Don Quichotte (Pottier)

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Chants révolutionnairesAu bureau du Comité Pottier (p. 39-40).


DON QUICHOTTE



À Flourens, assassiné.


Rencontrant la chaîne des bagnes,
Le plus grand héros des Espagnes,
Don Quichotte, accourt, lance au poing !
Sancho voudrait n’en être point !
L’argousin fuit ; le fou sublime
Des fers arrache une victime.
« ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat !

» ― Ami Sancho, je fais mon œuvre,
» Ce vieux forçat, c’est le manœuvre,
» Outil dans sa rouille ébréché
» Et d’un vil salaire emmanché.
» L’argent, ce maître sans entrailles,
» L’use, puis le jette aux ferrailles.
» ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat !

» ― Sancho, je délivre et protège
» Ce petit forçat du collège,
» Nourri d’un savoir recraché
» Par les pédants qui l’ont mâché.
» Cet esprit dont ils font un cancre
» N’est qu’un cahier barbouillé d’encre…
» ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat !

» ― Sors aussi, forçat de caserne,
» Ta cervelle est une giberne,

» Ta conscience, un mousqueton ;
» Tu n’es plus qu’un homme à piston.
» Pour ce métier de cannibales
» On vous fond dans un moule à balles…
» ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat !

» ― Et toi, forçat des sacristies,
» Jette la soutane aux orties,
» Le cloître a fait pousser en toi
» Les moisissures de la Foi.
» Rome lymphatique propage
» Les scrofules du moyen âge…
» ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat !

» ― Toi, surtout, femme infortunée,
» Incomparable Dulcinée,
» Qui gémit aux mains des géants
» Et des enchanteurs mécréants,
» Du cœur la loi rompt l’équilibre,
» Il demande l’union libre.
» ― Monsieur, disait Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat ! »

Ô fleur de la chevalerie !
Dis-je alors dans ma rêverie,
Attaque ces géants de front
Malgré ton écuyer poltron.
Car, jusqu’au jour où ton épée
Aura clos la grande Épopée,
« ― Monsieur, dira Sancho Pança,
» Laissez donc la chaîne au forçat ! »


Paris, 1869.