Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 182-190).




CHAPITRE XIX


Suite de l’aventure et autres événements.


On sent bien que je ne fermai pas l’œil du reste de cette malheureuse nuit. Je ne cessais de m’occuper du malheur d’être tombé, non pas sur le toit, mais dans les mains cruelles et barbares du greffier ; et quand je me rappelais l’imposture des rossignols qu’il disait avoir trouvés dans mes poches et les feuilles de papier qu’il avait employées à son procès-verbal, je reconnus clairement qu’il n’y a rien qui croisse tant qu’une faute chez les gens de cette espèce. Je passai toute la nuit à imaginer quelque ressource à mes maux. Quelquefois je me déterminais à lui demander grâce au nom de Jésus-Christ, et puis, me rappelant que cet Homme-Dieu avait souffert de son vivant de la part des officiers de justice, je n’osais plus m’y hasarder. Mille autres fois, je voulus me détacher ; mais il s’en défiait, et se levait de temps en temps pour venir me visiter les nœuds, car il ne dormait pas, et songeait plus à la manière de forger l’imposture que moi au moyen de me tirer d’affaire. À la pointe du jour, il sauta du lit, et il s’habilla si matin que dans toute la maison il n’y avait que lui et les autres témoins sur pied. Il prit la courroie et me repassa de nouveau très bien les côtes, en me reprochant l’affreux vice de voler, comme s’il eût été convaincu que je l’eusse.

Nous en étions là, lui me rossant et moi presque prêt à lui donner de l’argent, parce que c’est là la pierre contre laquelle ne résiste pas la dureté de pareils diamants, lorsqu’à la sollicitation de ma bien-aimée, qui m’avait vu tomber et bâtonner et qui était enfin persuadée que ce n’était point un enchantement, mais une disgrâce, le Portugais et le Catalan entrèrent tous deux. Dès que le greffier vit qu’ils me parlaient, il tira sa plume et voulut les insérer comme complices dans le procès. Le Portugais s’en tint offensé et le maltraita un peu en paroles, en disant qu’il était un seigneur, gentilhomme de la maison du roi, que j’étais un très bon gentilhomme et qu’il était affreux de me tenir ainsi garrotté. En proférant ces mots, il se mit en devoir de me délier et à l’instant le greffier cria de toutes ses forces : « Résistance ! » Deux de ses domestiques, qui valaient bien des archers et des crocheteurs, jetèrent aussitôt leurs manteaux bas et détachèrent leurs fraises, comme ces gens-là ont coutume de faire pour annoncer une batterie qu’il n’y a pas eu, en demandant main-forte au nom du roi. Cependant mes deux co-locataires m’ôtèrent mes liens et le greffier, ne voyant venir personne à son secours, dit : « Jarnibleu ! pareille chose ne se peut faire avec moi ; et si vous n’étiez pas, Messieurs, ce que vous êtes, il pourrait vous en coûter cher. Que l’on contente seulement ces témoins ; car pour moi je veux que vous voyiez que je vous sers pour rien. » Je n’eus pas de peine à comprendre qu’il fallait en passer par là : ainsi je tirai huit réaux, et je les lui remis. J’eus aussi envie de lui rendre les coups qu’il m’avait donnés, mais je n’en fis rien, pour ne pas me vanter de les avoir reçus, et je les emportai avec moi.

Je remerciai fort mes libérateurs, et je m’en allai avec eux, ayant le visage tout rouge à force de gourmades et les épaules moulues de coups de bâton. Le Catalan se moquait fort de moi. Il disait à la fille de notre maison de m’épouser, pour qu’on ne m’appliquât pas le proverbe : Cocu et battu ; à moins que ce ne fût en le renversant et mettant battu avant cocu. Il me traitait de résolu et d’épousseté par les coups. Ces équivoques me déplaisaient fort. Si j’allais leur faire visite, ils parlaient aussitôt de gaules, et d’autres fois de bois et de bâton.

Honteux et las de ces insultes, indignes d’un homme qui s’était fait le renom d’être riche, je commençai à projeter de quitter la maison, et d’emporter mon bagage, sans payer ni nourriture, ni lit, ni loyer, ce qui se montait à quelques réaux. Pour cet effet, je convins avec un licencié nommé Brandelagas, natif de Hornillos, et avec deux autres de ses amis, qu’ils viendraient une nuit m’enlever. Rendus en conséquence à la maison au temps que nous fixâmes, ils notifièrent à l’hôtesse qu’ils étaient envoyés par le Saint-Office et qu’il fallait du secret. Comme je m’étais donné à la mère et à sa fille pour nécromancien, tout le monde trembla. Tant qu’il ne fut question que de m’emmener, elles ne soufflèrent mot ; mais quand elles virent qu’on se disposait à emporter mes effets, elles voulurent y former opposition pour ce que je leur devais. On leur répondit que c’étaient des biens de l’Inquisition et alors personne n’osa souffler. Elles les laissèrent sortir et demeurèrent tranquilles, en disant qu’elles l’avaient toujours appréhendé. Elles racontèrent au Portugais et au Catalan quels étaient les gens qui venaient me demander, ajoutant que c’étaient des démons, et que j’avais un esprit familier. Quand elles leur parlaient de l’argent que j’avais compté, elles disaient qu’il semblait que ce fût de l’argent, mais que ce n’en était en aucune manière. Enfin elles se persuadèrent tout cela et moi je m’en allai avec mon bagage et ma nourriture franche.

Je concertai avec ceux qui m’avaient aidé, de changer d’habillement et de prendre une culotte ouvragée avec un habit à la mode, une grande fraise et deux petits laquais, au lieu d’un grand, parce qu’on était alors monté sur ce ton-là. Ils m’y encouragèrent, en me faisant envisager qu’avec un peu de faste j’annoncerais de l’opulence et qu’au moyen de cela je pourrais trouver à faire un bon mariage, ce qui arrivait souvent à Madrid. Ils me promirent même de m’introduire dans un endroit convenable et ils me recommandèrent de me tenir prêt à les seconder au moindre événement. Comme j’étais un fourbe et que je désirais fort d’attraper une femme, ils n’eurent pas de peine à me décider.

Je courus je ne sais combien de ventes publiques et j’achetai tout l’ajustement pour me marier. Informé d’un endroit où on louait des chevaux, je m’en procurai un, mais je ne trouvai point de laquais. Le premier jour, je sortis perché sur mon cheval et étant allé dans la grand’rue, je m’arrêtai devant la boutique d’un marchand de bijoux, où je feignis de marchander quelque chose. Dans le même temps vinrent deux gentilshommes, chacun sur son cheval. Ils me demandèrent si je marchandais un bijou d’argent que j’avais à la main. Je remis le bijou à sa place et je les retins un instant par mille politesses que je leur fis. Enfin ils me demandèrent si je voulais aller à la promenade du Cours m’amuser et je leur répondis que j’aurais l’honneur de les y accompagner, supposé qu’ils le trouvassent bon. Je recommandai au marchand, si mes pages et un laquais venaient à sa boutique, de les envoyer au Cours et je lui dépeignis une livrée. Après quoi, je me plaçai entre eux et nous marchâmes.

Chemin faisant, je considérais qu’il n’était pas possible qu’aucun de ceux qui nous voyaient décidât et jugeât à qui étaient les pages et les laquais que nous avions à notre suite et quel était celui de nous trois qui n’en avait point. Je commençai à parler fort haut du carrousel de Talavera et d’un cheval porcelaine que je possédais. Je leur en vantai beaucoup un, que je comptais qu’on m’amènerait de Cordoue. En rencontrant quelque page, quelque cheval ou quelque laquais, je faisais arrêter et je demandais à qui il appartenait. À l’égard du cheval, j’en parlais en connaisseur, et je m’informais s’il était à vendre. Je lui faisais faire deux tours dans la rue, je lui trouvais un défaut à la bouche, quoiqu’il n’en eût point et j’enseignais le remède. Le hasard voulut qu’il s’offrit plusieurs occasions de cette espèce. Comme les deux autres cavaliers paraissaient étonnés et qu’il me semblait leur entendre dire en eux-mêmes : « Quel est ce pauvre gentilhomme qui fait ainsi l’écuyer ? » parce que l’un avait sur la poitrine une croix de chevalier, l’autre une chaîne de diamants, qui était en même temps la marque d’un ordre et d’une commanderie, je dis que nous devions, un de mes cousins et moi, nous trouver à des fêtes et que je cherchais de bons chevaux pour nous deux.

Nous arrivâmes au Cours et en y entrant je tirai le pied de l’étrier, je mis le talon en dehors et je commençai ma promenade. J’avais le manteau jeté sur l’épaule et le chapeau à la main. Tout le monde me regardait ; et l’un disait : « J’ai vu celui-ci à pied. » Un autre : « Le coquin est bien dans ses affaires ! » Je feignais de n’en rien entendre, et je me promenais.

Les deux chevaliers abordèrent un carrosse de dames et m’invitèrent à plaisanter un instant. Je leur laissai le côté où était la jeunesse et je me tins de celui de la mère et de la tante. Celles-ci étaient âgées ; elles avaient, l’une cinquante ans et l’autre quelque chose de moins. Je leur contai mille fleurettes. Elles les écoutaient, car il n’y a point de femme, si vieille qu’elle soit, qui n’ait autant d’années que de présomption. Je leur promis différentes choses. Je leur demandai l’état des personnes qui étaient dans la voiture avec elles ; et sur ce qu’elles me répondirent qu’elles étaient demoiselles, ce qui se reconnaissait en effet très bien à leur conversation, je dis que je souhaitais qu’elles les vissent pourvues comme elles le méritaient ; et elles applaudirent beaucoup au mot pourvues. Elles me questionnèrent ensuite sur ce que je faisais à Madrid. Je leur dis que je fuyais un père et une mère qui, sur l’appât d’une grosse dot, voulaient me marier contre mon gré à une femme laide, bête et de naissance méprisable. « Car, Mesdames, j’aimerais mieux une femme sans une obole et à l’abri de tout reproche, qu’une juive puissamment riche. Grâces à Dieu, mon majorat rend quarante mille ducats de rente, et si je gagne un procès, qui est en bon train, je n’aurai besoin de personne. « À l’instant la tante s’écria : « C’est très bien, monsieur, et que j’aime à vous voir penser ainsi ! Ne vous mariez qu’à votre goût, et avec une femme de bonne souche. Pour moi, monsieur, quoique je ne sois pas fort riche et qu’il se soit présenté de fort bons partis pour ma nièce, je n’ai jamais voulu la marier, parce que les hommes n’étaient pas de qualité. Elle est pauvre, car sa dot n’est pas de dix mille ducats, mais pour ce qui est de la pureté du sang, je ne le cède à personne. » – « Je le crois très bien, » répliquai-je.

Les demoiselles interrompirent alors la conversation et demandèrent aux deux chevaliers quelque chose pour goûter. Ils se regardaient l’un l’autre, et étaient fort embarrassés. Je saisis l’occasion et je témoignai mon regret de n’avoir pas mes pages pour envoyer chercher chez moi des boîtes de confitures que j’avais. Elles m’en firent leurs remerciements et je les invitai à aller le lendemain à une maison de campagne, qui était une espèce de guinguette, leur promettant d’y faire porter quelques viandes froides. La proposition fut acceptée ; elles me dirent leur demeure, et me demandèrent la mienne. Cependant le carrosse s’éloigna, et nous reprîmes, mes compagnons et moi, le chemin de la maison. Charmés de la générosité avec laquelle j’avais offert le goûter, ils conçurent de l’amitié pour moi, et voulant me le témoigner, ils me prièrent à souper ce soir-là. Je me fis un peu presser, quoique pas trop, et j’allai souper avec eux, ne cessant pendant le repas d’envoyer en bas savoir si mes domestiques étaient arrivés, et jurant de les chasser à mon retour. Dix heures sonnèrent et sous prétexte d’une affaire importante, je leur demandai la permission de me retirer. Ils y consentirent, et après être convenus ensemble de nous revoir l’après-midi du jour suivant à la maison de campagne, je pris congé d’eux.

J’allai rendre le cheval à celui qui me l’avait loué et je retournai à la maison, où je trouvai mes camarades jouant au quinola. Je leur contai mon aventure, et l’engagement que j’avais pris. Ils furent d’avis que je le remplisse exactement et qu’il fallait y sacrifier deux cents réaux. Nous nous couchâmes avec cette résolution, mais j’avoue que je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, tant j’étais occupé de l’emploi que je devais faire de la dot. Ma principale inquiétude était de savoir lequel vaudrait mieux et serait le plus utile pour moi, ou de m’en servir pour acheter une maison, ou d’en constituer des rentes.