Dos à dos (Edmond Mandey)

Dos à dos (Edmond Mandey)
Le Radical (p. 1-12).


CONTES ET NOUVELLES


DOS À DOS

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Le commandant Mathias semblait à ceux qui l’écoutaient l’un de ces marins d’autrefois, épargnés par la mort exprès sans doute pour transmettre aux générations à venir le souvenir d’exploits accomplis par des héros ignorés.

Le village que le commandant avait — selon son expression — choisi pour son dernier mouillage couronnait une ancienne falaise d’où l’œil pouvait suivre jusqu’à la mer le cours sinueux d’un fleuve. La maison qu’il habitait, rompant la régularité de la longue rue, s’élevait au milieu d’un jardin que terminait un mur servant à la fois de contrefort et de terrasse.

Un berceau de vigne, une tonnelle de forme rectangulaire, courait le long de la terrasse. Cette tonnelle était assez large pour qu’on pût s’y mouvoir à l’aise autour d’une grande table ronde. Dès les premiers jours du printemps, elle devenait à la fois le salon, la salle à manger et quelque peu aussi la chambre à coucher du commandant, qui y avait fait suspendre entre deux forts poteaux un hamac de grosse toile où il dormait lorsque les chaleurs de juillet rendaient moins habitable pour lui sa chambre habituelle.

L’ancien marin vivait là en véritable sybarite, ayant pour compagne sa pipe et pour ami — c’est le titre qu’il se plaisait à lui donner — l’un des vins en renom du pays, un vin légèrement mousseux, ambré, projetant des flammes d’or à travers le cristal des verres taillés en gobelets et hauts comme des widercomes.

Sous des dehors de grande rudesse, l’ex-officier cachait d’ailleurs la plus droite et la plus serviable nature.

Les paysans, dont plus d’un avait eu recours à lui pour un fils au service, une plainte ou une demande à appuyer, un secours, les paysans ne prononçaient jamais son nom qu’avec ce ton grave et ces hochements de tête qui marquent dans leur pensée le plus haut degré d’attachement et d’estime. D’excellentes terres dont il partageait les produits avec ses fermiers achevaient d’assurer au commandant cette estime dont il jouissait non seulement dans la commune, mais dans le canton tout entier.

Or, ce canton — celui de Saint-Yvan — était l’un des plus procéduriers de France.

L’esprit de chicane y était développé au point qu’à vingt lieues à la ronde nul paysan n’eût consenti à passer avec un Saint-Yvanais un marché, si petit fût-il, sans l’intervention d’un homme de loi.

Même entre eux, les Saint-Yvanais restaient d’incorrigibles plaideurs.

La charge d’huissier de Saint-Yvan était l’une des plus productives et, par conséquent, des plus recherchées de France ; celle de juge de paix, au contraire, était souvent sans titulaire. Le ministre avait beau faire appel à l’ambition des jeunes licenciés, faire miroiter aux yeux d’anciens notaires ou d’anciens greffiers les avantages exceptionnels attachés à la charge, entre autres des appointements de deux mille quatre cents francs, licenciés, notaires, greffiers, préféraient attendre ou rester sans emploi.

Or, le canton de Saint-Yvan se trouvait encore sans juge de paix.

Le ministre, de plus en plus embarrassé, écrivit au préfet. Ce dernier eut cette fois une idée géniale. Après avoir longuement cherché, il pensa au commandant Mathias.

Mais songer au commandant n’était point suffisant ; il fallait le convaincre, le décider ; là était réellement le coup de maître.

Le préfet se chargea lui-même des négociations. C’est ainsi qu’une tiède après-midi du mois de mai le commandant vit accourir tout effarée la vieille bonne qui avec le jardinier représentait tout le personnel de sa maison. La vieille bonne venait annoncer à son maître la visite d’un monsieur de la ville portant lui aussi, à la boutonnière, la rosette d’officier de la Légion d’honneur, et auquel M. le maire, qui l’accompagnait, prodiguait les marques de la plus grande déférence.

Le commandant se trouvait précisément dans un de ces moments de douce quiétude que provoquaient chez lui les fréquentes questions posées à son ami, c’est-à-dire de nombreuses et franches verrées.

Rendu brusquement à la vie réelle, le commandant essaya de se lever du fauteuil dans lequel il somnolait à demi, mais, jugeant plus prudent de demeurer assis, il frappa la table d’un revers de main et, retenant les bouteilles ébranlées par le coup, s’entre-choquant entre elles et oscillant comme si la folie du vin les eût gagnées à leur tour, il cria, en accompagnant son exclamation d’un sonore juron :

Eh bien ! qu’il entre, ton monsieur, tonnerre de… !

Ce fut sur ce dernier mot que le préfet, suivi du maire, fit, sans être autrement annoncé, son apparition sous la tonnelle ensoleillée du commandant.

Un instant avait suffi à l’ancien marin pour retrouver sa ligne d’équilibre en même temps que sa présence d’esprit.

Il se leva donc et droit, simplement affecté de ce balancement particulier que donne le bercement profond de la mer, s’avança au-devant de ses hôtes.

— Monsieur le préfet, prononça d’une voix grave et forte M. le maire.

Mais, sans plus de façon, M. le préfet, dépouillant le personnage officiel, allongea la main et dit :

— Il y a longtemps que j’avais envie de vous reconnaître, commandant, et me voici…

Visiblement ému, l’ex-officier de marine serra cordialement la main de son hôte et l’œil brillant, la lèvre amincie d’un frémissement léger, répliqua :

— Eh bien ! vous êtes un bon bougre, vous !

L’ancien marin saisit l’un des sièges qui se trouvaient de l’autre côté de la table, l’enleva à bout de bras et, après en avoir enfoui les pieds dans le sol :

— Asseyez-vous donc, monsieur le préfet, reprit-il non sans une certaine grandeur.

Quelques instants après, on causait comme de vieux amis, les coudes sur la table.

Tout naturellement, la conversation tomba sur les affaires du canton, sur Saint-Yvan, sur le dernier juge de paix, sur ses devanciers…

— Des gabarriers ! fit le commandant… des gabarriers, je vous dis… Les gens de Saint-Yvan ne sont pas plus méchants, pas plus difficiles que d’autres ; le tout est de savoir les prendre… Voyez, moi, m’ont-ils jamais rien fait, ces garçons-là ? Jamais…

Les choses étaient justement au point où on voulait les amener.

— Mais, interrompit le préfet, une idée. Pourquoi ne seriez-vous pas, vous, commandant, le juge de paix que nous cherchons ?

Cela avait été dit d’un ton moitié sérieux et comme si la proposition surgissait tout à coup, sans préparation aucune.

Le commandant eut un haut-le-corps, puis, regardant bien en face le premier magistrat du département :

— Mais vous voulez donc ma mort ! fit-il en ponctuant sa phrase d’un franc éclat de rire.

Six semaines après cette singulière entrevue, le facteur remettait au commandant Mathias un grand pli cacheté contenant une lettre du ministre et sa nomination de juge de paix du canton de Saint-Yvan.

La lettre disait, à peu près du moins :

« Le gouvernement fait appel à votre dévouement pour diminuer autant que possible le nombre toujours croissant des procès entre les habitants de Saint-Yvan. »

Dans le premier moment, le commandant Mathias froissa entre ses mains lettre et décret ornés de toutes les signatures officielles.

Pendant une heure, furieux, se promenant de long en large, il ne cessa de répéter :

— Il me la baille belle, le ministre. Est-ce que je lui dois du dévouement, moi, à ce contremaître de porte-robes et de rabats ?

La visite du préfet lui revint en mémoire. Soudain, le jour se fit en lui.

— Mais ce pékin-là m’a roulé comme un simple gabier ! s’écria-t-il.

Puis, continuant de se parler à lui-même :

— Ah ! l’on m’a comme cela pris au mot… Eh bien ! je vais leur montrer si je suis un gabarrier, moi !

Le lendemain, le garde champêtre, qui était en même temps chargé de promulguer au son du tambour les actes officiels de la municipalité et autres, parcourait la grande rue de Saint-Yvan et lisait aux habitants ce singulier avis :

« Ceux qui, à l’avenir, auront entre eux des différends seront admis en conciliation chez M. le commandant Mathias, de huit à neuf heures du matin, savoir : les gens qui habitent de tribord en venant de la ville les lundi, mercredi, vendredi ; les gens de bâbord les mardi, jeudi, samedi.

« Passé les heures et les jours indiqués, M. le commandant Mathias ne permettra à personne de venir le déranger. Qu’on se le dise. »

La surprise fut d’abord grande dans Saint-Yvan. Chez quelques-uns elle égala presque celle qu’avait ressentie l’ex-officier de marine en recevant sa nomination.

Nul ne songea toutefois à discuter l’avis publié au son du tambour. On savait que le commandant ne revenait jamais sur ses décisions et n’aimait pas qu’on les discutât. Il avait d’ailleurs pour les appuyer deux bras des plus solides et, au bout de ces bras, deux poings dont plus d’un ancien connaissait la lourdeur.

Les premiers qui se présentèrent furent deux bâbordais. Ils étaient entrés farouches, se défiant du regard. Une heure après, ils sortaient bras dessus, bras dessous, appuyés l’un sur l’autre, s’étayant comme deux frères.

Le lendemain, c’était le jour des tribordais. Cette fois, les plaideurs reparurent plus émus que ceux de la veille et l’âme débordant de mansuétude, au point d’arrêter les passants pour leur vanter, avec des larmes plein la voix, les douceurs de la concorde.

Les Saint-Yvanais, d’abord surpris, finirent par s’amuser de ces scènes toujours burlesques, attendu que le garde champêtre, grave, la plaque au bras, escortait majestueusement les réconciliés jusqu’à leur domicile, empêchant que jamais rien ne tournât au tragique.

Bientôt tribordais et bâbordais, quel que fût le jour, s’assemblèrent, aux heures d’audience, devant la demeure du commandant, se montrant ceux qui entraient, riant de leurs mines sévères et les attendant pour juger ensuite des effets produits sur eux par les arguments si convaincants du nouveau juge.

Mais comme tous ceux qui se présentaient aux audiences juraient de n’y plus revenir et que le commandant, on le savait, ne plaisantait pas avec la parole donnée, pour ces raisons le nombre des procès diminua sensiblement dans le canton de Saint-Yvan.

Un jour pourtant l’entêtement de deux Saint-Yvanais faillit tout compromettre.

Insensibles aux regards d’or de l’ami du commandant, élevé au rang — en récompense des services rendus — de greffier principal, les deux plaideurs dont nous parlons refusèrent obstinément de choquer l’un contre l’autre les verres placés tout exprès à portée de leurs mains.

Le juge, à bout d’arguments, ébranla la table d’un formidable coup de poing, ce qui était toujours chez lui un signe de colère à grand’peine contenue.

Puis, plaignant et défendeur demeurant sourds à une dernière sommation, le magistrat se leva, superbe dans son veston de flanelle blanche laissant apercevoir la chemise largement ouverte. À défaut de majesté, l’ancien marin avait ses façons d’en imposer aux gens.

Il étendit donc les deux mains en même temps, saisit par l’épaule les deux obstinés plaideurs et, d’une poussée irrésistible, leur fit franchir la distance qui séparait sa salle d’audience de la porte de son jardin.

Le garde champêtre était à son poste, prêt à reconduire jusqu’à leur domicile ceux que les joies de la réconciliation rendaient par trop expansifs.

Sur le seuil de la porte, le commandant s’arrêta et, imprimant à chacun des plaideurs un demi-tour en sens inverse, cria devant la foule assemblée :

— Allez ! Je vous renvoie dos à dos.

À cette sentence entendue pour la première fois et pleine d’inconnu pour eux, les habitants du village sentirent courir parmi eux le frisson de la peur.

Cependant, le garde champêtre, un ancien sergent d’Afrique ne connaissant que la consigne, s’empara à son tour des deux condamnés étourdis de l’aventure et, leur conservant scrupuleusement la position que venait de leur donner la poigne d’acier du commandant, les reconduisit dos à dos jusqu’au milieu de la rue.

Là seulement, sabre au clair, il leur ordonna de prendre l’un au nord, l’autre au sud, sans s’inquiéter de l’endroit où était située leur demeure.

Il les suivit ainsi du regard jusqu’aux extrémités opposées de la longue rue que formait le village de Saint-Yvan.

Cette heureuse façon de substituer la lettre à l’esprit de la loi acheva l’œuvre commencée. Nul n’osa plus encourir la rigueur d’une telle sentence, c’est-à-dire que la perspective de parcourir le village sous une double bordée de quolibets et de rires tous préférèrent goûter désormais les arguments de paix et de concorde que versait à pleines verrées la rude main du commandant.

Edmond Mandey.


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