Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 114-122).




CHAPITRE XI


Réception que me fait mon oncle.
Visites qu’il reçoit, et recouvrement de mon bien.


Mon bon oncle avait son logement proche la tuerie des bouchers, dans la maison d’un porteur d’eau. Nous y entrâmes et il me dit : « Ce n’est point ici un palais, mais je vous assure, mon neveu, que j’y suis très bien pour l’expédition de mes affaires. » Nous montâmes par un escalier qui était tel que j’attendis à voir ce qui m’arriverait quand je serais au haut pour juger s’il différait en quelque chose de celui de la potence. La chambre où il me conduisit était si basse que nous y marchions la tête baissée, comme des gens qui reçoivent des bénédictions. Il accrocha le fouet à un clou : on en voyait plusieurs d’où pendaient des cordes, des lacs, des coutelas, des harpons et d’autres instruments du métier. Il me demanda pourquoi je n’ôtais pas mon manteau pour m’asseoir. Je lui répondis que je n’étais pas dans cet usage. Dieu sait ce que je souffrais en voyant l’infamie de mon oncle ! Il me dit que j’étais heureux de l’avoir rencontré dans une si bonne occasion, et que je dînerai bien, parce qu’il avait invité quelques amis.

Au même instant la porte s’ouvrit et je vis entrer, avec une robe violette qui descendait jusqu’aux pieds, un de ces hommes qui demandent pour les âmes du purgatoire. Il dit à mon oncle, en faisant résonner son petit coffre : « Les âmes du purgatoire m’ont autant valu dans ma tirelire aujourd’hui qu’à toi les fouettés. » Ils se donnèrent la main l’un à l’autre, et le quêteur pour les âmes, quoiqu’il n’en eût pas, retroussa sa robe et, montrant des jambes tortues avec des culottes de toile, se mit à danser. Ensuite il demanda si Clément était venu. À quoi mon oncle répondit que non.

Sur ces entrefaites arriva un homme enveloppé dans un capuchon, avec des sabots. C’était un hautbois champêtre, je veux dire un porcher, qu’on reconnaissait à la corne, sauf la permission, qu’il avait à la main au lieu de la porter sur sa tête, seule chose en quoi il péchait contre l’usage. Il nous salua à sa manière. Après lui vint un mulâtre, gaucher et louche, avec un chapeau dont les bords avaient plus de pente qu’une montagne, et la forme plus d’élévation que la cime d’un noyer, une épée qui avait à la garde plus de branches que le roi n’a d’éperviers dans ses équipages de chasse, et une camisole de peau de daim.

Cet homme étant entré, s’assit et, après nous avoir tous salués, dit à mon oncle : « Par ma foi, il faut convenir, Alonzo, que le Camus et le Bancroche l’ont bien payé ! » Le quêteur fit aussitôt un saut et dit : « Oh ! je donnai, moi, quatre ducats à Réchilla, bourreau d’Occagna, pour qu’il piquât et pressât la bourrique et ne prit pas le fouet à trois semelles, quand on me caressa le dos. » — « Vive Dieu ! s’écria le mulâtre, je n’avais que trop bien payé Lobrezno à Murcie ; néanmoins la bourrique allait le pas de la tortue, et le maraud m’appliqua les coups de manière que mon dos resta couvert d’ampoules. » — « Mes épaules, reprit le porcher, en se frottant dans son habit, sont encore vierges. » — « Parbleu, répliqua le quêteur, chaque porc à la Saint-Martin. » — « Je puis me vanter, dit mon bon oncle, que de tous ceux qui manient l’escourgée, je suis celui qui sait le mieux ce qu’il convient, quand on se recommande à moi. Ceux d’aujourd’hui m’ont donné soixante réaux, et ils ont eu des coups d’ami, avec un fouet bénin. »

Quand j’eus connu les honorables personnages avec lesquels mon oncle parlait, j’avoue que le rouge me monta au visage et que je ne pus dissimuler ma honte. L’archer, car tel était le mulâtre, s’en aperçut et dit : « Est-ce là le patient de l’autre jour, à qui l’on a donné certains coups par derrière ? » Je répondis que je n’étais pas homme à éprouver le même traitement qu’eux. À ces mots mon oncle se leva et ajouta : « C’est mon neveu, maître-ès-arts à Alcala et grand suppôt de cette université. » Ils me demandèrent alors pardon et m’offrirent tous leur amitié.

On sent que j’étais dans la dernière impatience de dîner, de recueillir mon bien et de fuir mon oncle. Enfin on mit la table, et à la faveur d’une corde on monta dans un chapeau, comme l’on fait à l’égard des aumônes pour les pauvres prisonniers, le dîner d’une gargotte qui touchait à la maison. Les viandes étaient sur des morceaux de plats et des tessons de pots de terre. Il n’est pas possible d’imaginer tout ce que je souffrais et jusqu’à quel point ma vanité se trouvait blessée. On s’assit, le quêteur au haut de la table et les autres indifféremment et sans observer aucun ordre. Il suffit de dire qu’ils étaient tous faits pour exciter à boire. Aussi l’archer but-il pur du vin rouge comme trois. Le porcher, qui était près de moi, enlevait les morceaux à la volée et faisait lui seul plus de raisons que nous tous. On ne pensait pas à l’eau, et on en voulait encore moins. Cinq petits pâtés de quatre sous parurent sur la table ; on les ouvrit ; aussitôt je vis prendre un goupillon à l’un des convives et tous récitèrent un répons avec son Requiem aeternam, pour le repos de l’âme du défunt de qui était la chair dont ils étaient faits. Mon oncle me dit : « Te souviens-tu, mon neveu, de ce que je t’ai écrit au sujet de ton père ? » Et je ne me le rappelai que trop bien. Ils mangèrent ensuite, mais moi je me contentai des croûtes, et depuis j’ai contracté l’usage de dire, toutes les fois que je mange des petits pâtés, un Ave Maria pour celui dont le corps sert ainsi de pâture.

On visita souvent deux grands pots de vin, de sorte que l’archer et le quêteur s’enivrèrent au point qu’ayant aperçu un plat de saucisses qui ressemblaient à des doigts de nègre, l’un d’eux demanda pourquoi l’on servait des mêches frites. Mon oncle était aussi dans un tel état qu’ayant allongé la main pour en prendre une, il me dit d’une voix un peu élevée et rauque, avec un œil à moitié fermé et l’autre qui distillait du vin : « Mon neveu, je te jure par ce pain de Dieu qu’il a créé à son image et ressemblance, que de ma vie je n’ai mangé de meilleure viande teinte. » Quand je vis ensuite l’archer qui, plongeant la main dans la salière, dit : « Cette sauce est bien chaude ! » et le porcher prendre une poignée de sel et la mettre toute dans sa bouche en disant : « Il faut la rendre plus piquante pour boire », je ne pus m’empêcher de rire, quoique j’enrageasse dans le fond de l’âme. On apporta du bouillon et le quêteur prit à deux mains une écuelle en disant : « Dieu a béni la propreté. » Mais au lieu de la diriger vers sa bouche pour avaler ce qu’il y avait, il la porta vers sa joue et la renversa toute entière, de sorte qu’il fut inondé de bouillon et se mit depuis la tête jusqu’aux pieds dans un état affreux. Quand il se vit ainsi accommodé il voulut se lever et, comme il avait la tête lourde, il s’appuya sur la table qui, étant branlante et mal assurée, tourna sens dessus dessous. Par là il tacha aussi les autres et pour s’en excuser il dit que le porcher l’avait poussé. Celui-ci, offensé de l’apostrophe, se leva et lui répondit d’un coup de son instrument osseux. Le quêteur riposta d’un coup de poing, le saisit au collet, le mordit à la joue, et pendant qu’ils se tenaient l’un et l’autre, les secousses et l’agitation, jointes à la boisson à outre mesure, provoquèrent au porcher un si grand mal de cœur qu’il vomit sur la barbe du quêteur tout ce qu’il avait mangé. Mon oncle, qui avait le jugement non moins égaré, demandait qui avait amené chez lui tant d’ecclésiastiques, les objets se multipliant à ses yeux. Cependant, je rétablis la paix entre les deux combattants et les engageai à se lâcher. Après quoi je relevai l’archer qui était par terre, fondant en larmes. Je mis sur son lit mon oncle, qui salua un grand chandelier de bois qu’il avait, croyant que c’était un convive. J’ôtai au porcher sa corne et j’eus toutes les peines du monde à le faire taire, pendant que les autres s’endormaient. Il ne cessait de la redemander, disant que jamais personne n’avait su en tirer autant de tons que lui et qu’il voulait avec elle accompagner l’orgue. À la fin cependant il se tut, et quand je les vis tous endormis, je les laissai là.

Je sortis de la maison et je m’amusai toute l’après-dînée à parcourir et à voir la ville où je suis né. Je passai par la maison de Cabra et j’appris qu’il était mort. Je ne demandai pas de quoi, parce que je n’avais pas oublié que la faim existe dans le monde.

À la nuit je retournai à la maison et je trouvai un des convives éveillé, qui marchait à quatre pattes dans la chambre, cherchant la porte et disant qu’il ne reconnaissait plus la maison. Je le relevai et je laissai dormir les autres jusqu’à onze heures du soir, qu’ils se réveillèrent.

Un d’eux s’allongeant alors, demanda quelle heure il était. Le porcher, qui ne s’était pas encore désenivré, répondit que c’était le temps de la méridienne et qu’il faisait une chaleur étouffante. Le quêteur dit, comme il put, qu’on lui donnât le chaperon. « Les âmes, ajouta-t-il, ne doivent pas être fort contentes de moi, elles qui prennent soin de mon entretien. » Il alla ensuite à la fenêtre qu’il avait prise pour la porte et, comme il vit des étoiles, il commença à appeler les autres de toutes ses forces en criant que le ciel était étoilé en plein midi et qu’il y avait une grande éclipse. À cette annonce chacun fit un signe de croix et baisa la terre. Quant à moi, je me scandalisai fort du mauvais propos du quêteur et je me promis bien de me garder de pareilles gens. Toutes ces infamies et ces vilenies ne faisaient qu’augmenter le désir que j’avais de fréquenter des personnes de distinction.

Je les congédiai l’un après l’autre le mieux que je pus et je fis coucher mon oncle qui n’était plus tout à fait ivre, mais à demi. Pour moi, je me fis un lit avec mes habits et quelques hardes que je trouvai des malheureux suppliciés. Nous passâmes ainsi la nuit et le lendemain matin je témoignai à mon oncle l’impatience où j’étais de connaître mon bien et de repartir, lui faisant entendre que j’avais été si mal à mon aise la nuit dernière que j’étais moulu. Il jeta une jambe à bas du lit et se leva. Après quoi nous parlâmes amplement de mes affaires. Comme c’était un maître ivrogne et un homme fort grossier, j’eus beaucoup de peine à lui faire entendre raison. À la fin cependant je parvins à l’engager à me donner connaissance, sinon de tout mon bien, au moins d’une partie. Ainsi il me déclara trois cents ducats que mon père avait eu l’adresse de se procurer et qu’il avait laissés en la garde d’une bonne femme, à l’ombre de laquelle on volait à dix lieues à la ronde. Je recueillis donc et je mis en bourse cet argent que mon oncle n’avait ni bu ni dépensé, ce qui était beaucoup pour un homme comme lui qui avait si peu de raison. Mais c’est qu’il pensait que je m’en servirais pour me graduer et qu’en étudiant je pourrais devenir, que sait-on ? peut-être cardinal ; car la chose ne lui paraissait pas difficile, par l’habitude où il était d’en faire. Quand il le vit en ma possession il me dit : « Pablo, mon fils, tu auras bien tort si tu ne t’avances pas et si tu n’es pas honnête homme, car tu as à qui ressembler ; tu emportes de l’argent, et tu me trouveras toujours, puisque tout ce que je gagne et tout ce que j’ai, je le destine uniquement pour toi. » Je le remerciai fort de son offre. Nous employâmes la journée en discours extravagants et à rendre les visites aux grands personnages avec qui nous avions dîné la veille.

Mon oncle passa la soirée à jouer aux osselets avec le porcher et le quêteur. Ce dernier jouait les messes, comme si c’eût été autre chose. Il fallait voir aussi comment ils se disputaient l’osselet, l’attrapant en l’air à celui qui le jetait et puis le rejetant après l’avoir agité dans le creux de la main par le mouvement du poignet. Ils tiraient de l’osselet pour la soif le même parti que des cartes, ayant toujours entre eux un pot de vin. La nuit venue on se sépara, et nous nous couchâmes, mon oncle et moi, chacun dans un lit, parce qu’il avait eu soin de se procurer un matelas pour moi.

À la pointe du jour je me levai doucement avant qu’il fût éveillé, je fermai la porte par dehors, je jetai la clef dans la chambre par une chatière et je m’en allai, sans qu’il eût rien entendu, m’enfermer dans une hôtellerie et attendre une commodité pour retourner à Madrid. Je laissai chez lui une lettre cachetée par laquelle je l’informais de mon départ et des raisons qui m’y déterminaient, le prévenant de ne point faire de recherches après moi, parce que j’étais décidé à ne le revoir de ma vie.