Henri Laurens, éditeur (p. 5-8).

I


On est convenu d’appeler Renaissance une période où, à certains points de vue, l’art a précisément cessé de renaître.

Trompés en effet par l’abondance de la production, l’importance de diverses personnalités célèbres, dominatrices, enfin par une certaine sûreté de moyens, une certaine correction de forme que l’on pouvait confondre avec la perfection, les historiens, les critiques, les amateurs de naguère, ont pris pour un point de départ ce qui n’était qu’un point d’arrivée.

Mais si l’on examine les choses en elles-mêmes, on voit que ce qui caractérise la Renaissance à proprement parler, c’est que les artistes ont eu une tendance à s’inspirer d’idées et de formes provenant d’un autre temps, d’un autre sol, et d’une autre société que les leurs. En d’autres termes, l’imitation, si elle ne prenait pas absolument la place de l’invention, venait s’y mélanger ; le règne de la réflexion et de la convention succédait à celui de la libre invention et de la spontanéité.

Ce débat, d’ailleurs, n’a plus toute l’importance qu’on aurait pu attacher jadis. À proprement parler, il n’y a point de Renaissances, car cela supposerait des arrêts et des recommencements. Il n’y a qu’une évolution continue, infiniment lente, à peu près égale, bien que ses aspects offrent de la diversité. Nous pouvons, pour notre commodité, en baptiser de tels ou tels noms des divisions artificielles. Mais il doit être entendu que ces appellations de « renaissances » ou de « décadences » et même d’« antiques » et de « modernes » sont aussi arbitraires, aussi conventionnelles que la division de l’histoire en périodes égales de cent années, autrement dit en siècles. Sans cela, on éprouverait toute sorte de difficultés à faire rentrer dans les catégories, s’accorder avec les appellations générales la plupart des cas particuliers.

Cet embarras est fort sensible dans un travail considérable, émanant d’un des érudits les plus justement estimés de notre époque, M. Eugène Muntz, qui a précisément consacré à la « Renaissance » un des ouvrages les plus importants et les plus utiles qui soient.

Établissant des divisions artificielles dans la grande division artificielle couramment nommée Renaissance, ce savant historien l’a partagée en trois tranches : les Primitifs, l’Âge d’or, et… la Fin. Mais il se trouve que Donatello, par exemple, est considéré comme un primitif, que Michel-Ange est une des merveilles de l’âge d’or, et que les grands Vénitiens sont « des artistes de la fin », visiblement ce que l’auteur aurait eu bonne envie de dénommer des décadents.

Or, les Vénitiens sont des sortes de réalistes lyriques qui ont créé un art entièrement nouveau et entièrement différent de celui de l’époque de Michel-Ange, et la leur mérite à ce point de vue et à divers autres d’être tout aussi bien nommée un « âge d’or ». L’époque et l’art de Michel-Ange à leur tour, essentiellement différents de ceux de Donatello et des contemporains de celui-ci, n’ont pas plus de titres à la dénomination d’âge d’or, car ces derniers étaient arrivés à un degré de perfection et de force déjà aussi grand. Il est, pour cette raison, également impossible d’admettre pour Donatello et pour les grands artistes de son temps le nom de Primitifs, à moins qu’il ne soit bien entendu que c’est une simple étiquette, une sorte de formule mnémotechnique. Encore est-il bon que les étiquettes ne prêtent point à des équivoques. Pour Donatello en particulier, spécimen merveilleux de volonté et de savoir, elle convient encore moins que pour maint autre.

À la rigueur on pourrait considérer comme des primitifs de la statuaire italienne, les deux maîtres admirables qui s’appellent Nicolas de Pise et son fils Jean. Dans leurs œuvres règne encore cette espèce de délicieuse et candide gaucherie des grands artistes d’initiative, qui ne se débarrassent qu’avec peine des formules hiératiques imposées par un dogme, par une tradition rigoureuse à laquelle pendant des siècles nul ne put se soustraire.

Et pourtant, pour bien montrer combien ces étiquettes sont difficiles à employer si l’on veut être judicieux, on pourrait entre tous les qualifier d’« artistes de Renaissance » puisque, les premiers, ils s’inspirent de l’art antique et que déjà leurs œuvres palpitent de vie véritable.

Mais tout autre est le phénomène qu’offre Donatello.

Il est trop extraordinairement près de nous, de notre conception, de notre vision, de notre émotion, pour être qualifié de primitif. Il est d’autre part infiniment trop personnel, trop expressif de lui-même pour offrir cette particulière caractéristique de la Renaissance qui est l’imitation plus ou moins libre de l’art antique.

À la vérité, tous les grands artistes échappent à la division conventionnelle du temps et aux classifications des historiens, aux numéros d’ordre accordés par les critiques. Ils sont avant tout des hommes exceptionnels, doués de qualités et réalisant des œuvres qui ont leurs racines dans le passé et leurs ramifications dans l’avenir.

Ils illustrent leur époque plus qu’ils ne la caractérisent et ne sont que très superficiellement caractérisés par elle.

Chaque siècle qui succède aux siècles passés semble leur apporter de nouveaux contemporains. Peut-être même sont-ils mieux compris et plus aimés des esprits ultérieurs que de ceux parmi lesquels ils vécurent.

Ce sont en réalité des inclassables.

De ces inclassables, Donatello est un des plus grands.