Bernard Grasset (p. 138-142).
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IX


Dans cette seule journée d’hier, Églantine a vécu un temps considérable. Elle se sent vieille, très vieille, avec une lassitude qui l’empêche de fixer sa pensée sur des choses nécessaires et qu’il faut faire sans tarder. Ah ! oui, elle se souvient. C’est aujourd’hui le mariage d’une cousine des Barray, et il lui faut aller sans faute chanter à la messe qui doit être une grand’messe.

Cette vieillesse, qui l’accable, fait de nouveau s’égarer sa pensée. Des choses et des choses tournent et roulent dans sa tête sans qu’elle puisse les mettre en ordre. Hier se mêle à demain, et tous les projets d’avenir que Noël a faits s’enfoncent dans le passé comme s’ils avaient été réellement vécus. Ah ! comme il y a longtemps que Noël et Tou ne sont plus là. Si longtemps qu’elle ne sait plus, car dans sa mémoire il y a déjà sur eux comme un voile d’oubli. Mais qu’a-t-elle donc fait depuis ? Rien, il lui semble. Elle s’en inquiète. Des réminiscences de contes de fées lui reviennent. Aurait-elle dormi ainsi que la Belle au Bois, pendant des semaines, des mois, des années ? Cependant elle se souvient que la plaque du foyer, malgré sa bonne chaleur, n’a cessé de lui meurtrir les côtes, et qu’elle n’a pas trouvé là un sommeil très profond. Troublée, elle sort du Verger pour voir si quelque chose a changé au loin. Et, tout aussitôt, elle aperçoit Marguerite, déjà parée, qui lui fait signe de se hâter pour la messe. Elle se moque un peu d’elle-même et rentre vite pour mettre sa robe des dimanches.

Dans la sapinière les arbres bruissent fortement dans l’air froid, et des cris d’oiseaux viennent de l’étang. Elle a envie d’aller voir les canards aux riches couleurs qui ne font que passer. Ils n’étaient pas là hier, et n’y seront plus demain. Mais elle entend sonner le premier avertissement de la messe, et elle repousse son désir, ainsi qu’elle ferait de cailloux encombrant son chemin.

Devant la maison de la mariée, des couples en grande toilette sont entourés de tous les gamins du village. Des hommes rient, parlent haut et disent des plaisanteries aux jeunes filles en âge d’être mariées. Luc, monté sur une échelle, dispose au-dessus de la porte de grandes initiales garnies de roses et de jasmin. C’est joli, ces lettres fleuries, Églantine s’arrête pour les regarder. Aussitôt, du haut de son échelle, Luc, moqueur et dur, lui lance par-dessus l’épaule :

— Ce n’est pas de sitôt que vos initiales seront en fleurs comme celles-ci, hein ? Églantine Lumière !

Elle s’éloigne sans répondre. Les rires qu’elle entend la blessent. Elle ressent davantage la raideur de ses membres. C’est sa vieillesse sans doute qui lui rend la tête si faible et les reins si douloureux. Pourquoi Luc se moque-t-il ?

À l’église elle trouve Mlle Charmes faisant des recommandations à une dizaine de petites filles groupées devant l’harmonium. Toutes ont regardé la jeune fille à son entrée, et Mlle Charmes est venue à elle, l’air inquiet, demandant :

— Pourrez-vous chanter, Églantine ?

Mais oui, elle pourra chanter. Elle s’étonne de tous ces regards fixés sur elle. Jusqu’à Louis Pied Bot qui a l’air de ne pas la reconnaître. Elle prend sa place habituelle, à droite de l’instrument, s’y accoude, et, son cahier en mains, elle attend les premiers accords du chant triomphal qui doit saluer les jeunes époux à leur entrée.

Ils viennent, ces accords, en même temps que le bruit des pas mesurés sur les marches de l’église. Et la voix d’Églantine s’élève. Elle s’élève, pure, vaste et si dominante que, une à une, les petites filles se taisent. Louis Pied Bot se tait aussi ; et il ne reste plus pour accompagner cette voix de miracle, que les sons grêles et comme étouffés de l’harmonium.

Églantine, qui n’a jamais donné que la moitié de sa voix, la donne aujourd’hui tout entière. Des gens chuchotent, se retournent et cherchent à voir la chanteuse qui se trouve cachée par un pilier. Elle n’entend ni ne sait rien. Sait-elle seulement qu’elle chante ? Mlle Charmes la voit de profil. Elle admire cette pâleur qui s’éclaire graduellement et va devenir cette sorte de nacre qu’elle connaît bien, et qui va s’étendre sur tout ce visage qui n’a pas encore dix-huit ans.

La messe se poursuit, fervente et solennelle. Louis Pied Bot a repris de l’assurance, les petites filles l’ont suivi, et leurs voix réunies font encore valoir celle d’Églantine. Appuyée à l’harmonium plus qu’elle ne le devrait, elle semble toujours absente. Les longues franges de ses paupières, remontées vers le front, agrandissent encore ses yeux dont le regard ne quitte guère le haut vitrail où Joseph et Marie s’en vont sous les grands palmiers. Elle songe qu’il y a bien longtemps, elle était aussi avec Noël dans ce pays de ciel bleu. Cette femme, assise sur le petit âne gris, c’est elle-même. Et cet homme, qui marche tête baissée et les épaules lasses, c’est Noël.

Mlle Charmes n’est pas surprise de cette voix qu’Églantine livre enfin. Ne l’avait-elle pas entendue déjà, quelques jours après la mort de mère Clarisse ? Ce soir-là, se croyant seule à l’église, la jeune fille avait fait résonner les mauvaises notes de l’harmonium pour un Requiem. Certes, sa voix n’avait pas eu l’ampleur d’aujourd’hui, mais elle était si nuancée et disait si clairement sa peine, que Mlle Charmes était restée dans l’ombre, sans oser révéler sa présence. Maintenant elle comprenait qu’une vocation entraînait Églantine Lumière, qu’elle était faite pour chanter, et qu’elle chanterait quoi qu’il arrive.

Et dans le retroussis méprisant de sa lèvre, on aurait pu lire, à coup sûr :

« Noël Barray, vous n’êtes qu’un sot ! »