Bernard Grasset (p. 113-122).
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VII


Mère Clarisse ne devait rien connaître de ce qui s’était passé à l’étang. Églantine l’avait retrouvée dans le mauvais fauteuil, étouffant et se plaignant d’un violent mal de tête. La nuit avait été plus mauvaise encore. Et moins d’une semaine après, celle qui avait servi de mère à Églantine Lumière n’était plus de ce monde. La peine que la jeune fille en ressentit l’empêcha de s’enfoncer trop profondément dans l’autre peine. Mère Clarisse, en plus de l’affection dévouée qu’elle avait portée à l’orpheline, avait été l’amie sûre, celle qui conseille au lieu de gronder. Elle avait partagé ses rires d’enfant et ses soucis de jeune fille. Et voilà qu’elle était partie. Elle s’en était allée, sans souffrances vives, le corps devenu insensible et inerte, ses yeux seuls remuant et suivant tous les mouvements de celle qui continuait à lui être si douce. De temps en temps, la parole lui revenait et c’était pour lui dire :

— Douce Lumière ! Douce Lumière !

Elle disait cela d’une voix presque éteinte, mais Églantine l’entendait aussi clairement que si elle l’eût crié. Et chaque fois, elle s’approchait du lit et répondait par un tendre sourire aux yeux qui offraient tout ce qui restait en eux de tendresse.

Et maintenant qu’Églantine est seule dans sa maison, sa pensée revient tout entière à Noël. Deux semaines ont passé sans qu’il soit revenu au Verger. Elle sait, par Louis Pied Bot, qu’il n’est pas allé davantage chez ses parents. Pas un seul instant elle ne pense qu’il peut l’abandonner. Il était en colère l’autre jour, mais Luc ne pourra pas soutenir longtemps son mensonge. Le mensonge ne peut rien contre la vérité. Que Noël revienne. Elle parlera, cette fois. Il comprendra, et tout redeviendra clair.

Malgré cet espoir, ses jours sont sans gaieté, et ses nuits sans sommeil. De plus, la nuit elle a peur, une peur qui la laisse grelottante et lui ôte la faculté de raisonner. Tou, parfois relève la tête et grogne sourdement. Il a même aboyé furieusement, l’autre nuit, en se dressant vers la fenêtre, comme s’il y avait eu quelqu’un derrière. L’idée lui vient de transporter son lit dans la chambre de ses parents. Elle l’installe à l’endroit où était le berceau. Là, si près du grenier, les rats font du tapage, jouant et se poursuivant avec des petits cris ; mais de ceux-là elle sait qu’elle n’a rien à craindre, pas plus que des araignées aux longues pattes qui sortent elle ne sait d’où, attirées par la lueur de la veilleuse. À les voir aller et venir sur le mur, elle se sent moins seule. L’une d’elle, couleur de sable, très grosse et à pattes courtes, loge dans l’encoignure de la porte comme pour en surveiller l’entrée. Lorsqu’au matin Églantine ouvre cette porte, elle prend bien garde de la déranger. Son logis, de même couleur qu’elle, est fait d’un tube ouvert par en bas et pourvu d’une large fenêtre placée bien au milieu. Et, directement sous cette fenêtre, ainsi qu’un jardin devant une maison, l’araignée a tendu une toile spacieuse et solide qu’elle entretient avec soin, et sur laquelle elle semble cultiver des mouches. La présence d’Églantine ne la gêne guère. Si elle lui parle, elle reste immobile à sa fenêtre, faisant seulement bouger ses gros yeux qui semblent voir partout à la fois. Elle s’absente parfois pendant plusieurs jours. Au retour elle fait montre d’une grande activité, nettoyant à fond sa toile, et en réparant soigneusement les déchirures, ainsi qu’une bonne ménagère qui remet tout en ordre après un voyage. Tou aussi s’en approche, il aboie à petits coups contre elle, comme pour rire. Elle ne se sauve pas, elle sait bien qu’il s’amuse.

En ce troisième dimanche que Noël fait défaut, Églantine retourne à l’étang. Tou l’accompagne, et rien qu’à la façon dont il muse en route, elle sait que Noël n’est pas là. Arrivée, elle s’émerveille comme toujours. Jamais l’étang n’est le même. Pour l’instant il semble jouer avec le vent qui le ride au passage en courant du jonc à l’osier. Il garde vers les bords quelques petites places unies et bleues qui lui font comme des yeux gais. Et lorsqu’en son milieu il partage en deux les rides qui le masquent, il a l’air de rire au vent, rien que pour lui montrer la fraîcheur et la pureté de sa bouche. Églantine en fait plusieurs fois le tour avant d’aller s’asseoir à sa place habituelle. Toute resserrée sur son tas de fougère, elle attend. Elle attend ainsi jusqu’à la nuit, puis, comprenant que Noël ne viendra pas, elle cède à son chagrin. Cependant, tandis que ses larmes coulent, la voix de mère Clarisse chantonne à son oreille :


    Berger, mon doux berger,
    Où irons-nous promener
    Par les bois, par la plaine,
    Autour du grand château
    Mets ta cape de laine
    Et viens dans mon bateau.


C’est à cette même place que mère Clarisse chantait autrefois pour les deux enfants. Ce souvenir arrête les larmes d’Églantine. Elle espère une autre chanson, mais c’est toujours la même qui revient, comme revient le même bruissement de l’arbre qui l’abrite, comme revient le même souffle de vent qui la touche au visage, avant d’aller jouer et glisser sur l’eau.

Malgré sa certitude de ne pas voir Noël, elle ne songe pas à regagner sa maison. Son regard ne quitte plus l’étang qui fait une tache claire dans l’ombre. Elle le voit se hausser peu à peu, comme s’il voulait déborder et envahir la sapinière ; puis elle comprend que c’est seulement une épaisse vapeur qui monte et le recouvre tout entier. Mais parce que cette vapeur bouge et se déplace, Églantine en prend de l’effroi. Elle a beau se dire que c’est encore le vent qui siffle si bizarrement dans les joncs et les osiers, tantôt ici et tantôt là, elle ne parvient pas à surmonter son effroi. Et voici qu’autour d’elle d’autres bruits s’élèvent, des frôlements dans les fougères, des courses subites et brèves, des cris aigus qui la font sursauter d’angoisse. Ces bruits, elle les a déjà entendus. Elle n’ignore pas qui les produit. Mais alors elle était avec Noël. Elle voudrait partir, la nuit n’est pas si noire qu’elle ne puisse se diriger entre les arbres. Mais elle est paralysée par la peur. Cette peur, qu’elle croyait avoir laissé au Verger, l’a suivie jusqu’ici et lui serre la nuque comme des doigts durs et froids. Pour lui échapper, elle essaye de penser à Noël, elle essaye de penser à mère Clarisse, mais à peine évoqués ces deux-là s’enfuient, comme pris de peur eux-mêmes.

Longtemps, longtemps, elle tressaille et frémit. Puis le vent cesse de siffler dans les joncs et les osiers, la couverture blanche de l’étang reste immobile et bien bordée, et le silence n’est plus troublé que par le doux balancement des branches qui l’abritent et la bercent lentement. Rassurée un peu, mais toujours incapable de bouger, Églantine prend son chien à pleins bras et essaye de dormir. Elle y parvient, mais son sommeil est si craintif qu’il lui fait ouvrir les yeux à tout moments. Et chaque fois, à travers la cime des grands arbres elle aperçoit un ciel tout chargé d’étoiles. Sa tranquillité s’en accroît. Une lourdeur l’envahit qui fait sa pensée incertaine. Cependant elle sait qu’elle dort très haut dans l’espace, sous une couverture de dentelle sombre, toute brodée de fleurs d’or très brillantes. Là où elle est, la nuit ne peut l’atteindre puisqu’autour d’elle des milliers et des milliers de lampes scintillent. Et puis ce souffle chaud sur sa joue, c’est le souffle de Noël. Il dort auprès d’elle, et leurs bras sont liés de telle sorte que leur réveil seul pourra les délier. Et calme, au-dessus de toute crainte, Églantine s’enfonce dans un sommeil sur lequel s’étend jusqu’au matin le silence le plus profond…

Soudain Églantine entend au loin une voix joyeuse et forte qui lance avec autorité :

— Je viens vers vous !

Plus proche, plus faible aussi, une autre voix répond :

— Que voulez-vous ?

Le silence, dérangé pour une minute, retombe lourdement. Et bientôt, de divers côtés, d’autres voix fortes ou faibles claironnent joyeusement :

— Je viens vers vous !

— Que voulez-vous ?

Puis c’est un bruit monotone et assourdi qui se rapproche. On dirait le roulement léger d’un tambour d’enfant qui ne peut plus s’arrêter.

Ramplanplan, ramplanplan, ramplanplan.

Cela s’approche si près que Tou fait un mouvement qui l’arrache des bras d’Églantine et la réveille. Le haut toit, fait d’une dentelle sombre qu’elle aperçoit tout d’abord, ne l’étonne pas. Elle se croit toujours dans l’espace. Il faut le froid et l’humidité dont ses vêtements sont imprégnés pour la tirer entièrement du sommeil. Elle sait alors que les appels joyeux viennent des coqs d’alentour annonçant la venue du soleil, et que le roulement de tambour vient des pintades cherchant la vie auprès de l’étang, et qui, parce que le chien les inquiète font sans arrêt :

Crac-et-rac, crac-et-rac, crac-et-rac.

En cette fin d’octobre, il fait beau comme au printemps. Louis Pied Bot a repris ses promenades avec Églantine jusqu’à la maison de Marguerite Dupré. Tou les accompagne, car depuis la mort de mère Clarisse il passe ses journées chez le tailleur où il fait la joie des enfants. Ce soir Louis Pied Bot parle de Noël, qui est revenu chez ses parents en attendant son départ pour l’Algérie, où il doit aller faire son service militaire. Aussi, lorsque, en le quittant, Églantine aperçoit un homme couché sous le grand sapin qui touche au jardin des Dupré, se dirige-t-elle aussitôt vers lui. Non, ce n’est pas Noël, c’est Luc. Elle le reconnaît, avant même d’être auprès de lui. Il est là, couché sur le dos, les bras en croix, le col de sa chemise largement ouvert et montrant sa poitrine. Ses lèvres sont serrées sur ses dents, et les plis qui encadrent son front semblent plus creux encore. Il paraît souffrir et attendre un secours qui ne vient pas.

Églantine se penche sur lui et demande, presque suppliante :

— Luc, ne direz-vous pas la vérité à Noël ?

Il la regarde de ses yeux de glace et répond :

— Plutôt que de me faire haïr de mon frère, j’aimerais mieux le savoir mort.

Églantine frissonne profondément. Mort, Noël ? Le temps d’une seconde, elle le voit étendu, sans vie, et c’est une violence inconnue d’elle qui la fait se pencher davantage sur Luc. Elle regarde fixement son col ouvert tandis qu’une fureur gronde en elle.

C’est lui qui mourra !

Si elle avait une arme, elle le frapperait tout de suite. Elle l’ôterait de son chemin comme elle ôte le fumier qui se forme chaque hiver devant sa maison. Mais juste à ce moment une aiguille de sapin sèche et fourchue tombe d’aplomb et reste fichée dans l’ouverture du col de Luc. Et Douce se baisse tout à fait, retire l’aiguille sèche, la jette au loin et s’éloigne.