Dostoïevski (Suarès)/passions et moments

IV

PASSIONS ET MOMENTS

Son art ne vient pas de son mal. Mais il y a de son mal dans son art. Et puisque ce mal sacré n’a point tué l’art dans le malade, l’artiste s’en aide pour étendre son art. De mille épileptiques, il en est un seul qui ne soit pas imbécile ; mais celui-là a des lueurs que la santé ne connaît pas. C’est le miracle de l’esprit, qu’il peut faire son bien de la maladie même. Je ne me lasserai pas de parler pour l’esprit. Et spiritus adjuvat infirmitatem nostram, dit l’Apôtre. Il souffle où il veut ; et même dans le patient, que ces chiens de savants voudraient mettre à l’asyle.

Malade donc, donnant parfois l’idée d’un fou, toujours bizarre, d’une humeur extrême, sujet à la tristesse et à la mélancolie comme à une passion ; tombant du rire strident, et d’ailleurs le plus rare, à la plus noire rêverie ; l’homme le moins sain, si la santé est cet état d’heureux équilibre où, ni le corps ne se plaint à l’âme, ni l’âme ne se plaint de tout le mal que le corps peut faire à l’esprit : Dostoïevski, tout de même, n’a été atteint d’épilepsie qu’en prison et au bagne. Il avait trente ans, alors, et trente années durant, qu’il lui restait à vivre, il s’est courbé sous la main dure qui atterre. Était-ce la véritable épilepsie, ou quelqu’une des formes nerveuses qui l’imitent ? En tout cas, les accès n’étaient point rares : il en a eu jusques à trois et quatre dans le mois ; parfois même, tous les jours.

Dostoïevski a vécu dans le mal sacré. Et ce mal lui a révélé la terreur sacrée, qu’il appelait terreur mystérieuse. Ce n’est pas seulement l’aura de la crise, ce souffle qui balaie le monde de la vision et de l’objet, pour en faire un tourbillon total, en giration autour d’une idée fixe. J’y reconnais le mouvement magique de la contemplation, le train de l’extase, cette révolution qui emporte l’homme tout entier dans l’effroi de la vision qui lui est promise, qu’il redoute et désire, de tout son être, dans le même moment. L’amour au comble obéit à la même incantation : l’amour qui, toujours, va au delà de son objet, et, dans l’homme, toujours au delà de la femme la plus aimée.

Mal sacré, mal de terre, comme on dit au village, perte du sens. Perte de soi, dans une étrange prescience, et même dans une divine possession d’autrui.

Aura quaedam frigida, un composé de sensations et de mouvement. Une haleine mystérieuse se met à ourdir une toile, qui sépare l’âme de tout ce qui l’entoure, sans pourtant l’en priver : un tissu complexe de passion et de possession, un abîme pour le sens propre, une obscure révélation d’univers.

Si l’on veut à tout prix que ce soit un mal, je l’appelle la maladie du trépied. C’est l’état des voyants, la condition même de la présence mystique. Car, ne croyez pas que cet oubli de l’étendue soit une absence, ni que les objets disparaissent parce qu’ils ne comptent plus un à un. Mais, au contraire, tout y prend sa juste place, et les formes de l’univers s’assemblent autour du seul point fixe. Voilà saint Paul, quand la parole attendue fond sur lui avec le soleil, au chemin de Damas ; et il entend, il voit, il sent, il est engendré par ce qu’il engendre ; il s’ouvre tout entier à la conception de son Dieu, que le feu darde sur son âme, et dont elle le pénètre comme à la pointe d’un glaive rougi à blanc.

Ce tourbillon emporte le sens même du mouvement, parce qu’il souffle sur le temps comme un grand vent sur la fleur de pissenlit. L’excès de la vitesse aplanit la totalité du temps : tout est profondeur, sous la pellicule éclatante d’un éternel et redoutable apaisement. Là, tout s’explique ; et là, tout est conçu comme expliqué. L’homme n’est plus rien que sa passion parfaite, cette connaissance qui passe de bien loin la perfection du désir. Il n’est plus rien de soi, parce qu’il est la conscience de son monde. Il est sa propre fin, il en est pénétré, et il la pénètre. Il n’est plus le misérable volant de l’énergie qui l’anime ; il se fond dans cette énergie même, il en est le noyau, le centre stable et l’explosion universelle.

Les témoins de l’extase comptent par minutes et par secondes, ce que le sujet sacré ne saurait pas compter, sans l’anéantir avec soi-même. Mahomet disait qu’en un de ces instants, il déplaçait les montagnes et empilait les siècles, pour en faire la coupe unique où il buvait. Dostoïevski a pratiqué ces excès. Il en avait l’angoisse. Crainte qui se double d’une terreur mystique, dans l’ordinaire de la vie : non pas seulement parce qu’on attend le retour de l’extase ; mais parce que l’âme qui a visité la profondeur ne peut plus vivre que dans les grands fonds : elle y plonge tous les objets de la vie, toutes les pensées et tous les actes. La profondeur est sans repentance comme elle est sans pardon. Qui a senti une présence éternelle, ne veut rien connaître qu’en fonction de l’éternité. Et, tel il y aspire, tel il s’obstine à rêver, si on lui dit qu’il rêve.

§

Je compare la marche de l’épileptique vers la crise, au mouvement de Dostoïevski vers la profondeur.

Jamais sa pensée ne bégaie, quoiqu’il semble : elle dénombre, elle palpe l’infiniment petit ; atome après atome, elle essaie l’analyse, comme les antennes de l’insecte explorent le pollen grain à grain. On croirait qu’il hésite, parce qu’il va et vient, et qu’il titube dans le labyrinthe ; mais il ne perd jamais de vue le caractère : il en est ivre, plutôt ; il en saisit, il en goûte, il en pompe tous les aspects, et les dégorge.

Il faut qu’il débrouille le nœud des sensations et des mouvements obscurs, qui font le corps du sentiment dans les ténèbres. Il cherche tous les fils, un à un ; il les tient, à la fin ; mais toujours, il va de l’un à l’autre, en se dirigeant vers le bulbe de la racine. Un infaillible instinct lui sert de guide.

Sa ligne paraît incertaine et lente : c’est la courbe vivante, faite de petites droites en nombre infini. C’est pourquoi Dostoïevski ne conte point : raconter, c’est tout de même déduire. Le dialogue seul, ou le colloque, peut rendre tous les moments, les incidents et les inflexions de la courbe intérieure. Les grandes œuvres de Dostoïevski se font elles-mêmes dans notre esprit, à mesure que nous les incarnons à notre rêve. Elles naissent de toutes les touches et de toutes les nuances qu’elles peignent en nous. On ne comprend Dostoïevski, chacun qu’à raison de sa propre vie intérieure. Jamais poète ne donna moins à l’entendement seul et à la simple notion. Ses chefs-d’œuvre sont des moments, que le dialogue épuise, en épuisant totalement les caractères : moments choisis, d’ailleurs, où toute une vie fait masse, à peine reliés les uns aux autres par un brin de récit.

La descente de Dostoïevski dans les émotions inconnues tient du calcul et de la découverte. Elle est toute en pressentiments, en essais, en allusions, en prodromes, les uns prochains, les autres qui se perdent dans un éloignement immense, mais dont l’approche est certaine, dès qu’ils ont paru poindre à l’horizon de la conscience. Et le ciel de l’inquiétude règne au-dessus de la forêt. L’insomnie y erre avec ces bonds lassés qui la jettent, parfois, dans les trous d’un sommeil accablant. Là se forme le rêve, où le moi, de plus en plus aigu, recule de plus en plus dans l’ombre, pour soi-même. Alors, ce moi souffrant est comme le point d’ardeur sacrifiée, le sommet qui projette tout le cône de la vision ; et l’univers entier de l’émotion entre dans les secteurs de la lumière. Pour bien lire Dostoïevski, il faudrait se souvenir de ce qu’on ne connaît pas encore : la passion fait ainsi, qui, dès la première vue, pressent dans l’objet aimé tout ce qu’elle en ignore : et mille traits, qui échappent d’abord, entrent pourtant dans l’âme qui butine et qui mire l’objet de sa passion. De tous les poètes, Dostoïevski est celui que je peux le plus et toujours mieux relire.

Il se peut que la maladie ait préparé Dostoïevski à ces états les plus rares de l’intuition, où l’élément pensant et l’élément sensible naissent l’un de l’autre, où l’on touche dans le sentiment la pensée à l’état naissant, où le sentiment se lève, comme l’aube douloureuse, dans le chaos nocturne des sensations.

D’abord, l’absence de soi.

Puis, la descente en convulsions dans l’abîme. Or, chaque sentiment est un abîme pour l’âme. Mais, entre tous, l’amour.

Qu’appellera-t-on l’âme, sinon l’organe de la connaissance ? Je garde ce nom décrié au seul objet qui jamais ne me lasse.

De la sorte, le cœur est rétabli dans sa prérogative. Il a le privilège du prince, que sa déchéance même ne saurait prescrire.

La véritable connaissance fonde le monde de la charité, et elle seule. On ne saurait rien connaître à moins d’aimer. Et ce n’est pas connaître que de savoir et n’aimer point.

La vie entière est cette femme voilée, que l’homme cherche, dont il fait son épouse, et cognovit eam, l’ayant aimée.

Voilà cette pâleur, ce tremblement qui précède l’embrassement de l’époux. Et sa crainte, peut-être, et son dégoût. Voilà l’homme voué à la connaissance : il est d’abord cadavre à soi-même. Sa chair éclate en rébellion, et se dissocie d’avec lui : elle se fait discorde. Elle bave, elle se vide, elle vomit ; elle s’étrangle, elle se souille ; elle veut fuir l’esclavage qu’elle pressent. Elle ne veut pas se perdre dans le voyage des ténèbres ardentes. Et, parce qu’elle résiste, elle est abandonnée.

Ô terreur ! Elle est laissée là, comme une guenille vile, par l’âme au seuil de la connaissance. Elle est là, comme une peau de rat, crevé de la peste, dans une rue de Chine ; et la foule est autour, le peuple des hommes ou le peuple des vers.

Et quand la chair retrouve l’esprit, qu’il daigne rentrer en elle, et la combler de sa présence — ô Dieu, je te recouvre ! — la serve conscience hésite : elle va lentement, par le dédale ; elle vacille, comme épuisée ; elle tâte les murs de la prison ; elle compte les pierres, et les mousses, et les araignées, et les insectes hideux, et les larves dans les fentes. Elle reconnaît son chemin, en ne négligeant pas un signe, en renouvelant les plus humbles démarches par l’ingénuité des pas qu’elle tente : elle découvre, comme si elle venait de naître, ce qu’elle a connu et pratiqué naguère, mais dont elle a perdu le souvenir.

Et telle est aussi l’allure de Dostoïevski, quand il explore un sentiment ou les raisons d’un acte. Pareil à la main invisible et souveraine, dont le tact allume la vie, il suscite ce qu’il retrouve ; à mesure qu’il en énumère les éléments, il les anime et il les organise. La grande création des caractères est un dénombrement de l’âme par un créateur en passion.

Ils sont redoutables, ces moments qui ont le goût et le sens de l’éternel. Et il est fatal qu’une sorte de mort suive un instant de vie divine. Il faut au moins payer d’une mort temporaire ce vol au delà du temps. Il faut perdre connaissance, pour racheter la terrible faveur d’avoir eu, un moment, la toute connaissance.

Au fond, il n’est pas vrai qu’on puisse tenir l’équilibre entre la chair et l’esprit. Toujours l’un des deux l’emporte. Dans tous les grands poètes, la matière est vaincue. Plus ils aiment la chair, plus ils la craignent. Ou bien, ils s’en défient. En vérité, qu’est-ce donc qu’un art qui n’est pas idéaliste ? Mais qu’est-ce même qu’une pensée ?

§

Comme il est en amour, voilà le grand secret de l’homme, et que l’artiste cache le plus. Ce secret connu fait connaître le reste du caractère. Je ne pense pas seulement à l’amour de l’artiste pour son Dieu et pour son art ; mais à son amour de la femme, à toutes ces pensées de la chair, que la conscience ignore et que le cœur nourrit, sans toujours les nommer, dans un espace de mystère. Et souvent, le secret de l’homme n’est pas dans ce qu’il livre de soi à l’objet de son amour, mais beaucoup plus en tout ce qu’il réserve, en ce qu’il dissimule, qu’il ne laisse jamais voir et ne confie à personne.

De livre en livre, Dostoïevski fait un ménage bizarre avec les femmes. Quelles noces tristes et ardentes que les siennes ! Je cherche en lui la clé de ses chefs-d’œuvre. Sa vie n’a pas osé tout ce que ses œuvres accomplissent. Ses œuvres n’ont plus d’obscurité, quand on les éclaire de sa vie.

Il avait fait un mariage étrange, en Sibérie, avec la veuve d’un médecin, une femme malheureuse et déjà un peu vieillie : mariage comme on en voit dans ses romans, noces de la compassion et du délire, un mélange de pleurs, d’hystérie, de souffrances et de remords. Dostoïevski et ses héros se marient comme on choisit la plus longue torture en tous les genres de supplices. Il s’agit de prendre la croix, et souvent sans espoir.

Le désir n’y est qu’un attrait de plus au sacrifice. La chair, même faible, ne cherche pas son plaisir, mais son épreuve et sa tristesse.

L’âme se donne sans joie, non pas comme à une promesse de bonheur, mais à une sorte de misère déchirante, à une fatalité de son choix. Ce serait peu si, n’espérant pas le bonheur pour soi-même, on gardait l’illusion de le donner à un autre que soi. Mais il n’en va pas ainsi. Les mariages de Dostoïevski achèvent une infortune qui n’eût pas été complète, si les amants ne se mariaient pas, mais qui les eût menés à la folie, s’ils n’avaient pas résolu d’accomplir leur malheur. Car telle en est la fin : les mariages de Dostoïevski sont des malheurs accomplis. Au fond, il est contre la chair jusque là, que rien ne lui doit réussir, ni ce qu’elle obtient, ni ce qu’elle eût tant souffert de ne pas obtenir. Elle n’atteint que sa misère. Et c’est tout ce qu’elle mérite.

Il a, pour les femmes, une tendresse brûlante et douloureuse. On dirait qu’il a besoin de souffrir par elles, et qu’ayant horreur de les faire souffrir, il n’ignore pourtant pas qu’il leur sera toujours une occasion de souffrance.

Un désir d’elles comme infini, et une crainte d’y toucher, une terreur d’y satisfaire. Une peur d’elles toutes est en lui, et c’est par là surtout qu’elles l’attirent. Il ne pouvait sans doute pas se passer de la présence féminine ; et sans pouvoir faire, en rien, le bonheur d’une femme, il lui fallait rêver qu’une femme fît le sien.

Son premier mariage est affreux : il pue la laideur et le taudis. C’est un amour grabataire. Là, Dostoïevski a voulu son propre sacrifice. Il a cherché un châtiment ; il a expié un péché que je sens, que je vois, et que je ne veux pas dire.

Plus tard, à peine veuf de cette veuve, il prend pour femme une jeune fille. Il a la passion des jeunes filles, et nul n’a su jusqu’où. Il est de ceux pour qui l’innocence et la prime jeunesse sont la fleur dans la fleur, la mandarine dans l’orange, et l’amour de l’amour.

Le prince Muichkine est, en amour, Dostoïevski lui-même. Il aspire à la volupté la plus fine des femmes, à ce sourire entre chair et cœur, qui est le charme des jeunes filles ; il songe aussi, avec elles, aux douceurs des amants, si des enfants pouvaient l’être, s’ils pouvaient donner des caresses délicieuses, ou si les amants en pouvaient recevoir d’innocentes.

Je considère avec terreur la vie d’une femme avec un tel homme, et la vie d’un tel homme avec toute femme, quelle qu’elle fût. Il ne peut lui céder que son ombre charnelle, avec toutes les misères qui y sont appendues, comme autant de membres blessés à travers des haillons. Pour le reste, il garde un éternel silence. Il ne le rompt que pour se ruer en transports de peine et de passion. Peine ou passion, elles ne comprennent guère que celle qui les concerne.

De tels hommes, leur joie est toujours muette, tant elle compte peu. La douleur seule est éloquente.

Il faut qu’une femme souffre avec lui. Il le faut, dis-je ; parce qu’il sait que telle est sa vocation, si elle est vraiment femme. Il faut qu’elle souffre ; et il faut, lui, qu’il souffre de la faire souffrir. Ainsi se reconnaissent les sexes, et ils s’aiment à la fin. L’amour est inné à cette pratique. Sans quoi, le plaisir égoïste masque tout.

Quelle patience, dans une femme, pour supporter la souffrance qui naît d’un tel homme ! La patience d’une femme est sa force. Sa bonté, sa vertu. Quel courage, en elle, pour garder sa foi à la vie ! Pour lui, si elle l’aime, il faut qu’elle y ait foi, l’eût-elle perdue pour elle-même. Elle ne peut pas trahir la volonté d’un tel homme ; elle ne peut pas oublier l’enseignement unique de son œuvre : que la foi dans la vie, coûte que coûte, est mère inépuisable de toute beauté.

Il est dur d’être femme. Mieux la vaut être pourtant, qu’une de ces grosses prostituées qui font des livres, entre Paris et Nice, avec leur haine de l’homme, en se léchant elles-mêmes dans un miroir. Et parce qu’elles sont l’ignominie de l’amour propre, elles se croient des artistes. Non pas à Laïs grattant ses boutons, mais à elles, est dû le châtiment de tremper, l’éternité durant, dans la fange de leurs ulcères et la crème de leurs excréments, les grâces qu’elles se sont trouvées, et les hideux plaisirs qu’elles y goûtèrent[1].

§

Parce qu’il les a vu souffrir, et qu’il a fait souffrir les femmes, tout en souhaitant avec passion de les élever et de les guérir, Dostoïevski les connaît mieux qu’un autre.

Il les voit tantôt cruelles comme le reproche de la chair, tantôt plus douces que le lait nourricier dans la bouche, mais toujours toutes folles : folles d’égoïsme, ou folles de se donner, folles de tuer l’homme, ou folles de s’immoler à lui.

Il connaît leur passion unique, cette attente éternelle où elles s’agitent : elles sont là, toujours la même Ève endormie, qui attend que le doigt de son Dieu lui communique l’étincelle, et l’appelle à la vie.

Et dans cette éternelle attente, il devine toujours leur éternelle déception, leur désespoir éternel : il faut vivre pour elles ! Elles peuvent donner la vie, mais non l’avoir ! Il faut leur souffler le feu, qui est toute la vie de l’âme ; il ne faut jamais laisser tomber cette flamme immortelle et fragile. Et comme il est fatal qu’on ne la puisse pas toujours nourrir pour elles, il faut qu’elles lamentent la duperie du don total qu’elles ont voulu faire d’elles-mêmes à l’homme et à l’amour.

Il a donc soupçonné leur ardeur cruelle, ces rancunes glacées qui menacent le foyer de la tendresse et du désir. Il a laissé comme une ébauche de cette âme sensuelle, de ces pudeurs perverses, de cette luxure innocente et virginale, qui tremblent dans le sentiment des jeunes filles, et que les fureurs de la femme coupable attisent comme un inextinguible regret.

Tout est passif en elles. Leur sacrifice a parfois la violence d’un appel égoïste à la violence qu’elles repoussent. Elles mettent, à être prises, une espèce de brûlante complaisance, pour en faire plus tard un reproche sans pitié. Elles sont bien, dans leurs parfums acides, la fleur qui exige le pollen, et qui réclame d’être fécondée, tandis qu’elle a l’illusion de s’y résigner seulement. Elles sont aussi le fruit qui espère le soleil pour mûrir ; et qui veut maudire la maturité, dont sa pulpe est avide.

Attendre, toujours attendre ! pour n’être jamais exaucée ! Telle est la femme.

§

Il est plus d’un homme, ce Dostoïevski : et d’autant plus, qu’il est plus Dostoïevski. Plus d’un homme, et plus d’une femme.

Tous ces hommes, en lui, et toutes ces femmes, sont, chacun totalement soi-même ; et pour un temps, sans lien aux autres. Le moi se multiplie de la sorte. L’homme, qui a reçu ce don fatal, porte naturellement dans la vie et dans ses œuvres les formes du rêve.

Dostoïevski, si divers et si un, conçoit l’amour avec deux ou trois femmes, ou plusieurs : car il y a en lui deux ou trois ou plusieurs hommes pour toute femme qu’il aime. Soit qu’il la désire en sa chair, soit qu’il voue en elle un culte à quelque rare idole ou à la vierge. Profusion de l’amour, partage qui répond à un besoin puissant et mystérieux. Il lui faut l’âme, avec la chair ; avec la joie, il lui faut les larmes. Et dans l’ardeur de la femme en fruit, il lui faut aussi la jeunesse, la fleur ou l’enfance même.

Il n’est pas loin d’admettre deux ou trois hommes pour la même femme, parce qu’il les trouve en lui ; et tous les trois, en lui, ont besoin de la femme qu’il aime. C’est de ce fond obscur que se lèvent les héros étranges de ses livres : à tous ensemble, dans le même amour, ils n’en font qu’un, qui est lui, Dostoïevski. De là, cette patiente analyse, qui ne considère une face du caractère qu’en fonction des autres faces. De là, enfin, l’accord dans la vie, et surtout dans l’extrême amour, de ce qui est contrariété inintelligible pour l’esprit.

Le désir de cet homme pour la jeune fille tremble, comme un œillet de feu dans un parterre d’épis et de lourdes corolles. La passion de l’innocence, l’élan vers la forme virginale, cette essence d’ardeur, si puissante et si subtile, qu’une goutte répandue en parfume tout autre amour, et se révèle jusque dans l’amour le plus infâme, jamais Dostoïevski n’y résiste. D’ailleurs, la jeune fille n’est qu’en nous.

Selon moi, il cherche la vierge en toute femme ; il ne peut aimer qu’elle. Cette prédilection l’emporte ; elle le ravit au troisième ciel, ou elle le fait descendre jusqu’à cette fureur vernale, où la convoitise de l’homme s’adresse à l’enfance. Il y va, non par vice, mais par vertu de passion pèlerine. Ô que je ferai peu comprendre cet excès aux serfs du brutal appétit.

Dans l’homme insatiable d’amour, une passion palpite, qui domine sur tous les désirs : d’avoir un amour, où toutes les amours se confondent et s’enlacent. Il est femme et il est homme ; il est amant et il est père ; il est de chair pour son âme en folie ; il est tout âme pour le délire de sa chair. Et il veut l’innocence, parce qu’entre toutes les essences de l’amour, elle est irréparable. Il me souvient de Wagner, qui penche, avec un zèle du même ordre, à multiplier l’amour des amants par la parenté, et qui ne s’arrête pas aux degrés défendus. L’amant est le frère de son amante. Siegfried est presque le fils de sa bien-aimée, et pensant à elle, toujours il pense à sa mère. Kundry vole un baiser filial aux lèvres de Parsifal pantelant.

On me dirait de Dostoïevski qu’il a fait ménage avec une petite fille, je n’en aurais point de surprise. Et j’en suis sûr, si laissant ici le plan des faits visibles, j’entr’ouvre les annales de l’homme secret.

Ne croyez pas qu’on soit plus sensuel, à mesure qu’on est plus passionné. Il peut arriver que la fureur des sens croisse avec la passion. Mais l’imagination passionnée est sujette aussi à une sorte de charnalité idéale. Rien ne transpire de ses ivresses ; et l’ardeur sensuelle s’épuise à chercher la difficulté. Qu’est-ce souvent, que l’artiste, surtout dans l’art des caractères, sinon une imagination amoureuse des formes, jusqu’à l’oubli de toute règle ?

Dostoïevski est bigame, pour le moins. Je ne parle que des intentions. La passion rencontre rarement son objet ; encore moins trouve-t-on les deux ou trois femmes qu’on désire dans la même.

La pitié pour la femme qu’on aime moins qu’on n’est aimé est une terrible passion. Elle mène, parfois, à la mort plus sûrement que l’autre. Ainsi, l’ardeur du sacrifice de soi passe infiniment l’ardeur que l’on met à se sacrifier les autres.

Il les voudrait toutes les deux : l’une pour lui, et lui pour l’autre encore. Taciturne secret que Dostoïevski confesse : se donner à la femme qui nous aime et qui attend de nous son salut ; et prendre la femme que nous aimons, dont nous attendons la joie ; celle que la passion fait vivre et celle qui la tue. N’est-ce point, au soir ténébreux de l’Idiot, les deux hommes, le mari et l’amant, la victime et le bourreau, que l’on voit veiller la même femme, qui fut double et qui est morte, victime elle aussi et bourelle ? À la fin, la joie qu’on exige et le salut qu’on dispense se confondent dans l’insondable peine.

§

Quelle est donc cette recherche de la douleur, dans le sentiment qui promet le plus de félicité à l’homme, selon la nature ? N’en est-ce pas, plutôt, la fatalité dans la conscience ? Plus on y pense, plus il semble que l’homme et la femme ne sont pas faits pour la vie commune. La passion, plus ou moins longue, n’est point un état de durée. La passion, comme le drame, vit de combat et se dénoue par la mort.

Pourtant, l’homme et la femme, plus ils s’aiment, plus il leur est fatal de vivre ensemble et confondus. Au génie de l’espèce, qui ne s’inquiète que du moment, se substitue le génie de la tendresse, qui prétend accorder les éléments contraires, et faire un état durable d’un état passager. Une telle violence à la nature ne va pas sans douleur. Et je dis qu’elle est nécessaire. L’amour humain se distingue, par là, de l’amour naturel aux autres créatures, et même à la plupart des hommes, si l’on en juge à tant de misérables couples.

Pour qu’un homme et une femme se puissent souffrir, il faut qu’ils souffrent l’un de l’autre. C’est la loi. Je parle de l’homme accompli en conscience.

L’accord ne vient que du sacrifice. Celui qui aime le plus, souffre le plus. À l’ordinaire, la femme reçoit la part douloureuse ; et souvent, elle choisit d’en jouer le rôle. Mais le meilleur homme ne le lui laisse pas.

En amour, le cœur est trop avili, s’il ne souffre. La souffrance seule nous rétablit dans notre dignité d’homme. Quel est l’amant profond qu’Amour n’abaisse pas au pardon des pires offenses ? Il faut grandement souffrir de la femme, pour rester digne de soi dans l’amour qu’on lui consent, et même dans l’amour qu’elle nous accorde.

Et ce n’est pas assez des natures qui s’opposent, dans l’homme et dans la femme. Quand les cœurs sont complices, c’est le destin qui ne l’est pas. La misère, la maladie, le deuil, tout ce qui menace chaque homme sous un masque fatal, dans l’amour se démasque, et, entre amants, pour l’un prend visage de l’autre.

L’amour est ce qui nous sépare le plus des Anciens.

Notre passion n’est si ardente et si pleine, que pour faire en nous l’union des deux mondes : le cœur chrétien habite la chair païenne ; et la chair païenne hante le cœur chrétien.

C’est notre amour qui nous démontre que nous ne diviserons pas un monde en nous de l’autre, sans nous réduire de la totalité.

Le mystère de l’amour est celui de la douleur même. Je ne crois que les amours souffrantes. La douleur n’est pas la maladie : la douleur est un enrichissement. Psyché n’aurait pas perdu son Dieu, si elle l’avait réveillé dans l’insomnie de la peine, et non dans le sommeil du plaisir. Moins la douleur, l’amour n’est que l’ombre de lui-même.

Les Anciens ignoraient la douleur, puisqu’ils croyaient la vaincre. Et nous, nous devons la sauver.

La douleur n’est point le lieu de notre désir, mais celui de notre certitude. Les Anciens sont trop charnels. Je ne prétends pas que nous devions faire élection de la douleur. Tant s’en faut, qu’on doit tout faire pour s’en tirer. Mais il faut la connaître. L’homme véritable n’est pas le maître de sa douleur, ni le fuyard, ni l’esclave : il en doit être le sauveur.

Sur la passion chrétienne qui a tant donné d’échos et de profondeur à la vie, c’est à nous d’élever une vie nouvelle. La grandeur seule en fera la joie. Car, où est la vie, est aussi la joie, même dans les supplices. Vivre, c’est avoir joie, à quelque prix que ce soit. Ni la grandeur, ni la beauté ne sont valables sans souffrance. Ainsi l’homme ne va plus sans une tristesse intérieure, qui donne du prix à tout ce qu’il sent comme la rosée des larmes à un merveilleux visage.

On ne saurait se vanter, ni de ramener l’homme à un âge qu’il n’a plus, ni d’abolir en lui aucune des puissances que le passé y a mises, et qui lui étaient nécessaires, puisqu’il se les est données. La douleur est une auguste puissance.

Au lieu de rien détruire, il faut tout accomplir en nous, et y tout achever.

La passion chrétienne, s’il fallait la justifier, je dirais qu’elle a créé l’amour, par le prix infini que la douleur y attache. L’art est un excès du même ordre, si on le compare au jeu. L’amour n’est qu’une flamme jeune, qui brille et qui se consume, chez les Anciens. Notre amour est un feu qui dure, et qui exige de durer, un brasier qui ranime ses flammes à mesure qu’il les dévore, une ardeur qui nourrit toute la vie. L’Amour des Anciens n’est que l’enveloppe du nôtre : aux sens est ajouté le cœur.

  1. Di quella sozza e scapigliata fante,
    Che là si graffia con l’unghie merdose,
    Ed or s’accoscia, ora è in piedi stante.

    Inf., XVIII, 44.