fleur qu’on met une soirée à sa boutonnière, et qu’on jette ensuite à la rue…

Mon amour pour Riquette a survécu à l’épreuve de l’étreinte,

Je redoutais cette heure angoissante de la possession ; je la retardais, dans l’épouvante qu’elle sonnerait la mort de ma fraîche et délicieuse affection.

Au contraire, il me semble que le lien est maintenant plus fort, plus tenace.

Riquette, de son côté, est plus aimante, plus câline.

Chaque jour, de deux à quatre heures, nous nous aimons, passionnément, comme des fous,

J’aurais voulu vivre avec elle, chez elle, ne jamais plus la quitter. Mais elle m’a fait comprendre que sa situation d’artiste en vogue, de petite étoile de concert parisien, s’oppose à mon projet, dont la réalisation l’eût également enchantée. Le soir, après le spectacle, elle a besoin de repos. Elle rentre, bien sagement, la chère enfant, et dort seule, comme une petite pensionnaire. Sa santé, du reste, n’est pas robuste,. Les dures années de gêne, presque de misère, qu’elle a subies, l’ont anémiée. Le docteur lui a imposé un régime sévère. Parfois je me reproche mes exigences sensuelles, mes caresses quotidiennes ; mes baisers trop fréquents, qui la fatiguent.

Ce n’est pas l’appétit charnel, le besoin brutal et gourmand de ma chair irritée qui me jette chaque jour sur la beauté de ma très chère petite amie.

C’est un peu la vanité de lui prouver que, malgré mon âge, je suis jeune encore. Elle est émerveillée de ma robustesse. Elle me disait dernièrement, dans son pittoresque langage de gamine montmartroise : « T’es épatant, mon chou, tu me tues, tu me fiches à bas. Qu’est-ce que tu prends donc, pour être aussi chaud qu’un moineau ?… »

Mais c’est par-dessus tout, l’émotion profonde, immense, de voir les beaux grands yeux de mon aimée, s’animer dans les flambées glorieuses de l’extase et de la volupté. Oh ! ces yeux, comme ils s’éclairent alors : leurs reflets divins me pénètrent, me ravissent, me font connaître la suprême et pure joie.

Je suis certain que Riquette m’aime.

Elle m’aime de tout son cœur et de toute sa chair. Ses soupirs, ses râles, ses cris témoignent triomphalement son allégresse voluptueuse…

Je suis cependant méfiant, sceptique. Je sais qu’il est facile de jouer d’odieuses comédies, que la plupart des femmes simulent les transports et les rages de la joie, pour affoler leurs amants, les soumettre, les subjuguer.

Mais Riquette est sincère…

Je le sens bien. Pourquoi, du reste, se donnerait-elle la peine de me leurrer. Jolie et jeune comme elle est, applaudie et admirée tous les soirs, elle a le droit maintenant de choisir son amant parmi les hommes les plus riches, les plus généreux.

Ce n’est donc pas une ignoble raison d’intérêt qui l’attaché à moi. Elle m’a, du reste, dit bien des fois que des millionnaires mettaient leur fortune à ses pieds : elle m’a fait lire des lettres passionnées, signées de noms connus de financiers, de grands fêtards. Si elle voulait, elle aurait comme les autres, voitures, hôtel, bijoux superbes. Pour accepter la très modeste situation que je puis lui offrir, — cinq mille francs par mois, maintenant, — il faut bien qu’elle m’aime, un peu — beaucoup — passionnément…

À cinquante ans passés, voici que j’effeuille la marguerite…

Je suis jaloux, ai-je dit. Oui, férocement jaloux, moi qui ne l’ai jamais été…

Il y a quelques jours, j’ai ressenti une douloureuse angoisse, j’ai cru en mourir.

J’étais allé ce soir-là voir ma petite amie, au concert. Elle était en scène. Dans les couloirs, en l’attendant, j’entendis une conversation de femmes.

— As-tu vu, disait l’une, le collier de perles que Riquette a ce soir au cou ? Ça vaut trente mille francs.

— La garce, répondait une voix aigre, elle a pour plus de deux cent mille francs de bijoux, aujourd’hui. Elle a de la veine, celle-là. Son vice est une mine de diamants et de pierres précieuses…

— On dit que ces choses-là ne s’usent pas, clama une voix grasse de cabot ; mais Riquette usera le sien… elle en abuse vraiment… Tout Paris y passera…

Riquette revenait à ce moment, emmitouflée dans la soie d’un manteau que sa femme de chambre avait jeté sur ses épaules. J’aperçus les perles : c’était un ruissellement éblouissant sur la gorge rose. Je balbutiai :

— Riquette, Riquette, qui donc t’a donné ce collier ?…

Ses yeux s’assombrirent, son front se plissa. Un frémissement l’agita tout entière. Elle répondit :

— Ah ! mon vieux, pas de scènes ici. Qui t’a prié de venir ? Tu me mouchardes, maintenant ! Je n’aime pas ce genre-là. Suis-je donc ton esclave ?… En voilà assez. Détale ! Je suis une imbécile, à la fin ! Une jolie fille comme moi, supporter une pareille existence ! Non, n’en faut plus !

Et, me poussant vers les couloirs, elle me ferma la porte de sa loge au nez.

Pendant la moitié de la nuit, je rôdai, comme un insensé, la tête en feu, à travers des rues, des quartiers inconnus. Puis, soudain, terrassé, perdant connaissance, je me jetai dans un fiacre et je pus regagner ma demeure. Je dormis lourdement. À mon réveil, vers midi, on me remit une dépêche de Riquette, contenant ces seuls mots : « Je t’attends à quatre heures. »

Je redoutais une rupture définitive, je sentais des larmes dans mes yeux : je titubais dans la rue, comme si j’avais bu trois bouteilles de champagne. Je n’osais me présenter chez Riquette ; j’étais désemparé, sans force, sans courage.

Elle me reçut cependant avec sa mine la plus aimable. Une vieille femme était près d’elle :

— Madame Lappeau, dit ma petite amie, veuillez, je vous prie, dire à monsieur le nom de la personne qui m’a donné ce collier de perles.

La vieille répondit :

— Hé ! ma pauvre enfant, mais c’est vous-même qui me l’avez acheté et qui m’avez promis de me le payer à raison de mille francs chaque mois. Je suis venue justement aujourd’hui pour toucher le premier versement…

Je jetai à la femme un billet de banque puis je tombai aux genoux de Riquette, implorant son pardon, la suppliant d’oublier mes injures, mes soupçons…


Je me jetai aux genoux
de Riquette.

Riquette a pardonné…

VI

Il y a, dans l’existence d’un homme, bien des plaisirs, des joies nombreuses. Mais je crois qu’on n’atteint qu’une fois, une seule, le bonheur absolu, suprême, ineffaçable.

Ah ! cette minute divine, elle a pour nous la splendeur et la beauté de la résurrection glorieuse, après les agonies de notre douloureux calvaire. Et quand on l’a vécue, on oublie toutes les tristesses, tous les désespoirs, tous les déchirements. On bénit la vie ! Les pires malheurs peuvent ensuite s’abattre sur nous. Le souvenir doux et triomphant demeurera, malgré tout, pour nous réconforter et pour alléger la douleur présente.

… Un soir, en rentrant dans sa loge, après avoir obtenu un succès éclatant, Riquette brusquement se jeta sur un fauteuil, pâle et frissonnante.

— Je souffre, dit-elle, fermant les yeux… Vite, qu’on me conduise chez moi… je crois que je vais mourir… je ne veux pas que ce soit ici.

Je la pris dans mes bras. Je courus comme un fou, portant le cher fardeau, à travers les couloirs et les escaliers. Puis, doucement, je la posai sur les coussins d’une voiture. Épouvanté, je la regardais, à la lueur des lanternes. Son visage avait une teinte livide, ses dents étaient serrées ; des râles s’étouffaient dans sa gorge… Assurément, elle était atteinte de quelque mal mystérieux et terrible…

Je la couchai sur son lit. Un médecin accourut. Il formula une potion et refusa de répondre à mes questions, d’apaiser mes craintes.

Je m’installai, comme garde-malade, près de ma pauvre petite amie. Après avoir absorbé quelques cuillerées du médicament, elle s’endormit d’un sommeil profond ; et durant toute la nuit, anxieux, angoissé, j’épiai le moindre des mouvements de ses paupières, de ses lèvres.

Vaincu par la fatigue, je m’assoupis, au matin, dans mon fauteuil.

En ouvrant les yeux, je vis Riquette, toujours très pâle, la tête un peu relevée sur la dentelle des oreillers, dictant des lettres à sa femme de chambre ; il y en avait déjà cinq ou six ; la domestique les mit sous enveloppe et alla les jeter à la poste.

Peu après le médecin revint, prescrivit de nouveaux remèdes et déclara à Riquette qu’il lui faudrait au moins huit jours de repos au lit. Je le pris à part, voulant connaître la nature de ce mal mystérieux. Il voulut bien me confier que ma petite amie était atteinte d’une congestion pulmonaire, sans aucune gravité, du reste.

Dans la journée, Riquette me dit :

— Mon gros chien, tu ne vas pas faire l’infirmier. Va, rentre chez toi, tu viendras chaque jour passer la matinée ici.

Je protestai, affirmant que, jour et nuit, je serais un gardien fidèle et dévoué. Riquette se mit en colère et cria qu’elle se lèverait, qu’elle sortirait, mais qu’elle ne voulait pour rien au monde m’être à charge et m’imposer une pareille corvée. Elle était horriblement énervée. J’obéis et m’éloignai. Mais je n’allai pas loin. Toute la journée je demeurai dans un café, à quelques pas de sa maison ; la concierge venait d’heure en heure me donner des nouvelles de la malade. La nuit, je fis les cent pas dans la rue, sous ses fenêtres, les yeux sans cesse levés vers la lumière qui éclairait sa chambre.

Vers huit heures, j’osai enfin me présenter. Riquette était déjà éveillée. La femme de chambre venait de lire des lettres, des petits bleus ; elle achevait sa lecture…

— Ah ! les cochons ! les cochons ! hurlait Riquette. Pas un ne vient… on crèverait comme un chien… Quand on n’est plus bonne pour la rigolade, on vous oublie, vous ne comptez plus…

Je balbutiai :

— Riquette !…

Elle murmura :

— Ah ! c’est vrai, tu es là, mon bon vieux. Oh ! ce n’est pas pour toi que je dis cela, mais pour les camarades du beuglant. Pas un n’est venu prendre des nouvelles ; ils m’envoient, par lettres, des phrases banales… Cochons ! cochons !… Tas de cochons !…

D’autres petits bleus arrivèrent, pareils sans doute aux précédents. Riquette pleura de rage.

La journée se passa… puis la nuit. Riquette consentit à me garder, près de son lit. Jusqu’à la fin de sa maladie, je restai.

Peu à peu, un grand changement se produisit dans le caractère de mon amie. Elle devenait plus douce, presque tendre. Des heures entières, elle me prenait la main, la tenait dans les siennes. Elle me disait : « Tu te tues, mon chéri, tu te fatigues, tu es bon, bon, très bon ; je t’aime beaucoup !… »

Et ces mots, délicieusement, pénétraient en moi, m’enchantaient. Et dans l’égoïsme de ce bonheur, je bénissais cette maladie qui me révélait enfin le bon petit cœur de ma gentille amie.

… Souvent déjà, bien souvent, à mes heures de lucidité, lorsque j’arrivais à me dégager de la sentimentalité sensible où je me débattais, je m’étais demandé si Riquette m’aimait. Et le doute m’avait assailli ; et pire que le doute, la crainte de n’être pas aimé, mais toléré comme le protecteur, le vieux monsieur sérieux, sur qui l’on peut compter…

Maintenant tout cela s’évanouissait. J’étais aimé, oui, sûrement, profondément. Mais Riquette aimait à sa façon, avec des caprices, des colères, des brusqueries…

Aimé ; assurément, — non comme un camarade, un bon vieil ami, — mais oui, je l’affirme fièrement, aimé, comme l’amant, son amant !…

Un soir, Riquette me dit :

— Tu ne vois donc pas, tu ne sens donc pas que ces veilles auprès de ta pauvre petite malade t’épuisent, t’affaiblissent… Je ne veux plus, mon bon chéri, je ne veux plus que tu passes les nuits, ainsi, dans un fauteuil près de moi…

Une angoisse me prit. Voudrait-elle encore m’éloigner ? Je la suppliai donc pas m’attrister si douloureusement. Son visage alors s’illumina d’un rire angélique, infiniment doux.

— Je veux, dit-elle, que tu te couches, là, près de moi.

J’allais m’étendre, sans me déshabiller.

— Non, non, fit-elle, pas comme cela. À dodo, un vrai dodo.

Je me dévêtis.

Et quand je fus près d’elle, je sentis son corps, son beau corps, encore brûlant d’un reste de fièvre, mais souple et caressant, qui s’enlaçait à moi. Puis les lèvres, lentement, me versèrent l’ivresse de leur baiser.

— Reste, reste, me disait-elle, reste là, bien longtemps, longtemps. Je t’aime ! Oui, je t’aime parce que je sens maintenant, je comprends que tu m’aimes bien, beaucoup !…

Je défaillis presque sous la vive impression de ce suprême bonheur. Des larmes jaillirent de mes yeux, allèrent tomber dans les yeux de Riquette.

Ses bras alors se resserrèrent sur moi avec fougue, m’enlacèrent plus étroitement. Et sa bouche m’accordait le plus affolant, le plus enchantant des baisers. Ce n’était pas une étreinte voluptueuse qui nous unissait en ce moment, non. C’était l’extase sublime, magnifique des cœurs qui se joignent enfin et palpitent dans la communion d’un tressaillement divin.

Puis, mes forces enfin brisées par l’immense fatigue des longues nuits sans sommeil, je finis par m’assoupir, la tête posée sur les seins de Riquette, ses seins fermes et doux dont la chaleur me pénétrait. Les palpitations de sa gorge me berçaient comme un tout petit enfant… et c’était vraiment dommage de dormir, car ces heures de sommeil, étaient des heures de bonheur inutilement perdues…

VII

Une après-midi de printemps, Riquette, en ouvrant une fenêtre, aperçut le ciel bleu, de ce bleu neuf et clair d’avril qui nous donne la nostalgie de la campagne. Elle aspira l’air tiède, chargé des douces senteurs qu’exhalent, en s’entr’ouvrant, les boutons de marronniers. Et brusquement, elle s’écria :

— Oh ! je voudrais aller quelque part, loin de Paris, où je verrais de la verdure, des arbres, des fleurs ! Si tu voulais être tout à fait gentil, tu me dénicherais un coin, dans les bois, et nous irions y passez huit jours.

— Partons, répondis-je, enthousiasmé.

— Vrai ? Tout de suite ?

Une joie sincère éclairait ses yeux : en même temps j’y lisais une crainte de voir s’écrouler ce projet.

— Oui, mignonne, tout de suite. Mets dans une valise les objets qui te sont nécessaires pour notre petit voyage… Moi, je cours m’équiper rapidement. Dans une heure nous prendrons une voiture, puis le chemin de fer. Et nous dînerons ce soir à Fontainebleau…

— Dans la forêt ? Chouette ! Tu es un trésor, un amour, un bon magicien. Il me prend une fantaisie, un caprice me pousse dans la tête, et crac ! c’est exaucé. Ah ! tu es bon et gentil, toi. Aussi je l’aime…

— Vraiment… un brin ?… un petit peu ?…

— Énormément. Tiens, gros comme ça…

Et, se jetant à mon cou, elle me serra très fort, m’embrassa à pleine bouche, sensuellement, passionnément.

À mon ravissement, une tristesse subite se mêla. Je balbutiai :

— Ah ! pourquoi !… Pourquoi n’ai-je plus vingt ans ?…

Elle riposta :

— Tais-toi, grosse bête. Qu’en ferais-tu de tes vingt ans ?… Des bêtises, encore, des absurdités ! Les jeunes sont ineptes en amour ; ils n’ont rien d’agréable ni d’intéressant pour une femme. Ils ne lui donnent pas même une crise de plaisir. Ils ne savent pas ou ne veulent pas. Ils sont trop égoïstes, trop braques, trop pressés… Ah ! bien, si tu avais vingt ans, c’est moi qui te plaquerais. D’abord je ne t’aurais pas voulu !…

Le soir même, nous étions installés dans une petite villa, à Barbizon, en pleine forêt. Riquette fut gaie comme un pierrot. Elle riait, elle babillait, elle grignotait des cerises pas mûres. Elle les prenait entre ses lèvres et m’invitait à aller là cueillir ma part. Mes dents en heurtant les siennes, au lieu de chercher le fruit, l’écartaient, pour prendre le rouge plus tentant, plus savoureux de la langue palpitante. Je redevenais gamin. Le renouveau, qui fait circuler dans les vieux arbres des sèves tumultueuses, rajeunissait mes cinquante ans.

J’aperçus, par hasard, mon visage dans une glace constellée de noms d’amoureux et de dates heureuses, et je fus étonné, — une véritable métamorphose s’était opérée.

Riquette, ayant bu beaucoup de champagne, devint très sentimentale. Elle m’entraîna sous la forêt, voulut s’asseoir parmi la mousse. Je dus m’étendre avec elle sur l’herbe humide, et aussitôt, hélas ! je compris que l’âge était implacable et ne m’oubliait pas. Une douleur aiguë, lancinante, me déchira les jambes. Mes rhumatismes se réveillaient. La prudence m’ordonnait de m’enfuir, la souffrance bientôt m’obligea à me lever.


Elle m’entraîna sous
la forêt…

— Ah ! non, t’en va pas, fit Riquette. On est délicieusement bien ici ; reste près de moi… câline-moi, embrasse-moi, caresse-moi… Je me sens heureuse, tout à fait heureuse. Aime-moi bien, chéri…

Et je restai. Ce fut à la fois délicieux et horrible. Riquette avait des baisers exquis. Mon cœur, enivré de son amour exaucé, connaissait toutes les joies du triomphe le plus pur : ce n’était plus seulement une allégresse charnelle que je sentais chez ma petite amie, mais un véritable abandon de son âme attendrie. Cette minute exquise, tant de fois attendue, tant de fois espérée, elle sonnait enfin ; mais je ne pouvais en goûter la suprême extase, car la douleur physique me tenaillait, me déchiquetait. La douleur remontait jusqu’au cœur, le criblait de coups de couteau ; elle était si atroce, si violente, qu’à plusieurs reprises je sentis que je m’en allais…

Et j’étais heureux pourtant de cette souffrance. La subir pour ma bien-aimée, m’était un plaisir cruel et doux. Ah ! ce soir-là, j’ai bien compris que l’amour s’épanouit mieux dans la douleur que dans la volupté. Être crucifié, meurtri pour celle qu’on aime, c’est le souverain bien, c’est la vision du ciel !…

Je rentrai, perclus, marchant à grand’peine. Riquette bientôt fut endormie. Toute la nuit je me traînai dans la chambre, énervé, irrité défaillant, pleurant. À l’aube, je courus éveiller l’hôtelier. On alla me chercher des médicaments. Riquette dormait toujours.

Lorsqu’elle s’éveilla, j’avais absorbé de nombreux narcotiques.

— Ah ! fit-elle, quel calme, quel enchantement ! Et dire qu’on est assez tourte pour préférer Paris !… As-tu bien dormi, mon loup ?

— Oui, très bien, affirmai-je.

— Tu étais fatigué, hier soir ; c’était sans doute le grand air. Ah ! tu n’étais pas brillant, en amour…

« Tu n’étais pas brillant en amour !… » Ces mots cinglèrent mon pauvre orgueil masculin comme un coup de fouet.

J’ouvris la bouche pour parler et dire mon courage durant toute cette soirée : mais je compris que ce serait immensément idiot de conter à ma petite amie mes histoires de rhumatismes ; et je subis l’humiliation en souriant, tel un martyr.

Du reste, Riquette ne rappela pas les souvenirs de cette soirée. Elle fut charmante. Quant à moi, j’avais une peine inouïe à secouer l’engourdissement et la torpeur que les narcotiques faisaient peser sur mon pauvre corps.

À déjeuner, subitement, Riquette s’emporta :

— Qu’as-tu donc à me faire une pareille tête ? Tu ne dis rien ; quand je parle, tu ne réponds pas. Tu dors à moitié. Tu sais, si tu t’embêtes, il faut le dire… ou plutôt, il eût mieux valu me prévenir à l’avance que ce serait pour toi une corvée de m’accompagner à la campagne. Je n’aurais pas eu de peine, va, pour trouver un camarade qui eût été ravie

Je protestai ; je me plaignis de malaises vagues, mais je n’osais toujours pas avouer la violence de mes rhumatismes ; un ridicule amour-propre de vieux jeune m’empêchait de confesser cette maladie des usés et des décrépits.

Nous passâmes encore deux journées dans la forêt : moi toujours souffrant, Riquette maussade, agressive, de plus en plus désagréable. Et cette idylle se termina brutalement, bêtement. Ma petite amie énervée, agacée, au milieu du dîner s’emporta, jeta les assiettes par la fenêtre, me lança en plein visage un morceau de pain qui m’érafla le front et le nez. Et j’avais ainsi un aspect absolument grotesque qui amusait Riquette, lui arrachait des éclats de rire. Et alors, quand elle ouvrait la bouche, ses dents paraissaient cruelles, implacables, des dents de petite bête fauve et sanguinaire…

VIII

Riquette est devenue l’étoile des Ambassadeurs. Elle connaît chaque soir les ivresses mauvaises du triomphe, applaudie, acclamée par des forcenés que sa peau affole ; sa peau, ah ! si tentante et si troublante, elle la jette en pâture aux foules ! Elle est presque nue maintenant, lorsqu’elle apparaît devant le public de ce concert d’été. Toute sa gorge jaillit, pointes dressées, hors de la mince ceinture qui étreint sa taille. Sa croupe délicieusement charnue et ses cuisses adorables ondulent, se dessinent, mieux que nues, sous la transparente soie du maillot.


Riquette est devenue l’étoile
des Ambassadeurs…

Moi, perdu dans la masse des spectateurs, je me sens comme eux, grisé, tenté, enragé. Et plus qu’eux, je souffre, car je subis maintenant le supplice de Tantale, le plus affreux, le plus déchirant de tous.

Depuis deux mois déjà, Riquette me refuse sa chair : elle est impitoyable. Un jeune freluquet de médecin m’a déclaré, avec un air ironique, méprisant, que ma petite amie a besoin d’un repos absolu, au point de vue de l’amour. J’ai rencontré cet individu chez Riquette. Sa tenue plus qu’inconvenante avait provoqué une explosion de colère que je n’avais pu maîtriser : « T’es bête, coco, t’es gâteux ! s’était écriée, en riant, mon amie. Tu te fâches parce que monsieur me tripote, et tu crois qu’il me pelote ! Eh bien ! c’est mon médecin. Il m’examine. »

Et lui, le gredin, avait riposté par cette interdiction de toute joie ; il m’avait rejeté à la porte de mon paradis.

Je ne suis pas un de ces vieux-jeunes crédules et vaniteux comme j’en connais tant, qui acceptent par orgueil et bêtise à la fois toutes les histoires que leur racontent leurs maîtresses.

Cette aventure me semblait une grossière comédie. Aussi, ne voulant pas être dupe, je me suis renseigné. Il est absolument certain que cet homme, que j’ai pris pour un rival, est réellement un docteur-médecin. Il est marié, père de famille et jouit d’une haute considération.

Je m’étais donc trompé. Cette fois encore, ma jalousie fut absurde, imaginaire.

… Mais voici que maintenant je suis jaloux de ces milliers d’inconnus, d’êtres anonymes qui, chaque soir, au concert, jouissent de la beauté de Riquette. Leur joie me torture. Je me sens des rages folles à la tête, quand je les vois dévorant des yeux la poitrine grasse, blanche et palpitante de mon amie. Leurs paroles, les mots qui leur montent aux lèvres, dans les spasmes de leur contemplation, me révoltent…

Il y a quelques jours, deux hommes, près de moi, échangeaient leurs réflexions…

— Ah ! disait l’un, on en mangerait…

— Quel dommage, répliquait l’autre, de ne pas avoir cinquante louis à perdre… Je m’en offrirais une tranche ce soir même…

— En vérité, c’est une merveilleuse femme !

Leur convoitise, plutôt que leur insulte, me surexcitèrent. Brusquement, je me levai et ma main, poussée par une force irrésistible, atteignit le visage de celui qui voulait s’offrir « une tranche » de Riquette. Que se passa-t-il ensuite ?… je ne sais au juste. Quand je repris mes sens, j’étais dans un bureau de commissaire, le visage contusionné, les vêtements en désordre.

Sévèrement, le magistrat m’interrogea. En entendant mon nom, il devint plus poli, presque aimable. Puis, quand je lui eus expliqué, à ma façon, comment j’avais riposté, en homme du monde, par une gifle, à des injures personnelles adressées par des inconnus, dans ce concert où je m’étais fourvoyé, il me pria d’excuser ses agents, qui m’avaient conduit au poste sur la plainte de ceux qui m’avaient à demi assommé, et qui avaient prétendu, ainsi que beaucoup d’autres spectateurs, que j’avais été l’agresseur, qu’assurément je devais être ivre.

… C’est vrai ; ils avaient raison, ces hommes : j’étais ivre, d’une douloureuse, d’une crucifiante ivresse…

Ce supplice, renouvelé chaque soir, me devint bientôt intolérable. Pour le faire cesser, je m’adressai à un de mes amis qui consacre sa vie à des œuvres de moralisation, et qui travaille vaillamment à régénérer notre société pervertie. Je lui dénonçai l’impudeur dégradante de ces exhibitions de nudités, devant une populace effrontée ; je lui fis comprendre l’influence mauvaise de pareils étalages ; il fit des représentations à la Censure et on interdit à Riquette de continuer à s’exhiber ainsi, tout son corps offert à la luxure publique.

Durant deux soirs, sa tenue fut un peu moins indécente. Puis, le troisième, de nouveau, elle reparut, encore plus affolante, encore plus dévêtue.

Le lendemain, comme je lui faisais observer, d’une voix aigrie et attristée, qu’elle ne tenait pas compte des avertissements et de la défense qu’on lui avait signifiée, elle me répondit avec un geste voyou :

— T’inquiète pas, mon petit. La Censure, vois-tu, je m’en fous !

En effet, en dépit des démarches de mon ami, il fut impossible par la suite de faire cesser ces spectacles démoralisants, qui sont une honte pour une ville qui les tolère, dégradants pour le peuple qui les applaudit.

Les applaudissements… Oui, c’est bien cela qui enivre Riquette, c’est cela qui la surexcite. Moi qui connais sa petite âme vaniteuse et frivole, je sais que pour des bravos, des claquements de mains, elle se montrerait nue, sans un voile, sans une feuille de vigne, à l’Univers entier. Elle a l’orgueil de son corps, un orgueil immodéré, immense, insensé.

… Pour mettre enfin un terme à mon supplice de chaque soir, j’ai voulu atteindre Riquette dans son orgueil.

Je me suis adressé à un de mes meilleurs camarades du cercle, qui avait l’habitude d’organiser des manifestations populaires.

Et plusieurs soirs de suite, une trentaine d’individus, semés parmi les spectateurs, ont sifflé Riquette. Ils ont protesté à haute voix contre sa nudité.

— C’est écœurant…

— On n’est pas au bordel, ici !

— À Saint-Lazare !

— Il n’y a donc plus d’agents des mœurs ?…

Riquette n’a pas été troublée. Le vacarme couvrant sa voix, au lieu de chanter, elle s’est mise à rire, la gorge tendue, balançant tout son corps, avec des mouvements obscènes, et le public, enthousiasmé de sa crânerie, a applaudi plus fort que jamais… Alors, voyant que je dépensais inutilement des centaines de francs en manifestations inutiles, je n’ai pas recommencé…

Mais quelques jours plus tard, la jolie Lise Fleurie s’étant exhibée de la même façon, au concert voisin de l’Alcazar, subitement, tout le succès de Riquette s’évanouit. Le public, qui est absurde, porta ses ovations à sa rivale.

Et moi, au lieu de me réjouir, j’en fus attristé.

J’eus froid au cœur, quand je vis ma pauvre petite amie se trémousser devant de rares spectateurs, leur faire la royale offrande de sa splendeur, sans obtenir maintenant les triomphes passés, à peine applaudie par la claque…

Et — c’est affreux — il me semble que j’aime moins Riquette aujourd’hui.

IX

Il y a des malfaiteurs qui se plaisent à nous blesser, à nous meurtrir ; nos tortures sont un jeu pour ces ennemis, leur implacable cruauté nous menace sans trêve ni répit.

Mais comme, au lieu d’atteindre notre corps, c’est notre cœur qu’ils assassinent, nous subissons leurs coups, stupidement, sans vengeance, sans révolte. Parfois même nous devons les remercier, leur témoigner de la reconnaissance, pour le mal qu’ils nous font.

Depuis quinze ans, je retrouve chaque jour, au cercle, Georges de Sartigny, un gentleman correct, spirituel, agréable même, qui, sous des allures d’homme du monde exquis, cache une âme diabolique, atroce de malfaisant.

C’est un tueur d’illusions. Son ironie féroce, toujours en éveil, a causé d’innombrables ruines, des désastres abominables. Et pourtant, personne n’oserait lui tenir rancune de sa malice. En vous déchirant, il a de tels gestes gracieux, amicaux, que vous êtes tenté de lui dire merci !…

L’autre matin, près de moi, au club, à déjeûner, il prenait en me regardant des airs attristés ; quand il m’adressait la parole, il m’appelait : « pauvre ami » ; il semblait compatir à mes tristesses. Énervé, je le priai de ne pas jouer de la sorte au croque-mort et m’agacer de ses condoléances. Il eut alors un sourire terrible et me demanda si j’avais, depuis quelque temps, des nouvelles de Riquette.

— Mais, lui répondis-je, je l’ai vue encore hier…

— Ah ! fit-il, vraiment, vous la voyez encore ?… C’est heureux que vous m’ayez prévenu : j’allais faire une belle gaffe…

— Pourquoi ?

— Permettez-moi de ne pas insister, répliqua-t-il, avec son rire féroce.

Naturellement, je l’interrogeai, je le suppliai de parler. À la fin il céda, par amitié, assura-t-il, et pour me rendre service.

Il me conta que Riquette avait pour amant, depuis quelque temps, un acrobate des Folies-Bergère. Je voulus discuter la véracité de cette information.

— Oh ! dit-il, ce que j’avance, moi, je le prouve. Vous n’avez qu’à surveiller votre maîtresse : elle couche toutes les nuits chez l’Hercule, dans un hôtel garni du faubourg Montmartre.

Et il m’indiqua très exactement l’adresse de l’acrobate.

Jusqu’à cette heure, tout en me disant parfois que Riquette avait des amants, j’étais convaincu, au fond, qu’elle m’était fidèle. La déclaration précise, catégorique, de Sartigny me causa une douloureuse émotion. Pourtant, je voulais espérer encore, malgré tout. Riquette me tromper, pourquoi ? J’étais généreux, tendre, affectueux… Elle n’était pas de ces femmes à tempérament excessif qui réclament sans cesse des crises de luxure, des fêtes de volupté. Elle semblait plutôt, comme la plupart de nos contemporaines, indifférente aux ivresses amoureuses…

Peut-être Sartigny avait-il voulu s’amuser à exciter ma jalousie, se distraire à mes dépens, me monter un bateau

Mais son regard ironique, cruel, de malfaisant, plus que ses paroles et ses renseignements, me faisait craindre une catastrophe.

Toute la journée s’écoula dans l’angoisse. Je souffrais ; j’avais des colères, des rages et des défaillances. Puis, par moments, je me raidissais, je cherchais à accepter sans douleur, en joyeux viveur, la possibilité d’un cocuage. N’est-ce pas ce qui nous attend tous, quand nous sommes déjà vieux et que nous avons de jeunes petites amies ?… On en rit… on pardonne… c’est la vie !…

Je pris même la résolution de rentrer ce soir-là de très bonne heure chez moi, pour ne pas être tenté de vérifier l’exactitude de la dénonciation. À dix heures, j’étais au lit.

Mais, alors, au lieu de m’endormir, je fus hanté par des visions suppliciantes, intolérables. Riquette m’apparaissait, tentante, affolante, se livrant éperdue aux caresses de l’amant. Je la voyais, tendant sa bouche, offrant ses lèvres, abandonnant son corps ; elle m’échappait, je la perdais. Et ma tendresse, que je croyais depuis quelque temps moins violente, moins forte, se réveillait, me secouait, me fouaillait.

N’y tenant plus, je me levai. Et, avant minuit, j’étais à la porte de l’hôtel que Sartigny m’avait indiqué, guettant l’arrivée de Riquette.

Caché dans l’ombre, un chapeau à larges bords sur la tête, le col de mon manteau relevé, j’examinais les passantes, tressaillant chaque fois qu’une silhouette de femme approchait.

Tout à coup, dans l’éclaboussement des lumières d’une brasserie, j’aperçus Riquette, accrochée au bras d’un homme, et trottant avec lui…

J’eus un éblouissement ; puis brusquement je ne vis plus rien. Il me sembla que le sol s’entr’ouvrait sous mes pieds, que je tombais dans un précipice. Je tendis les mains, chancelant, vacillant, et je m’ensanglantai les poings contre un mur, où mes doigts cherchaient un appui…

Riquette et l’homme entraient à l’hôtel. Je me précipitai derrière eux ; je pénétrai dans le couloir et montai l’escalier.

Une porte s’ouvrit. Ils disparurent.

Et je demeurai, pleurant, à demi mort, devant cette porte, tenté de la renverser, d’étrangler l’acrobate, de prendre Riquette, de me jeter sur elle, de la posséder…

Des gens allaient, passaient près de moi, dans cet affreux bouge où des amants de passage venaient s’étreindre à la course ou à l’heure. Personne ne prenait garde à moi. Ma détresse ne se voyait donc pas, à mon attitude, à mon visage ? Non… indifférents, insouciants, les hommes et les femmes me coudoyaient, me frôlaient…

Toute la nuit, je restai là. Un garçon sembla s’inquiéter de ma présence, je lui jetai un louis : il se contenta de cette explication.

Je cherchais à entendre la voix de Riquette. Je m’approchais de la porte. J’écoutais… Enfin, ma triste curiosité fut satisfaite. Dans l’emportement voluptueux de sa joie, Riquette cria. Chaque syllabe qu’elle jetait venait me poignarder ! N’ayant plus la force de supporter cet abominable supplice, je m’enfuis…

Que faire, maintenant ?… Rompre définitivement, irrévocablement. Arracher de mon cœur cet exécrable amour. Chercher une nouvelle tendresse. Voilà ce que me suggéraient la sagesse et la raison…

Mais, à la pensée que tout serait fini, que jamais plus je ne tiendrais Riquette enserrée dans mes bras, tout mon courage s’effondrait. Et peu à peu, la lâcheté me gagnait, le pardon s’imposait…

Le pardon ?… Non, la veulerie, la comédie honteuse du partage, la promiscuité… Si je laissais entendre à Riquette que je connaissais sa liaison avec l’acrobate, peut être se fâcherait-elle, me jetterait-elle à la porte, sans pitié, comme un chien… Donc, je reviendrais devant elle, résigné, souriant, et ne lui demandant plus rien, que la seule grâce de me supporter encore quelquefois, de me faire toujours l’offrande délicieuse, enchanteresse, de sa beauté…

Et bientôt, presque consolé, je reconnus que tout ce qui m’arrivait était logique, naturel ; que mon malheur n’avait rien de rare ni de tragique, et qu’il était commun à tous ceux qui s’obstinent à aimer encore, quand l’heure de remiser est venue.

Quelques jours plus tard, à propos d’un événement politique sans importance, j’eus une discussion très violente avec Sartigny : je l’injuriai, espérant, dans mon énervement, qu’il riposterait, et que je pourrais enfin me venger de sa malice, châtier sa cruauté. Mais il se contenta de sourire à mes plus insolentes attaques. Puis, tout à coup, haussant les épaules, il me jeta froidement ces mots :

— Voilà ma récompense ! Rendez donc service aux amis !

Ah ! le misérable, le malfaiteur, le bourreau !… Je le hais, je l’exècre. Il a tué quelque chose en moi…

X

Chaque nuit — maintenant — nous allions souper au Café de Paris.

Pour résister à la fatigue qui, vers deux heures du matin, commence à me terrasser, je dois absorber des élixirs de Jouvence. Cependant, malgré la jeunesse que nous restituent ces savantes pharmacies, je sens, au milieu de la nuit, toute force m’abandonner.

Je fais alors des efforts inouïs pour babiller, demeurer gai en dépit du supplice physique qui m’accable.

Je bois des champagnes, des alcools ; l’ivresse parfois me donne un peu de courage. Le plus souvent, je suis écrasé par une torpeur et une somnolence invincibles.

Il m’arrive parfois d’avouer à Riquette le malaise et la faiblesse que je ressens ainsi. Mais elle rit et me répond :

— Pourquoi ne rentres-tu pas, bien tranquillement chez toi. Le souper ne t’amuse pas ; tu es bien bête de t’imposer cette corvée. Puis, je l’avoue, ça n’est pas folichon pour moi, ces tête-à-tête avec un bonhomme qui a l’air de mourir et prend des airs de martyrs qu’on fait cuire à l’huile. J’aimerais mieux venir ici avec des camarades du concert ! Ah ! pour sûr !… Tu te crois obligé de me cramponner parce que tu es jaloux, horriblement jaloux !… Faudrait te soigner, mon chou !

Cette douloureuse jalousie, que je ne parvenais point à dissimuler, me tenaillait de jour en jour avec plus d’intensité.

Je savais que Riquette recevait, à chaque représentation, des déclarations ardentes et passionnées. Les ouvreuses, les vendeuses de programmes osaient venir dans sa loge, en ma présence, lui faire des propositions ignobles :

— Il y a dans la salle des gentlemen très chics qui offrent vingt-cinq louis à Madame pour souper avec elle…

— Le monsieur de l’orchestre qui a un panama, au milieu du troisième rang, fait dire à Madame qu’il l’attendra à la sortie…

Loin de s’indigner de pareilles audaces, Riquette en paraissait fière.

— Ah ! lui disais-je parfois avec tristesse, si je n’étais pas là, ma chérie, je suis bien certain que tu accueillerais ces insolents…

Elle me répondait :

— Tu me prends donc pour un veau. Je ne suis pas à vendre ainsi au premier venu…

Mais je sentais bien qu’elle avait l’immense et stupéfiante inconscience de ses camarades de concert : lorsqu’on leur offre de l’amour gratuit, ou de modestes sommes, elles se récrient, proclament bien fort qu’elles ne sont pas des grues. Mais, à partir de vingt-cinq louis, le marchandage ne les offense plus ; s’il atteint mille francs, il les honore…

Je me disais souvent que les sages sont ceux qui achètent ces femmes à l’heure ou à la nuit… leurs amantes de passage les jugent généreux, s’efforcent à les satisfaire, pour qu’ils reviennent, de nouvelles fois, au plaisir de leur lit…

Au bout de quelque temps, je sentis que mes forces m’abandonnaient. Je dus renoncer aux soupers. Riquette me déclara brutalement qu’elle irait seule dans les cafés de nuit :

— Tu ne t’imagines pas, fit-elle d’une voix aigre, que je vais aller me coucher à minuit. Enterre-moi tout de suite. Je n’ai pas cent dix ans, moi mon bonhomme, pour être flappie et avachie. C’est à prendre ou à laisser !…

Chaque fois qu’elle me parlait ainsi et me montrait son désir de briser notre liaison, je devenais lâche, lamentablement lâche. Et je me résignais à ses volontés, j’acceptais tout, tout, pour ne pas la perdre.

… Ce soir là, brisé, grelottant de fièvre, j’étais allé dans sa loge, pour l’embrasser avant de rentrer chez moi. Elle lisait une lettre. En me voyant, elle la froissa et la jeta à terre ; puis, dans un accès de mauvaise humeur, elle me reprocha de pénétrer chez elle, avec des allures de maître et de seigneur.

Je compris que ma présence la gênait, et qu’elle me recevait de cette façon pour cacher son mécontentement d’être prise ainsi lisant quelque offre galante, que sans doute elle était disposée à accepter.

Je me retirai, peu soucieux d’essuyer sa colère. Mais convaincu qu’elle allait me tromper, je me cachai parmi la foule des pauvres gens qui rôdent autour des concerts d’été pour s’offrir un spectacle gratuit. Oui, je guettai Riquette, bien décidé à la surprendre et à lui montrer que je n’étais pas le vieillard complaisant qui supporte toute honte et toute infamie.

Je ne me trompais pas. Je la vis bientôt, enveloppée dans son grand manteau blanc, accompagnée d’un jeune homme, dont l’allure et l’orgueil manifestaient une joie excessive.

Dès qu’ils eurent traversé la foule, au lieu de monter en voiture, ils marchèrent lentement, dans le parc qui s’étend de la Concorde au Rond-Point des Champs-Élysées.

Pour les épier sans être reconnu, je cherchai à me travestir, en levant le col de mon manteau d’été, et en me cachant à demi le visage sous un foulard. Précautions inutiles du reste : Riquette s’inquiétait peu des regards curieux ! Elle avait pris le bras du jeune homme, se penchait sur lui amoureusement, cherchait ses lèvres et l’embrassait…

Ils allèrent s’asseoir sur un banc. On eût dit un étudiant et une modiste, à l’aurore d’une passion jeune et ardente. Ils parlaient peu. Ils se prenaient les mains, se caressaient, se rapprochaient, mêlaient leurs têtes en de longs baisers.

Pas un instant je n’eus la tentation d’interrompre cette idylle.

Non, je ne voulus pas jouer le rôle ridicule et odieux du vieillard jaloux qui surgit, croquemitaine féroce, pour effarer et séparer deux amants jeunes et beaux, qui s’adorent follement…

Cependant je souffrais, oh ! oui, terriblement…

Chacun de leurs baisers m’enfonçait un poignard dans le cœur. Je ne puis mieux dépeindre ma souffrance que par cette si vulgaire mais très exacte comparaison.

En vérité, c’était comme le déchirement d’une lame aiguë qui me traversait la poitrine.

Comme tout homme sincère, j’avoue que j’ai toujours eu peur de la mort. Où se réveillera-t-on, quand nos yeux se seront fermés ?… Est-ce la peur d’une autre vie ou l’effroi du néant qui nous épouvante. Il est bien certain qu’à ces minutes terribles, nous tremblons et implorons la pitié secourable d’un Être tout-puissant ; nous lui mendions encore quelques journées, quelques semaines ; nous trouvons mille raisons pour justifier notre prière…

Cette nuit-là, en vérité, je désirais mourir.

Oui, il m’eût été infiniment doux de fermer les yeux, pour toujours.

Ce que je voyais m’accablait d’une telle désolation, que l’éternel sommeil me semblait une douceur.

Mais les dieux ironiques ne nous tuent pas, quand nous appelons la mort…

XI

Quel était cet inconnu qui déclarait à mon valet de chambre qu’il avait une communication importante à me faire ?

Je tournais sa carte entre mes doigts, me demandant si j’allais le recevoir, lisant machinalement ce nom et cette adresse :

Marcel Ponthual,
64, rue Lepic.

Sans doute quelque solliciteur, l’un de ces quémandeurs qui viennent nous proposer des assurances sur la vie ou des vins incomparables.

Je me décidai à répondre que je ne recevais pas. Mais Gustave revint, narquois, et bégaya :

— C’est de la part de Mademoiselle Riquette…

— Qu’il entre ! m’écriai-je.

Je reconnus le personnage que j’avais vu, un soir, aux Champs-Élysées, avec ma cruelle amie.

Vraiment, il avait l’apparence sympathique et attirante. Tout jeune, portant au plus vingt-cinq ans, il se présentait avec une distinction et une déférence parfaites. Je constatai de suite qu’il était très beau, non pas de cette beauté agaçante du bellâtre et de l’homme à femmes professionnel, mais de cette magnificence très rare, faite d’harmonie et de charme que possèdent certains hommes et que, sans fatuité, j’avais possédées, moi aussi, entre vingt et trente ans…

Je considérais ce jeune homme avec insistance, et je me sentais presque son ami.

Oui, loin de le maudire, j’étais tenté de l’accueillir comme un grand fils qu’on n’a pas vu depuis longtemps. Son aspect général me rappelait le jeune homme que j’avais été. Ce regard franc, loyal, énergique ; cette voix à la fois autoritaire et caressante, cette mine orgueilleuse et un peu provocante, je les avais eus aux jours hélas lointains de mon adolescence.

Je demandai au jeune homme la raison de sa visite. Il sembla gêné, hésitant. Puis, lentement, il murmura :

— Pardonnez-moi, monsieur… ce qui m’amène devant vous est une chose étrange… Vraiment, vous allez me juger très indiscret, très audacieux. Je ne sais pas si vous allez me comprendre. Mais vous me paraissez très bon… je suis certain que vous ne vous offenserez pas de ma démarche… Tenez, lisez ceci.

Il sortit de son portefeuille un papier sale où s’étalait une grosse écriture. Et je lus :

« Monsieur, cel que vous émé et une saltée. El et la metrese dun vieu gateu, qui sapel Defrenant et qui abite rue miromenile 30. Rancegné vou si vous nete pa une trufe.

Un Amit. »

— Eh bien ! demandai-je, que signifie cette ordure et pourquoi venez-vous me la mettre sous les yeux ?…

— Est-il vrai que vous êtes l’amant de Riquette ?…

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à cette demoiselle pour apprendre le nom de ses amants ?… Puis, si j’étais en effet son ami, voulez-vous me dire en quoi cela pourrait vous intéresser ?

J’y consens volontiers, monsieur ? Je serai franc. J’adore Riquette : elle m’a ensorcelé. C’est la première fois que j’aime, et je suis bien pris. Je suis très jeune, monsieur, je n’ai pas vingt-deux ans… J’ai vu Riquette, sur la scène, un soir, et j’ai été aussi frappé par la foudre terrible de la passion… J’ai osé lui adresser une lettre dans laquelle je lui disais ma ferveur et mon adoration. Généreusement, elle a réalisé mon espoir. Pendant une semaine, nous nous sommes aimés follement, passionnément. Mais tout à coup, en plein bonheur, je reçois ce papier. J’aurais dû le brûler. Les lettres anonymes sont des infamies. Mais l’accusation immonde m’a bouleversé. Je souffre atrocement… je ne puis plus supporter le doute qui me déchire. Oh ! dites-moi, je vous en prie, toute la vérité. Si vous êtes l’amant de Riquette, je vous donne ma parole d’honneur que, jamais plus, je ne la reverrai… Vous voyez, si vous l’aimez, vous devez maintenant parler…

— Mais, jeune homme, je vous le répéterai encore, demandez à votre amie si je suis son amant ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— Ah ! monsieur, après avoir reçu cette ignominie, je lui ai aussitôt montré le papier…

— Et que vous a-t-elle dit ?

— Voici textuellement ses paroles : Tu es fou, mon chéri, une jolie fille comme moi ne se donne ni ne se vend à un vieux gâteux… Des hommes jeunes et riches m’ont offert des sommes considérables : je n’ai pas besoin de cet argent. Je vis largement et luxueusement avec ce que je gagne au concert…

… Un vieux gâteux. L’injure remua tout ce qu’il y a de mauvais au fond de mon cœur. Je ripostai brusquement…

— Mademoiselle Riquette vous a dit, sans doute, la vérité… Elle aime les jeunes, beaux et robustes, comme vous, monsieur ; loin de se vendre à eux, elle les achète même à l’occasion… Avant vous, elle avait Apollon, un hercule de cirques et de music-halls…

Le jeune homme s’était levé, l’œil flambant, les poings crispés. Je crus qu’il allait se jeter sur moi. Mais aussitôt il s’effondra sur un siège, accablé, les yeux mouillés, et jetant des sanglots qu’il s’efforçait inutilement d’étouffer…

— Ah ! Riquette, Riquette, tu m’as trompé, tu m’as menti… Vos paroles irritées, monsieur, me disent mieux qu’un aveu brutal, la vérité… Vous êtes l’amant de Riquette, c’est vous qui l’entretenez. Et moi, comme l’hercule, comme les autres, je suis l’amant de cœur, presque le maquereau. Merci, merci… je sais maintenant… Ah ! c’est fini, bien fini…

— Vous ne l’aimez déjà plus !…

— Je ne l’aime plus !… Ah ! monsieur, si je ne l’aimais plus, vous ne me verriez pas ainsi, désemparé, pleurant et lâche… Je l’aime de toutes mes forces… Elle est entrée dans mon sang, dans mon cœur. Mais je saurai me délivrer de ce poison détestable, de cet amour maudit qui me pourrirait… C’est fini, vous disais-je, je ne la verrai plus, je le jure, je le jure !…

— Serments d’amoureux !…

— Non, monsieur, serment d’homme qui ne veut tolérer aucune souillure, et qui mourrait plutôt que d’accepter la honte d’un pareil amour.

Sa voix était ferme ; son regard énergique. Je sentis que cet enfant serait courageux, qu’il tiendrait son serment. Il l’a tenu en effet. Jamais plus, Riquette ne l’a revu ; elle l’aimait assurément… Pour le revoir, j’ai appris qu’elle avait fait de violentes tentatives : elles furent toutes inutiles…

Pourquoi n’avais-je pas la même force ? Pourquoi subissais-je chaque jour les injures, les affronts et les hontes ?… Ah, oui, l’acrobate avait raison. Je suis un vieux gâteux… une ruine… une loque… sans volonté, sans dignité, et qui retourne sans cesse à son vomissement…

Un enfant me donnait une leçon de courage…

Niais c’était son premier amour qu’il sacrifiait… À vingt ans, on fauche, virilement, la passion mauvaise qui pourrait vous corrompre et vous perdre…

À cinquante ans, on ne peut abandonner le dernier amour qui fleurit la vie, avec cette belle et farouche décision… On veut exprimer jusqu’à la fin, son goût et son parfum, même s’il est tombé en pourriture !

Ah ! vraiment, ils sont aimés des dieux, ceux qui s’en vont avant toutes ces misères !…

XII

Je vis, depuis plusieurs mois, dans une longue crise de folie et d’absurdité.

Aujourd’hui, par hasard, j’ai eu quelques heures de lucidité. J’ai pu faire un examen de conscience, étudier mon triste état d’esprit et d’âme. Et je m’aperçois, lamentablement, que je traîne, comme un boulet pesant, ma passion lâche et avilissante. Je pourrais facilement me libérer ; mais non, je suis un misérable, j’aime mon ignoble servage.

Voici très exactement la situation ; j’ai osé l’envisager pour la première fois :

Je suis l’amant de Riquette, l’amant qui paie, qui entretient très convenablement sa maîtresse et a le droit d’exiger des égards, de la fidélité.

Je ne suis pas assez décrépit encore pour accepter les hideuses compromissions, les combinaisons dégradantes. À cinquante ans, si on n’est plus un jeune homme, on n’est pas encore un vieillard… Il y a quelques jours, je servais de témoin à mon ami de cercle, Henri Pontgermain, qui se mariait et épousait une adorable jeune fille de vingt-huit ans, d’excellente famille bourgeoise, ayant une dot suffisante pour prouver qu’en acceptant son mari, ce n’était pas une opération financière qu’elle concluait.

Sans fatuité, je suis aussi bien que Pontgermain ; il est chauve, il a de fausses dents : je n’en suis pas encore là !

Or, j’ai toléré que Riquette me trompât, sans aucune retenue, sans aucune mesure. Au gré de ses caprices, elle ouvre son lit aux uns et aux autres. Elle s’affiche partout en compagnie de cet acrobate qui est son amant de cœur.

Que suis-je, moi ?… l’homme qui paie.

Riquette me repousse, quand par hasard je m’abandonne à mon rêve, quand je prends un instant ses mains dans mes mains ; si je veux l’embrasser, elle me ravit les lèvres que je cherche, les dérobe à ma caresse, et ma bouche se perd dans le vide ou dans les ondes fuyantes de ses cheveux.

Il y a trente-six jours que je n’ai pas couché avec ma maîtresse. Et notre dernière étreinte fut une saleté. Comme j’insistais pour presser, dans le baiser suprême, ma petite amie sur mon cœur, après avoir longtemps refusé, sous de futiles prétextes, brusquement elle se jeta sur le lit, hargneuse, maussade, m’ordonnant :

— Dépêche-toi !

En mon abrutissement, au lieu de parler en maître, ou de rompre, je m’enlise dans la vase sale et épaisse des mauvaises raisons, — comme si l’on pouvait raisonner sainement dans l’état où je suis.

Oui, je crois être bon, je crois être sage, je crois être supérieur aux autres hommes. Je me dresse un petit autel, je m’encense, comme un petit bon Dieu.

Je m’illusionne ainsi :

Mon amour n’est pas une passion commune, un instinct grossier, mais une tendresse hautaine et sacrée. J’aime Riquette non pas en homme, en égoïste, qui veut aussi être aimé. L’aimant de cette affection désintéressée, mon seul bonheur, c’est de voir l’amie heureuse, satisfaite même en ses appétits et en ses instincts, prenant sa joie où elle la trouve ! Je sacrifie à sa félicité jusqu’à ma jalousie, je souffre, je subis le martyre, par excès sublime et magnifique d’aimer !

Je me crois un Dieu, au moins un ange…

En réalité, je ne suis qu’un cochon.

Oui, la vérité vraie et exacte, c’est que je tolère mon supplice par l’unique crainte d’être congédié par Riquette, comme un créancier, comme un valet.

Et pourtant, je suis bien certain qu’elle m’aimerait mieux, si je me révoltais, et qu’elle se soumettrait, docile et serve, si je la menaçais brutalement de la plaquer. Car je suis généreux. Elle a besoin de moi. Ses amants n’ont pas le sou ; sans moi elle retomberait dans cette misère où je l’ai connue…

Je suis assez naïf pour la croire, quand elle me conte que tel ou tel millionnaire lui propose de l’entretenir, lui offre hôtel, voiture et tout le reste. Allons donc ! Si on a l’envie d’une fille comme Riquette, on la prend à l’heure ou à la nuit, dans une maison de passe, pour dix ou quinze louis : c’est le vrai tarif. Mais on n’en fait pas sa maîtresse. Non, non, je le sais bien.

Pourquoi n’ai-je pas ainsi passé mon caprice, oh ! pourquoi ? Je me serais évité de cruelles souffrances, de douloureuses insomnies…

Pourquoi ?…

Hé, tout simplement parce que je l’ai rencontrée à l’heure de cette crise redoutable, où l’homme — au bord de la vieillesse — éprouve l’impérieux besoin d’aimer encore, d’une tendresse neuve, et fraîche, et crédule d’adolescent.

Seulement, à vingt ans, on ne raisonne pas : on se contente de vivre. Et l’on est égoïste : on a cette force ! On veut son plaisir, à soi : on cherche son propre bonheur. La femme, alors, est un bel instrument, on la traite en machine. Si elle nous fait souffrir, on la jette hors de son cœur. Hé ! va-t’en, garce ! Il y a d’autres catins pour m’amuser ! Je ne suis pas une poire…

Une poire ! Oui, oui, je suis une poire. La femme prend sa revanche, quand elle rencontre des imbéciles, des naïfs, des idiots. Elle a raison. C’est ainsi qu’elle a créé, et qu’elle refait chaque jour la légende de sa royauté, de sa souveraineté…

Elle règne sur les poires !…

Ah ! comme elle abuse de sa grotesque domination, l’ignoble petite reine ! Elle a pour ministres l’avilissement, l’abrutissement, l’anéantissement. Elle se plaît à salir, à maculer ses sujets. Ohé ! les poires, résignez-vous ; c’est bon, n’est-ce pas, de pourrir, de sommeiller sur vos fumiers ?…

Peu à peu, la colère entre en moi : son souffle viril nettoie mon cœur. C’est aujourd’hui, vraiment, que je rajeunis, qu’un peu de mâle et belle force me secoue, enfin !

La seule solution possible, c’est la rupture…

Une rupture sans phrases, définitive.

Et j’écris à Riquette une lettre, une trop longue lettre… Mais je la déchire aussitôt, pour rédiger ce laconique billet :

« Petite amie,

« Je comprends enfin que je suis, comme tu me l’as répété si souvent, un obstacle dans ta vie d’artiste et de femme galante.

« Pardonne-moi d’avoir, si longtemps, retardé ta marche vers la gloire et la fortune.

« Adieu ! »

Oui, c’est bien, c’est très bien… Il n’y a, dans ces phrases, ni violence ni colère ; un peu d’ironie seulement. Cette petite vengeance m’est bien permise : une moquerie pour tant de dédain, tant de malice subis !

Pourtant, est-ce bien correct de rompre ainsi ?…

Il me semble que je devrais, en galant homme, ajouter à ma lettre quelques billets de mille…

Vraiment ?…

C’est ma lâcheté qui remonte et me conseille encore cette faiblesse.

Je suis à peu près ruiné… et qu’ai-je eu pour tout cet argent, cette fortune gaspillée ?… Ah ! Riquette m’a coûté cher… J’ai été volé…

 

Ma décision est irrévocable…

Ma lettre est partie… Je ne suis plus une poire…

J’ai peur…

À mon âge, les résolutions sont-elles bien énergiques, bien vivaces ?…

Je le saurai demain.

XIII

Depuis que, pour fuir Riquette, je me suis réfugié dans mon vieux domaine des Fresneaux, sur les bords de la Loire, j’ai enfin retrouvé le calme et l’apaisement. Je ne souffre plus les supplices cuisants de cette fièvre mauvaise qui me torturait, me créait un enfer.

Mais, maintenant, hélas ! je vois, autour de moi, toutes les ruines attristantes que ma funeste passion a amoncelées.

Ma pauvre femme partie, après plusieurs années d’une vie commune qui avait été tolérable, et même douce, pour elle et pour moi. La sécurité que me donnait ma fortune désormais abolie et changée en inquiétude de toute heure. Cette maison même, où s’abrite ma retraite, est grevée d’hypothèques. Comment ferai-je désormais pour vivre ? Habitué aux conforts, aux luxes de notre époque, je devrai me contenter de rentes mesquines : ce ne sera pas la médiocrité, mais la pauvreté !

Cette économie sordide à laquelle je suis maintenant condamné m’est pénible, difficilement supportable.

Pour occuper mes loisirs, j’ai voulu faire de légères transformations dans le parc des Fresneaux, agrandir les bâtiments, planter des arbres et des fleurs rares et l’argent m’a manqué.


… J’ai voulu faire de
légères transformations.

Je suis un rôdeur, un vagabond, sur mes terres.

Les gens d’ici savent que je suis ruiné et me marquent leur mépris par mille gestes insolents.

Il serait préférable que je vende cette vieille propriété, si pleine de souvenirs ! J’irais alors finir mes jours très loin, parmi des étrangers, je subirais leur indifférence sans aucune tristesse.

Mais le mépris, presque la haine de ces paysans qui me regardaient autrefois comme leur maître, je ne puis subir cela. Je partirai… J’ai déjà prié mon notaire de vendre les Fresneaux. Si l’on ne trouve pas un acquéreur, dans des conditions acceptables, on morcellera le domaine, on le déchiquettera, et chaque paysan en prendra un lambeau…

Souvent, le soir, quand tombe le crépuscule, j’ai des désespérances infinies et, il faut bien l’avouer aussi, des nostalgies folles de Riquette… Ah ! si elle avait voulu… si elle avait consenti à venir se cloîtrer avec moi aux Fresneaux, nous aurions pu y cueillir encore un peu de bonheur.

J’ai bien eu la lâcheté de lui adresser cette prière. Oui, dans une lettre humiliée, repentante, je lui ai offert de partager et de fleurir ma solitude.

Pour la décider à venir ici, je lui ai déclaré qu’elle serait ma légataire universelle. J’espérais la tenter avec cette offre qui réalisait son rêve, tant de fois exprimé : être propriétaire ! Sur une carte postale, elle m’a envoyé, pour toute réponse, ce mot :

« M… ! »

Et depuis, je traîne de tristes jours, d’atroces nuits d’insomnie. J’attends avec impatience les cinquante et quelques mille francs qui me resteront, après la vente des Fresneaux, une fois les hypothèques payées.

Quinze cents francs de rente ! la retraite d’un adjudant ou d’un petit bureaucrate…

Stupidement, bêtement, je me suis ruiné en moins d’un an, pour une fille qui me trompait, qui me torturait.

Et pourtant, je ne regrette rien.

Durant ces mois, si j’ai saigné, si j’ai pleuré, si j’ai connu d’épouvantables meurtrissures, j’ai eu des heures délicieuses, incomparables. Une de ces heures suffit pour vous donner ensuite la force d’accepter toutes les détresses. Leur souvenir est ma seule consolation maintenant.

Ah ! je l’ai bien aimée, cette petite Riquette, — d’amour profond, d’amour superbe ! — Et elle ?… Mais je suis sûr qu’elle aussi, elle m’aimait… Oui, j’en suis bien certain. Elle n’était pas de celles qui jouent des comédies de tendresse et d’affection. Elle n’a pas le talent de ces immondes simulacres… Oui, oui, oui, et c’est ma joie maintenant de me l’affirmer : Riquette m’a aimé !…

Ah ! ces nuits délicieuses, que ma mémoire parfois ressuscite, avec une telle intensité qu’il me semble que je les revis ! Avec quelle grâce gamine et délicieuse elle s’abandonnait à mes caresses. Qu’il était bon, le goût de sa chair ! Ses yeux alanguis avaient des rayons de volupté reconnaissante.

Je revois ce joli corps nu qui se pâmait sous mes baisers, avec la palpitation tumultueuse des seins, la convulsion délirante des bras et des jambes !

À cinquante ans, alors qu’on est presque un vieillard, j’ai eu la gloire de sa jeunesse ! Et j’oserais me plaindre que j’ai payé trop cher, d’un peu d’argent, de beaucoup de souffrances, ces heures de paradis !…

Une des pauvres distractions de ma solitude, c’est d’apprendre, par de rares lettres que m’adressent ici de fidèles amis du Cercle, les menus potins de la vie parisienne, les aventures de mes camarades.

Ce pauvre Delabray vient de se brûler la cervelle, à la veille d’être arrêté pour escroqueries. Lui a été plus vite que moi. En trois mois il a croqué cinq cent mille francs, pour l’amour de Liane Vincy, une grue de dernier ordre ; — et n’ayant plus le sou, il a volé. Le pauvre !… Il est maintenant au pays des oublis…

C’est peut-être lui qui a eu raison…

Mourir ! Pourquoi nous élève-t-on dans la crainte de la mort ?

N’est-elle pas préférable à la décrépitude — à la mort de notre dernier amour…

Oui, oui, la fin eût été préférable à cette vie que je mène désormais, sans espoir, sans nulle clarté…

 

Ce matin, le notaire Godaud est venu m’apporter quarante-cinq mille francs, trébuchant et sonnant, selon son expression : et j’ai signé immédiatement l’acte de vente. J’ai huit jours pour quitter les Fresneaux… Mais, dès ce soir, je serai parti…

Hier, Valleroy m’a écrit que Riquette, tout à fait misérable depuis mon départ, après avoir eu ses meubles et ses costumes vendus à l’Hôtel Drouot, est devenue la proie de quelques affreuses proxénètes, et qu’on peut l’avoir pour deux louis, dans les maisons de passe du quartier de l’Europe.

« Tu es bien vengé ! » me dit Valleroy…

Hélas !… Vengé !… Je pleure, je pleure lamentablement, en pensant que ma petite amie est si malheureuse, si déchue…

XIV

Oui, je suis revenu à Paris. J’avais la nostalgie du calvaire et de ses supplices…

L’homme a besoin de souffrir. Le bonheur lui paraît fade et méprisable. C’est seulement quand notre cœur saigne et que tout notre être agonise, oui, c’est à ces moments-là surtout que nous avons l’intense sensation de vivre. Un amour qui ne serait fait que de baisers, de caresses, d’enlacements et de joies partagées ne durerait pas un jour…

Peut-être en avons-nous tous, dédaignées et flétries dans notre souvenir, de ces tendresses heureuses, sans une larme, et brisées rapidement, parce qu’elles ne nous offraient pas l’âpre et voluptueux sentiment de la torture. Elles n’ont laissé aucune trace en nous ; elles nous ont donné leur gracieux parfum, leur charmante douceur, et nous les avons cependant oubliées. Tandis que persiste éternellement la mémoire douloureuse et chère de nos crucifixions.

Riquette, petite amie mauvaise et malgré tout idolâtrée, je t’aime toujours de toutes mes forces. Et je n’ai plus qu’une seule pensée, qu’un unique but : te revoir, te retrouver dans cette grande ville, où tu es effroyablement perdue…

Je t’ai demandée partout où j’espérais rencontrer les traces. Jours et nuits, au hasard, je te poursuis. J’ai fait de pieux pèlerinages aux lieux où nous avons vécu. Chaque soir, au crépuscule, je me rends à ce cabaret de Montmartre où je t’ai vue pour la première fois ; mais tu n’y es pas revenue…

Ce coquet et joli petit nid qui abritait ta beauté a été saccagé par les huissiers : tes reliques ont été dispersées à l’encan. J’ai reconnu, chez une marchande à la toilette, tout un lot de vieilles nippes défraîchies, que tu avais portées : je les ai reconquises… Et, dans ces étoffes, j’ai savouré délicieusement la forte et inoubliable odeur de ta peau !…

D’après des indications qui m’ont été données, Riquette, à bout de ressources, est tombée, de chute en chute, aux maisons de passe du faubourg Montmartre. Je tremble de la rencontrer un soir, parmi les lamentables rôdeuses qui traînent dans ce quartier, s’offrant à tout passant…

Et pourtant, là ou ailleurs, qu’importe, pourvu que je la revoie, que je l’arrache à la tristesse, à la fange, à la misère !…

Sans doute, son orgueil est aujourd’hui brisé ; elle me pardonnera mes exigences ridicules, mon abandon, mes caprices. Elle sera peut-être heureuse… heureuse, ma Riquette… je n’ai plus d’autre souhait désormais : son bonheur…

Cette chasse à travers les maisons de rendez-vous me devient chaque jour plus odieuse. Les proxénètes, qui m’accueillaient d’abord avec empressement, peu à peu sont devenues hargneuses. Mes allures inquiètes, mon refus d’accepter les jolies filles qu’elles offrent, m’ont rendu suspect. Dernièrement une de ces marchandes de chair humaine m’a jeté presque à la porte, en me déclarant : « Toi, mon vieux, t’es de la police. Tu viens ici, tous les jours, tu ne consommes pas, tu n’es même pas un voyeur, et tu paies sans rechigner : ça n’est pas naturel ! Je me méfie de clients pareils. »

Alors, j’ai dû choisir au hasard une vendeuse de caresses et accepter ses services — sans aucune joie — pour avoir le droit de reparaître dans cette maison où je sais que Riquette, il y a quelques semaines, venait chercher quelques louis.

Et c’est ainsi chaque jour ; je suis devenu un bon client… Ces débauches, par instants, me donnent des nausées, et cependant je mentirais si je n’avouais pas que j’y trouve toutefois un plaisir très vif, de vanité, de gloriole bestiale, en constatant que, malgré mes cinquante ans passés, je suis encore un très vert et très robuste galant…

Un soir, j’ai eu, durant quelques minutes, une vive émotion. Chez la mère Simon, à peine entré, je crus reconnaître Riquette. Mon cœur battit à se rompre. J’approchai. Hélas ! ce n’était pas elle. Une petite femme ressemblait à mon amie, je la pris, et voulus me donner l’illusion d’étreindre l’adorée. Mais brusquement, dans une crise absurde d’attendrissement, je me mis à sangloter. Très douce, très affectueuse, la petite murmura : « Tu as de la peine, je serai gentille, je te consolerai ; moi aussi, me confessa-t-elle, je suis bien triste. J’ai été abandonnée par mon amant, mon premier, que j’aimais à l’adoration. Il m’a quittée pour épouser une fille riche et laide ; il m’a laissée sans le sou. Je n’ai pas eu le courage de me tuer. C’est pourquoi je fais ce sale métier… »


Brusquement, je me mis
à sangloter…

Ayant demandé du champagne, elle se grisa et me fit boire. Et peu à peu, avec ma raison, ma tristesse s’effaça. Et le reste de la nuit, ma compagne et moi, nous eûmes du plaisir. Nous étions enragés ; et comme de jeunes amants qui s’adorent, jusqu’au jour nous avons aimé…

Mais, l’ivresse passée, au réveil, nous nous sommes séparés bêtement, indifférents, fourbus.

Cette aventure, pourtant, a mis en moi un peu d’apaisement…

Je pense maintenant que si les hasards hostiles ne veulent pas que je retrouve Riquette, mon désespoir peu à peu s’atténuera dans les fumées bienfaisantes du champagne et de ses illusions…

L’illusion ! Si nous savions la cultiver, qui sait si elle ne vaudrait pas la réalité ?…

Je n’ai pas connu d’homme plus heureux que Raoul Vernier, un bon vieil ami du cercle, qui vivait de la sorte, en se nourrissant de rêves, d’imaginations, de simulacres. Il avait dans sa garçonnière une collection très complète de photographies des jolies actrices de Paris : chaque jour il en choisissait une, la considérait longuement, s’imprégnait pour ainsi dire les yeux de la capiteuse image. Puis il amenait dans son lit la première venue, et à force de volonté ou de folie, il se persuadait qu’il avait en ses bras Liane de Pougy, Lise Fleuron, Nine Derieux, Clémence de Pibrac. Il était parvenu à s’illusionner, soi-même, si merveilleusement, qu’il nous disait très sincèrement, le lendemain :

— Mes amis, j’ai passé une nuit délicieuse. Songez donc : un régal de roi, un morceau pour Rothschild. Cléo, Cléo elle-même a couché avec moi.

XV

Pendant plus de six mois, je me suis acharné à cette chasse douloureuse. Ce n’était plus, maintenant, la hantise de sa peau ni la faim de son baiser, mais seulement la pitié, oui, la tristesse de la pressentir malheureuse, misérable, qui, sans trêve, me précipitait à la poursuite de Riquette.

Je l’avais cherchée dans les quartiers excentriques, dans les maisons de passe, même dans les bouges. Et ce fut sur le boulevard qu’un beau jour, par hasard, je la revis enfin…

J’étais assis à la terrasse d’un café, m’amusant au spectacle incomparable de la vie et du mouvement parisien ; mes regards étaient pour ainsi dire pris, attirés, emportés dans les remous et les courants de ce fleuve humain qui coule vertigineusement, si capricieusement, et va se perdre on ne sait où. Des pensées tristes m’obsédaient.

— À quoi bon, me disais-je, tant s’agiter, tant aimer, tant souffrir ? Notre existence a-t-elle vraiment un but ? Ne sommes-nous pas simplement des épaves secouées, ballottées, et enfin brisées, détruites, anéanties ?

Brusquement, je tressaillis…

Dans la foule, à quinze pas de moi, Riquette trottait…

Précipitamment je me levai, je courus…

— Riquette, Riquette…

L’émoi me serrait la gorge… j’avais mille peines à prononcer le nom de l’amie… J’aurais voulu lui dire ma joie, mon allégresse de la retrouver… Mais aucun autre mot que son nom ne sortait de ma bouche.

Son accueil me glaçait.

Elle restait immobile, silencieuse. Son visage, hélas ! un peu flétri, avait maintenant une expression de dureté que je ne lui connaissais pas.

Je répétai, encore :

— Riquette… Riquette…

Elle me considéra lentement, des pieds à la tête, inspectant ma tenue, puis, goutte à goutte, laissa tomber ces mots :

— Comme tu es changé. Tu as vieilli de vingt ans… Ça ne t’a pas réussi, la noce, hein, mon pauvre vieux !…

— La noce !… Riquette !… la noce… C’est le chagrin qui m’a usé…

— Ah ! mon coco, laisse-moi rire… le chagrin !… De qui ?… De quoi ?… Qu’est-ce que tu chantes ?… Je sais ce que je dis. On te rencontre partout, vadrouillant comme un étudiant, comme un petit jeune… Mes compliments, tu sais… À te voir, un peu déjeté, pas mal décati, on ne le croirait pas si vert… Lisette Loupiol m’a donné des renseignements : tu as couché plusieurs fois avec elle chez la mère Simon. À propos, tu n’as pas eu d’elle quelque vilain souvenir ?… Elle est malade, tu sais… mais malade jusqu’aux os…

Tandis qu’elle parlait, lentement nous allions. Elle avait quitté le boulevard, nous nous trouvions maintenant dans une petite rue à demi déserte.

Brusquement, Riquette éclata.

— Ah ! tu sais, tu es un cochon, un cochon, un cochon ! Grâce à toi, je suis sur la paille… Le jour où je t’ai connu, il eût mieux valu pour moi me casser une jambe !

Mon seul désir était d’obtenir le pardon de Riquette, d’enlever de son cœur toute rancune et toute tristesse. Ses récriminations, certes, étaient injustes, mais elles ne me révoltaient point. Je les subissais, comme une colère d’enfant irritée, qui ne sait pas ce qu’elle dit, dans l’excès de sa rage. Lorsqu’elle se tut enfin, très doucement je balbutiai :

— Tu es donc bien malheureuse, maintenant ?…

— Zut !

— Je t’en prie, Riquette… réponds…

— À quoi bon ?… Tu as peut-être l’intention de me faire l’aumône, de me prêter cent sous…

— Je veux te sauver !… t’arracher à ta détresse… Te donner un peu de bonheur.

— Je ne veux pas…

Je compris que, si j’insistais, elle serait féroce, qu’elle voulait abuser de ma lâcheté. Il fallait changer de tactique.

— Alors, murmurai-je, adieu, ma bonne Riquette, adieu…

Je tendis la main… la sienne se déroba. Alors, je tournai le dos…

Mais, aussitôt, les doigts de Riquette s’abattaient sur mon visage, violemment. Et malgré la douleur, assez vive, que je ressentis, malgré les quolibets de quelques gamins qui avaient été témoins de cette scène, je me sentis, au fond du cœur, ravi. Entre amants, une gifle, c’est la fin de l’orage ; l’instant de la réconciliation est proche.

Une voiture passait. J’appelai le cocher : il s’arrêta. Je montai dans la voiture, assez lentement pour permettre à Riquette de m’y rejoindre. Elle se jeta dans le fiacre, en effet, ferma la portière, indiqua son adresse… Alors, elle pleura, et me faisant un collier de ses bras.

— Oh ! fit-elle, ne te fâche pas… Si tu savais comme je suis malheureuse… Je n’ai pas toujours été gentille avec toi… j’ai eu des torts, de graves torts… mais ce fut par ta faute, par ta très grande faute. Tu n’as pas su me comprendre. Je t’aimais bien, mais je t’aimais comme un enfant que je suis… N’en parlons plus, puisque c’est fini… Je croyais avoir jusqu’au bout assez de courage pour ne plus t’aimer… et je redeviens idiote… je veux t’aimer encore, oh ! tu sais, très peu, encore une petite fois… et nous nous séparerons, pour toujours, toujours… Ne me refuse pas… je ne te demande que ce sacrifice, en souvenir du temps où nous nous chérissions. Une pauvre petite fois… Ça ne te coûtera rien, rassure-toi… À l’œil !…

Elle était devenue câline et gamine… Sa bouche s’écrasait sur mes lèvres ; je sentais ses seins palpiter contre moi…

Son baiser me grisait. L’odeur de ses cheveux, de sa chair s’évaporait et m’enchantait, comme un encens troublant.

La voiture s’arrêta à la porte d’un de ces hôtels meublés de Montmartre qui abritent le monde si curieux des artistes, des rapins, des petites femmes de la Butte.

— C’était là que logeait Riquette. Son pauvre nid se composait d’un modeste salon et d’une chambre à coucher.

— Tu vois, fit-elle en entrant, ce n’est pas luxueux, ici. Je paie cinquante francs de loyer par mois… le temps des splendeurs est passé !

Puis, s’asseyant sur mes genoux :

— Je t’invite à dîner. Nous mangerons au lit, comme des amoureux… des œufs, une côtelette. Si le repas est maigre, nous aurons du moins du dessert à discrétion.

Et, dégrafant son corsage, elle en fit jaillir ses seins, ses seins gras et fermes, avec leur menue pointe rosée offerte à mon baiser :

— Tu vois, il y aura des pommes pour toi, si tu es bien gentil…

Je voulus les goûter.

— Non, non, monsieur le gourmand, pas maintenant… au dessert.

Et s’arrachant à mon étreinte, elle s’enfuit vers la chambre à coucher ; au bout de quelques minutes, elle m’appela. Je la trouvai cachée dans le lit, blottie toute nue parmi les draps, fraîche et parfumée de sa senteur musquée de blonde.


Je la trouvai cachée
dans le lit…

Je trouvai ma Riquette voluptueuse, sensuelle, câline, des bons jours. Elle me retint là, près d’elle, durant une semaine entière. À différentes reprises, j’avais voulu la quitter. Oh ! pendant quelques instants seulement, juste le temps nécessaire pour aller lui acheter une petite surprise et lui montrer que je n’étais pas tout à fait ruiné comme elle croyait ; mais ses bras m’enchaînaient :

— Non, non, tu ne t’en iras pas : c’est la dernière fois que nous nous aimons… je sais que tu ne reviendras pas. Je te veux encore !

XVI

Après minuit, terrassé, épuisé, le cerveau et les moelles vides, j’allais m’endormir dans les bras de Riquette. Mais, soudain, sa voix secoua mon anéantissement :

— Coco, parlons sérieusement cette fois. Il faut être raisonnable. Tu partiras demain.

— Partir ! pourquoi partir ?…

Je pleurnichais, attristé, brutalement épouvanté au milieu de ma douce et pesante sécurité. Quel nouveau caprice allait la séparer de moi, me ravir le régal nécessaire de ses baisers et de sa chair ? Tout mon être se révolta, et je criai, furieux :

— Non, non, non, je ne partirai pas !

Elle riposta :

— Comme tu voudras. Alors, c’est moi qui décamperai.

— Non, non, non, tu ne me quitteras plus.

Elle s’écarta de moi, délia la douce chaîne que me faisaient ses bras.

— Comme tu voudras. Mais nous ne pouvons pas vivre seulement d’amour et d’eau fraîche, et je n’ai plus le sou… nous n’aurons rien à bouffer demain.

Elle avait retrouvé sa voix rauque et glaciale des mauvais jours.

Mais, déjà, la joie se rallumait en moi. Et, sans attendre, je lui aurais crié : « Mais, petite folle, tu ne sais donc pas que je suis riche encore, riche de cinquante mille francs !… » si maintenant, dans ma sécurité, je n’avais voulu m’amuser un peu de sa crainte de la misère, pour mieux jouir ensuite de son allégresse, lorsqu’elle saurait.

En même temps, un orgueil et un immense bonheur me ranimaient. Ainsi, vraiment, me croyant ruiné, elle m’avait accueilli, elle m’avait aimé…

Aimé… oui, passionnément, follement, incomparablement, durant ces journées de tendresse et de volupté sans pareilles !…

Elle reprit :

— Écoute, et ne te fâche pas : nous resterons ensemble. Je sens, en effet, que maintenant, je ne pourrais plus vivre sans toi. Mais comme il faut payer le propriétaire, le restaurateur et toute la sale bande des mercantis qui nous vendent le sommeil, la pâtée, chaque jour, pendant deux heures, je te quitterai. Tu ne me demanderas jamais ce que je vais faire… tu pourras être tranquille, mon loup, je ne te tromperai pas, car on ne trompe son homme, avec ceux qui paient, que lorsqu’on prend du plaisir…

L’infâme marché qu’elle me proposait m’était une preuve, la plus forte de toutes, de sa sincérité, de son amour, de son désintéressement. Je me sentis le cœur envahi d’une gratitude et d’une affection infinies.

Sans répondre, je voulus attirer Riquette, m’anéantir dans l’incomparable douceur d’être si merveilleusement aimé…

Sa voix, de plus en plus dure, balbutia :

— Tu acceptes ?… Hein ?… Tu veux ?… C’est entendu ?…

Je répondis :

— Ah ! Riquette, divine et délicieuse Riri, je te veux à moi seul, toute à moi. Le sacrifice que tu me proposais est inutile… J’ai quelque argent encore, Riquette, assez pour être heureux encore longtemps, longtemps, en étant raisonnables, puisque tu m’aimes et que je t’adore.

— C’est vrai ? cria-t-elle, c’est bien vrai ?…

Sa voix s’était radoucie, ses bras me reprenaient…

— Oh ! mon coco, on s’en ira bien loin, dans une petite maison, à la campagne, on vivra pour cent francs par mois. Combien as-tu ?… Cinq mille francs ?… Dix mille ?…

Lentement, je prononçai ;

— Cinquante mille…

Elle répéta :

— Cinquante mille… c’est bien cinquante mille francs ?… Non… Tu veux rire… Mais c’est une fortune, ça !… Et dis-moi bien vite, où as-tu caché ce trésor ?…

— Au Crédit Lyonnais…

Vivement, elle m’interrompit :

— Oh ! tu es bête ! Ces maisons de finance, ça n’est pas sûr. J’ai eu un ami, dernièrement, qui était employé dans une banque et qui me disait que ceux qui confient leur argent sont des poires. On ne sait pas ce qui peut arriver. Un beau jour ça craquera comme le Panama, et des tas d’idiots perdront encore leur bonne galette, se trouveront sur la paille. Écoute-moi, mon coco. Demain, demain matin, tu iras chercher ton argent, et tu le garderas, sur toi, ou dans un vieux bas, caché au fond d’une armoire comme les paysans. Et nous ne resterons pas plus longtemps dans ce sale Paris… Tu m’emmèneras où tu voudras, pourvu que ce soit loin, très loin. Tu veux ?

J’embrassai Riquette, et ce baiser fut ma seule réponse.

Et cette nuit-là, jusqu’au matin, on babilla, on s’aima. Riquette était folle de joie, folle de volupté…

Elle me répétait, entre deux caresses :

— Tu sais, dès après-demain, je veux partir ; juste le temps de faire sa malle !

— Pourquoi tant se hâter ? demandai-je.

— Pourquoi ?… Parce que maintenant j’ai peur de Paris. Je vois le bonheur si près de moi, si près, que j’ai la terreur de le perdre, de ne pas l’atteindre…

— Rassure-toi, Riri ; je suis prêt à partir, sitôt qu’il te plaira. Nous irons ensemble, demain matin, retirer notre petite fortune du Crédit Lyonnais. Et nous irons aussitôt vers une gare.

— Non, non ! C’est tout de même un peu trop de précipitation. Je demande une journée, pour m’acheter quelques chemises, des rubans, des souliers, et faire nos malles. Et, comme je n’aime pas voyager la nuit ; après-demain, je l’ai dit, nous nous embarquerons pour le pays de notre éternel amour…

Je murmurai :

— N’est-ce pas une folie que nous faisons là, Riquette ?… Réfléchis, tu es jeune, toi, et moi je suis vieux. Nous enterrer dans un coin perdu, seuls, toujours seuls… Cela ne sera pas bien gai pour toi… Tu t’ennuieras…

— Non, non… nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer… Le jour, s’il nous arrive de ne savoir que faire, nous nous coucherons… et au lit, est-ce que j’ai l’air de m’y embêter ?… Ah ! mon chéri, comme on s’aimera… toujours, toujours… la nuit et le jour… Comme ce sera bon d’être tranquilles, de n’avoir pas à penser à toutes les misères de la vie ; ah ! comme je te serai reconnaissante de m’avoir arrachée à cette vie atroce et ignoble, pour quoi je n’étais pas née !… Ah ! j’ai eu du malheur, va, depuis le jour où je t’ai connu. Auparavant, certes, je n’étais pas riche, je menais une vraie vie de bohême : mais tu sais, j’étais une fille honnête… rappelle-toi… je t’ai résisté durant des semaines, et je ne me suis donnée à toi que le jour où j’ai senti que je t’aimais… Oh ! je sais… j’ai fait des bêtises ensuite, des choses que je déplore. Je t’ai causé de la peine souvent. Mais, je le jure, je n’étais pas aussi coupable que tu pouvais le croire… Non. Cette existence, trop belle, que tu m’avais faite brusquement, m’avait grisée… puis, au théâtre et au concert, on est entraînée malgré soi. C’est fatal, inévitable. On vit au milieu de la plus affolante prostitution ! C’est abominable. Mon pauvre chéri, je n’étais plus Riquette, ta petite Riquette aimée… Ah ! quand je pense à ces mois de débauche, de saoulerie, je pleure, je suis navrée…

Et, en effet, la mignonne sanglotait. Son repentir était douloureux. Je la consolai :

— Ne songeons plus au passé, mon amie bien-aimée… Oui, l’un et l’autre, nous avons bien souffert… oublions, oublions… Espérons !…L’avenir nous sourit…

Dès sept heures, Riquette était levée, rangeait son linge dans une petite malle. Elle était nerveuse, adorable… Avant midi, j’avais retiré mes cinquante mille francs du Crédit Lyonnais, et nous portions toute notre fortune avec nous.


Dès sept heures, Riquette
était levée.

XVII

Je marchais, allègre et fier. Riquette, à mon bras, rayonnait de jeunesse et de belle humeur. Je rencontrai sur les boulevards quelques amis du Cercle, et mon orgueil fut réjoui. Je me sentais rajeuni, triomphant. Dieu ! qu’elle était jolie, ce jour-là ! Enveloppée de la tête aux pieds dans un grand manteau de voyage en drap beige, qui dessinait merveilleusement les courbes ondulantes et gracieuses de son corps, coiffée d’un chapeau de feutre qu’ornait un panache de plumes, elle avait une allure de reine, de conquérante.

Les regards des passants lui rendaient hommage. Ma vanité de vieil amoureux se gonflait de ces admirations.

Riquette semblait inquiète, préoccupée. Quand nous traversions les foules qui, chaque jour, se coagulent à certains points des boulevards, elle me disait :

— Ami, fais bien attention : veille sur notre fortune. Les rues sont pleines de voleurs, ne laisse pas enlever ton portefeuille. Que deviendrions-nous ?

Je voulus lui acheter des robes, des lingeries coquettes. Elle refusa :

— Non, non, mon chéri. Il ne faut pas faire de folles dépenses, je ne veux pas. Je suis devenue raisonnable et économe comme une petite bourgeoise, comme une paysanne même ; puisque nous allons vivre désormais en gens sérieux, à quoi bon ces luxes inutiles ?

— Mais, lui répondais-je, je veux que tu sois toujours belle, et que ta beauté se pare de toutes les fanfreluches qui la rendent plus superbe…

— Oh ! le vilain. Ne suis-je donc pas assez désirable, assez jolie, quand je suis toute nue ?

— Tu as raison, mon adorée.

Traversant la place de l’Opéra, j’aperçus mon ami Mortier. Il vint à moi, et me prenant la main :

— Ah ! mon ami, je te retrouve enfin !… Si mademoiselle veut bien le permettre, j’ai quelques mots à t’adresser, en particulier.

Riquette pâlit, hésita un instant, puis lâchant mon bras, s’écartant un peu :

— Volontiers ! répliqua-t-elle. Ne vous gênez pas.

Alors Mortier parla. Il voulut me donner des conseils :

— Tu es un fou ! À ton âge, il faut renoncer à ces liaisons dangereuses. Tu t’es ruiné. Quand tu n’auras plus un sou, ta maîtresse te lâchera. Pense à la pauvre femme, qui a passé sa vie avec toi et que tu as condamnée au douloureux isolement de la vieillesse. Retourne chez elle ; la pauvre femme ne demande qu’à pardonner… Sois raisonnable, enfin…

Furieux, je m’éloignai :

Riquette voulut déjeuner et dîner dans des restaurants très modestes.

J’étais, au fond, ravi de cette transformation. Je ne reconnaissais plus la Riquette frivole et écervelée des premiers mois de notre liaison.

Nos babils édifiaient les châteaux en Espagne de notre prochaine retraite : nous avions décidé que nous irions au pays du ciel toujours bleu et de la mer d’azur. Nous habiterions, là-bas, une petite villa fleurie comme un nid, et cachée dans les mimosas, les orangers, les roses.

— Nous dormirons sur des lits de fleurs, me disait Riquette. Nous effeuillerons des œillets, des tubéreuses, et nous nous aimerons au milieu des parfums. Nous vivrons des rêves, nous nous croirons au paradis des fées.

Et, tout en marchant, elle se pressait, câline et caressante, contre moi, me frôlant de son corps, dont je sentais la tiédeur et la souplesse voluptueuse à travers les étoffes ; ses petits doigts se crispaient sur mon bras. Et, toute frissonnante, elle murmurait :

— Je t’aime ! Je t’aime…

Toutes nos dispositions étaient prises pour le prochain départ. Nous avions choisi le train qui nous emporterait, le lendemain, au pays du soleil ; il partait le matin, vers huit heures.

Sitôt la nuit venue, nous étions de retour dans le petit appartement de Riquette. Nos malles furent bouclées : nous avions terminé nos derniers préparatifs.

— À dodo ! fit Riquette. Je veux faire de beaux adieux à cette petite chambre où tu m’as ramené le bonheur.

Elle m’enlaça dans les replis de son corps, avec des enroulements et des enveloppements de couleuvre.

Ses lèvres gourmandes ne quittaient plus ma bouche. Elle avait des emportements tumultueux et fous.

Avec cette sensuelle, on n’avait pas à craindre la satiété qui étrangle et étouffe la plupart des amours.

Sa caresse semblait toujours nouvelle. Chacun de ses baisers avait, semblait-il, une saveur neuve, un goût plus délicieux.

Les ivresses succédaient aux ivresses.

Jamais encore, non, jamais ma Riquette ne m’avait témoigné sa tendresse passionnée avec une pareille frénésie.

Par instants, elle me criait :

— Tu me rends folle !… Moi qui ne voulais pas t’aimer, je suis maintenant pincée, bien à toi, jusqu’aux moelles, jusqu’au cœur ! Que m’as-tu fait prendre, dis… pour que je sois devenue ainsi, moi qui n’avais pas autrefois de plaisir à l’amour… Je suis enragée, maintenant… je voudrais ne jamais sortir de tes bras, vivre toute ma vie, là, contre toi, dans notre lit. Cela seul est bon ; cela seul vaut la peine de subir l’existence. Je t’aime, je t’aime, à en mourir…

Mon orgueil attribuait ces grands transports de volupté à l’énergie de mon amour, à l’impétuosité de ma passion. Oui, oui, Riquette disait vrai : elle s’était animée dans mes bras.

La Galatée de marbre pur était devenue une palpitante chair, une incomparable voluptueuse.

Et les heures tintaient, tintaient à la pendule ; la nuit s’avançait. Nos bouches ne se déliaient pas.

Pourtant, une torpeur m’envahissait. Mes yeux se fermaient ; mon esprit s’alourdissait… mais les baisers de Riquette me brûlaient, me disputaient au sommeil.

L’anéantissement, très doux, m’accabla à la fin ; je cédai, ne pouvant plus déclore mes paupières terrassées…

Et j’eus un cauchemar : Riquette, vêtue, enveloppée dans son manteau, avait ouvert la porte : elle me disait adieu, puis elle disparaissait. Je voulais m’élancer, pour la retenir ; mais j’étais cloué, écrasé sur le lit ; je m’acharnais inutilement en efforts stériles pour me lever, courir, reprendre mon amie… et je demeurais seul, paralysé, enchaîné dans un noir cachot, où il n’y avait plus désormais que du noir et de la ténèbre…

Un cauchemar ?…

Quand j’ouvris les yeux, au matin, la petite chambre était inondée de soleil. Riquette, sans doute, déjà levée, avait écarté les tentures… L’esprit lourd, les paupières pesantes, j’aperçus nos malles près du lit, et je me souvins qu’il fallait se lever de bonne heure, pour partir.

Ma petite amie, moins paresseuse, était, pensai-je, à faire sa toilette.

Mais, au bout de quelques minutes, le silence qui régnait dans le petit appartement m’étonna.

J’appelai :

— Riri, Riri !

Je répétai :

— Riri !

Et soudain, ma voix suppliante hurla :

— Riquette, Riquette, Riquette !

J’étais debout. Je courus au petit salon.

Elle n’était pas là !…

J’ouvris la porte. Je me précipitai, en chemise, dans l’escalier. Je rencontrai la concierge.

Anxieux, défaillant, je demandai :

— Avez-vous vu Riquette ?

La femme sourit.

Je lui criai encore :

— Avez-vous vu Riquette ?

J’entendis cette réponse :

— Il y a plus de deux heures qu’elle est partie !…

— Partie ?…

J’éclatai de rire et je retournai dans l’appartement :

Partie !… Elle était descendue, sans doute, pour retenir la voiture qui nous conduirait à la gare, ou pour acheter des objets nécessaires… peut-être des adieux à faire, à une amie…

Mais, tout en voulant ressaisir cet espoir, je savais bien que tout était fini, à jamais, irréparablement.

Précipitamment, je m’habillai…

Un cri jaillit, inconsciemment de mon gosier.

Mon portefeuille, avec notre pauvre petite fortune, avait disparu…

Je fouillai mes poches, les retournai…

Riquette avait pris les cinquante mille francs…

Ah ! la gueuse ! ah ! la gueuse !

Ainsi tous ses baisers, toutes ses caresses, et toutes ses douces paroles — tout cela, mensonge, imposture, duperie ; la coquine ! la misérable !

Elle avait joué cette comédie, pour me voler…

Pour me voler !…

Eh bien ! non, je ne serais pas victime de cette coquine !

Pendant des mois, des mois, j’avais tout subi : trahisons, rebuffades, injures.

Mais je tenais ma vengeance, maintenant… Je ferais arrêter la voleuse, sans pitié, sans remords. On la retrouverait facilement ; la police parisienne est habile, avisée. Oui, déjà, je voyais Riquette arrêtée, jugée, condamnée, emprisonnée… Sitôt vêtu, je me dirigeai vers le commissariat. Pour arriver au bureau, j’avais deux étages à gravir…

Et, tout en montant cette dernière étape de mon douloureux calvaire, je me sentis repris, reconquis par ma lâcheté, par la crainte du sacrilège, que j’allais commettre, en accusant celle qui avait été mon idole, mon adoration.

Ma main, déjà posée sur la porte du bureau de police, n’eut pas la force de l’ouvrir…

Et je redescendis lentement l’escalier.

FIN