Dostoïevsky (Gide)/Allocution lue au Vieux-Colombier

Plon (p. 55-61).

ALLOCUTION
LUE AU VIEUX-COLOMBIER
POUR LA CÉLÉBRATION DU CENTENAIRE DE DOSTOÏEVSKY


Les admirateurs de Dostoïevsky étaient, il y a quelques années, assez peu nombreux ; mais comme il advient toujours lorsque les premiers admirateurs sont recrutés dans l’élite, leur nombre va toujours grandissant, et la salle du Vieux-Colombier est beaucoup trop petite pour les contenir tous aujourd’hui. Comment il se fait que certains esprits demeurent encore réfractaires à son œuvre admirable, c’est ce que je voudrais d’abord examiner. Car, pour triompher d’une incompréhension le meilleur moyen c’est de la tenir pour sincère et de tâcher de la comprendre.

Ce qu’on a surtout reproché à Dostoïevsky au nom de notre logique occidentale, c’est je crois, le caractère irraisonné, irrésolu et souvent presque irresponsable de ses personnages. C’est tout ce qui, dans leur figure, peut paraître grimaçant et forcené. Ce n’est pas, nous dit-on, de la vie réelle qu’il représente ; ce sont des cauchemars. Je crois cela parfaitement faux ; mais accordons-le, provisoirement, et ne nous contentons pas de répondre, avec Freud, qu’il y a plus de sincérité dans nos rêves que dans les actions de notre vie. Écoutons plutôt ce que Dostoïevsky lui-même dit des rêves, et des « absurdités et impossibilités évidentes dont foisonnent nos songes et que vous admettez sur-le-champ, sans presque en éprouver de surprise, alors même que, d’autre part, votre intelligence déploie une puissance inaccoutumée. Pourquoi, continue-t-il, quand vous vous réveillez et rentrez dans le monde, sentez-vous presque toujours, et parfois avec une rare vivacité, que le songe en vous quittant emporte comme une énigme indevinée par vous ? L’extravagance de votre rêve vous fait sourire et en même temps vous sentez que ce tissu d’absurdités renferme une idée, mais une idée réelle, quelque chose qui existe, et qui a toujours existé dans votre cœur ; vous croyez trouver dans votre songe une prophétie attendue par vous… » (L’Idiot, t. II, p. 185.)

Ce que Dostoïevsky dit ici du rêve, nous l’appliquerons, à ses propres livres, non que je consente un seul instant à assimiler ces récits à l’absurdité de certains rêves, mais bien parce que nous sentons également, au réveil de ses livres, — et lors même que notre raison se refuse à y donner un assentiment total. — nous sentons qu’il vient de toucher quelque point secret « qui appartient à notre vie véritable ». Et je crois que nous trouverons ici l’explication de ce refus de certaines intelligences devant le génie de Dostoïevsky, au nom de la culture occidentale. Car je remarque aussitôt que dans toute notre littérature occidentale et je ne parle pas de la française seulement, le roman, à part de très rares exceptions, ne s’occupe que des relations des hommes entre eux, rapports passionnels ou intellectuels, rapports de famille, de société, de classes sociales, — mais jamais, presque jamais, des rapports de l’individu avec lui-même ou avec Dieu, — qui priment ici tous les autres. Je crois que rien ne fera mieux comprendre ce que je veux dire que ce mot d’un Russe que rapporte Mme Hoffmann dans sa biographie de Dostoïevsky (la meilleure et de beaucoup, que je connaisse — mais qui n’est pas traduite, malheureusement), mot par lequel elle prétend précisément nous faire sentir une des particularités de l’âme russe. Ce Russe donc, à qui l’on reprochait son inexactitude, ripostait très sérieusement : « Oui, la vie est difficile ! Il y a des instants qui demandent à être vécus correctement, ce qui est bien plus important que le fait d’être en retard à un rendez-vous. » La vie intime est ici plus importante que les rapports des hommes entre eux. C’est bien là, ne croyez-vous pas, le secret de Dostoïevsky, ce qui tout à la fois le rend si grand, si important pour quelques-uns, si insupportable pour beaucoup d’autres.

Et je ne prétends pas un instant que l’Occidental, le Français, soit de part en part et uniquement un être de société, qui n’existe qu’avec un costume : les Pensées de Pascal sont là, les Fleurs du mal, livres graves et solitaires, et néanmoins aussi français que n’importe quels autres livres de notre littérature. Mais il semble qu’un certain ordre de problèmes, d’angoisses, de passions, de rapports, soient réservés au moraliste, au théologien, au poète et que le roman n’ait que faire de s’en laisser encombrer. De tous les livres de Balzac, Louis Lambert est sans doute le moins réussi ; en tout cas, ce n’était qu’un monologue. Le prodige réalisé par Dostoïevsky, c’est que chacun de ses personnages, et il en a créé tout un peuple, existe d’abord en fonction de lui-même, et que chacun de ces êtres intimes, avec son secret particulier, se présente à nous dans toute sa complexité problématique ; le prodige, c’est que ce sont ces problèmes que vivent chacun de ses personnages, et je devrais dire : qui vivent aux dépens de chacun de ses personnages — ces problèmes qui se heurtent, se combattent et s’humanisent pour agoniser ou pour triompher devant nous.

Il n’y a pas de question si haute que le roman de Dostoïevsky ne l’aborde. Mais, immédiatement après avoir dit cela, il me faut ajouter : il ne l’aborde jamais d’une manière abstraite, les idées n’existent jamais chez lui qu’en fonction de l’individu ; et c’est là ce qui fait leur perpétuelle relativité ; c’est là ce qui fait également leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la Providence et la vie éternelle que parce qu’il sait qu’il doit mourir dans peu de jours ou d’heures (c’est Hippolyte de l’Idiot), tel autre dans les Possédés édifie toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu’il doit se tuer dans un quart d’heure — et l’on ne sait plus, en l’entendant parler, s’il pense cela parce qu’il doit se tuer, ou s’il doit se tuer parce qu’il pense cela. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraordinaires, ses plus divines intuitions, c’est à l’approche de la crise d’épilepsie qu’il les doit. Et de cette remarque je ne veux point tirer pour le moment d’autre conclusion que ceci : que les romans de Dostoïevsky, tout en étant les romans — et j’allais dire les livres — les plus chargés de pensée, ne sont jamais abstraits, mais restent aussi les romans, les livres les plus pantelants de vie que je connaisse.

Et c’est pourquoi, si représentatifs que soient les personnages de Dostoïevsky, jamais on ne les voit quitter l’humanité pour ainsi dire, et devenir symboliques. Ce ne sont plus jamais des types comme dans notre comédie classique ; ils restent des individus, aussi spéciaux que les plus particuliers personnages de Dickens, aussi puissamment dessinés et peints que n’importe quel portrait d’aucune littérature. Écoutez ceci :

Il y a des gens dont il est difficile de dire quelque chose qui les présente d’emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu’on appelle communément les hommes « ordinaires », la « masse », et qui, en effet, constituent l’immense majorité de l’espèce humaine. À cette vaste catégorie appartiennent plusieurs des personnages de notre récit, et notamment Gabriel Ardalionovitch.

Voici donc un personnage qu’il va être particulièrement difficile de caractériser. Que va-t-il parvenir à en dire :

Presque depuis l’adolescence, Gabriel Ardalionovitch avait été tourmenté par le sentiment constant de sa médiocrité, en même temps que par l’envie irrésistible de se convaincre qu’il était un homme supérieur. Plein d’appétits violents, il avait, pour ainsi dire, les nerfs agacés de naissance, et il croyait à la force de ses désirs parce qu’ils étaient impétueux. Sa rage de se distinguer le poussait parfois à risquer le coup de tête le plus inconsidéré, mais toujours au dernier moment notre héros se trouvait trop raisonnable pour s’y résoudre. Cela le tuait[1].

et voici pour un des personnages les plus effacés. Il faut ajouter que les autres, les grandes figures du premier plan, il ne les peint pas, pour ainsi dire, mais les laisse se peindre elles-mêmes, tout au cours du livre, en un portrait sans cesse changeant, jamais achevé. Ses principaux personnages restent toujours en formation, toujours mal dégagés de l’ombre. Je remarque en passant combien profondément il diffère par là de Balzac dont le souci principal semble être toujours la parfaite conséquence du personnage. Celui-ci dessine comme David ; celui-là peint comme Rembrandt, et ses peintures sont d’un art si puissant et souvent si parfait que, n’y aurait-il pas derrière elles, autour d’elles, de telles profondeurs de pensée, je crois bien que Dostoïevsky resterait encore le plus grand de tous les romanciers.


  1. L’Idiot, I, pp. 193-194