Donatello/Texte entier

Henri Laurens, éditeur (p. 5-124).

DONATELLO


I


On est convenu d’appeler Renaissance une période où, à certains points de vue, l’art a précisément cessé de renaître.

Trompés en effet par l’abondance de la production, l’importance de diverses personnalités célèbres, dominatrices, enfin par une certaine sûreté de moyens, une certaine correction de forme que l’on pouvait confondre avec la perfection, les historiens, les critiques, les amateurs de naguère, ont pris pour un point de départ ce qui n’était qu’un point d’arrivée.

Mais si l’on examine les choses en elles-mêmes, on voit que ce qui caractérise la Renaissance à proprement parler, c’est que les artistes ont eu une tendance à s’inspirer d’idées et de formes provenant d’un autre temps, d’un autre sol, et d’une autre société que les leurs. En d’autres termes, l’imitation, si elle ne prenait pas absolument la place de l’invention, venait s’y mélanger ; le règne de la réflexion et de la convention succédait à celui de la libre invention et de la spontanéité.

Ce débat, d’ailleurs, n’a plus toute l’importance qu’on aurait pu attacher jadis. À proprement parler, il n’y a point de Renaissances, car cela supposerait des arrêts et des recommencements. Il n’y a qu’une évolution continue, infiniment lente, à peu près égale, bien que ses aspects offrent de la diversité. Nous pouvons, pour notre commodité, en baptiser de tels ou tels noms des divisions artificielles. Mais il doit être entendu que ces appellations de « renaissances » ou de « décadences » et même d’« antiques » et de « modernes » sont aussi arbitraires, aussi conventionnelles que la division de l’histoire en périodes égales de cent années, autrement dit en siècles. Sans cela, on éprouverait toute sorte de difficultés à faire rentrer dans les catégories, s’accorder avec les appellations générales la plupart des cas particuliers.

Cet embarras est fort sensible dans un travail considérable, émanant d’un des érudits les plus justement estimés de notre époque, M. Eugène Muntz, qui a précisément consacré à la « Renaissance » un des ouvrages les plus importants et les plus utiles qui soient.

Établissant des divisions artificielles dans la grande division artificielle couramment nommée Renaissance, ce savant historien l’a partagée en trois tranches : les Primitifs, l’Âge d’or, et… la Fin. Mais il se trouve que Donatello, par exemple, est considéré comme un primitif, que Michel-Ange est une des merveilles de l’âge d’or, et que les grands Vénitiens sont « des artistes de la fin », visiblement ce que l’auteur aurait eu bonne envie de dénommer des décadents.

Or, les Vénitiens sont des sortes de réalistes lyriques qui ont créé un art entièrement nouveau et entièrement différent de celui de l’époque de Michel-Ange, et la leur mérite à ce point de vue et à divers autres d’être tout aussi bien nommée un « âge d’or ». L’époque et l’art de Michel-Ange à leur tour, essentiellement différents de ceux de Donatello et des contemporains de celui-ci, n’ont pas plus de titres à la dénomination d’âge d’or, car ces derniers étaient arrivés à un degré de perfection et de force déjà aussi grand. Il est, pour cette raison, également impossible d’admettre pour Donatello et pour les grands artistes de son temps le nom de Primitifs, à moins qu’il ne soit bien entendu que c’est une simple étiquette, une sorte de formule mnémotechnique. Encore est-il bon que les étiquettes ne prêtent point à des équivoques. Pour Donatello en particulier, spécimen merveilleux de volonté et de savoir, elle convient encore moins que pour maint autre.

À la rigueur on pourrait considérer comme des primitifs de la statuaire italienne, les deux maîtres admirables qui s’appellent Nicolas de Pise et son fils Jean. Dans leurs œuvres règne encore cette espèce de délicieuse et candide gaucherie des grands artistes d’initiative, qui ne se débarrassent qu’avec peine des formules hiératiques imposées par un dogme, par une tradition rigoureuse à laquelle pendant des siècles nul ne put se soustraire.

Et pourtant, pour bien montrer combien ces étiquettes sont difficiles à employer si l’on veut être judicieux, on pourrait entre tous les qualifier d’« artistes de Renaissance » puisque, les premiers, ils s’inspirent de l’art antique et que déjà leurs œuvres palpitent de vie véritable.

Mais tout autre est le phénomène qu’offre Donatello.

Il est trop extraordinairement près de nous, de notre conception, de notre vision, de notre émotion, pour être qualifié de primitif. Il est d’autre part infiniment trop personnel, trop expressif de lui-même pour offrir cette particulière caractéristique de la Renaissance qui est l’imitation plus ou moins libre de l’art antique.

À la vérité, tous les grands artistes échappent à la division conventionnelle du temps et aux classifications des historiens, aux numéros d’ordre accordés par les critiques. Ils sont avant tout des hommes exceptionnels, doués de qualités et réalisant des œuvres qui ont leurs racines dans le passé et leurs ramifications dans l’avenir.

Ils illustrent leur époque plus qu’ils ne la caractérisent et ne sont que très superficiellement caractérisés par elle.

Chaque siècle qui succède aux siècles passés semble leur apporter de nouveaux contemporains. Peut-être même sont-ils mieux compris et plus aimés des esprits ultérieurs que de ceux parmi lesquels ils vécurent.

Ce sont en réalité des inclassables.

De ces inclassables, Donatello est un des plus grands.

II


On ne peut pénétrer dans l’œuvre et dans la carrière de Donatello sans se sentir saisi d’une émotion vive et d’une nature particulière. Les créations de cet esprit et de cette main sont parmi celles qui, dans tout l’immense répertoire de l’art, s’emparent le plus brusquement de l’imagination et de la mémoire. Leur souvenir va jusqu’à l’obsession, comme celui de certaines créatures que l’on connut vivantes, qu’on aima, qui disparurent, et, à partir de ce moment, continuèrent de vivre gravées en nous.

Figures guerrières et figures bibliques ; contemporains promus ou comme condamnés à la dignité d’apôtres ; enfants maigres, sauvages et gracieux, jouant sans se lasser et sans nous lasser le rôle de saint Jean-Baptiste ; jeux éperdus d’autres enfants en rondes et en farandoles, mêlant leur turbulence en pleine église aux plus austères idées et aux plus graves images ; Judith tragique comme une divinité d’Eschyle ; tout cela, pour ainsi dire, saute aux yeux et au cœur, et, grâce à l’étrange, à l’unique solidité de la construction, chaque fois revu, procure une impression aussi vive. Nous chercherons à analyser plus loin de quelle âpre joie et de quelle fière tristesse ces êtres sont empreints. Mais ce que nous voulons tout de suite noter, c’est que l’œuvre de Donatello marche précédée de la surprise.

Cette idée ne s’atténue pas lorsqu’on étudie la vie et le caractère de l’artiste. Cette vie est en apparence et littéralement unie et tranquille. Ce caractère est ingénu et simple. Ne vous y trompez pas trop : la vie est pleine d’inquiétude et toute dévorée d’ardeur, pour qui se donne un peu la peine de l’interpréter et de la rapprocher de l’œuvre. Le caractère se révèle par éclairs, et il m’est impossible de prendre pour des exemples de bonhomie certains traits qui ont presque toujours fait sourire, je ne sais pourquoi, ceux qui les ont enregistrés.

L’enfance, d’abord, commence en plein drame. Ou, pour mieux dire, en plein milieu de drame. Donato di Niccolo Betto Bardi avait pour père un cardeur de laine, qui, exilé de Florence au moment de la révolte des Ciompi, alla trouver à Pise, puis à Lucques, un asile à son humeur tragique et à sa violente destinée. Niccolo, à la suite de nouvelles conspirations, fut condamné à avoir la tête tranchée et le jugement le poursuivait jusque dans ses descendants. Cette sentence heureusement fut réformée ; l’artisan fut gracié (1380).

Le petit Donato n’était pas né encore, notre Donatello (il naquit en 1380). Mais il faudrait bien peu connaître le caractère italien pour penser que la grâce de son père avait apporté son assagissement. Donatello dut entendre des paroles sombres, savoir des récits tumultueux, et, pour être dérivée vers d’autres objets, son activité n’en garda pas moins la marque de cette passion, de cette âpre flamme, qui avaient agité et dévoré l’âme paternelle. Ce sont des traits, j’allais écrire des vérins, qui se transmettent avec l’éducation et avec le sang lui même.

Mais la vocation artistique est le grand, l’absolu dérivatif à toutes les passions héréditaires. Elle les absorbe, les assimile, les transforme. De ce qui était chez un ascendant de la fureur d’action, elle fait, chez l’héritier, une furie de création. Il n’est jusqu’aux imperfections dont elle ne fasse des marques, et jusqu’aux vices qu’elle ne reforge en originalités.

Il n’y a pas plus de génération spontanée dans l’ordre intellectuel que dans l’ordre physiologique. Il n’y a que des adaptations différentes de facultés transmises, mais les résultats, à première vue, semblent tellement divers qu’il faut réfléchir pour comprendre, par exemple, comment les facultés de conspiration chez le vieux et violent Niccolo deviennent, chez le petit Donato, des aptitudes à la composition ; comment une âme chez l’un agitée jusqu’aux impulsions de meurtre, se satisfait, chez l’autre, en accentuations farouches, en expressions troublantes ; comment la rude abnégation du père qui, malgré condamnations et exils, recommence sans cesse à se sacrifier à son idée, devient, chez le fils, cette merveilleuse continuité dans la besogne, et ce sublime dédain du bien-être. Ce sont là maints signes que nous verrons reparaître à chaque instant, soit dans la vie, soit dans l’œuvre de Donato. Sans faire reposer toute esthétique sur l’hérédité, il est également impossible de ne pas tenir compte des influences humbles et puissantes, des préparations obscures qui entrent dans la composition d’un grand homme, puisqu’on n’a pas pu récuser absolument la théorie en ce qui concerne les criminels.

« Dès son enfance », écrit Vasari dans ces biographies si précieuses qui sont le pain et le vin de toute histoire des arts en Italie et qui offrent une pâture aussi vive à l’imagination qu’un appui solide à la critique, quelques erreurs de détails qu’elle se targue d’y écheniller, « dès son enfance, Donato fut accueilli dans la maison de Ruberto Martelli ; par ses bonnes qualités et son assiduité au travail, il mérita d’être aimé de lui et de toute sa noble famille. Dans sa jeunesse, il exécuta nombre de travaux, dont on ne fit pas grand cas, mais ce qui le fit connaître est une Annonciation en pierre de Macigno, qui fut placée dans l’église de Santa Croce, sur l’autel de la chapelle des Cavalcanti. Il y mit un ornement de grotesques composé d’entrelacs variés et dont le couronnement est en arc de cercle, et il y ajouta six petits enfants soutenant des guirlandes, qui paraissent avoir peur de tomber du haut et se tiennent embrassés pour se rassurer. Il montra surtout beaucoup d’art dans la figure de la Vierge qui, saisie de crainte à l’apparition imprévue de l’ange, ploie, timidement et avec douceur, son corps dans une respectueuse révérence, en se retournant avec une grâce extrême vers l’ange qui la salue ; on reconnaît sur son visage l’humilité et la reconnaissance que l’on témoigne à celui qui nous fait un don non attendu, et d’autant plus que le don est plus grand. Outre cela, dans les draperies de la Vierge et de l’ange, qui offrent des enroulements et des plis merveilleux, de même que dans la recherche du nu des figures, Donato montra qu’il s’efforçait de retrouver la beauté des antiques, disparue depuis si longtemps. »

Nous avons tenu à reproduire intégralement le passage parce que, en outre du charme ingénu de la description, que nous ne saurions atteindre, il y a là des indications d’une grande importance. D’abord, la fièvre de travail, la bouillonnante productivité des toutes jeunes années, ces essais, ces jets en des sens multiples et sans résultats appréciables, cette espèce de gourme d’art jetée en gage, — et puis tout d’un coup l’œuvre qui fait ouvrir les yeux, comme un chant inattendu chez un enfant jusqu’alors balbutiant fait soudain dresser l’oreille dans l’entourage. Et les promesses de cette œuvre, la nature de ces promesses ! Il est habituel aux plus vigoureux tempéraments d’artiste et de poète, de commencer par des élégies. Donatello n’échappe point à cette tendance. Sa jeunesse chante la jeunesse, son enthousiasme se prosterne devant la grâce. C’est comme l’aveu d’un premier amour. Il veut cette Vierge et cet ange si touchants, si doux, si suavement troublés ! Seulement, déjà dans cette idylle, il y a des accents poignants. La Vierge ressent un émoi aussi vif qu’est son ravissement, et Donatello n’a pas pu s’empêcher d’indiquer comme un petit drame dans l’ornementation extérieure. Il s’est amusé à relever le cadre d’un motif d’enfants effrayés. C’est certes un badinage, mais il est significatif. On pourrait, pour mieux faire comprendre ce qu’il y a de saisissant dans cette indication, emprunter une comparaison aux premières œuvres de Beethoven, où, dans la pureté de thèmes et de développements qui rappellent Mozart et Haydn, apparaissent déjà, comme des éclairs sinistres et voilés, de poignants accords et une plainte soudaine. Les débuts des génies ont des analogies à travers les temps.

Enfin, un trait d’une portée singulière, et qui n’a pas été suffisamment relevé, est cette recherche du nu dans les compositions du jeune sculpteur. Il ne s’en tient pas aux séductions approximatives. Il veut, avidement, connaître l’être humain avant d’en faire un personnage de divinité ou de rêve. Il lui faut la vérité, et sur cette vérité, il édifie sa passion. C’est là une chose dont on peut dire qu’elle sonne nouveau dans l’art. Des domaines inattendus sont ouverts. La peinture en profitera à son tour, et Masaccio, qui est un grand novateur en son genre, bien que nous ne puissions le juger que par le peu (et pourtant le beaucoup) qui subsiste de son œuvre, subit d’une façon avérée, historique, l’influence de Donatello en ce sens. Si, comme nous l’avons dit, le terme de Primitif avait le moindre sens, ce serait ici le lieu de constater que Giotto et Orcagna, maîtres d’une grandiose ingénuité, peuvent être encore considérés comme tels, mais que l’appellation donnée à Donatello, à Paolo Uccello, à Masaccio, n’a plus de raison d’être et devient un contresens, parce que ces artistes introduisent dans leur œuvre, et dans l’art en général, un élément nouveau : la science.

Encore convient-il de s’entendre sur ce mot. Ce n’est pas que Giotto, Orcagna, que nous citions comme types, et autour d’eux d’admirables artistes, aient été dépourvus de science, ou, plus exactement, de savoir. Au contraire, ce sont de fort grands savants, connaissant parfaitement la nature et l’aimant, et possédant les ressources de la plus riche technique. Seulement, quels que soient les magnifiques spectacles qu’ils nous aient laissés, la différence, c’est que leur science repose davantage sur le dogme, tandis que celle des Uccello et des Donatello se fonde sur la recherche. C’est donc tout un autre monde.

Ils croient peut-être, et leurs admirateurs avec eux, comme le montré Vasari, qu’ils « retrouvent la beauté des antiques ». C’est là, en quelque sens, une illusion, car on ne retrouve pas la beauté des époques antérieures : ou l’affaiblit ou on en produit une nouvelle. Mais ils retrouvent quelque chose de plus important et de plus précieux : la méthode.

Donatello dans la sculpture, Brunelleschi dans l’architecture, Piero della Francesca et Signorelli dans la peinture, sont peut-être les plus grands hommes de tout l’art italien, car ils ouvrent, pour les raisons que nous venons de faire entrevoir, des voies nouvelles, et les plus grands de leurs successeurs n’en ouvriront pas une seule autre. Signorelli a également recherché ce nu avec la même passion, et il joue un rôle absolument correspondant à celui de Donatello. Après eux, quel que soit le prestige qu’ils conquièrent, Michel-Ange et Raphaël n’ont plus rien à inventer, et ils n’ajoutent à l’art que leur prodigieuse personnalité. Aussi Michel-Ange rendait-il grandement justice à Donatello, et son témoignage suffit. Cet homme extraordinaire sent si bien la grandeur de son prédécesseur que, non content de parler de lui en termes expressifs, il éprouve de son œuvre une véritable hantise, qui va jusqu’à lui emprunter presque textuellement des mouvements, des types physionomiques, et, ainsi que nous le verrons, jusqu’à la conception intégrale d’une œuvre. Ainsi se plaît-il, dans sa droiture, à le proclamer son maître.

Nous verrons plus loin quel esprit étendu était celui de Donatello, mais nous avons voulu dès maintenant indiquer sa place, ainsi que celle des artistes qui remplirent un rôle analogue au sien pour d’autres arts, dans le domaine de la pensée. Les esthéticiens et ceux qui donnent, dans l’appréciation des œuvres d’art, la préséance à la sensibilité, peuvent et doivent admirer en eux de grands artistes. Ceux qui ne veulent pas se spécialiser et qui considèrent l’art comme une des manifestations d’un plus vaste et plus général acheminement, leur font un titre de gloire non moins beau d’avoir été de grands savants.

III


Donatello fit, comme presque tous les artistes d’alors, un stage, dans sa jeunesse, à l’atelier d’un orfèvre. Cette éducation donnait de grands et beaux résultats pour tout artiste qui était destiné à être aux prises avec le bronze. (Le plus saisissant peut-être des sculpteurs florentins après Donatello, et qui l’a tout au moins égalé dans sa statue du Colleone, Verrocchio, était tout d’abord un orfèvre, et, pour rappel des observations que nous faisions tout à l’heure, passionné de science, notamment de géométrie.) L’éducation de Donato fut en outre singulièrement secondée par sa liaison avec Brunelleschi.

Dès leurs jeunes années, le grand architecte et le grand statuaire sentirent qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. De là cette admirable fraternité d’art, cette émulation, cette consultation réciproque, ce continuel besoin d’élucider ensemble des questions, de discuter des idées, de se livrer aux plus féconds examens, dans tous les ordres de l’activité d’esprit, Brunelleschi approfondissant la sculpture avec Donato, Donato s’initiant à l’architecture avec Brunelleschi, tous deux commentant les poèmes de Dante, controversant au besoin sur des problèmes de théologie, tous deux s’enthousiasmant, se trempant à toutes les fournaises de l’idéal.

Tous deux, enfin, dans la ferveur de la vingtième année (si l’on accepte les chronologies courantes, Brunelleschi aurait eu alors vingt-six ans et Donatello dix-sept), entreprenant ce voyage à Rome qui devait avoir sur leur œuvre et sur l’art en général une si considérable influence (1403).

Il a fallu un Michelet pour dépeindre avec le mouvement et la couleur d’évocation qui conviennent, de tels voyageurs et un tel voyage :

« Brunelleschi vend un petit champ qu’il avait et s’en va à Rome avec son ami, le sculpteur Donatello. Voyage périlleux alors. La campagne romaine était déjà horriblement sauvage, courue des bandits, des soldats des Colonna, des Orsini. Chaque jour, en ce désert, l’homme perdait, le buffle sauvage devenait le roi de la solitude. Elle continuait dans Rome. Les rues étaient pleines d’herbe, entre les vieux monuments devenus des forteresses, défigurés et crénelés. Ce n’était pas la Rome des papes, mais celle de Piranesi, ces ruines grandioses et bizarres que le temps, « ce maître en beauté », a savamment accumulées dans sa négligence apparente, les noyant d’ombres et de plantes, qui les parent et qui les détruisent. De statues on n’en voyait guère ; elles dormaient encore sous le sol ; mais des bains immenses restaient, onze temples, presque tous disparus maintenant, des substructions profondes, des égouts monumentaux où auraient pu passer les triomphes des Césars, toutes les sombres merveilles de Roma Sotteranea.

« Pétrarque avait désigné Rome oubliée à la religion du monde. Brunelleschi (ajoutons aux paroles de Michelet : et Donato) la retrouva, la recomposa en esprit. Que n’a-t-il laissé en écrit ce courageux pèlerinage ! Presque tout était enfoui. En creusant bien loin dans la terre, on trouvait le faîte d’un temple debout. Pour atteindre cette étrange Rome, il fallait y suivre les chèvres aux plus hasardeuses corniches, ou, le flambeau à la main, se plonger aux détours obscurs des abîmes inconnus. »

Dans ce paysage si puissamment décrit, que ne pouvons-nous faire vivre avec un relief égal les allées et venues affolées d’admiration des deux artistes ! Les voit-on, hâves, maigres et avides comme des chats errants, à la recherche non d’une proie à dévorer, mais d’une forme à contempler, d’un fragment à découvrir ? Tels sont l’abrutissement et l’ignorance du peuple de Rome à ce moment, que l’on ne comprend rien à leurs manœuvres. On pense qu’ils sont des chercheurs de trésors : on les appelle « quelli del tesauro », ceux du trésor, parce qu’ils ont en effet découvert quelque pot rempli de vieux as. Chercheurs de trésors ! Vraiment oui, ils le sont, mais de bien autres que l’on s’imagine. Ils recherchent, et retrouveront un trésor de beauté humaine. Ou plutôt c’est un trésor, et inépuisable, qu’ils vont créer en eux-mêmes par l’ardeur et la contemplation du passé.

Ils sont vêtus de misérables habits de terrassiers. Ils grattent la terre et ils dessinent. Ils épuisent leurs modiques ressources, et ils trouvent tant de trésors qu’ils sont enfin obligés, pour vivre, de s’engager comme ouvriers chez des patrons orfèvres. Brunelleschi travaille comme monteur de joyaux. Donatello je ne sais comme quoi. Et puis Brunelleschi, méditant une œuvre immense, dont il ne s’ouvre à personne, pas même à son ami, demeure à tout prix à Rome, tandis que Donato doit enfin la quitter et retourner à Florence en soupirant.

Donatello s’arrêtera en route, en grand voyageur qu’il est et sera encore plus d’une fois. Il passe par Orvieto pour admirer la façade de marbre de la cathédrale, un des joyaux de l’émotion humaine. Il travaille même un peu de temps à des besognes qu’il trouve en cette ville. Il fait aussi un séjour à Cortone, où il remarque des sculptures antiques heureusement placées là pour adoucir ses regrets de Rome, entre autres un sarcophage orné de bas-reliefs dont il fera à Brunelleschi de retour à Florence un tel éloge, que celui-ci, à l’improviste, s’en ira, à pied, le voir, afin de reprendre la conversation en meilleure connaissance de cause. (Donatello et les témoins de l’entretien en seront tout ébahis quelques jours après, ayant cru Brunelleschi simplement enfermé dans la solitude de l’atelier.)

Tous ces traits sont familiers, entraînants, vivants. On entend les controverses des deux artistes, on reconstituerait leurs exclamations, leur beau langage musical, leur mimique passionnée. C’est des années de jeunesse que date aussi l’anecdote si connue des deux Christs. On aurait bonne envie de la passer sous silence, tant elle a été rapportée. Mais elle demeure indispensable, et de plus, elle apporte sa contribution à l’explication du caractère de Donatello.

La date seule de ce petit fait demeure assez obscure. Il est à supposer toutefois qu’il eut lieu après ce voyage à Rome, malgré les raisons séduisantes qui le feraient placer auparavant par divers historiens. Donatello venait de terminer pour l’église de Santa Croce, où il devait surmonter une fresque de Taddeo Gaddi, un crucifix de bois, qui se trouve encore aujourd’hui à la même place. C’est une œuvre puissante, expressive, où la douleur physique est observée et rendue avec cette vigueur qui a fait considérer notre maître comme un « réaliste » par les esprits académiques. Comme si les seules expressions de l’idéal étaient le calme et le sourire ! Donatello, assez lier de son Christ, consulte son ami Brunelleschi. Celui-ci semble réprimer un sourire railleur et se dérobe. Donato le presse de donner son avis à la fin.

— Eh bien, dit Brunelleschi, ce n’est pas le Christ que tu as mis en croix. C’est simplement un paysan.

Donatello est piqué au vif et répond en ces termes, qui, nous dit Vasari, sont depuis devenus un proverbe :

— Prends du bois et fais-en un !

Brunelleschi accepte cette boutade comme un défi, s’enferme, puis, quelque temps après, vient chercher son camarade afin de déjeuner ensemble comme ils faisaient souvent. Ils passent par le marché, achètent des provisions, des œufs, un fromage. Donatello en prend la charge et malicieusement Brunelleschi le prie d’aller devant. Il viendra le retrouver dans un instant à l’atelier. Or, il avait préparé sa surprise : son Christ, placé en bonne lumière, était disposé de telle sorte qu’il accueillit le visiteur. Donatello, de stupéfaction, laisse tomber toutes les provisions, s’extasie sur la perfection du travail, et Brunelleschi le trouve dans cette occupation, avec le déjeuner assez endommagé.

L’anecdote est jolie et elle sent la vérité. Elle prouve surtout la bonne foi, la modestie de Donatello, son ardeur à s’oublier soi-même devant un beau travail, même s’il ne correspond en rien avec ses propres tendances. Seulement nous ne ratifions pas pour notre compte ce bel aveu de défaite. Le Christ de Santa Croce demeure à notre avis bien supérieur à celui de Brunelleschi, que l’on peut voir à Santa Maria Novella. La perfection froide et sèche qui enthousiasmait Donatello au point de vue technique, nous laisse peu d’émotion, tandis que le « paysan crucifié » nous touche le cœur, malgré ou à cause de son soi-disant réalisme.

Maintenant, quant au moment même où ce tournoi d’art eut lieu, on comprend aisément que certains critiques aient été tentés, aidés de l’obscurité chronologique où le laisse le récit de Vasari, de le placer avant le voyage à Rome. L’hypothèse serait telle : Donatello acceptant d’autant plus volontiers de partir qu’il sentait la nécessité de se « corriger » de ses tendances réalistes par l’étude de la pureté antique. Malheureusement, cela ne répond en rien au caractère ni à la nature de notre artiste. Nous en savons déjà assez sur lui, pour nous en rendre compte. Ce n’est nullement un systématique. C’est un instinctif avant tout, et il serait, avouons-le, revenu de Rome bien mal corrigé.

Le récit de Vasari, qui procède par digressions constantes et saute d’un sujet à l’autre au fil des souvenirs, paraît tout d’abord favoriser cette supposition. Mais quand on l’examine de plus près, il n’offre pas de moins bonnes raisons de se décider dans un autre sens. En effet, aussitôt après avoir conté cette anecdote, Vasari ajoute que l’excellence des deux artistes, qui venaient de lutter ainsi courtoisement d’émulation et de talent, engagea la corporation des boucliers et des menuisiers à leur commander des statues pour les niches extérieures de l’oratoire d’Or San Michele, et que Brunelleschi, occupé à d’autres travaux, abandonna ces statues à Donatello. Cela suffit, puisque nous savons que les premiers travaux de Donatello à Or San Michele sont postérieurs à ce fameux voyage. Or, si jamais l’épithète de réaliste a été applicable (nous espérons démontrer qu’elle ne l’est guère d’ailleurs), c’est à ces statues d’Or San Michele. Le beau rêve d’un Donatello épuré par l’art antique et corrigé de sa tendance « à mettre en lumière les côtés vulgaires et prosaïques de la nature » s’évapore tout seul.

Naguère Donatello avait pris part, ainsi que Brunelleschi, à un concours pour les portes du baptistère. Tous deux s’effacèrent fort noblement devant Ghiberti, de qui le modèle leur avait semblé bien supérieur au leur, et ils s’entremirent même pour que le travail lui fût donné. Plus tard, il y eut avec Ghiberti des rivalités et des luttes violentes. Toute cette histoire semble avoir pour acteurs des enfants géniaux, ingénus et irascibles. Ils se brouillent, se raccommodent, travaillent ensemble, se jouent de mauvais tours, s’attellent de nouveau à des besognes communes, et même se subordonnent l’un à l’autre avec une docilité qui fait parfois contraste avec les vives colères et les susceptibilités piquées au vif. C’est ainsi que, de retour de Rome, Donatello recueille de modestes fruits de son généreux effacement devant Ghiberti. Il figure sur les états de travaux, parmi les ouvriers employés par celui-ci pour l’exécution de sa porte, et cette situation subalterne dure assez longtemps, au moins deux ou trois ans. Au reste, pendant ce temps, Donatello n’en travaille pas moins pour son propre compte. Au contraire, nous le voyons désormais se livrer à de vraiment formidables morceaux.

Il va nicher dans le campanile et dans Or San Michele une puissante phalange de statues. Dorénavant, si nous n’avions pas déjà eu l’occasion de nous rendre compte de l’importance de ce nouveau venu dans l’art florentin, nous serions forcés de voir en lui un maître accompli, un de ces esprits dominateurs qui sont faits, suivant l’occurrence, soit pour commander aux hommes, soit pour créer de l’humanité d’imposantes images.

IV


Un créateur d’hommes, c’est ce que Donatello nous apparaît être dans ses apôtres et ses prophètes d’Or San Michele et du campanile. Jamais l’énergie humaine, jamais la profondeur et l’âpreté de la pensée, n’avaient été interprétées, incarnées avec une semblable force et une semblable grandeur.

Si Donatello pensa jamais s’inspirer de l’art antique, ce fut bien une illusion, car entre l’art de l’antiquité et le sien, il n’y a de commun qu’une grande beauté, mais la nature même, la méthode, les aspirations, la réussite, tout est différent.

L’art antique bannit l’inquiétude, évite systématiquement le trouble, élimine comme une scorie toute trace de passion, et en général tout ce qui caractérise l’individu. Il demeure cependant humain, malgré ses hautes généralisations, mais d’une humanité qui ne se peut spécifier. Vénus, Junon, Apollon, sont reproduits à d’innombrables exemplaires, ne différant que par la plus ou moins grande perfection que l’artiste a su leur donner. Chacune de ces figures a, pour ainsi dire, une beauté de groupe. On ne peut pas dire, comme dans l’art moderne, que tel artiste « a compris Vénus de telle façon ». Une pareille expression n’aurait pas de sens pour un sculpteur grec. Il ne se reconnaîtrait pas le droit de « comprendre » cette déesse autrement que l’accord des âges et des esprits l’a comprise pour lui. La seule chose à quoi il s’applique, c’est de triompher dans la pureté des lignes, dans la puissante caresse du modelé. Il n’est jusqu’à certains types, qui nous apparaissent d’abord plus caractérisés, plus accidentés, et d’ailleurs en petit nombre, par exemple Silène, Marsyas, qui une fois conçus, non par un artiste mais par l’ensemble des artistes et du public, ne conservent désormais leurs accents de formule et leur merveilleuse monotonie.

En un mot, l’art antique a horreur du caractère particulier : Donatello en a la passion. Tout ce que la statuaire grecque rejetait comme indigne, il le ramasse et en fait de la beauté. L’expression, que les maîtres hellènes admettaient rarement et d’ailleurs pour l’effacer immédiatement suivant certaines règles et n’en conserver que des directions générales très atténuées, Donatello l’accepte avec une sorte de joie sombre, de puissant humour. Une belle laideur devient pour lui un motif d’inspiration. Ce sera l’éternel abîme entre les deux grandes tendances de l’art. Mais heureusement, par dessus cet abîme les belles œuvres, les belles fleurs semées et nourries par les génies les plus opposés, rejoignent leurs rameaux. C’est pourquoi Phidias et Donatello sont aussi grands l’un que l’autre. Nous consentons à dire que Donatello n’est pas plus grand. Leurs œuvres par des moyens contraires arrivent au même résultat.

Ce qui fait que la grandeur de Donatello est équivalente à celle de Phidias, c’est que notre maître, aussi profondément individualiste que le maître grec était profondément généralisateur, parvient, par la force de son émotion, à provoquer en nous des idées générales à la vue de ces hommes si particuliers qu’il crée. Il fait un Saint Pierre, un Jérémie, un David, qui ne pourront plus être refaits, qui conserveront à jamais une physionomie déterminée. On pourrait dire leur âge, leurs défauts ou leurs qualités, jusqu’à leur tempérament physiologique, et à leurs maladies. Pourtant nous oublions que nous sommes en présence d’une sorte de portrait, d’une œuvre inspirée par la personnalité de tel ou tel notable de Florence. Ces hommes deviennent des personnifications de méditation, de colère, de volonté, de tristesse, ou d’autres concepts analogues. Ils vivent, et s’arrogent le droit de penser et de nous faire penser, que l’art antique abdiquait.

Les idées, en général, qui se dégagent de ces créations de Donatello, sont de saveur forte et amère. Nous y trouvons notre plaisir parce que notre tour d’esprit est devenu ainsi, et que nous avons pris notre parti du tourment. Ne pouvant nous en débarrasser, nous nous en sommes fait une parure. Il y eut des temps et il demeure des esprits pour considérer une telle disposition comme monstrueuse. Ils auraient raison si l’art humain pouvait créer plusieurs sortes de calmes, et si à part quelques rares privilégiés, il n’arrivait pas très vite et infailliblement à l’insignifiance dans ce domaine imperturbable. Au contraire, les tempêtes ont mille et mille façons d’être, belles.

La véhémence concentrée des conceptions de Donatello leur donne une beauté qui porte fortement au cerveau. Cette œuvre, qui nous procure tant de vives sensations, est, dans son ensemble, d’un admirable pessimisme qui n’a jamais été égalé. L’époque y est pour beaucoup. « L’Italie, nous dit Michelet, entrait dans une profonde prose, la matérialité violente des tyrans, des bandes mercenaires, la platitude bourgeoise des hommes de finance et d’argent. Une religion commençait dans la banque de Florence, ayant dans l’or sa présence réelle, et dans la lettre de change son eucharistie. L’avènement des Médicis s’inaugurait par ce mot : « Quatre aunes de drap suffisent pour faire un homme de bien. »

On comprend que des hommes comme Donatello et Brunelleschi, ayant pour seule passion le beau, pour seul but leur rêve, méprisant l’argent en lui-même pour leur propre usage et ne l’acceptant que comme un moyen d’édifier leur œuvre, se trouvent peu en communication avec leur époque. Les Médicis semblèrent comprendre Donatello, ils l’aimèrent : c’est une circonstance merveilleusement atténuante, si l’on veut. On admire en vérité de leur savoir gré de n’avoir pas été bornés ! Mais puisqu’ils n’avaient que de grands artistes à leur disposition, force leur était bien de s’en servir. Ces artistes eux-mêmes demeurent sombres et réservés. Les hommes que pétrit Donatello gardent le sourcil froncé et les yeux pleins de flammes assombries. Prophètes et apôtres, il leur sied, et ils en ont plus d’une occasion, de garder cette sorte d’indignation concentrée, cette sarcastique grandeur qui domine, juge et écrase. Point de douceur en eux : leur apostolat est sur le pied de guerre. S’ils s’animaient, leur main frapperait, et ne bénirait pas.

Que Donatello ait réalisé ce vaste poème de robuste mélancolie, cette effrayante satire de marbre et de bronze d’après un plan arrêté, avec même la conscience de cette signification de son œuvre, ce n’est point vrai ni vraisemblable. C’est un spontané, un instinctif, mais il n’en est que mieux l’intense reflet, le condensateur de toutes les nobles et désintéressées tendances de l’esprit se libérant, vengeur, des contacts de la matérialité. Voilà ce qui fait son œuvre, cette partie de son œuvre notamment, si haute et si belle. C’est certainement, de tout ce qu’il produisit, ce qui a été le plus puissamment pensé, le plus magistralement écrit et affirmé.

Ce sont de ces choses que l’on fait quand on est délivré des hésitations de la jeunesse, de la maigreur des œuvres de début, et que l’on n’est pas encore entré dans l’âge des désillusions, des rancunes et des doutes.

Ce dont il est pleinement responsable en revanche, c’est de la beauté plastique de ces figures d’apôtres et de prophètes. Il les a voulues telles. La forme est de lui seul, l’expression de lui seul, la présentation de lui seul. C’est lui qui a inventé ces attitudes indéracinables, ces implacables visages, ces magnifiques draperies qui sont aussi belles, sinon plus belles, que celles de l’art antique.

Oui, elles rappellent l’art antique, ces œuvres, mais comme une belle chose de n’importe où rappelle une autre belle chose de n’importe quel autre temps et pays. Donatello s’en est, si l’on veut, inspiré, mais pour s’en exalter, pour s’en exprimer mieux en sa propre langue. On peut trouver des rapports entre le style de telle statue d’empereur romain et le Saint Pierre ou le Saint Marc, mais combien la main qui les sculpta est plus ferme, combien l’ouvrier se révèle plus ardent et plus fier que les officiels ouvriers, si indifférents, de l’immense flagornerie impériale ! Ces statues ressemblent à leur prétexte d’origine comme l’acier trempé ressemble au mol minerai dont il fut extrait.

La statue de Saint Pierre (exécutée entre 1406 et 1410) se présente la première. Elle fût commandée à la suite de la fameuse joute des crucifix, par la corporation des bouchers. L’apôtre porte en main les clefs et le livre. Il est attentif et droit ; un peu rude, mais sans ce terrible émoi qui ravage intérieurement la plupart des autres. Même un sourire passe sur son visage, et ce sourire n’est pas dénué d’orgueil. C’est peut-être la plus simple et la plus forte statue de la série.

Le Saint Marc, du même moment (1411), est déjà plus inquiétant. Il y a autant de raillerie que d’enthousiasme dans ces yeux fiers. Il est étonnant qu’un homme aussi jeune relativement que l’était Donatello à cette époque ait pu concevoir et réaliser des types de penseurs aussi énergiques, montrant une telle et si redoutable connaissance de la vie. Mais quoi, Donatello n’avait-il pas vu depuis longtemps autour de lui, dans le peuple, parmi les compagnons de son père, quantité de ces êtres concentrés, de ces figures de volonté, de résolution et de tension méditative ? Il les avait sous les yeux, comme les Grecs avaient à leur choix les beaux corps et les lumineuses allures. Son mérite consiste à avoir vu cela et à l’avoir rendu avec une sorte d’inexorable rigueur. Au reste, de telles créations n’étaient pas toujours appréciées au début. Les Menuisiers qui avaient commandé cette statue (commande transmise par Brunelleschi à Donatello) en firent plus d’une critique ; ils s’en montrèrent déconcertés, et assez mécontents pour refuser de laisser mettre en œuvre le modèle en terre que Donatello leur présentait.

— Tout peut s’arranger, dit l’artiste. Revenez dans une quinzaine, et je vous montrerai une autre figure corrigée, où vous verrez que j’ai tenu compte de vos observations.

Les délégués revinrent au terme fixé, et Donatello leur montra exactement la même statue, qu’il avait simplement enfermée pendant ce temps. Les Menuisiers s’en déclarèrent cette fois enchantés. L’homme capable d’imaginer et de jouer un si grandiose tour de pince-sans-rire prouve autant d’observation que d’empire sur lui-même et d’action sur les autres. Cela explique, en un vif coup de lumière, et la hautaine philosophie de ces apôtres et l’austère raillerie du Saint Marc.

Donatello fit encore pour les niches extérieures d’Or San Michèle un Saint Georges d’une apparence toute différente, mais qui, mieux examiné, est de la même trempe, et qui possède, nettement gravé, ce que l’on nous permettra d’appeler l’air de famille. À le voir tout d’abord, c’est une juvénile et presque gracieuse figure. Comparé aux rudes barbons que sont les apôtres, on serait tenté de voir en lui un enfant aimable, une sorte de Daphnis revêtu par caprice de la cuirasse et des jambières, et s’appuyant sur un bouclier pour jouer quelque délicieuse comédie. Voyez-le de nouveau : c’est un adolescent farouche, à l’attitude déterminée, au front non moins sourcilleux que celui de saint Marc, aux mains fortes et rudes. S’il parlait, ce ne serait pas avec la voix musicale de l’enfance, ce serait avec le timbre enroué et grave de la mue. Il est campé sur ses jambes écartées, comme dans la position de garde. C’est un guerrier sans cesse en éveil. Ce bouclier tout uni, coupé seulement d’une simple et effrayante croix, n’est pas un jouet. Cet être beau et jeune ne plaisante jamais. « Il paraît vivant et dans sa tête on reconnaît la beauté de la jeunesse, le courage militaire et une fierté vraiment terrible ; il a une attitude si merveilleuse qu’on dirait qu’il va se mouvoir. Certes, dans aucune œuvre moderne, on n’a encore vu autant de mouvement et d’animation que la nature et l’art en mirent dans celle-ci par la main de Donato. » Cette dernière citation est de Vasari. Vraiment on ne saurait mieux dire, et on préférera à tout le jargon de l’esthétique moderne ces lignes si ingénues, si franches, demeurées si jeunes. Le Saint Georges a été considéré par les Florentins comme une œuvre si précieuse, qu’il fallait lui épargner même les risques de l’atmosphère que tant d’autres œuvres, dans cette ville privilégiée, vaillamment subissent. On l’a transporté au musée national et remplacé dans la niche de l’oratoire par une copie ; mais on a laissé en place le spirituel et animé bas-relief représentant saint Georges à cheval, combattant le dragon, et qui donne un avant-goût plein de fantaisie et d’abandon des bas-reliefs plus complexes où se plaira et triomphera Donatello.

Il est bon de remarquer enfin que si l’on peut s’attarder à relever quelques réminiscences, d’ailleurs si assimilées et transformées, de l’antique dans les draperies et le style du Saint Pierre et du Saint Marc, ici aucune constatation de ce genre n’est possible. C’est une création exclusive de la chevalerie, merveilleusement évoquée et ressuscitée par le statuaire florentin du xve siècle.

Si maintenant nous abordons les redoutables prophètes et patriarches du campanile, nous voyons Donatello atteindre à la plus grande intensité d’expression que son art ait donnée. Ce sont des énigmes que ces hommes, et l’on comprend que dans l’exaltation qu’ils lui causaient à mesure qu’il les voyait s’animer sous ses mains, Donatello s’écriât : « Mais parle, parle donc ! »

Ils ne parlent pas ; ils se contentent de regarder dans les profondeurs du temps, de toute l’atroce fixité de leurs yeux amers. Celui qui représente Saint Jean-Baptiste, et qui, par la pose, est comme une variante, une contre-épreuve retournée (voyez le mouvement des jambes) du Saint Georges, est simplement un jeune homme rêveur, au caractère plutôt placide. Comme il épuisa toutes les formes de la tristesse, Donatello devait un jour se récréer à dépeindre celle qui se cache sous une douce et aimable mélancolie. Pour nous, ce Saint Jean-Baptiste correspond assez bien à cette note de la gamme.

Mais tout de suite, quel soubresaut avec le Jérémie ! Ah ! celui-là incarne bien les plus grandes douleurs philosophiques ; il décèle bien toutes les tortures de la pensée. Son vêtement tumultueux, qu’il a sans doute tenté d’arracher de sa poitrine dans un mouvement de rage désolée ; ses mains qui demeurent crispées, l’une au bout du bras retombé, l’autre tenant fiévreusement un écrit ; ses pieds maigres qui l’ont porté d’une course folle à travers tous les déserts de nature et tous les déserts d’hommes ; enfin, par-dessus tout, cette tête féroce et navrée, avec une lippe retombante devenue énorme à force d’être abaissée dans les contractions du pleurer, et des yeux désespérés qui regardent obliquement l’infini : tout cela, personne en art ne l’avait jamais donné avant, et ne l’a donné depuis, sinon dans des répétitions affaiblies. La plus grande énergie dans la lamentation humaine a été atteinte par Donatello, — car ces hommes tristes ont la fermeté du roc, — et le Jérémie en signale le point culminant. Auprès de cela, Michel-Ange paraîtra surhumain peut-être, mais le pur humain de Donato est encore plus fort.

Le Zuccone ou le (chauve) personnifiant le Roi David est encore une bien étrange figure, à la fois sublime et repoussante. Une fois vue on ne peut plus oublier cette longue, longue apparition drapée dans une toge dont les longs plis vont d’une seule coulée transversale de l’épaule aux pieds. Cet être lugubre et spectral, au visage osseux, aux rides qui sont comme des lits de ruisseaux séchés, est plein d’inquiétude et d’astuce. Pourtant, bien que cette œuvre fût une des plus chères au cœur de Donatello et qu’il jurât volontiers « par la foi qu’il avait en son Zuccone », peut-être est-elle trop résolument particulariste pour atteindre à une beauté aussi haute, à une éloquence aussi émouvante. Il suffit, au reste, à sa gloire, qu’elle conserve un grand pouvoir d’obsession.

Le prophète Habacuc dont on parle moins, peut-être parce qu’il n’y a pas d’anecdote qui s’y rattache, est encore une belle et noble conception. Il est plus blanc, plus sacerdotal que les autres. Il semble avoir moins de rancune contre les hommes, sans pour cela être moins sensible aux maux de l’humanité, mais il garde sa tristesse plus intérieure. La statue est belle, savante, d’un beau et large modelé.

On s’est accordé pour ramener à la même époque (1415-1425) la statue de prophète dite statue du Pogge, placée non au campanile, mais dans la cathédrale. Cette appellation légendaire, devenant ainsi un anachronisme, doit être écartée, ou simplement conservée comme une étiquette mnémotechnique. Au reste, le style et la facture de cette statue sont visiblement analogues à ceux des œuvres que nous venons d’examiner. Elle ne leur cède pas en grandeur et en effet saisissant.

Chose étrange, et que nous n’avons pas encore eu l’occasion de noter, mais que nous rencontrerons plus d’une fois dans des exemples saisissants, cette singulière physionomie évoque en nous des impressions très proches de celles que nous éprouvons en présence d’un mort. Le mélange de mort et d’ironie est tellement intense que si vous n’avez pas eu cette sensation devant cette statue, distraits par quelque autre préoccupation, admiration de la grandeur, constatation de la noble et forte sobriété du travail, ou toute autre observation de ce genre, il me semble difficile qu’une fois avertis, et regardant le personnage à ce point de vue, vous n’éprouviez pas à votre tour cette hantise. C’est comme si le puissant ouvrier avait été saisi par la beauté (la terrible beauté) de quelque masque mortuaire et l’avait à peine remanié, le combinant avec sa belle invention de ce corps si bien drapé, si digne, si paisible, burinant à peine sur ce visage parfaitement adapté, l’accentuation du sourire, en un mot, prenant son bien où il le trouvait, fût-ce sur un lit de mort, et se bornant à le parapher de quelques coups de pouce… Je m’expliquerai un peu plus loin plus à fond sur cette question. Gardez seulement ceci comme un avertissement après avoir bien regardé l’étonnant prophète qui sourit à l’on ne sait quels problèmes, enfin compris, au delà de notre monde périssable.

D’un tout autre effet sont deux œuvres qui cependant se rattachent assez étroitement au même cycle de pensée, au même groupe plastique. L’une est un très beau groupe, placé dans le campanile, du Sacrifice d’Abraham. Mais nous n’insisterons pas longuement sur cette composition, puisqu’elle est moins exclusivement de Donatello, faite qu’elle est en collaboration avec Nanni di Banco. La conception en est bien marquée du sceau de cette sorte de candide âpreté florentine qui apporte une si belle tranquillité dans les drames les plus violents. Abraham, patriarche barbu, s’apprête à égorger avec une louable majesté le jeune Isaac, beau comme un Adonis, légèrement moutonnier, et qui se laisse faire plus docilement que n’eût fait à sa place le Saint Georges dont il est l’antitype. L’œuvre est d’un arrangement original et d’une bonne venue ; cela suffit.

La seconde œuvre dont il nous reste à parler est l’imposant Saint Jean l’évangéliste, qui est placé dans la cathédrale. Cette magnifique statue est d’un traitement beaucoup plus simplifié, plus synthétisé que les autres. L’apôtre est assis, une de ses mains repose sur son genou, l’autre est appuyée, retombante, sur le livre. Le visage a pour dominante un austère calme, et le travail impétueux de la pensée ne s’y révèle que par une puissante mais non tragique contraction des sourcils. Il ne serait pas, cette fois-ci, paradoxal de soutenir que cette grandiose figure est une interprétation, florentine et Donatellesque entre toutes, d’ailleurs, du Jupiter olympien. La grande barbe, la chevelure bouclée, celle-ci un peu diminuée, celle-là un peu allongée, ne sont pas pour infirmer cette assimilation à un Zeus, et mettez, au lieu d’un livre, un emblème de la foudre sous cette main qui se repose, la transformation ne sera ni lente, ni malaisée.

Mais une discussion plus curieuse encore se présente, non plus si l’on considère les prédécesseurs de Donatello, mais son successeur le plus grand, Michel-Ange. Il est indéniable, et il est tout à fait superflu d’y apporter toute sorte de respectueuses restrictions, que Buonarrotti s’empara de cette attitude, de ces lignes, de ce caractère pour en faire son écrasant Moïse. Il y mit à son tour tout ce qu’il avait de génie. Et c’est cela qui différencie ces deux chefs-d’œuvre, bien plus que l’interversion dans la pose des bras ou les changements superposés à des détails de physionomie, de mouvement ou de costume. La question est donc très simple. Michel-Ange rendait pleine justice à Donatello. Au contraire, c’est un magnifique hommage qu’il lui a rendu, non plus en paroles, mais en action, en s’inspirant de lui. Comme on n’avait point les mêmes étroits préjugés qu’aujourd’hui sur la propriété des idées, et que l’on considérait que la véritable originalité résidait dans leur traitement, Donatello, « esprit d’ordre inférieur et n’ayant pas le sens de la représentation de la vie proprement dite », ainsi que l’a écrit je ne sais quel absurde critique allemand, aurait parfaitement compris, s’il était revenu sur terre, l’effort de Michel-Ange, en aurait été touché, et lui aurait crié : « Quand ça te plaira, recommence ! »

Et maintenant, pour finir toute cette partie relative au grand cycle des prophètes et apôtres de Donatello, une prière.

Les grandissimes statues du campanile sont placées à une trop grande hauteur pour que l’œil puisse réellement en apprécier les beautés. Force est de profiter des échafaudages éventuels, des photographies, des lorgnettes et de tels autres moyens d’approche. Nous avons vu que Florence a considéré le Saint Georges comme tellement précieux qu’il fallait le dérober aux éventuelles morsures de l’air, si respectueux qu’il soit des œuvres d’art sous ce ciel. Pourquoi ne descendrait-on pas également de leurs niches du campanile le Zuccone, le Jérémie, le Habacuc, pour les transporter au musée, tandis qu’on les remplacerait dans leurs niches élevées par des copies fidèles qui feraient exactement le même effet décoratif ? Ainsi seraient plus accessibles au public certaines œuvres parmi les plus grandes de Donatello, et une série d’une portée toute particulière. Le monde comprendrait encore mieux, admirerait encore plus, et ce serait un grand profit pour l’esprit humain. Nous souhaiterions que Florence et les amoureux de son art et de son histoire pussent se liguer pour sauver ces œuvres des ravages à venir et pour mener à bien cette grave entreprise.

V


Faisons quelque halte dans l’hallucinante revue des œuvres. Étudions un peu le caractère de l’homme. Trouvons-y et une explication de ce qu’il crée, et une justification de l’idée que nous nous faisons de lui.

Donatello est avant tout un homme simple, un peu rude, mais très fin. Il est passionné, mais nullement violent. Son esprit, capable des plus sublimes inventions, des visions de beauté les plus neuves, des imaginations les plus pathétiques, a l’ingénuité d’une âme d’enfant. Plein de droiture et de la plus pure loyauté, il ne manque cependant point de malice : il saura au besoin mystifier fort proprement les gens, mais pour les bons motifs, et lorsqu’il se mêlera de satire, il y battra les plus redoutables. Nous avons vu quelle était la noble et vaste culture de son esprit, et comment ce Brunelleschi, d’une si redoutable trempe, d’un génie si rapide et si vaste, fait du bon et judicieux Donato son camarade de discussion préféré. « Par suite de leurs vertus réciproques, dit Vasari, leur affection devint telle qu’ils ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. » Et encore : « Son esprit était continuellement occupé à imaginer et à inventer des choses ingénieuses et difficiles, et il ne put pas rencontrer d’esprit qui lui plût davantage que celui de Donato, avec lequel il causait familièrement, raisonnant, pour leur plus grand plaisir, sur les difficultés du métier. » Est-il possible de faire entrevoir une activité intellectuelle et artistique mieux qu’en ces deux simples phrases ? Mais Donatello n’est pas seulement le compagnon des plaisirs de la pensée, le camarade de luxe, qu’on ne trouve qu’aux heures faciles. Lorsque Brunelleschi est harcelé, exaspéré par les mesquineries des fabriciens de la cathédrale, et que pour les travaux de cette coupole qu’il a conçue lui seul et dont lui seul est capable de mener à bien l’écrasant projet, on lui adjoint l’inutile et le nul Ghiberti (inutile et nul dans cette seule circonstance, cela va sans dire), Donato est là qui soutient son ami et peut-être l’inspire. « Il fut dans un tel désespoir qu’il était sur le point de quitter Florence ; et sans Donato et Luca della Robbia qui le réconfortèrent, il aurait été hors de lui. » Au reste, Donatello est tellement loyal, si peu vindicatif, si peu orgueilleux, que lorsqu’un rival, par exemple le même Ghiberti, présente un projet supérieur au sien, non seulement il s’efface devant lui, mais encore il chante ses louanges, fait de la propagande pour lui, au besoin des démarches. Jusque-là va sa passion du beau, son enthousiasme du bon travail, et ce n’est peut-être pas, chez un artiste, le trait le moins rare.

Cette espèce de besoin de justice pour soi et pour les autres s’allie fort bien à la causticité que nous avons signalée. On en voit un bien amusant exemple dans l’affaire de la statue de saint Philippe, œuvre de premier ordre de Nanni di Banco, qui n’est pas indigne, à Or san Michele, de figurer à côté des chefs-d’œuvre de Donatello et de Verrocchio.

« Cette œuvre avait été d’abord allouée à Donatello par l’Art des Cordonniers, mais comme ils ne tombèrent pas d’accord sur le prix, ils la lui retirèrent, pour en charger Nanni, qui leur promit de se contenter de ce qu’on lui donnerait. Mais la chose ne se termina pas ainsi, car, la statue finie et mise en place, il demanda un prix beaucoup plus élevé que celui de Donato. Les deux parties ayant confié l’estimation à Donato, les consuls de l’Art des Cordonniers croyaient fermement que par envie, et pour se venger de n’avoir pas eu la statue, il fixerait un prix bien inférieur à celui qu’il avait demandé pour lui. Mais ils furent bien désappointés quand Donato jugea que la statue devait être payée beaucoup plus que Nanni n’avait demandé, et ne voulant pas accepter cette décision, ils s’écrièrent : « Pourquoi, toi qui l’aurais faite pour un prix moindre, l’estimes-tu plus étant de la main d’un autre, et veux-tu nous forcer à lui donner plus qu’il ne demande ? Tu reconnais cependant avec nous que cette statue serait meilleure si elle était sortie de tes mains. » Donato leur répondit, en riant : « Ce bon homme n’est pas, comme sculpteur, ce que je suis, et peine beaucoup plus que moi en travaillant ; aussi il vous faudra, pour le récompenser, lui payer le temps qu’il a dépensé, si vous êtes des hommes justes, comme j’aime à le croire. » Le compliment de Donato eut plein effet, car les deux parties s’étaient engagées d’avance à accepter sa décision. »

L’histoire est exquise ; car Donatello trouve le moyen en même temps d’obliger un camarade, de lui infliger une légère humiliation en revanche d’un procédé de confraternité douteuse, et enfin de se venger, de la sottise et de la lésinerie des bourgeois.

Mais il y a encore à propos de ce Nanni, élève de Donato, nullement dépourvu de talent et pour qui le maître semble avoir eu beaucoup d’affection et un peu de supérieure pitié, une autre histoire trop jolie et trop significative pour que nous en privions le lecteur.

« À côté de la niche du Saint Philippe, on en voit une autre contenant quatre statues de saints en marbre, qui furent demandés à Nanni par l’Art des Forgerons, des Menuisiers et des Maçons. On raconte que quand elles furent terminées, comme il les avait sculptées séparément, il n’en put faire entrer que trois dans la niche, d’autant qu’il en avait exécuté quelques-unes les bras ouverts. Désespéré, Nanni pria Donato de lui venir en aide, et de réparer sa maladresse ; celui-ci lui dit en riant de sa mésaventure : « Si tu me promets de me payer, ainsi qu’à tous mes jeunes élèves, un bon dîner, je me fais fort de faire entrer tous tes saints dans la niche sans difficulté. » Ce que Nanni ayant promis bien volontiers, Donato l’envoya à Prato prendre quelques mesures et traiter certaines affaires qui devaient l’y retenir plusieurs jours. Pendant son absence, il se mit à l’œuvre avec tous ses élèves, réduisit une épaule à l’un, un bras à l’autre, fit passer le bras de l’un sur l’épaule de l’autre, et en un mot les agença si bien qu’il répara la bévue de Nanni, et que maintenant il est impossible de s’en douter. Nanni à son retour le remercia vivement et lui paya de bon cœur un riche dîner. »

Cette sorte de gaîté de Donatello ne l’abandonne jamais dans la vie. Il semble réserver sa haute et éloquente tristesse pour son œuvre. Mais dans les occasions extérieures, il a toujours quelque bonne malice, qui va parfois jusqu’à la charge d’atelier, uniquement pour le plaisir, semble-t-il, de se détendre les nerfs, mais qui, le plus souvent aussi, enclôt quelque judicieuse remarque, quelque observation vive et pénétrante d’art et d’humanité.

Ainsi dans ses rapports avec cet excellent Paolo Uccello, qui dans son affolement pour la science, et dans son adorable naïveté d’homme absorbé par un seul but, perd souvent le juste point de vue des choses pour y vouloir mettre trop de logique. Il n’y a pas de mot plus plein de sens, plus utile pour ainsi dire, que cette réflexion, lorsque Paolo, épris de perspective au point de ne plus faire autre chose et de sacrifier son œuvre et sa vie, montre à Donatello avec ravissement des couronnes héraldiques mises en perspective, ou des boules à soixante-douze faces et à pointes de diamant, ou des copeaux enroulés sur un bâton, et autres figures théoriques autant que compliquées : « Eh ! Paolo, s’écrie Donatello, ta perspective te fait laisser le certain pour l’incertain. Toutes ces choses ne sont bonnes qu’à ceux qui font de la marqueterie ! » C’est une anecdote qui devrait demeurer présente à l’esprit de tous ceux qui sont tentés, non point d’approfondir les questions techniques que l’on ne saurait trop approfondir (nous avons vu que Donatello était un des plus savants artistes qui fussent), mais de leur subordonner la pensée la plus large, et jusqu’à l’art lui-même. Ils sont des théoriciens bons à ne créer que les puériles illusions des marqueteurs.

Il faut avouer cependant que Donato ne ménagea point le pauvre Paolo Uccello et qu’il le traita même assez durement. Notamment encore dans l’aventure de cette fresque que Paolo cachait à tous les yeux, et à propos de laquelle Donatello lui dit, une fois terminée : « Ah ! Paolo, c’est maintenant que tu devrais la cacher. » Cette parole qui, paraît-il, désespéra Uccello n’est ni bien juste, ni bien généreuse. Mais il faut bien se reporter à une époque où les nerfs étaient assez rudes à ébranler, où le sarcasme était comme une sorte d’escrime, et où Donatello lui-même, à l’occasion, l’acceptait pour ses propres œuvres, après réflexion, comme nous l’avons vu lorsque Brunelleschi le taxait de faire de la sculpture rustique. Le touchant monument d’admiration et de respect, non exempt d’une certaine fierté, que Paolo Uccello nous a laissé en portraiturant Donatello, nous montre au reste combien les rapports étaient excellents entre tous ces maîtres. en dehors de la liberté des allures et de la franchise du langage. Nous ne saurions nous reconnaître trop heureux de posséder au Louvre ce grave et précieux panneau, où l’Uccello représenta « Giotto, peintre, comme rénovateur et flambeau de l’art, Filippo di Ser Brunelleschi pour l’architecture, Donatello pour la sculpture, lui-même pour la perspective et la figuration des animaux, et pour les mathématiques Antonio Manetti, son ami, avec qui il avait de fréquents entretiens sur la géométrie d’Euclide ». Ce sont ces choses qui font revivre, pour les imaginatifs, toute la flamme d’une époque. Mais il faut, pour bien reconstituer ces temps et ces hommes privilégiés, avoir le talent d’un Marcel Schwob et pouvoir écrire les « Vies imaginaires » de tels artistes. Vous représentez-vous ces entretiens où le savoir le plus grave alterne avec les plus truculentes blagues ? Ne vous attendrissez-vous pas sur cet hommage que Paolo adresse à ses contemporains illustres et à lui-même, à cette espèce de retable intellectuel qu’il peint pieusement et conserve comme un tableau d’autel dans son pauvre logis, humble sanctuaire de pensée ?

Dans ce portrait, Donato apparaît avec des traits réguliers, pleins de franchise, une bonne barbe raide d’ouvrier, des yeux gros et limpides, toute une simplicité qui, par le contraste, rend encore plus grandioses les rêves et les lièvres que l’artiste cristallise, qui semblent être sortis tout bouillonnants de ce cerveau, pour s’arrêter soudain dans la matière, sous le miracle d’un geste créateur.

Ce pourpoint uni d’un drap grossier, ce chaperon dépourvu de luxe et de recherche conviennent admirablement à un homme qui produit, qui tire de lui-même de pareilles richesses. Qu’a besoin d’étoffes précieuses et de joyaux celui qui peut inventer les joyaux les plus splendides et toutes les beautés humaines et surhumaines ? Aussi Donatello porte-t-il le costume qu’il faut, a-t-il la physionomie fruste qu’il faut. Tout cela est à l’unisson de son détachement superbe. Car, bien que nous venions de le voir « intéressé », discutant des prix avec des cordonniers, et exigeant un riche dîner (un riche dîner, lui qui les laisse tomber à terre !), c’est l’homme qui tient le moins aux biens de fortune.

Bien avant les théories, l’on pourrait dire qu’il a même fait du socialisme en action. Un trait charmant donnait dans Vasari. La magie de style et l’autorité de pensée d’Anatole France l’a fait revivre et mis en relief comme il convenait. Il s’agit de la façon dont le maître « plaçait » son argent. Donatello, qui avait pour amis les Médicis, les banquiers les plus puissants et les plus célèbres de l’univers, aurait pu leur confier, pour les faire fructifier, les sommes que lui rapportaient ses œuvres. Il se contentait de les déposer dans un panier suspendu au plafond de son atelier. Quand un ami en avait besoin, ou quand les élèves en requéraient pour les frais de la maison ou les dépenses des repas communs, on n’avait qu’à faire manœuvrer la corde et la poulie, suivant la nécessité, et sans même prévenir le patron.

Le luxe, quel besoin en avait-il ? Qu’aurait-il ajouté à son rêve de grandeur ? Cosme de Médicis s’avise un jour que son sculpteur va vraiment trop mal vêtu par les rues de Florence les jours de fête et il lui fait envoyer un magnifique costume rose, du plus beau drap. Donatello le porte deux ou trois fois, puis, une fois la bonne volonté prouvée, ou le supplice subi, le renvoie au mécène, en le suppliant de le dispenser de porter des habits « trop délicats pour lui ».

Avec lui les cadeaux n’ont pas de chance. Vers la fin de sa vie, lorsqu’il ne va plus pouvoir travailler, et qu’il n’a plus la moindre ressource, Pierre de Médicis acquitte vis-à-vis de lui une dette transmise par Cosme, en lui faisant le don d’un domaine à Caffaggiuolo. Donatello est ravi tout d’abord, mais au bout d’un an à peine, il demande à son protecteur de le dispenser d’être un propriétaire, comme il avait demandé d’être dispensé d’être un élégant. Les discussions qu’il faut soutenir avec des fermiers, les soins à donner aux bâtiments, les calculs incessants qui sont nécessaires pour équilibrer les recettes et les dépenses, tout cela excède le pauvre homme, qui souhaite et obtient en échange une petite rente payable semaine par semaine.

Il est cependant propriétaire bon gré mal gré : propriétaire de la maisonnette dans la « via del Cocomero », près du couvent de Saint-Nicolas, et il possède aussi, à Prato, près de Florence, ce Prato qu’il a enrichi d’une œuvre adorable, un petit champ sans grande importance. Le premier de ces « biens » lui sert à y mourir, car il faut bien mourir quelque part (Watteau disait, plus tard, que l’artiste a cependant toujours la ressource de l’hôpital, où l’on ne refuse personne) ; le second, pour petit qu’il soit, n’est pas sans exciter des convoitises. Des parents de Donatello se donnent la peine de venir prendre de ses nouvelles pendant sa dernière maladie… et en même temps insinuent qu’il serait bien bon de leur léguer la petite pièce de terre de Prato. Et voici la réponse : « Je ne puis vous rendre ce service, mes chers parents, parce qu’il me semble juste de laisser ce champ au paysan qui s’est donné tant de mal pour le cultiver, et non à vous qui ne vous en êtes jamais occupés et qui voudriez maintenant que je vous en fisse cadeau pour vous récompenser de votre visite. Allez ! je vous donne ma bénédiction. » C’était déjà beaucoup.

Ainsi jusque dans la mort, dans les dispositions finales qui la précèdent, Donato gardait cette étrange verve alliée à l’élévation d’esprit et au bon sens, que nous lui avons vu apporter dans toutes les choses les plus graves de la vie et de l’œuvre. Il parle encore, dans son testament, de quelques dettes et de quelques créances qu’il a, et dit qu’il se soucie des unes comme des autres. C’est la vraie morale chrétienne, en somme : « Et dimitte nobis débita nostra, sicut et nos… » Mais ce qu’il y a vraiment de beau et de grand dans une telle façon d’être et de penser, ce qui place l’enseignement de la vie de Donato plus haut qu’un amusant argument plus ou moins en faveur du socialisme, c’est ceci. Quand un homme a une importante tâche de beauté à accomplir il l’accomplit sans qu’importent la façon dont il vit et celle dont il meurt. La vie devient son esclave, lui offre même la rente dernière et le lit mortuaire. Tout se subordonne à L’œuvre.

Donatello avait cette foi merveilleuse, cette passion dominatrice. On peut dire qu’il n’a pas aimé autre chose que son art, qu’il n’a pas cru en autre chose. Le but de la vie pour lui, c’était de réaliser le monde de création qu’il portait dans sa tête. Le gain, les honneurs, le succès même, tout passait pour lui après le bonheur de pétrir des êtres, et de leur parler.

Voilà en grande partie esquissés le caractère et l’esprit de cet homme et la leçon de la vie de ce grand artiste, humble vieux garçon vivant avec une vieille mère, une vieille sœur et un jeune neveu. Quand on compare cette œuvre immense et cette humilité, avec le faste de certains charlatans plutôt qu’artistes de qui ne subsistent que de surprenantes médiocrités, dites qui il faut prendre pour modèle et pour inspirateur.

Ajoutez à ces traits un étonnant tourment, une incessante inquiétude dans la production ; nous en verrons des exemples remarquables. Ajoutez-y encore une grande élévation de pensée, une culture raffinée, un savoir si étendu que les Médicis prennent Donato pour organisateur de leurs collections d’art antique, qu’on le charge même, en une circonstance, de fonctions d’ingénieur, enfin qu’il est lié avec tous les plus grands esprits de son temps et apprécié d’eux. Cela suffit-il à faire comprendre sa grandeur ?

VI


Donatello, admirable dessinateur et bon connaisseur en peinture (puisque ses amis peintres le consultent avec anxiété sur leurs œuvres), très capable de concevoir et de réaliser de belles idées d’architecture, puisque c’est lui qui compose les portes de la sacristie de l’église San Lorenzo ainsi que leurs chambranles, ce qui même est l’occasion d’une brouille avec son vieil ami Brunelleschi, jaloux de ses prérogatives d’architecte en chef de ce temple, Donatello, dis-je, est avant tout, on peut même dire exclusivement et passionnément statuaire. Il se spécialise avec un esprit de suite que nous pouvons déclarer très beau en présence des résultats, bien que nous ayons une tendance à approuver et à admirer plutôt l’universalité des grands artistes de son temps. Par là on pourrait encore le considérer comme un des artistes les plus modernes qui soient, si c’était définir un artiste favorablement que de prendre comme éléments de la définition les limitations de son talent. Heureusement Donatello s’élève au-dessus des catégories par l’intensité de son œuvre.

En vertu de cette prédilection pour la sculpture pure ou de son accaparement par elle, Donatello devait être amené à prendre un collaborateur habituel pour les ensembles qu’on lui demandait d’exécuter, les tombeaux, et autres édifices religieux ou civils. Il ne pouvait penser à Brunelleschi, car celui-ci avait lui-même une œuvre trop vaste et trop personnelle à accomplir ; puis cette collaboration de deux esprits souverains aurait pu faire un de ces ménages où les deux éléments ont trop de qualités et de trop hautes, pour bien s’accorder. Il trouva parfaitement l’homme qui était nécessaire en Michelozzo, sculpteur habile, mais simplement sage, et en revanche architecte plein de goût, de finesse et de modération.

Avec Michelozzo il exécuta plusieurs grands monuments funéraires, entre autres, au baptistère, celui du pape déposé Jean xiii, ami des Médicis qui lui consacrèrent ce fastueux souvenir ; puis celui du cardinal Brancacci, qui fut exécuté à Florence et transporté par mer à Naples, sa destination (église Sant’Angelo di Seggio di Nido) ; celui de Jean de Médicis (1428). Il fit encore, dans une période postérieure, avec la collaboration de Michelozzo, le tombeau de Bartolommeo Aragazzi. Tous ces monuments comportent, outre de belles figures des défunts, des statues allégoriques, des motifs d’anges ou d’enfants, se combinant avec les colonnes ou les draperies, etc. Celui qui approfondira l’étude des œuvres de Donatello trouvera encore dans ce cycle bien des sujets d’admiration, mais la nécessité où nous sommes de nous borner à apprécier l’ensemble et dégager les idées générales nous empêche d’insister sur les détails de toute cette partie de l’œuvre.

Toutefois il est un travail, parmi ceux entrepris avec Michelozzo, que nous devons étudier plus spécialement, car il est d’une grande importance dans la carrière de Donatello, en même temps que d’une beauté incomparable : c’est la décoration de la chaire extérieure à la cathédrale de Prato. On peut dire sans exagération que c’est une des créations les plus délicates, les plus spirituelles et les plus harmonieuses de tout l’art italien. C’est cependant une chose bien simple dans si sobre opulence : une ample chaire circulaire appliquée contre un des angles de l’édifice, supportée par un pilastre et surmontée d’un auvent conique. Mais dire la finesse, le goût qui règnent dans les moindres linéaments de l’agencement est chose impossible. Il y faudrait un livre, et le livre ne vaudrait pas un simple coup d’œil jeté sur l’œuvre ou même sur sa photographie. Voir l’œuvre en place est un enchantement. Rien que la proportion, la hauteur où elle a été si justement placée, l’ambiance, l’atmosphère même qui semblent avoir été des éléments de collaboration voulus, tout cela est merveilleux.

Les bas-reliefs d’enfants joueurs dont Donatello a décoré l’ouvrage sont parmi les chefs-d’œuvre de la verve humaine. Leur vie turbulente, leurs groupements d’une composition extraordinaire, leur brillante forme, l’animation de leur expression, tout cela est non seulement égal, mais supérieur à tout ce que l’art antique nous a laissé en ce genre, et qui avait pu fournir un point de départ à notre sculpteur. Ces petits personnages bruyants, lumineux, lisses comme de la chair saine, dansant, chantant, jouant des instruments, ont une portée singulière dans l’œuvre de Donatello. C’est l’autre pôle du sombre talent qui fit surgir les écrasantes apparitions des prophètes. Ils font retentir l’air de leurs cris comme les prophètes ébranlent la terre sous leurs pas pesants. C’est la gaîté de Donatello qui se donne libre carrière. D’un citoyen de Florence fort laid, il a fait un terrible pleureur sur les fautes humaines ; de gamins des rues florentines, il fait le sourire de la nature qui s’insinue au milieu des plus graves préoccupations, comme les herbes folles et fleuries poussent entre les joints du granit. Ces gamins danseurs et chanteurs auraient pu continuer leur ronde pendant le prêche du plus sombre prédicateur. Peut-être le bruit figuré de leurs cris, de leurs sistres, de leurs buccins et de leurs tambourins se mêlait-il aux laves épandues, sur la foule terrifiée, par un Savonarole, et cela fit-il très bien. La joie de ces sublimes galopins se teinte d’ailleurs d’un peu d’âpreté. Nous avons déjà plus haut pris une comparaison avec les choses de la musique ; nous la reprenons ici, et elle y est particulièrement de mise. Nous l’empruntons au même maître, car si l’on cherche les équivalents humains de Donatello, on ne peut mettre à réquisition que les plus illustres exemples : les enfants que Donatello a pétris, soit dans le marbre de cette chaire de Prato, soit dans la tribune des orgues de la cathédrale de Florence et ceux qui jouant avec des guirlandes ornent la sacristie ; enfin, dans les bas-reliefs qui sont au musée national, et dans bien d’autres œuvres encore, sont les accès de gaîté plastique du sévère et fougueux statuaire, comme les scherzos sont les accès de gaîté musicale de Beethoven dans ses symphonies. Il demeure toujours un peu d’abstraction et d’effroi.

Le répertoire d’enfants, d’êtres vifs et gracieux, créés par Donatello est fort vaste, et le catalogue détaillé en serait long. Une personnification toute particulière, saisissante et multiple, y tient une très grande place. C’est l’invention du caractère de Saint Jean-Baptiste, qui, dans l’œuvre, apparaît plus souvent sous les traits d’un enfant que sous ceux d’un jeune homme, d’un homme fait ou d’un vieillard, bien que ces trois aspects existent également. Le patron des Florentins, indépendamment de l’occasion toute naturelle et incessante de commandes qu’il offrait aux artistes en renom, a, sans contredit, intéressé Donatello en lui-même, pour les idées qu’il évoquait, pour ce mélange de grâce et de sauvagerie, de méditation et d’ardeur, dont l’imagination des fidèles est arrivée peu à peu à constituer sa physionomie de légende. Une vaste gamme d’expressions, depuis la douce mélancolie d’un enfant prédestiné jusqu’à l’ascétisme du jeune garçon déjà presque un jeune homme (la statue si sublimement gauche du palais Martelli), a été fournie par ce thème.

Il en est même un qui, tout frêle et plein de douceur, fait frissonner. C’est le Giovannino du musée national, ce petit Saint Jean en haut-relief de profil qui fait passer dans notre esprit, brusquement, l’impression composée de l’enfance et de la mort. Nous avons déjà fait une allusion à ceci ; expliquons-nous franchement. Vasari a une parole significative. Il dit en propres termes, en parlant d’une œuvre de Donatello, qu’elle est si accomplie que, pour les hommes de l’art, il paraît impossible qu’elle ne soit pas moulée sur nature. Peut-être, direz-vous, n’y entend-il pas malice et est-ce sous sa plume une simple image ? Mais dans sa biographie de Verrocchio, voici un passage qui doit donner à réfléchir : « Andréa se plaisait à mouler en plâtre… Andréa moulait ainsi des mains, des genoux, des jambes, des bras et des torses, afin de les copier tout à son aise. De son temps on commença à mouler à peu de frais les têtes de ceux qui mouraient ; aussi voit-on dans chaque maison de Florence une infinité de portraits ainsi exécutés, si naturels et si bien faits qu’ils paraissent vivants. Nous devons avoir une grande obligation de ce procédé à Andréa, qui fut un des premiers à le mettre en pratique. »

Rien n’est plus net. On voyait du temps de Donatello un moyen d’art dans le moulage employé avec discernement et habileté, et si nous n’avions pas ce document décisif, l’espèce d’étrange et spéciale saveur de certaines œuvres, notamment de ce petit Giovannino, serait un témoin tout aussi irrécusable, car il est des degrés où nos sens ne nous trompent point. La même impression se dégage, non moins poignante, de l’effroyable et splendide Saint Jean-Baptiste, vieux celui-là, de la cathédrale de Sienne. Cette expression funèbre de la tête ravagée, cette sorte de cachexie qui ne peut pas être imitée, qui crie sa nature purement physiologique, tout cela révèle l’œuvre dans laquelle le moulage sur nature entre comme élément matériel.

Et le résultat est étrangement beau quand c’est un Donatello ou un Verrocchio qui l’emploie. Donatello, avec son merveilleux désintéressement et sa conscience artistique si exemplaire, ne peut être suspecté d’avoir cédé à la tentation de recourir à un moyen facile, expéditif, économique, comme le feront les artistes peu scrupuleux. Avec sa science profonde, son habileté technique qui ne connaît pas les difficultés et qui au contraire pose et résout en se jouant les plus désespérants problèmes de l’art, il ne peut être soupçonné non plus d’avoir profité d’une ressource qui permet aux ignorants d’esquiver les obstacles. Il faut donc qu’il ait vu dans l’emploi du moulage en certains cas déterminés, un moyen de faire plus beau encore. Et en effet, dans ces cas, il y a une beauté que l’empreinte directe de la mort seule peut donner.

La formule qui résume toute cette discussion serait donc la suivante. Le moulage, entre les mains d’un artiste autorisé par son génie, peut devenir l’étape d’une création véritable. Le grand artiste peut et doit l’employer quand cela fait bien. Mais il faut, comme Donatello, qu’il soit aussi capable de pouvoir s’en passer que d’oser s’en servir.

L’indice de cette critique très spéciale, de cette sélection très voulue, se rencontre justement dans les très nombreux bustes d’enfants qui fleurissent et sourient dans l’œuvre de Donatello. Il en est qui visiblement ont cette troublante séduction morbide. Il en est en revanche (comme ceux de l’église des Vanchettoni et comme le célèbre enfant riant de la collection Miller) qui sont tout à fait exécutés d’après la vie. Tous ont un charme qui a saisi les spectateurs les plus difficiles comme les plus naïfs. À quoi tient-il ? À la fascination irrésistible de la jeunesse, de la pureté sans arrière-pensée ? Pas absolument à cela. Aucun de ces enfants n’est complètement, même les plus polis et les plus vermeils, dépourvu soit de méditation, soit d’un peu de fièvre, imperceptibles traces chez les uns, et allant chez les petits danseurs de Prato jusqu’à la violence nerveuse. Mais il y a le miracle de la forme, et aussi, je ne sais, la tristesse persistante déguisée sous la grâce, la tristesse, le plus sûr attrait de l’art, mais j’entends la tristesse de l’artiste, et ici, plus explicitement, celle de l’homme qui n’a pas eu d’enfants.

On a cru constater chez Donatello une sorte de résistance à exprimer la beauté de la femme. Cette constatation prétendue n’est qu’une niaiserie. La beauté tendre et juvénile de la Vierge dans le bas-relief de l’Annonciation de Santa-Croce ; la beauté fine, pure, un peu mièvre, de la célèbre Sainte Cécile en bas-relief ; la beauté aimable et souriante de plusieurs madones avec enfants (par exemple celle de l’église de la Trinité et celle de la Via dei Martelli, si fière d’être mère, si pensive, si pénétrée) ; la beauté altière enfin, la beauté féroce de Judith ; voilà suffisamment de quoi répondre, et nous laissons de côté les figures allégoriques des grands tombeaux cités.

Maintenant il est possible que Donatello ait pensé avoir mieux à faire que de modeler des fadeurs pour plaire aux bourgeoisies dégénérées qui viendraient après lui. Il est vraisemblable que l’énergie chez la femme lui ait semblé plus digne d’être étudiée et glorifiée par son outil. Ce qui le fait penser, c’est qu’il a mis un soin tout particulier à deux œuvres parmi ses plus originales. Je veux parler de la Madeleine ou de la Sainte Marie Égyptienne du Baptistère, et du fameux groupé de Judith.

Cette œuvre, que le sculpteur exécuta pour la seigneurie de Florence et que la mordante malice des citoyens de Florence retourna contre elle après l’expulsion des Médicis, en l’installant sur la place avec cette devise : « Exemplum salutis publicæ vives posuere, » cette Judith est une conception très à part, Donatellesque à l’extrême, et qui n’a d’analogue dans aucun art. Elle est jaillie telle quelle, sans précédent même lointain dans l’art antique, et depuis personne n’a osé s’en inspirer, même parmi ceux qui se font des bénéfices avec les hommages qu’ils rendent à leurs grands devanciers. La facture de cette œuvre est, en quelque sorte, implacable comme l’idée elle-même. Le bronze qui donne la durée à cette forme si polie et si ferme, à ces draperies magistrales, semble être ici un métal plus dur que de coutume. Au surplus, Vasari insiste sur la beauté de la fonte, sur les soins inouïs avec lesquels Donato la répara. La préméditation visible avec laquelle l’artiste a fait tenir deux figures dans l’espace d’une seule donne à l’œuvre un caractère très original. Cela contribue du reste beaucoup à la rendre plus dramatique. La victime n’est déjà plus rien, cet Holopherne alourdi par l’amour et la mort. La femme est tout. Elle se lève, sereine et terrible, comme la vengeance elle-même, d’entre les jambes du guerrier, et elle marche dessus avec une tranquille férocité. Ce surgissement a vraiment quelque chose de foudroyant et d’obsédant à la fois. Bien plus, Judith s’acharne après ces misérables et trop confiants restes. Il lui reste encore, pour parachever sa mission, à trancher une tête, et son beau visage, qui n’a plus souci de mentir, prend une expression aiguë et cruelle dont on n’a peut-être pas assez souligné, dans les critiques, le satirique accent. Il entrait bien dans l’âpre et malin esprit de Donatello de rendre dans une œuvre aussi décisive que la Judith la grandeur occasionnelle de l’héroïne et la permanente méchanceté de la femme.

Je voudrais encore, sans suivre rigoureusement les chronologies, dire quelques mots de diverses autres figures isolées, qui semblent former un cycle, comme les figures du Campanile et d’Or San Michele en forment un autre, et comme nous pourrions en composer un autre encore avec les figures d’enfants, et un encore avec les œuvres en bas-relief (San Lorenzo, Padoue, etc.). Ne pouvant dénombrer ici toutes ces figures isolées, réparties maintenant entre les divers musées d’Europe et quelques collectionneurs (d’un mot je dois mettre en garde contre les admirations trop hâtives et les trop complaisantes attributions), je me bornerai à citer deux ou trois des plus belles.

Le David (notez en passant comme tout cela se tient, comme ce choix de sujets répond bien à une tournure d’esprit, David, Judith, Saint Jean-Baptiste, comme cela n’est pas pris au hasard), le David en marbre du Musée national a été l’objet de critiques. Il est élégant et d’un arrangement recherché. Pour le bien apprécier, il me semble qu’il faudrait simplement le considérer comme un caprice chevaleresque. Il deviendrait alors pour nous ce qu’il est réellement, une jolie œuvre qu’on n’est surpris de trouver sans portée que parce que Donato nous habitue aux choses profondes. Mais le David de bronze est un des chefs-d’œuvre de l’art plastique. Les plus beaux Apollons antiques, même ceux des époques archaïques si triomphants dans la ferme plénitude de leur forme, ne sont pas plus parfaits de modelé que cette figure. Que dire du naturel de la pose, de la souplesse du mouvement, du goût nerveux et exquis régnant dans les détails, cette coiffure si heureuse, ces jambières, la mitre du Goliath, cette plinthe si parfaitement travaillée et qui rappelle l’apprentissage chez les orfèvres ? Enfin de l’expression de beauté calme, et un peu bestiale, si bien choisie ? Rien. Admirer en silence. C’est le mieux.

Il est curieux de comparer de telles créations avec les morceaux de pur réalisme qui se rencontrent parfois dans l’œuvre de Donatello. Prenons par exemple le fameux buste polychrome du Musée national à Florence, dit Buste de Niccolo da Uzzano. Il paraît que les dates ne concordent pas pour que ce soit le portrait de ce personnage dont l’histoire d’ailleurs ne se soucie plus guère.

Quel que soit donc son nom, l’homme étudié dans ce buste fut le prétexte d’un morceau prodigieux, d’une apparition de nature presque inquiétante. Pourtant il nous touche infiniment moins que les œuvres de Donatello où sont unies la beauté d’exécution et l’invention imprévue, telles que ce merveilleux David. Il nous faut non seulement la main de l’artiste, mais encore son cœur. Ce buste d’homme, c’est son observation ; le David, c’est son rêve.

Pareil jet de verve éblouissante, pareille perfection d’exécution règnent dans la joviale petite statue de Cupidon ou de Mercure, ce délicieux « voyou » florentin, qui se moque de tout, avec le cynisme d’un jeune dieu, avec le débraillé d’un petit prince débauché.

Ce sont de telles inventions qui donnent à notre maître une place si unique dans l’art, parce qu’elles unissent à la vivacité de l’imagination, à l’impression de surprise qui s’enfonce en vous comme la flèche lancée par ce diabolique et charmant archer, le prodige d’un métier incomparable, d’une science certaine, d’une main si souple et si ferme qu’elle peut caresser toutes les subtilités ou planter comme un roc toutes les vigueurs. Certains ont la science et la technique. Ils sont froids. Certains n’ont que l’imagination et l’intention exquises. Ils faiblissent. Donatello a tout.

VII


Reprenons, ou plutôt finissons notre étude avec un peu plus de rigueur chronologique. Après la période de 1425 à 1433 qui est celle des grands tombeaux avec Michelozzo et de Prato, et qui comprend aussi un voyage à Sienne et un voyage à Rome, peu fructueux semble-t-il, vient une période assez complexe, s’étendant à peu près de 1433 à 1444, et qui commence avec le court exil des Médicis. Pendant ce temps Donatello exécute entre autres les enfants de la tribune des orgues dans la cathédrale, et ceux de la sacristie. C’est également la période du David et du Cupidon, et celle des grands travaux de la sacristie de San Lorenzo. Une période bien remplie, comme l’on voit. Elle n’est pas exempte déjà de certains troubles, assez peu expliqués, qui nous causent à la réflexion quelque malaise et qui plus tard iront en s’accentuant. Nous voulons parler de la façon dont l’artiste accepte diverses grandes besognes, les prépare même, puis les laisse soit inachevées, soit même complètement abandonnées avant les premiers vrais essais. Mais quoi, l’inquiétude n’est-elle pas un trait de ce caractère ? Un Donatello imperturbable, ne s’éprenant pas vivement de quelque projet, puis n’en apercevant pas les défauts qui échappent à de moins clairvoyants ou de plus intéressés, ne serait-il pas un personnage moins naturel, moins beau que l’homme passionné et judicieux que nous avons cherché à définir ? Puis, il faut comprendre encore que dans le travail de l’esprit, surtout chez un pareil créateur, à chaque instant surviennent des idées plus belles, apparaissent des tâches plus impérieuses. Et nous ne comptons pour rien les difficultés de la vie, les questions de personnes, les façons dont s’arrange une affaire, toutes choses qui nous échappent aujourd’hui dans leur précision. Il vaut donc mieux supposer que si Donatello, par exemple, accepta en 1437 de faire les portes de la sacristie de la cathédrale, œuvre qui devait être considérable, et renonça à l’entreprise, il y eut de bonnes raisons que nous ne connaissons pas.

Cela d’autant plus qu’il exécuta des travaux de non moindre importance dans la sacristie de San Lorenzo, et en particulier des portes de bronze qui sont une page capitale dans son œuvre. Ces portes sont divisées chacune en dix compartiments décorés de groupes d’apôtres ou de saints, deux par deux, et tous dans l’action la plus vivante et la plus aisée. Ce sont des merveilles d’invention que ces duos où Donatello semble avoir décrit toutes les attitudes de la controverse et de l’étude. Certains argumentent avec véhémence (comme on fait entre gens de la même opinion), certains lisent ensemble, écrivent au même livre, certains même se boudent et se tournent brusquement le dos. C’est de l’esprit et de la grandeur en même temps, et tout s’équilibre dans un ensemble plein de simplicité et de richesse.

Cette église de San Lorenzo est vraiment une maison de prédilection de Donatello, une de celles où il travailla le plus, avec un grand et fécond plaisir. Elle était digne d’abriter son cercueil. Ces portes de sacristie, le tombeau de Jean de Médicis, des stucatures pour la voûte représentant les Évangélistes, des bustes de saint Laurent, de saint Étienne, des saints Côme et Damien, les bas-reliefs si tragiques et si puissamment imagés des chaires à prêcher jumelles en forme d’ambons, et d’autres travaux d’ornementation, voilà un notable morceau de son œuvre rien qu’en cet édifice.

Les bas-reliefs des chaires nous fournissent l’occasion, trop différée, de parler encore d’une des faces de cet inépuisable génie : la composition à multiples personnages. Il y déploie une invention dramatique, une couleur pittoresque, une beauté de sentiment non plus résidant en une seule figure, mais répartie entre d’innombrables personnages, un accent, en un mot, fougueux et douloureux qui n’a pas été égalé dans les compositions analogues. Le sculpteur s’y prouve peintre admirable, car il emprunte audacieusement à la peinture ses moyens et ses effets. Il tire des principes de la peinture non seulement toutes les ressources de la composition, mais encore la plus surprenante variété dans la mise en scène, faisant apparaître les paysages luxuriants ou tragiques, les architectures fastueuses et compliquées, d’une invention qui égale, sinon dépasse les spectacles sévères de la Florence contemporaine, se mêlant avec une éblouissante fantaisie aux évocations des antiques cités disparues. Rien ne nous montre mieux que Donatello, en se cantonnant dans l’art de la sculpture, possède cependant les facultés d’universalité des autres grands maîtres de son pays, et qu’il est impossible de le prendre pour un spécialisé comme un autre.

On ne peut regarder sans un frissonnement ces tableaux de la chaire de San Lorenzo, où le bas-relief, très plat, évoque les scènes les plus tumultueuses, les plus épiques spectacles que l’imagination, déchaînée sur les grands thèmes du Nouveau Testament, puisse concevoir. Dans le Calvaire, au milieu de la douleur affolée des fidèles, et de la frénésie des bourreaux, des anges tourbillonnent au ciel ; dans la Descente de croix, c’est Madeleine éperdue qui se convulse et qui se disloque les bras en arrière, en poussant un grand hurlement de douleur ; et au fond, sur de puissants chevaux d’une étonnante beauté, les soldats romains contrastent avec tout le violent drame par leurs silhouettes impassibles. Sur une autre face ce sont trois scènes non moins troublantes : le Christ dans les limbes ; la Résurrection ; l’Ascension, avec la fulgurante idée de ce Christ qui encore presque au milieu de ses disciples, s’échappe au ciel plutôt qu’il n’y monte, dans un mouvement qu’aucune force ne pourrait retenir.

VIII


Nous désespérons d’avoir donné en ces pages l’idée de l’énormité, simplement au point de vue matériel, d’une pareille œuvre, à plus forte raison de sa portée intellectuelle et de sa force émotive. Pourtant nous ne sommes encore qu’en 1444, et il va se passer encore vingt-deux années pendant lesquelles Donato accomplira des choses si grandes et si fortes encore, que sans elles son œuvre serait tronquée. En effet, les admirables bas-reliefs de San Lorenzo, que nous venons d’analyser aussitôt qu’ils se présentaient à notre esprit, datent de la dernière période de sa vie, et bien que l’on aime à dire, quand on veut faire preuve d’érudition, qu’elles sont achevées par Bertoldo, elles sont bien son œuvre, et une des plus éloquentes, où il s’est raconté avec le plus de fièvre. Et avant de revenir à Florence faire cette œuvre et bien d’autres encore, il a une période de plus de dix ans (1444 à 1453 environ) où il ira travailler au dehors, exécuter à Padoue le grandiose Gattamelata, les multiples bas-reliefs du Santo, faire d’autres belles œuvres à Venise, à Modène, à Sienne, à Montepulciano, à Faënza.

Pour ne les point omettre dans cette production si touffue, disons tout de suite que le Saint Jean-Baptiste des Frari à Venise, le Saint Jean et le Saint Jérôme de Faënza sont de dignes compagnons de tous les autres.

Mais le Gattamelata est un des grands jalons de la carrière. Il a, dans le calme autoritaire et dans la robuste apologie de la force, la même importance que les apôtres du Campanile dans l’affirmation des droits et des tourments de la pensée. Il est bien entendu que le prétexte lui-même n’est plus rien de nos jours, et que ce condottiere est profondément indifférent à l’histoire. L’artiste a dépassé d’un bond gigantesque la portée supposée de ce qu’on lui demandait, et son génie l’a induit à créer un emblème alors qu’on lui payait un portrait.

Venise avait, comme dit spirituellement M. Muntz, « décrété généreusement l’érection d’un monument à son ancien général, laissant à la veuve et au fils de celui-ci le soin d’en acquitter les frais ». Cette statue a nécessité, de la part de Donatello, des études très approfondies, nécessaires en cette occasion pour seconder la promptitude et la sûreté de son talent dans une tâche où il avait tout à créer, tout à retrouver tout au moins. C’était en effet la première grande statue équestre que l’Italie voyait ériger depuis l’antiquité. Les chevaux de saint Marc, les statues équestres qu’il avait naguère vues à Rome purent l’inspirer. Mais la statue de Gattamelata était en elle-même, pour le temps, une véritable invention. Sa nouveauté demeure et sa puissance n’a été égalée, dépassée peut-être, nous devons le reconnaître, que par le Colleone de Verrocchio. Cette dernière statue, il est vrai, conçue dans un esprit tout différent, personnifie une autre idée. Gattamelata est le chef prudent, maître de lui-même, qui commande avec tranquillité ; le Colleone est le chef emporté qui paie de sa personne et jette, avec une effrayante décision, son cheval en pleine mêlée, confiant dans la soudaineté de son assaut et dans la furie froide de son regard pour faire tout reculer devant lui. De longues et utiles analyses, de fécondes comparaisons pourraient être poursuivies entre les deux œuvres, se fondant non plus sur des raisons d’expression, mais de technique pure. On en conclurait peut-être à la fin que, pour paraître d’abord plus sage et plus contenue, l’œuvre de Donatello a plus de vraie grandeur, emprunte moins à la surprise et à l’énergie pittoresque. Que l’on songe seulement à ceci, c’est qu’elle possède toute la force habituelle à notre maître, tout en atteignant au calme des plus beaux antiques connus. Des critiques adressées à cette œuvre surprenante, il nous tient à cœur d’en relever une, parce que de la réfutation se dégage un enseignement d’art. Un écrivain qui connaît parfaitement et même trop bien le cheval, son anatomie et son action, M. le colonel Duhousset, que l’on prit l’habitude bien intentionnée de consulter pour l’appréciation de toutes les œuvres d’art antiques et modernes où quelque équitation s’inscrivait, a porté ce jugement sur le Gattamelata : « L’œuvre est conçue dans le sentiment de l’art antique, avec un modelé indiquant déjà ( !) le désir de la recherche anatomique, et un mouvement qui, pour être forcé, n’en est pas moins conforme aux lois de la locomotion animale (?)… Gattamelata a l’attitude à la fois aisée et imposante : il est solidement campé sur son cheval, mais sans raideur aucune… Le cavalier est de beaucoup supérieur à la monture, dont la tête, le cou et le poitrail sont hors de toute proportion avec la croupe et les membres de derrière. »

On nous permettra de n’accepter de cette critique que la partie élogieuse. Les beautés, ou simplement les vérités qui ont été admises par le savant colonel sont acquises. Mais les proportions incriminées sont trop évidemment voulues et contribuent avec une trop visible puissance à l’impression de force, pour que là où un spécialiste voit une tare, nous ne concluions pas à une beauté de plus. Donatello était-il capable d’une étourderie, d’une erreur de jugement, dans une œuvre qui accapara toute son attention pendant des années entières ? Il suffit de poser la question. Qui ne voit, de plus, que ce n’est pas un cheval déterminé dont Donatello a fait le portrait (il y eût excellé), mais le cheval, dont il a voulu et réussi la massive et durable synthèse ? Où un spécialiste s’extasierait devant l’exactitude (à l’occasion d’un dessin de Meissonier, par exemple), nous commencerions à nous défier au point de vue de l’art.

Les Padouans furent si ravis de cette grande œuvre, dont était glorifiée leur patrie, qu’ils employèrent tous les moyens, les meilleurs s’entend, pour retenir Donatello parmi eux, à le fixer chez eux, à faire de lui un citoyen de leur ville. De là viennent les importants travaux dont ils le chargèrent, notamment au Santo, dans l’église de Saint-Antoine-de-Padoue, où il dut figurer l’histoire du saint en d’importants bas-reliefs, tous remplis de personnages, tous mouvementés, et de plus beau théâtre. Les miracles du saint, les sentiments qui animent la foule, les touchantes expressions des principaux personnages qui reçoivent les bienfaits ou éprouvent la colère de saint Antoine, sont suggestifs au possible. Ils comporteraient de longues descriptions si nous n’étions pas opposés à la critique descriptive, toujours inférieure à la simple impression du plus rapide coup d’œil. La description n’est bonne que pour fixer un détail d’histoire, signaler une différence ou une analogie. Ici ce n’est pas le lieu.

En revanche, l’esprit général qui anime ces compositions est des plus intéressant à étudier. Donatello est frappé tout d’abord par le sujet dans son ensemble ; son imagination le lui représente comme dans un éclair, avec sa mise en scène, son tumulte, ses accessoires, ses protagonistes et aussi ses moins importants figurants, car ceux-ci parfois sont les plus pittoresques, et ils attirent l’attention plus que les héros mêmes de l’aventure. Rien n’est mieux observé ni mieux senti, et ce point de vue, qui semble tout d’abord en opposition avec les règles pédantesques de la composition, est en supérieure conformité avec la vie. Ce spectacle apparu soudain à l’artiste, il le conserve tel quel, pendant le mystère de l’exécution, et cependant tout s’ordonne, tout apparaît clair et mouvementé, l’émotion qu’il a éprouvée et voulu rendre se dégage de tout l’ensemble, au lieu d’être suscitée par les personnages principaux, si pathétiques qu’ils soient. C’est là qu’est le prodige de cet art. Et c’est là aussi que réside une des grandes distinctions de l’art en général. Il importe de la comprendre pour la juste appréciation des œuvres.

Deux tendances dominantes existent qui se partagent l’esprit humain en tant que créateur d’images, quelles qu’elles soient, littéraires, plastiques ou musicales. L’une est la tendance mélodique, l’autre la tendance polyphonique. Dans la première tout est subordonné à une seule voix, à une seule ligne. Dans la seconde, tout parle, et c’est le spectateur ou l’auditeur qui dégage lui-même d’une apparente confusion ce que l’artiste, par ses profonds calculs, a voulu précisément lui faire dégager. L’un sera Racine, l’autre sera Shakespeare ; l’un sera Gluck, l’autre sera Wagner ; l’un construira le temple grec, l’autre les prodigieuses pagodes de l’Inde. Je n’ai pas à chercher ici quelle est l’inspiration la plus haute. Il est vraisemblable que toutes deux s’équivalent, puisque toutes deux sont dans la nature de l’esprit humain et que toutes deux ont enfanté des chefs-d’œuvre. Elles ne s’entendront jamais ensemble ; c’est à nous de les entendre. Les bas-reliefs de Padoue, avec leur prolongement encore plus pathétique de San Lorenzo, appartiennent au genre polyphonique. C’est surtout ce que nous voulions faire remarquer. Jamais une œuvre de Donatello, la plus simple qu’elle soit, n’est dépourvue d’une merveilleuse complexité. Ici, c’est le triomphe de cette aptitude singulière à éprouver et à exprimer plusieurs sentiments à la fois. Le plus âpre humour vient mêler sa note aux tendresses, comme aux déchirements.

Telle est, sans doute, la secrète raison pour laquelle les statuaires modernes, et, en général, tous les artistes de notre temps révèrent en Donatello leur patron et celui qui, tout en leur ayant ouvert les voies, s’est avancé plus loin qu’eux tous. C’est à lui, en grande partie, que l’art rajeuni dut ses plus belles arrière-pensées. En Phidias, il fallait voir le plus puissant et le plus pur créateur de formes sereines ; en Donatello surgit un créateur inattendu de formes agitées. Ce fut lui qui introduisit, le plus éloquemment de tous, le tourment dans l’œuvre d’art, et, désormais, il fut impossible de le bannir de toute conception qui n’était pas de pure grâce ou de simple agrément.

Aussi, voyez quelle riche et superbe lignée ! On peut dire que tous les grands sculpteurs italiens qui viennent immédiatement après lui sont hantés de lui, et que ceux même qui ont la personnalité la plus tranchée lui rendent plus ou moins volontairement hommage.

Chez les uns, cette influence se tempère d’une naturelle douceur, comme chez Desiderio da Settignano ou comme chez Mino da Fiesole ; chez les autres, elle s’enrichit d’une capricieuse et nerveuse originalité, comme chez Agostino di Duccio ; chez d’autres enfin, comme Verrocchio, un des plus grands de tous et vraiment le digne rival de Donato, elle se traduit par la même âpreté dramatique, les mêmes fiers et concentrés accents.

Et que d’autres se groupent autour de notre maître, qui, sans lui, eussent sans doute suivi des chemins tout différents ! Il suffit de nommer Nanni di Banco, Rossellino, Benedetto da Majano, Civitale, Sansovino, etc. Tous ont leurs beautés, tous ont édifié leur monument superbe, pas un ne s’est dérobé au devoir que Donatello leur avait tracé : d’ajouter à une forme châtiée, la préméditation d’un sentiment. Et lorsque vint Michel-Ange, il ne resta comme ressource nouvelle que le gigantesque ; mais l’intense avait pris les devants.


Donatello fit d’autres œuvres en nombre à Padoue, une délicieuse série d’anges musiciens, figures cette fois isolées, un crucifix, des statues de saints, un devant d’autel, etc. Toutes ces choses superbes y sont conservées pour la plus grande joie de la pensée.

Il n’aurait tenu, comme nous l’avons dit, qu’à l’artiste de se fixer dans cette ville, d’y chercher et d’y obtenir les honneurs et les profits. Mais quoi que l’on en pense, le haut bon sens, le bon sens supérieur, celui qui épouse étroitement les lois de la vie et de la pensée, ne se caractérise pas par la satisfaction placide et les tendances sédentaires. Bien au contraire, la vie étant une puissante évolution, il évolue sans cesse avec elle, et c’est l’étroite et basse caricature du bon sens qui demeure en place, alors que tout s’agite et se transforme autour de lui. Donatello, au plus fort de ses succès, quitta Padoue et en donna cette raison profonde :

« S’il y restait plus longtemps, il oublierait tout ce qu’il savait, recevant tant d’éloges de chacun, et il aimait mieux retourner dans sa patrie, où, étant sans cesse critiqué, ces critiques le forceraient à travailler davantage, et, par conséquent, augmenteraient sa gloire. »

Cette belle préoccupation de « faire des progrès » se retrouve chez tous les vraiment grands artistes lorsqu’ils arrivent à l’âge le plus avancé. Cet âge n’est pas pour eux celui de la sagesse au sens où la comprennent les timides et les terre-à-terre. Au contraire, les plus grands lyrismes, les plus lumineuses exaltations datent de ces années suprêmes. C’est ce qui arriva pour Donatello. Il revint à Florence après les longs circuits que nous avons dits.

Des œuvres lui furent demandées qu’il ne fit pas toujours, dans son besoin éperdu de choisir entre tant de choses offertes et tant d’autres choses qui venaient de lui-même. Mais cette dernière période d’une si magnifique vie fut bien remplie aussi, et lorsque la paralysie et les maux qui signalent le départ s’acharnèrent sur un corps de plus de quatre-vingts ans (Donatello mourut en 1466), tout était dit et fait.

L’homme avait créé un peuple immense et fier d’images de toute sorte, statues, portraits, tableaux en relief, austérités et sourires, éternels effrois et éternels espoirs.

Nous avons été amené à décrire plus haut, pour mieux faire comprendre d’une pièce ce sublime caractère, les dernières années de ce passionné et de ce sage. Nous avons également, au fur et à mesure que l’enchaînement des idées nous les présentait, sinon suivant leur ordre précis de production, essayé de dégager les impressions et les pensées générales qui se rattachent aux plus grandes œuvres.

Notre tâche est bien petitement accomplie ; ce qui nous consolerait de son infériorité évidente et fatale, ce serait d’avoir pu inspirer aux esprits de bonne volonté, envers Donatello, non du respect mais de l’admiration éperdue, non de l’intérêt mais de l’effarement.

C’est avec ces sentiments heureusement anormaux qu’il faut aborder l’œuvre d’un homme qui a été un des plus grands créateurs de formes en même temps qu’un des plus grands poètes de l’art.


FIN




Cliché Alinari.
L’Annonciation
(Église de Santa Croce, Florence.)


Cliché Alinari.
TÊTE DU CHRIST
(Église Saint Antoine de Padoue, Padoue.)


Cliché Alinari.
La tribune des Orgues
(Musée de Santa Maria del Fiore, Florence)


Cliché Alinari.
BUSTE DE NICCOLO DA UZZANO.
(Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
SAINT MARC.
(Or San Michele, Florence.)


Cliché Alinari.
DAVID. DAVID.
(Musée national, Florence.) (Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
SAINT GEORGES.
(Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
STATUE DU ROI DAVID (IL ZUCCONE). PROPHÈTE (POGGIO).
(Campanile de Florence.) (Cathédrale de Florence.)


Cliché Alinari.
BAS-RELIEF D’ENFANTS DE LA TRIBUNE DES ORGUES.
(Musée de Santa Maria del Fiore, Florence)


Cliché Alinari.
SAINT JEAN-BAPTISTE. SAINT JEAN-BAPTISTE.
(Palais Martelli, Florence.) (Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
SAINTE CÉCILE.
(Collection de lord Elcho.)


Cliché Alinari.
SAINT JEAN-BAPTISTE ENFANT.
(Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
BUSTE D’ENFANT
(Collection Miller, à Vienne.)


SAINT JEAN-BAPTISTE. SAINT JEAN-BAPTISTE.
(Église des Frari, à Venise.) (Cathédrale de Sienne.)


Cliché Alinari.
JUDITH ET HOLOPHERNE.
(Loggia dei Lanzi, Florence.)


Cliché Alinari.
CUPIDON.
(Musée national, Florence.)


Cliché Alinari.
CHAIRE DE LA CATHÉDRALE DE PRATO.
(Près Florence.)


Cliché Alinari.
ENFANTS DANSANTS.
(Cathédrale de Prato, près Florence.)


Cliché Alinari.
ENFANTS CHANTEURS.
(Église Saint-Antoine, Padoue.)


Cliché Alinari.
PORTE EN BRONZE DE LA SACRISTIE.
(Église San Lorenzo, Florence.)


Cliché Alinari.
MISE EN TOMBEAU.
(Église Saint-Antoine, Padoue.)


Cliché Alinari.
SAINT ANTOINE REND LA PAROLE À UN ENFANT
(Église Saint-Antoine, Padoue.)


Cliché Alinari.
LA DÉPOSITION DE CROIX.
(Chaire de l’église Saint-Laurent, Florence.)


Cliché Alinari.
STATUE DE GATTAMELATA
(Padoue.)