Don Pablo de Ségovie/XXIII
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45, (p. 229-236).
pour les Indes.
Mon voyage fut heureux de Tolède à Séville. J’étais déjà initié dans l’art de tricher au jeu ; j’avais des dés pipés, et de quatre que je tenais dans la main, j’étais assez adroit pour en escamoter un et n’en lâcher que trois. Je m’étais aussi pourvu de cartes apprêtées avec lesquelles j’affrontais les plus hardis, de sorte qu’il ne m’échappait pas un sou. Je passe sous silence d’autres friponneries ; si je les rapportais toutes, on me jugerait plutôt un diable qu’un homme, et je contribuerais à rendre facile la pratique des vices que tout homme doit fuir, qu’à inspirer l’horreur qu’ils méritent. Je pense néanmoins qu’en en déclarant quelques-unes, et quelques manières de parler des escrocs, les honnêtes gens, qui les ignorent, pourront peut-être en profiter pour se tenir sur leurs gardes et que ceux qui liront ma vie ne seront trompés que par leur faute.
Qu’on ne croie donc pas n’avoir rien à craindre quand on donne les cartes, le filou les changera en mouchant la chandelle. Ne permettez pas non plus de tâter la carte, parce que c’est un moyen de distinguer les figures et les as. Si vous êtes homme à vous fourrer partout, sachez que dans les cuisines et les écuries on pique les as avec une épingle, ou on leur donne un petit coup d’ongle pour les reconnaître. Jouez-vous avec des gens distingués, que ce ne soit pas en vous servant de cartes qui ont été fabriquées à mauvais dessein, c’est-à-dire qui sont si fines qu’elles laissent voir leur valeur au travers. Ne vous fiez pas davantage à des cartes bien blanches, car la moindre marque y est visible. Faites attention, au jeu d’écarté, que celui qui donne les cartes ne fasse pas aux rois des cornes qui seraient autant de tombeaux pour votre argent ; qu’il ne place pas sur le talon les cartes qu’il a écartées de son jeu et qu’il ne vous remette celles-ci ensuite. Veillez à ce que les autres joueurs ne se renseignent pas mutuellement sur leurs propres cartes, soit par des jeux de doigts, soit par les premières lettres des mots qu’ils prononcent. Je ne veux pas en dire davantage ; ceci suffit pour que l’on sache qu’on doit vivre toujours dans la défiance, parce que les friponneries que je tais sont sans nombre.
Les coquins qui les pratiquent disent, et très proprement, donner la mort pour enlever l’argent. Ils traitent de tours d’adresse les supercheries qu’ils font à un ami qui ne s’en défie pas, tant elles sont cachées. Ils appellent adroits ceux qui leur amènent des hommes simples, des dupes, pour que ces coupeurs de bourses les dépouillent. À l’homme sans malice, qui est bon comme le bon pain, ils donnent le nom de blanc, et celui de noir à ceux qui rendent nulle toute leur industrie.
Muni de ce langage et de tous ces vices, je me rendis à Séville, ayant trouvé par là le moyen de m’approprier l’argent de mes camarades, d’en gagner aux maîtres des hôtelleries et de me défrayer en outre du louage de mes mules, de leur nourriture et de la mienne. Je descendis à l’auberge du Maure, où je rencontrai un de mes condisciples d’Alcala, appelé Mata, qui trouvant que ce nom était trop simple et ne remplissait pas assez la bouche, le changea en celui de Matorral. La vie des hommes faisait l’objet de son commerce ; il était marchand de coups d’épée, et cette profession lui convenait assez, car il avait tant de cicatrices sur la face, qu’elles pouvaient lui servir d’enseigne ; ce qui lui faisait dire qu’il n’y a point de meilleur maître d’escrime que celui qui est bien tailladé. Il avait en effet raison, parce que tout son corps n’était qu’un crible, et sa peau dure un véritable cuir. Il m’invita à aller souper avec lui et avec d’autres de ses camarades, me promettant qu’on me ramènerait à mon logement.
Nous partîmes ensemble et dès que nous fûmes rendus à son auberge, il me dit : « Fier-à-bras, ouvrez le manteau, montrez que vous êtes homme, car vous verrez ce soir tous les bons enfants de Séville, et pour qu’ils ne vous regardent pas comme un efféminé, baissez votre fraise, haussez les épaules, ayez le manteau pendant, parce que nous sommes gens à l’avoir toujours ainsi. Tournez la bouche vers l’épaule, faites des grimaces de côté et d’autre, donnez comme moi la prononciation du g à l’h, de l’h au g. » J’appris par cœur quelques mots qu’il me dit. Après quoi, il me prêta une dague qui, par sa largeur, semblait un sabre, et par sa longueur, une épée. Puis, il ajouta : « Avalez d’une haleine cette pinte de vin pur, et songez que si vous en laissez une goutte, vous passerez pour un lâche. »
Nous en étions là, et je me trouvai étourdi de cette rasade, lorsqu’entrèrent quatre de ces bons enfants, dont la face pleine d’estafilades ressemblait à des souliers de goutteux. Ils marchaient en se dandinant, avaient leurs manteaux ouverts par devant, mais ceints autour des reins, leurs chapeaux avec les bords relevés au-dessus du front de manière qu’on les eût pris pour des diadèmes. Leurs dagues et leurs épées étaient si fort garnies de fer, qu’on aurait pu les soupçonner d’avoir épuisé pour cela deux forges, et leurs pointes battaient le talon droit. Ils avaient les yeux baissés, le regard dur, les moustaches luisantes et bien relevées en croc, et la barbe, ainsi que les cheveux, à la turque.
Ils nous saluèrent seulement en remuant les lèvres, après quoi, ils dirent d’une voix rauque à mon ami, en ménageant les paroles : « Sieur compère ? » Et celui-ci leur répondit d’un mouvement de tête. Ils s’assirent ensuite, et, pour demander qui j’étais, ils ne proférèrent pas une parole. Un d’eux regarda seulement Matorral et m’indiqua en ouvrant la bouche et avançant vers moi la lèvre d’en bas. Mon maître de noviciat le satisfit en empoignant sa barbe et en regardant la terre. À l’instant ils se levèrent tous d’un air très joyeux, m’embrassèrent et me firent mille caresses. J’y répondis à leur manière, mais ce fut pour moi la même chose que si j’eusse goûté de quatre vins différents.
L’heure de souper venue, de grands coquins, que les braves appellent des mouches, se présentèrent pour servir, et nous nous mîmes à table. On apporta d’abord un ragoût de mouton avec des câpres, et à l’instant ils commencèrent, en considération de ma bienvenue, par boire à mon honneur, dont je ne m’étais pas cru jusqu’alors si bien pourvu. On servit ensuite du poisson et d’autres mets, tous assaisonnés de manière à exciter à boire. Il y avait à terre une auge pleine de vin, sur laquelle chacun se précipitait pour faire raison ; et cette façon de boire me plut beaucoup. Aussi après que l’on eût pompé deux fois dans ce vase charmant, on ne se reconnut plus les uns les autres. On se mit à parler de guerre, et ce ne fut plus alors que des jurements. D’une humée de vin à l’autre, vingt ou trente hommes étaient tués sans confession. Le corrégidor eut pour sa part mille coups de poignard. On célébra la mémoire de Dominique Tiznado y Gayon, on répandit du vin en quantité pour le repos de l’âme d’Escamillo. Ceux que le vin rendit tristes pleurèrent amèrement la mort précoce d’Alonzo Alvarez. Mon camarade d’études, dont la tête était déjà dérangée, dit d’un ton de voix enroué, prenant un pain dans ses mains et regardant la lumière : « Je jure par cette face, qui est celle de Dieu, et par cette lumière, qui est sortie de la bouche de l’ange, d’aller avec vous, si vous voulez, venger sur les archers le pauvre Borgne à qui ils ont donné la chasse. » À ces mots, tous les autres poussèrent des cris épouvantables, tirèrent leurs dagues, mirent chacun la main sur le bord de l’auge, et s’y engagèrent par serment, en se plongeant la tête dans le vin, et disant : « De même que nous buvons ce vin, de même il nous faut boire le sang de tous ces malheureux qui font la profession d’espions !» – « Quel est, demandai-je, cet Alonzo Alvarez dont vous regrettez si fort la perte ? » – « C’était, répondit l’un d’eux, un jeune et brave spadassin, homme de main et bon camarade… Çà, partons ! ajouta-t-il, je sens que le diable m’anime ! » Et à l’instant ils sortirent tous de la maison pour aller à la recherche des archers. Comme j’étais ivre, et que tous mes sens étaient absorbés par le vin, je les accompagnai, sans faire attention aux dangers auxquels je m’exposais.
Arrivés à la rue de la Mer, nous rencontrâmes la ronde, et à peine l’eurent-ils aperçue, qu’ils fondirent sur elle l’épée à la main. J’en fis de même et dès le premier choc, nous dégageâmes de leurs corps deux mauvaises âmes d’archers. Au lieu d’entreprendre de punir une pareille audace, l’huissier qui commandait cette troupe infernale ne songea qu’à assurer son salut par la fuite. Il courut en remontant la rue et criant de toutes ses forces. Comme il avait pris sur nous beaucoup d’avance, il ne nous fut pas possible de le suivre et nous jugeâmes plus à propos de nous réfugier à l’église cathédrale, pour nous mettre à couvert contre les rigueurs de la justice.
Nous dormîmes autant qu’il le fallait pour faire cuver le vin qui bouillait dans nos têtes. Quand nous fûmes réveillés et rendus à nous-mêmes, je ne pus jamais concevoir comment la justice avait pu perdre deux archers, ni comment l’huissier avait fui devant des grappes de raisin, car dans le fait, nous n’étions rien autre chose.
Nous nous trouvions très bien dans l’église, parce que, sur la nouvelle que des hommes s’y étaient retirés, il y vint des nymphes obligeantes et charitables, qui se déshabillèrent pour nous revêtir. La nommée Grajalis s’attacha à moi et m’habilla de neuf à son goût. Cette vie me plut fort, et plus que toute autre. Aussi je pris la résolution de ne me jamais séparer de cette aimable fille, et j’appris en conséquence si bien le jargon des ruffians et des souteneurs qu’en peu de temps je devins leur rabbin.
La Justice cependant nous cherchait et, quoiqu’elle rôdât autour de l’église, cela ne nous empêchait pas de sortir de nuit travestis, et de courir les rues. Ennuyé néanmoins d’être si longtemps dans la gêne, et de voir que la fortune ne cessait de me persécuter, je me déterminai, moins par principe de sagesse (car je ne suis pas si prudent) que par lassitude, comme un pécheur obstiné, à quitter le pays. Je me décidai, après en avoir conféré avec ma Grajalis, à passer aux Indes, espérant que mon sort deviendrait meilleur dans un autre monde. Mais je me trompais. Il fut encore pire, parce qu’il ne suffit pas à l’homme de se transplanter, pour que son état se bonifie ; il faut encore qu’il change de vie et de mœurs, quand elles sont dépravées, et changer est une chose presque impossible à l’homme familiarisé avec le crime, et qui s’y est endurci.