Dorothée, danseuse de corde/Chapitre IX


IX.

Face à face


— S’ils se jettent sur moi, pensa-t-elle, si l’intention de d’Estreicher est de m’enlever, séance tenante, rien à faire. Avant que je puisse être secourue, ils m’emporteront dans leur souterrain, et de là, je ne sais où !…

Et pourquoi en eût-il été autrement ? Maître de la médaille, et maître de Dorothée, le bandit n’avait qu’à s’enfuir.

Elle comprit tout à coup les défauts de son plan. Aussi bien, tant pour obliger d’Estreicher à risquer une sortie, que pour s’emparer de lui pendant cette sortie, elle avait imaginé des ruses beaucoup trop subtiles, que la réalité ou que la malice du hasard pouvaient déjouer. Une bataille qui dépend du nombre plus ou moins grand de secondes perdues ou gagnées est bien compromise.

Rapidement, elle rentra dans la maison, et, sous un amas d’objets qui encombraient une petite pièce de débarras, elle poussa le disque. Les recherches nécessaires retarderaient d’autant la fuite de l’ennemi. Mais quand elle voulut s’en aller, d’Estreicher était sur le seuil de la porte, ironique et grimaçant sous ses lunettes et sous sa barbe épaisse.

Dorothée ne portait jamais de revolver. Elle ne voulait se confier dans la vie qu’à son seul courage et à sa seule intelligence. Elle le regretta, à cette minute effroyable où elle se trouvait face à face avec l’homme qui avait tué son père. Son premier mouvement eût été de lui brûler la cervelle.

Devinant sa pensée haineuse, vivement il lui saisit le bras et le tordit, comme il avait fait à la vieille Assire. Puis, se penchant sur elle, la voix saccadée :

— Dépêche-toi… Où l’as-tu mise ?

Elle ne songea même pas à résister, tant la douleur était forte, et elle le conduisit vers la petite pièce, en désignant du doigt l’amas des objets. Il trouva aussitôt le disque, le soupesa, l’examina d’un air satisfait et dit :

— Tout va bien. C’est la victoire ! Vingt années d’efforts qui aboutissent. Et, par-dessus le marché, toi, Dorothée, toi, la plus magnifique et la plus désirable des récompenses.

Il tâta sa robe pour s’assurer qu’elle n’était pas armée, puis la saisit à bras-le-corps, et, avec une énergie dont il ne semblait pas capable, la chargea sur son épaule, par-derrière lui, la tête pendant en avant.

— Tu m’inquiètes, Dorothée, ricana-t-il. Comment ! pas la moindre résistance ? Quelle sagesse, ma fille ! Il doit y avoir quelque embûche là-dessous. Aussi, je détale…

Dehors, elle avisa les deux hommes qui gardaient le grand portail. L’un d’eux était le complice qu’elle connaissait pour l’avoir vu chez Juliette Assire. L’autre, la figure plaquée contre le grillage d’un petit guichet, surveillait la route.

D’Estreicher leur cria :

— Ouvrez l’œil, les amis. Faut pas se laisser prendre dans la bergerie. Et quand je sifflerai, rabattez-vous vivement vers les Buttes.

Lui-même, à grand pas, s’y dirigea, sans faiblir sous le fardeau. La jeune fille respirait l’odeur de ses vêtements que l’humidité des grottes avait imprégnés. Il la tenait par le cou, d’une main dure qui la meurtrissait.

Ils atteignaient le pont de bois, et ils allaient s’y engager. À cent mètres de là, peut-être, devait s’ouvrir, parmi les fourrés et les roches, l’une des issues souterraines. Déjà l’homme portait son sifflet à la bouche.

D’un mouvement preste, Dorothée agrippa le disque de métal qu’il avait mis dans sa poche et qui dépassait, et elle le lança vers l’étang. Le disque roula sur le sol, dégringola le long de la berge, et s’enfonça dans l’eau.

— Cré coquine, gronda l’homme en la jetant à terre avec violence. Si tu bouges, je te casse la tête.

Il descendit la pente et pataugea dans la boue gluante de la rive, tout en surveillant Dorothée et en l’invectivant.

La jeune fille ne songeait pas à fuir. Tour à tour, elle observait la crête de la muraille aux endroits où devaient surgir les policiers ou les domestiques.

L’heure était certainement dépassée depuis cinq minutes et personne n’apparaissait. Elle gardait confiance néanmoins, dans l’espoir que d’Estreicher, qui avait perdu tout sang-froid, se laisserait aller à quelque faute dont elle saurait tirer parti.

— Oui, oui, grinçait-il, tu veux gagner du temps, ma petite. Et après ? Crois-tu que je te lâcherai ? Jamais de la vie ! Je vous tiens tous les deux, la pièce d’or et toi, et ce n’est pas ton campagnard de Raoul qui me fera lâcher prise. D’ailleurs tant pis pour lui, s’il arrivait. Mes hommes ont la consigne : un bon coup de matraque sur la tête…

Il chercha encore, puis poussa une exclamation de triomphe et se releva, le disque à la main.

— Voilà, chérie. Décidément la veine est pour moi et tu as manqué ton coup. En route, cousine Dorothée.

La jeune fille glissa un regard du côté des murailles. Personne. Instinctivement, à l’approche de l’homme exécré, elle ébaucha un geste de recul qui le fit rire, tellement toute résistance semblait absurde.

Violemment, il rabattit les deux bras raidis, et, de nouveau, la chargea sur son épaule, d’un mouvement où il y avait autant de haine que de convoitise.

— Dis adieu à ton amoureux, Dorothée, car il t’aime, ce brave Raoul. Dis-lui adieu. Si jamais tu le revois, il se sera passé quelque chose de plus agréable pour moi que pour lui.

Il franchit le pont et s’engagea dans les Buttes.

C’était fini. Encore une trentaine de secondes, et, en cas même d’attaque, d’Estreicher, n’étant plus visible des points du mur où les hommes armés de fusils devaient surgir, aurait le temps d’atteindre l’orifice des souterrains. Dorothée avait perdu la bataille. Raoul et les policiers arriveraient trop tard.

— Tu ne peux pas savoir, chuchota d’Estreicher, comme c’est bon de te sentir là, toute frissonnante, et de t’emporter avec moi, contre moi, sans que tu puisses éviter l’inévitable. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu pleures ? Faut pas, ma petite. Après tout, quoi ? Tu te serais bien laissé dorloter, un jour ou l’autre, sur la poitrine du beau Raoul… Alors, il n’y a pas de raison pour que je te dégoûte plus que lui, hein ? Mais ! ah ça mais ! s’écria-t-il, avec irritation, t’as pas fini de sangloter.

Il la retourna sur son épaule, et lui saisit la tête.

Il fut confondu.

Dorothée riait.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ris-tu ? Est-il possible que tu aies le cœur de rire ? Qu’est-ce qu’il y a donc ?

Ce rire l’effrayait comme une menace de danger. La gueuse, pourquoi riait-elle ? Une rage subite le souleva et, l’ayant assise contre un arbre, bêtement, de son poing fermé où pointait une bague, il la frappa sur le front, parmi les cheveux, avec tant de force que le sang gicla.

Elle riait encore, tout en balbutiant sous son bâillon :

— Quelle brute vous faites !

— Si tu ris, je te mords la bouche, coquine, grinça-t-il, courbé sur les lèvres rouges qu’il avait libérées du bâillon.

Il n’osait pas encore accomplir un tel geste, respectueux malgré lui et presque intimidé par elle. Cependant elle eut peur et reprit son sérieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il. Tu devrais pleurer, et tu ris. Pourquoi ?

— Je ris, dit-elle, à cause des assiettes.

— Quelles assiettes ?

— Celle qui forment l’écrin de la médaille.

— Celles-là ?

— Oui.

— Eh bien ?

— Eh bien, toutes deux ce sont des assiettes du cirque Dorothée, avec lesquelles je jonglais…

Il parut interloqué.

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Oui, n’est-ce pas, expliqua-t-elle, Saint-Quentin, et moi, nous les avons soudées ensemble. J’ai gravé au couteau la devise magique, et, cette nuit, nous les avons jetées à l’eau.

— Mais tu es folle… je ne comprends pas. Dans quel but as-tu fait cela ?

— Comme la vieille Assire, torturée par vous, avait bredouillé des aveux où il était question de la rivière, je ne doutais pas que vous ne tombiez dans le piège.

— Quel piège ?

— Je voulais vous faire sortir d’ici.

— Tu savais donc que j’étais ici ?

— Parbleu ! et je savais que vous assistiez au repêchage. Alors j’étais sûre de ce qui se passerait. Croyant que cet écrin, retrouvé au fond de l’eau, sous vos yeux mêmes, contenait la médaille, et voyant, d’autre part que Raoul s’en allait et que j’étais seule au Manoir, vous ne pouviez pas ne pas venir. Vous êtes venu.

Il bredouilla :

— La pièce d’or… elle n’est donc pas dans cet écrin ?

— Mais non, il est vide.

— Et Raoul ?… Raoul, tu l’attends ?

— Oui.

— Seul ?

— Avec des policiers. Ils ont rendez-vous.

Il serra les poings et grinça.

— Misérable, tu m’as dénoncé ?

— Je vous ai dénoncé.

Pas une seconde d’Estreicher ne pensa qu’elle pouvait mentir. Il tenait le disque de métal entre ses mains, et il lui eût été facile, avec la pointe de son couteau, d’en percer la soudure. À quoi bon ? Le disque de métal était vide. Il le savait. Il comprenait soudain toute la comédie qu’elle avait jouée sur l’étang, et il s’expliquait la sorte de malaise et d’inquiétude qu’il avait éprouvée en assistant à des péripéties dont l’enchaînement lui semblait étrange.

Pourtant il était venu. Il s’était jeté, aveuglément, la tête basse, dans le piège qu’elle avait préparé devant lui avec tant d’audace. De quel pouvoir miraculeux disposait-elle donc ? Et comment passerait-il à travers les mailles du filet qui l’enveloppait de plus en plus ?

— Allons-nous-en, dit-il, impatient de se soustraire au danger.

Mais il subissait comme une lassitude de toute sa volonté et, au lieu de reprendre sa victime, il la questionna :

— Le disque est vide, soit. Mais tu sais où est la médaille ?

— Parbleu ! fit Dorothée, qui ne pensait qu’à gagner du temps, et dont le regard furtif interrogeait le faîte du mur.

Les yeux de l’homme brillèrent.

— Ah ! tu sais… Quelle imprudence de m’avouer cela ! Du moment que tu sais, tu vas parler, ma petite. Sinon…

Il tira son revolver.

Elle plaisanta :

— Comme avec Juliette Assire, n’est-ce pas ? Vous comptez jusqu’à vingt. Pas la peine, ça ne prend pas.

— Je te jure, crebleu…

— Des mots !

Non, décidément, la bataille n’était pas perdue. Dorothée, quoique épuisée, la figure en sang, se cramponnait à tous les incidents possibles avec une énergie farouche. Elle sentait bien que d’Estreicher, dans sa fureur, était capable de la tuer. Mais elle sentait aussi très nettement son désarroi et toute sa domination sur lui. Il n’avait pas le courage de partir et d’abandonner cette médaille fatidique pour laquelle il avait lutté si désespérément. Que son hésitation durât quelques minutes encore, et Raoul ne pouvait manquer d’apparaître !

À ce moment, il se produisit un incident qui parut intéresser la jeune fille au plus haut point, car elle se pencha pour mieux suivre la scène. Le vieux baron sortit du manoir, portant une valise et vêtu, non pas, comme à l’ordinaire, d’une blouse, mais d’un veston de drap, et coiffé d’un chapeau de feutre. Cela prouvait de sa part un choix, c’est-à-dire un effort de pensée. Il y en eut un autre. Goliath n’était pas avec lui. Il l’attendit, frappa du pied, et quand le chien apparut, il le saisit au collier, s’orienta, et se dirigea vers le portail.

Les complices lui barrant la route, il marmotta quelques grognements et voulut passer. On le repoussa, il se mit en colère et, à la fin, s’éloigna parmi les arbres, sans lâcher Goliath, mais en abandonnant la valise.

Son manège était facile à comprendre, et Dorothée, comme d’Estreicher, se rendait bien compte que le bonhomme avait voulu s’en aller à la conquête du trésor. Malgré sa folie, il n’avait pas oublié l’aventure. La date solennelle s’imposait à lui, et, au jour qu’il s’était fixé, il bouclait sa valise et se mettait en route comme une mécanique qu’on a remontée et qui se déclenche à l’heure dite.

D’Estreicher appela ses complices et leur cria :

— Fouillez ses affaires.

Et comme on ne trouvait rien, aucune médaille, aucune indication, il se promena un instant devant Dorothée, indécis sur la conduite à tenir, et enfin s’approcha d’elle.

— Réponds-moi. Raoul t’aime. Toi pas. Sans quoi j’aurais mis le holà à votre petit flirt, depuis quinze jours. Mais tout de même, tu as des scrupules à son égard en ce qui concerne la médaille et le trésor, et vous avez partie liée. Bêtises, ma petite, et je vais te mettre à l’aise, car il y a une chose que tu ignores et qu’il faut que je te révèle. Après quoi tu parleras, j’en suis sûr. Donc, réponds. Cette médaille, cela doit t’étonner que je la cherche, puisque, d’après ce que tu sais, je l’aurais dérobée à ton père. Que supposes-tu ?

— Je suppose qu’elle vous a été reprise.

— En effet. Mais sais-tu par qui ?

— Non.

— Par le père de Raoul, par Georges Davernoie.

Elle tressaillit et riposta :

— Vous mentez.

— Je ne mens pas, affirma-t-il fortement. Tu te rappelles la dernière lettre de ton père, que notre cousin Chagny nous a lue à Roborey ? Le prince d’Argonne racontait sa nuit d’hôpital, la nuit où il entendit deux hommes qui parlaient sous sa fenêtre, où il vit une main qui se glissait vers la table et qui subtilisait la médaille. Or, l’homme qui attendait en bas et qui avait accompagné l’autre dans son expédition, c’était Georges Davernoie. Et ce coquin-là, Dorothée, la nuit même qui suivit, dépouillait son camarade.

Dorothée fut secouée d’indignation et de révolte.

— Mensonge ! Le père de Raoul ! Lui, faire ce métier ? Lui, un voleur ?

— Mieux que cela, Dorothée. Car l’expédition n’avait pas pour but seulement un vol… et si celui des deux hommes qui a versé le poison et dont le prince d’Argonne a vu le bras tatoué, ne renie pas ses actes, il n’oublie pas que c’est l’autre qui a fourni le poison.

— Vous mentez ! vous mentez ! c’est vous le seul coupable ! C’est par vous seul que mon père a été tué !

— Tu ne me crois pas ? Tiens, voici une lettre de lui au vieux baron, c’est-à-dire à son père. Lis cette lettre que j’ai trouvée dans les papiers du baron :

« J’ai enfin mis la main sur la pièce d’or indispensable. À ma prochaine permission, je l’apporterai. »

» Et regarde la date ! Huit jours après la mort du prince d’Argonne ! Es-tu convaincue, hein ? Et ne penses-tu pas que nous pouvons nous entendre en dehors de cette poule mouillée de Raoul ? »

La révélation éprouvait durement la jeune fille. Cependant elle se redressa et, faisant bonne contenance, elle questionna d’Estreicher :

— Que voulez-vous dire ?

— Ceci. La pièce d’or apportée au baron, confiée un moment par lui à son ancienne bonne amie, puis cachée je ne sais où, t’appartient. Raoul n’a aucun droit sur elle. Je te l’achète.

— Quel prix ?

— Ce que tu voudras… la moitié des bénéfices, si tu l’exiges.

Dorothée vit aussitôt le parti qu’elle pouvait tirer de la situation. Là encore s’offrait le moyen de gagner quelques minutes, les minutes décisives, peut-être, moyen pénible et coûteux puisqu’elle risquait de livrer le talisman. Mais pouvait-elle hésiter ? D’Estreicher perdait patience. Il s’effarait à l’idée de l’attaque imminente qui le menaçait. Qu’un accès de peur instinctive le soulevât, et c’était la fuite irrémédiable.

— Une association entre nous, jamais ! Un partage… quelque chose qui fasse de moi votre alliée, non, mille fois non, je vous exècre. Mais un accord pour quelques instants, peut-être.

— Tes conditions ? dit-il. Et dépêche-toi. Profite de ce que je te laisse poser tes conditions.

— Ce sera bref. Votre but est double. La médaille et moi. Il faut choisir. Que voulez-vous par-dessus tout ?

— La médaille.

— En ce cas, que je sois libre, et je vous la donne.

— Jure-moi sur l’honneur que tu sais où elle est ?

— Je le jure.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis cinq minutes. Tout à l’heure, je l’ignorais. Je sais maintenant. Un petit fait s’est produit qui m’a renseignée.

Il la crut. Il ne put pas ne pas la croire. Tout ce qu’elle disait ainsi, quand elle vous regardait au fond des yeux, était l’exacte vérité.

— Parle.

— À votre tour, d’abord, jurez-moi qu’aussitôt ma promesse exécutée, je serai libre.

Le regard du bandit clignota. L’idée de tenir un serment lui semblait tout à fait comique, et Dorothée n’ignorait pas non plus que ce serment n’aurait aucune espèce de valeur.

— Je le jure, dit-il.

Et il répéta :

— Parle. Je ne me rends pas bien compte de ce que tu mijotes, mais tout cela ne m’a pas l’air catholique. Aussi je me défie. Souviens-t’en, ma belle.

Entre eux la lutte était à son point le plus aigu, et ce qui donnait à cette lutte son caractère particulier, c’est que chacun d’eux lisait ouvertement dans le jeu de son adversaire. Dorothée ne doutait pas que Raoul, après un retard imprévu, ne fût en route vers le Manoir, et d’Estreicher, qui n’en doutait pas non plus, savait que Dorothée appuyait toute sa conduite sur cette intervention immédiate. Mais il y avait une toute petite chose qui rendait égales leurs chances de victoire. D’Estreicher se croyait en pleine sécurité parce que ses deux complices, collés aux guichets du portail, surveillaient la route et l’arrivée de l’auto. Or, la jeune fille avait eu l’admirable précaution de prescrire à Raoul l’abandon de l’auto et le choix des routes dissimulées. Tout l’espoir de Dorothée venait de ce détail.

Elle donna donc tranquillement son explication, en obéissant d’ailleurs toujours au souci de faire traîner l’entretien.

— Je n’ai jamais cessé de croire, dit-elle, et je suis sûre que vous pensiez comme moi, que le baron ne quittait pour ainsi dire pas la médaille.

— J’ai fouillé partout, objecta d’Estreicher.

— Moi aussi. Mais je ne prétends pas qu’il gardait la médaille sur lui. Je prétends qu’il la gardait, et qu’il la garde encore à la portée de sa main.

— Comment ?

— Oui, il a toujours fait en sorte de n’avoir, pour la saisir, qu’à tendre le bras.

— Impossible. Nous l’aurions vue.

— Non, puisque, tout à l’heure encore, vous n’avez rien vu.

— Tout à l’heure ?

— Oui, quand il s’en allait, forcé par l’ordre de son instinct, quand il s’en allait au jour même qu’il s’était fixé avant de tomber malade.

— Il partait, mais sans la médaille.

— Avec la médaille.

— On a fouillé la valise.

— Il ne partait pas seulement avec la valise.

— Avec quoi, alors, sacré nom ! Tu étais à plus de cent mètres de lui. Tu n’as rien vu ?

— J’ai vu qu’il tenait autre chose que sa valise.

— Quoi ?

— Goliath.

D’Estreicher se tut, frappé par ce simple mot et par tout ce qu’il signifiait.

— Goliath, continua Dorothée, Goliath qui ne le quittait jamais, Goliath toujours à portée de sa main, et qu’il tenait en s’en allant, qu’il tient en ce moment. Regardez-le. Ses cinq doigts se crispent sur le collier de la bête. Vous entendez, au collier !

Cette fois encore, d’Estreicher ne douta point. L’affirmation de la jeune fille lui sembla immédiatement correspondre à toutes les données que présentait la réalité. Cette fois encore, Dorothée apportait la lumière. En dehors de cette lumière, rien que ténèbres et contradictions.

D’Estreicher reprit tout son sang-froid. Sa volonté d’agir fut immédiate et, en même temps, il voyait clairement toutes les précautions à prendre pour réduire les risques de la tentative.

Il tira de sa poche une fine cordelette avec laquelle il ficela Dorothée et un foulard qu’il lui noua sur la bouche.

— Si tu t’es trompée, tant pis pour toi, ma chérie. Tu paieras ton erreur.

Et il ajouta, d’une voix sarcastique :

— Si tu ne t’es pas trompée, d’ailleurs, tant pis pour toi également. Je suis de ceux qui ne lâchent pas leur proie.

Il héla ses complices :

— Attention, vous autres ! Personne sur la route ?

— Personne.

— Ouvrez l’œil ! Dans trois minutes, nous partons. À mon coup de sifflet, rendez-vous à l’entrée du souterrain. J’emporterai la petite.

La menace, si terrible qu’elle fût, n’émut pas la jeune fille. Pour elle tout le drame se déroulait là-bas, sous ses yeux, entre d’Estreicher et le baron.

D’Estreicher descendit les Buttes en courant, traversa la rivière et s’élança vers le vieillard qui était assis sur un des bancs de la terrasse, la tête de Goliath posée contre ses genoux.

Dorothée sentit que son cœur battait éperdument. Non pas qu’elle redoutât la découverte de la médaille. La pièce d’or se trouvait dans le collier, elle en était sûre. Mais encore fallait-il que cet effort suprême pour arracher un dernier délai ne fût pas inutile.

— Si le canon d’un fusil n’apparaît pas au faîte du mur avant une minute, d’Estreicher est mon maître.

Et comme elle se serait tuée plutôt que d’accepter la déchéance, c’était sa vie qui se jouait dans l’espace de cette minute.

Le répit accordé par les circonstances fut plus long. D’Estreicher, s’étant jeté sur le chien, rencontra chez le baron une résistance inattendue. Le vieillard le repoussa avec fureur, tandis que Goliath hurlait et se dérobait à l’étreinte du bandit.

Le combat se prolongea. Dorothée en suivait les phases avec des alternances de crainte et d’espoir, encourageant de toute sa volonté le grand-père de Raoul, et maudissant l’énergie et l’obstination du bandit. Enfin le vieux baron se fatigua et parut tout à coup se désintéresser de ce qui pouvait advenir.

On eût cru que Goliath éprouvait la même impression de lassitude. Il se coucha aux pieds de son maître et se laissa toucher avec une sorte d’insouciance. De ses doigts dont on voyait le tremblement fébrile, d’Estreicher saisit le collier, sous l’épaisse toison, et tâta le cuir que hérissaient des têtes de clous. Ainsi l’agrafe fut-elle dégagée.

Mais il n’alla pas plus loin. Le coup de théâtre se produisait. Une silhouette maigre surgissait au haut du mur, et une voix criait :

— Haut les mains !

De nouveau, Dorothée souriait avec une sensation de joie indicible et de délivrance. Son plan retardé par des obstacles réussissait. Près de Saint-Quentin, qui était apparu le premier, une autre silhouette se dressait et le canon d’un fusil s’allongeait.

Instantanément, d’Estreicher avait abandonné sa besogne et regardait d’un air effaré.

Deux autres clameurs jaillirent.

— Haut les mains !… Haut les mains !

Deux nouveaux fusils étaient braqués, aux endroits désignés par la jeune fille, et les trois tireurs visaient directement et seulement d’Estreicher.

Il hésitait cependant. Une balle siffla à ses oreilles. Il leva les bras. Les complices déjà se sauvaient, sans qu’on s’occupât d’eux, franchissaient le pont et se dirigeaient vers un monticule isolé qu’on appelait le Labyrinthe.

Le grand portail s’ouvrit brusquement. Raoul se précipita, suivi par deux hommes que Dorothée ne connaissait point, mais qui devaient être les policiers envoyés sur sa dénonciation.

D’Estreicher ne bougea pas, les bras toujours levés, et, sans doute n’eût-il pas opposé de résistance si une fausse manœuvre ne lui avait laissé quelque liberté. Ses trois agresseurs l’entouraient, le masquant ainsi, durant deux ou trois secondes, aux domestiques qui le visaient. Il en profita, et, de son revolver, subitement braqué, tira coup sur coup quatre balles. Trois se perdirent, mais la quatrième atteignit à la jambe Raoul qui tomba avec un gémissement de douleur.

Sursaut de colère et de violence bien inutile, du reste. Aussitôt assailli, d’Estreicher fut désarmé et réduit à l’impuissance.

On lui passa le cabriolet de fer. Pendant ce temps, il cherchait des yeux Dorothée presque invisible derrière un fouillis de plantes où elle s’était glissée, et son regard avait une expression de haine épouvantable.

Ce fut Saint-Quentin, suivi de Montfaucon, qui découvrit Dorothée, et déjà ils s’empressaient autour d’elle, bouleversés par la vue de son visage en sang.

— Silence ! ordonna-t-elle, pour couper court à leurs questions. Oui, je suis blessée. Mais ce ne sera rien. Capitaine, galope jusqu’auprès du baron, approche-toi de Goliath, caresse-le et détache son collier. Dans ce collier, tu trouveras, sous la plaque de métal où son nom est inscrit, une pochette formant doublure et contenant la médaille que nous cherchons. Apporte-la moi.

L’enfant partit.

— Saint-Quentin, continua Dorothée, les agents m’ont-ils vue ?

— Non.

— Il faut faire croire à tout le monde que j’ai quitté le Manoir tantôt, et que vous devez me retrouver au chef-lieu, à la Roche-sur-Yon. Je ne veux pas être mêlée à l’enquête. On m’interrogerait, et c’est du temps perdu.

— Mais M. Davernoie ?

— Dès que tu le pourras, avertis-le. Dis-lui que je suis partie pour des raisons qu’il saura plus tard et que je lui demande le silence en tout ce qui me concerne. D’ailleurs, il est blessé, et, dans le désarroi, personne ne pensera à moi. On va fouiller les Buttes pour s’emparer des complices. Il ne faut pas qu’on me voie. Recouvre-moi de branches, Saint-Quentin. Bien… Maintenant, ce soir, venez me chercher tous les quatre, vous me transporterez dans la roulotte et nous partirons dès le matin. Peut-être serai-je malade quelques jours. Un peu de surmenage, trop d’émotions. Vous ne devrez pas vous inquiéter. C’est entendu, mon petit ?

— Oui, maman.

Comme elle l’avait prévu, les deux policiers, après avoir enfermé d’Estreicher dans le Manoir, passèrent non loin d’elle, conduits par un des domestiques.

On entendit leurs exclamations. Sans nul doute, ils avaient découvert l’issue du labyrinthe par où les complices s’étaient enfuis.

— Poursuite inutile, murmura Dorothée. Le gibier a trop d’avance.

Elle se sentait très lasse. Pour rien au monde, cependant, elle n’eût faibli avant le retour de Montfaucon. Elle demanda à Saint-Quentin les raisons qui avaient reculé l’heure de l’attaque.

— Un hasard, n’est-ce pas ?

— Oui, fit-il. Les agents se sont trompés d’auberge et les trois domestiques se sont attardés à la fête… Il a fallu réunir tout le monde, et l’on a eu une panne d’auto.

Montfaucon accourait. Dorothée dit encore :

— Saint-Quentin, il y aura peut-être sur la médaille un nom de ville, ou plutôt un nom de château. En ce cas, renseigne-toi et dirige la roulotte d’après cette indication. Capitaine, tu as trouvé ?

— Oui, maman.

— Donne, mon chéri.

Quelle émotion Dorothée ressentit en touchant la médaille si âprement convoitée par tous, et que l’on pouvait considérer comme le plus précieux des talismans, comme la garantie même du succès.

C’était une médaille deux fois plus grande qu’une pièce de cinq francs, et surtout beaucoup plus épaisse, moins régulière qu’une médaille moderne, modelée plus grossièrement, et d’un or plus éteint, sans reflets.

Sur une des faces il y avait la devise :

« In robore fortuna »

Sur l’autre face, ces lignes :

12 juillet 1921
À midi. Devant l’horloge du Château de la Roche-Périac.

— Douze juillet, chuchota Dorothée, j’ai le temps de m’évanouir.

Elle s’évanouit.